L’oncle Fédia
par
Eugène-Melchior de VOGÜÉ
AU temps de ma première jeunesse, il y avait dans le pays un vieux colporteur qu’on appelait l’oncle Fédia. Nul ne lui connaissait d’autre nom. D’où venait l’oncle Fédia ? Avait-il jamais eu une famille, un seigneur, un métier plus chrétien ? C’est ce que personne n’aurait pu dire. Il y en a tant, chez nous, de ces petites vies foraines isolées, errantes, qui ne tiennent à rien, ne servent à rien ; il semble que Dieu les ait semées sans y penser, puis perdues, comme les mouettes sur la mer, les oiseaux inutiles, seuls, qui ne se posent jamais. L’oncle Fédia tournait dans les villages ; quatre ou cinq fois par an, on le voyait reparaître avec sa télègue, son petit cheval maigre et sa balle rebondie.
On ne l’aimait pas. D’abord il faisait un métier que les chrétiens abandonnent d’ordinaire aux bohémiens et aux juifs ; avec sa casquette plate, sa longue pelisse de renard en lambeaux, sa mine craintive de chien battu, il ressemblait à un vaurien de grande route bien plus qu’à un honnête paysan russe, qui se présente convenablement, en bonnet, en touloupe de mouton, l’oeil franc et le rire aux lèvres. En outre, les villageois soupçonnaient le vieux colporteur de jeter des sorts ; on dit que tous ces gens ambulants sont coutumiers de la chose. Ce n’est pas pour rien qu’ils ont au fond de leur sac toute sorte de livres, de l’encre, des plumes, des lunettes avec lesquelles on voit un homme à trois verstes ; cela va partout, inspectant chaque maison, cela vient coucher à la nuit et repart avant l’aube ; quoi d’étonnant s’ils regardent de travers les enfants et le bétail ?
Dans les habitations seigneuriales, on reprochait à l’oncle Fédia des méfaits plus sérieux : souvent, quand on avait eu l’imprudence de lui donner l’hospitalité, des objets ne se retrouvaient plus après le départ du vagabond ; il manquait un couvert d’argent, une hache, une pièce d’étoffe. Les gens de l’office et de la cour étaient d’accord pour accuser le porte-balle. Enfin il passait pour un ivrogne fieffé ; plus d’une fois, on l’avait ramassé sur la route, étendu entre les roues de sa charrette. Il arrive, c’est vrai, qu’un homme s’abat de fatigue et de froid par les nuits d’hiver : mais le plus souvent, on ne risque rien à supposer que cet homme est ivre d’eau-de-vie. Pas une rixe de cabaret où l’oncle Fédia ne fût compromis ; après force explications entre la police municipale et les habitués du lieu, force coups et force cris, il se trouvait toujours que l’auteur du désordre était cet étranger, silencieux et sournois dans son coin, accusé par son méchant passeport mal en règle. À la suite de ces vilaines histoires, les enfants poursuivaient le colporteur dans la rue avec des huées et des pierres ; il pressait le pas de son petit roussin et s’esquivait tête basse, comme un homme qui n’a pas la conscience en repos. Bref, les braves gens ne pouvaient estimer ni aimer ce personnage équivoque.
Moi, pourtant, j’aimais l’oncle Fédia. Il faisait partie de toute mon enfance, il figurait dans ma mémoire à la place d’honneur où sont les impressions des joies vives. Du plus loin que je me souvinsse, le colporteur était inséparable des veilles de grandes fêtes. Quelle émotion, quand on entendait la clochette de son cheval au portail ! Il entrait dans le vestibule bien chaud, avec sa pelisse de renard, son odeur de froid, de neige et de misère ; il ouvrait sa balle d’osier à double compartiment : que de trésors logeaient là-dedans ! Toute la maisonnée s’assemblait ; les filles de la cour ; les yeux luisants de convoitise, s’étouffaient pour mieux voir, elles fourrageaient à pleines mains les rubans, les broderies, les mouchoirs d’indienne. Moi, je guettais avec impatience le casier du fond, que je connaissais bien, et où les jouets étaient empaquetés. Quand ma poche était vide de monnaie, l’onde Fédia semblait comprendre ma mine désespérée ; il me glissait en dessous des regards très bons, vraiment ; il me donnait à crédit des couteaux de Toula et de belles images peintes de Souzdal. Plus tard, c’était lui qui m’apportait des livres, de la poudre de chasse, des amorces.
Cependant mon père fronçait le sourcil et faisait des signes d’intelligence à notre vieux majordome, qui prenait son air de bouledogue en défiance. Aussitôt les emplettes terminées, le colporteur ne flânait pas ; il ficelait sa marchandise, on lui ouvrait la porte sans le perdre de vue dans la cour, et personne ne l’aidait à soulever sur sa charrette son pesant ballot. Souvent, il me prenait envie de défendre mon vieil ami ; mais la hardiesse me manquait, et puis je savais déjà qu’on perd son temps à défendre ceux que tout le monde attaque.
La dernière fois que l’oncle Fédia vint chez nous, c’était un dimanche du grand carême, sur le tard, par une bien mauvaise journée de bourrasques. Avant de repartir, il regarda le ciel et me demanda timidement si on ne le laisserait pas coucher à l’écurie avec son cheval. À cette idée, ma mère s’effraya et mon père refusa d’un ton péremptoire. Le vieux marchand s’éloigna sans insister. Je courus après lui, je lui dis à voix basse :
« – Oncle Fédia, il y a la grange du moulin qui est ouverte, tu sais, au bas de l’écluse ; tu pourrais t’abriter là.
« – Merci, bârine, me répondit-il, mais j’arriverai bien tout de même à la ville.
« – Et si l’ouragan de neige te prend en chemin, qu’est-ce que tu deviendras ? »
L’homme fit son humble grimace de lièvre effrayé :
« – Ce n’est rien, bârine. Qui a souci de l’oncle Fédia ? Il ne tient pas grand-place dans le monde de Dieu ; s’il lui arrive malheur, cela ne gênera personne. »
Jamais le colporteur n’en avait dit si long d’une haleine ; je m’en revins tout étonné, et je ne pouvais pas me persuader que ce fût un mauvais homme.
Le lendemain, j’eus un peu honte de ma naïveté quand mon père, entrant dans ma chambre, tout ému, m’apprit la nouvelle du jour :
« – Dieu merci ! s’écriait-il, je ne t’ai pas écouté. Je te félicite sur le compte de ton protégé ! »
Et il me raconta comment on avait mis le feu, dans la nuit, à la maison d’un de nos voisins de campagne, un seigneur qui menait durement les paysans et vivait mal avec eux. Mon père ne doutait pas que ce ne fût là un tour du mécréant qu’il avait failli héberger. En effet, on l’arrêta le jour même, vaguant dans un bois de pins près de la maison incendiée. Une enquête fut ouverte ; mais, malgré tous les efforts du procureur, on ne put relever aucune charge décisive contre lui ; l’instruction démontrait la culpabilité d’une femme de notre village, une certaine Akoulina, employée dans la maison de notre malheureux voisin. Cette femme, congédiée la veille même du crime, après une scène violente de menaces et de coups, n’avait reparu dans sa chaumière que le matin et ne pouvait justifier de l’emploi de sa nuit. La justice relâcha l’oncle Fédia, non sans lui signifier quelques avertissements salutaires et l’ordre de quitter le pays.
Trois mois après, le procès criminel se jugeait au milieu d’une grande affluence de monde. Mon père fut cité comme témoin, Akoulina étant originaire de ses propriétés. Il partit pour la ville de district et consentit à me prendre dans sa voiture ; il me laissa, avec les chevaux, à l’auberge, en me recommandant de l’attendre patiemment. Cela ne faisait pas le compte de ma curiosité ; je me glissai sur ses pas, je me faufilai dans la salle d’audience ; et là, blotti dans l’angle du poêle, près de la porte d’entrée, je suivis les débats avec une émotion bien naturelle à mon âge. Chaque détail de cette matinée est présent à mon souvenir.
Vous connaissez nos prétoires de province : une salle nue, une double rangée de bancs à droite et à gauche ; au fond, sur une estrade, une table pour les juges ; au-dessus d’eux, contre le mur blanchi à la chaux, une grosse horloge ronde et un Christ. Ce jour-là, la salle était comble ; sur les bancs de droite, tous les seigneurs, les propriétaires de la contrée, les fonctionnaires de la ville ; sur les bancs de gauche, les paysans d’Ivanofka, le hameau incendié, et ceux de notre village, presque au complet. Au banc des accusés, la prévenue. Un peu derrière elle, une de ses parentes amusait deux petites fillettes et portait un nouveau-né ; c’étaient les enfants d’Akoulina.
Toute mon attention se fixa sur cette femme. Elle était jeune encore, droite et forte, ni laide ni jolie ; une vraie figure de fille russe, ronde, plate, haute en couleur, avec une expression bornée et obstinée. Elle paraissait écouter à peine ce que le greffier marmottait de sa voix endormie ; elle ne regardait ni le public, ni les juges ; ses yeux demeuraient attachés sur le gros verre bombé de l’horloge, sur les aiguilles qui marchaient là-dessous ; par instants, ils se détournaient brusquement vers la porte d’entrée, puis revenaient à la pendule, déçus et anxieux ; elle semblait attendre quelqu’un ou quelque chose que les heures devaient amener.
Le procureur lut son réquisitoire ; les imputations et leurs preuves étaient écrasantes pour Akoulina. Son mari, un mauvais drôle, était mort dernièrement d’excès de boisson et d’inconduite ; elle-même, restée veuve avec trois enfants, avait toujours montré un caractère grossier, intraitable. Congédiée et frappée pour son insolence par la dame d’Ivanofka, elle avait quitté la cour en proférant des menaces, devant tous les gens assemblée, quelques heures avant l’incendie ; elle répétait la phrase de nos paysans en pareil cas : « Je lancerai le coq rouge. » Dans la soirée, la prévenue aurait dit la même chose chez le meunier, en lui achetant une charretée de paille ; puis elle avait disparu. Elle était revenue dans notre village le lendemain matin, toute lasse et souillée de boue, avec sa charrette vide, faisant semblant d’ignorer qu’Ivanofka avait brûlé dans la nuit.
Akoulina alléguait qu’elle avait été conduire cette paille et coucher dans une grange isolée, appartenant à un sien cousin, Anton Pétrovitch. Cet Anton ayant quitté le pays peu après pour aller chercher fortune à Odessa, où il s’était enrôlé dans l’équipage d’un bateau étranger, l’instruction n’avait pu le retrouver ; mais l’absence de cet unique témoin à décharge n’offrait qu’une médiocre importance ; l’alibi invoqué par l’accusée était évidemment une mauvaise défaite, alors que tout concordait à établir sa culpabilité. Le procureur conclut en réclamant la peine édictée par la loi contre le crime d’incendie : la déportation en Sibérie.
On interrogea un grand nombre de témoins. Le seigneur d’Ivanofka déclara qu’aucun doute ne subsistait dans son esprit : seule Akoulina avait pu mettre le feu à la maison. D’autres personnes respectables fournirent des renseignements fâcheux sur l’accusée, nature brutale, aigrie par la misère. Les dépositions des villageois furent sans intérêt.
Aucun ne se départit de l’attitude invariable des paysans devant la justice : une circonspection craintive, des phrases vagues éludant les questions directement posées, un grand soin à ne charger personne, un plus grand encore à ne pas se compromettre. Ils ne savaient pas comment le malheur était arrivé : quelques-uns avaient entendu dire qu’on avait tenu des propos, mais qui et quels propos, impossible de le savoir au juste ; d’autres avaient vu rentrer Akoulina, le matin, mais d’où et par quelle route, ils ne se souvenaient pas. Deux ou trois commères ne purent se tenir de raconter que l’accusée les avait battues ; l’une d’elles ajoutait, il est vrai, que cette femme se tuait de travail, que les trois petits enfants étaient des anges du bon Dieu, et que ce serait bien malheureux pour eux, ce qui allait arriver.
L’avocat, un petit blond imberbe, intimidé par les gros bonnets de l’auditoire, enfila quelques phrases pour appeler la pitié du tribunal sur cette veuve ; il plaça une harangue sur l’émancipation des serfs, qui devait ramener la concorde entre les classes.
Akoulina n’avait prêté aucune attention à l’interrogatoire des témoins ni aux paroles de son défenseur. Son regard errait toujours de l’horloge à la porte. Par ses brèves réponses, on pouvait deviner ce qui se passait dans sa tête. De tous les éléments du procès, de toutes les explications de l’avocat, un seul fait était compréhensible pour ce cerveau obtus et le possédait tout entier, avec la ténacité de l’idée fixe : un mot de son cousin Anton Pétrovitch pouvait la sauver, et elle ne pouvait être sauvée que si Anton entrait par cette porte, dans ce moment, et disait ce mot. Ils affirmaient tous qu’Anton était perdu sur des mers lointaines ; n’importe, puisque lui seul était le salut, il fallait qu’il comparût, la justice de Dieu devait faire cela pour elle. Quelques jours auparavant, l’avocat avait encore écrit à Odessa, on avait répondu que des bateaux étaient signalés ; peut-être le sien, peut-être qu’il était en route pour venir, qu’il allait entrer. On sentait la pauvre femme toute cramponnée à cette espérance insensée ; elle l’attendait, comme le naufragé attend sur l’océan la voile improbable, comme elle eût attendu un miracle dans l’église si le prêtre l’avait annoncé.
À mesure que l’aiguille tournait, dépêchant les heures, cette attente se trahissait plus fébrile dans les yeux de l’accusée. Le président du tribunal l’interrogea une dernière fois. À toutes les questions elle ne répondait que ces quelques mots répétés à satiété :
« Je suis innocente. Je ne sais rien du feu. Qu’on demande à Anton Pétrovitch, qu’il vienne ; il dira ce qu’il faut. Je ne sais rien de ce qui est arrivé. Je suis innocente. »
Elle le disait avec un tel accent de sincérité que la conviction de beaucoup était visiblement ébranlée, malgré les présomptions accumulées. Par ce qui se passait dans mon esprit, je saisissais très bien le revirement opéré depuis quelques instants dans l’esprit des juges et d’une grande partie de l’auditoire ; ce revirement se laissait voir dans le ton et les gestes attristés du président. Nous sentions tous qu’on ne pouvait faire autrement que de condamner cette femme, et nous sentions aussi qu’on la condamnerait avec doute, avec angoisse ; nous aurions voulu qu’il survînt quelque chose d’imprévu, quelque chose qui eût enlevé ce fardeau de nos poitrines ; pour un peu, nous eussions attendu l’entrée d’Anton Pétrovitch, si l’on avait pu croire à cette péripétie impossible comme y croyait la désespérée. Et puis c’était si navrant, ces enfants qui allaient être dans une heure des orphelins ! La mère ne reviendrait pas de Sibérie ou en reviendrait trop tard ; qui nourrirait ces pauvres êtres, seuls dans le monde, dans la misère ? Ils jouaient si tranquillement avec leur gardienne, sans bruit, sérieux, intimidés par la foule et la nouveauté du spectacle ! Involontairement, les juges avaient regardé plus d’une fois de leur côté.
En quelques mots le président résuma les débats. Il laissait tomber lentement, comme à regret, ces paroles qui, malgré lui, amoncelaient les preuves du crime et rendaient le châtiment inévitable. Les juges se retirèrent et revinrent au bout d’un instant. Le président se leva, un papier à la main.
Alors, comprenant que c’était fini, Akoulina se raidit sur elle-même, secouée par un frisson de terreur ; elle étendit les mains derrière elle, palpa convulsivement les têtes de ses enfants, et soudain, tout d’une pièce, elle s’abattit sous le banc. Là, abîmée à terre, étranglée par les sanglots, les mains et les yeux levés vers le Christ, elle éclata d’une voix déchirante :
« – Christ sauveur, sauve-moi ! Seigneur, aie pitié de ta servante et de ses enfants ! aie pitié ! »
Entraînés par l’exemple et par les paroles consacrées, tous les paysans se levèrent d’un même mouvement, se prosternèrent sur le plancher et se signèrent pieusement.
Je ne vous décrirai pas le moment de stupeur qui suivit cette scène. Les juges et les seigneurs demeurèrent immobiles, interdits ; nul ne fit un geste, ne dit un mot ; le silence fut tel que j’entendais de ma place, je m’en souviens très bien, le balancier de la grosse horloge, battant sous le crucifix, comme la mesure de la justice éternelle. Ce fut cette horloge qui rompit le silence ; elle frappa les douze coups de midi. On écouta jusqu’au bout le timbre rauque et grave ; tous ces hommes, saisis de la même pensée, attendirent pour agir qu’elle se fût tue, cette voix terrible de l’horloge qui avait sonné tant d’heures de peine, marqué des douleurs et des fins de vies.
Ce bruit rappela Akoulina à elle-même, à son idée fixe. Elle se releva et jeta vers la porte un dernier regard chargé de détresse. Plus d’un suivit la direction de ce regard, même parmi les membres du tribunal ; à ce moment-là, nul ne se fût étonné, je crois, si Anton Pétrovitch eût paru sur le seuil. Obéissant à la pensée de tous, je me retournai, je l’avoue.
La porte ne bougea pas ; mais, à ma grande surprise, j’aperçus au fond de la salle une pelisse de renard que je connaissais bien, avec ses maigres plis, son odeur de froid et de neige. L’oncle Fédia était entré depuis un instant et se dissimulait dans l’encoignure. Ses petits yeux clignotants erraient avec crainte sur l’assistance, les juges, l’accusée ; surtout ils s’arrêtaient longuement sur les enfants, et il me sembla qu’ils avaient alors cette bonne lueur douce que je leur connaissais d’autrefois, quand j’avais de la peine et que le vieux me donnait de belles images de Souzdal.
Tandis que le président, ayant fait rétablir l’ordre, commençait la lecture du jugement, l’oncle Fédia se grattait la tête et toussait d’un air préoccupé ; il regarda encore les enfants là-bas, puis le Christ, et, tout à coup, avec de grandes précautions pour ne déranger personne, il avança de son pas timide et pressé dans l’allée vide, entre les deux rangées de bancs. Arrivé dans le prétoire, il s’agenouilla, fit le signe de la croix, et vint se planter devant la table des juges en tortillant sa casquette.
« – Que voulez-vous ? » lui dit le président, interrompant sa lecture.
L’oncle Fédia répondit de sa voix humble, à peine perceptible :
« – Pardon ! messieurs les juges, mais cette femme n’est pas coupable. C’est moi, pécheur, qui ai mis le feu. »
Les magistrats examinèrent le nouveau venu avec étonnement et incrédulité. Ils pensèrent d’abord avoir affaire à un fou. On lui fit répéter sa déclaration, on lui demanda son nom. Ce nom excita un murmure dans l’assistance et réveilla des souvenirs dans la mémoire des juges. Ils causèrent entre eux à voix basse, se rassirent et posèrent diverses questions au colporteur. Il y répondit avec soumission, gauchement, mais de manière à écarter tous les doutes. Pendant la nuit du sinistre, il était allé coucher à la grange du moulin ; il avait rencontré Akoulina se dirigeant avec sa charrette de paille vers la maison d’Anton Pétrovitch ; après minuit, il avait quitté furtivement le moulin, gagné Ivanofka, pénétré dans l’enclos et mis le feu aux écuries ; depuis longtemps, il méditait de se venger du seigneur qui l’avait fait battre cruellement l’année d’auparavant. – Ces mots « se venger » prenaient un accent singulier dans la bouche de cet être chétif. – Comme on lui opposait ses dénégations, lors de la première enquête, le colporteur demanda aux juges si l’on n’aurait pas trouvé à Ivanofka un pot de goudron portant une certaine marque de fabrique ; ce pot faisait partie de son assortiment de marchandises, il l’avait acheté à la ville l’avant-veille de l’évènement, comme on pouvait s’en assurer. Le détail était exact ; le pot qui avait dû servir à allumer l’incendie figurait parmi les pièces à conviction.
L’étonnement du premier instant faisait place à une persuasion nouvelle dans l’esprit des juges et des auditeurs. Peut-être cette persuasion était-elle aidée par le désir secret que nous avions tous de voir le châtiment détourné de la tête d’Akoulina. Tout nous préparait à trouver le coupable dans ce vagabond, sur qui les soupçons de la première heure s’étaient si naturellement portés : l’instruction ne l’avait abandonné qu’à regret, faute de preuves suffisantes, et sans renoncer à l’espoir de faire la lumière sur ses mensonges. N’était-ce pas la justice divine qui éclatait, en le forçant à se déclarer au moment où il allait perdre une innocente ? Depuis qu’il parlait, il y avait une détente dans la salle, au lieu de l’angoisse qui nous oppressait auparavant, un sentiment confus que toutes choses étaient remises en leur place, pour le mieux.
L’interrogatoire, poursuivi sommairement, fut bientôt terminé. Le président invita une dernière fois le déposant à affirmer sous serment ses révélations. L’oncle Fédia sembla hésiter une seconde ; il lava timidement les yeux sur le Christ, puis étendit la main vers lui. Le tribunal se retira pour rédiger une nouvelle sentence. Seul au milieu de l’enceinte, sous le poids de tous ces regards lourds de haine, le colporteur baissait honteusement la tête, écrasé par la réprobation publique. Tout en m’avouant que mon vieil ami était criminel, je souffrais pour lui de cette horrible minute, de ce châtiment par le mépris ; ce fut presque un soulagement quand les magistrats repartirent avec la sentence. L’oncle Fédia était condamné aux mines de Sibérie : la peine était réduite à dix ans, en considération de l’aveu volontaire. Lés gendarmes l’entraînèrent ; comme il passait près de moi, retardé par la foule qui se pressait à la porte, je fouillai dans ma poche et glissai les quelques roubles que j’y trouvai dans la main du condamné.
« – Adieu, pauvre oncle Fédia ! »
Il murmura :
« – Merci, barine ! ce n’est rien, mon malheur ne gênera personne. »
Je me souvins alors qu’il m’avait déjà dit cette phrase, du même ton singulier, la nuit où il partit de chez nous. On l’emmena, je le perdis de vue.
Au dehors, les paysans entouraient Akoulina et l’accablaient de félicitations. Elle ne savait que pleurer en répétant :
« – Loué soit Dieu ! Ah ! le maudit bohémien, qui voulait faire périr une innocente ! »
On la ramena en triomphe au village ; le soir, on fit venir les musiciens pour la fêter et il y eut grande réjouissance au cabaret.
On continua à parler quelque temps de cette affaire, tandis qu’on rebâtissait la maison d’Ivanofka. Bientôt, le souvenir disparut avec les ruines qui l’entretenaient ; il en resta seulement l’habitude de faire bonne garde dans les habitations isolées, quand passaient des colporteurs. Des mois s’écoulèrent, et des années. Attendez : quatre ans jusqu’à mon entrée à l’école militaire... ensuite mes deux ans d’école... c’est cela, il y avait six ans, quand je revins chez nous aux vacances d’été. Un matin, comme nous prenions le thé dans le jardin, nous vîmes accourir le prêtre tout troublé.
« – Justice divine ! si vous saviez ce qui vient d’arriver ! s’écria-t-il du plus loin qu’il nous découvrit.
« – Je sais, dit mon père, le meunier s’est tué en tombant de son échelle. Eh bien ? quoi ? la perte n’est pas grande ; c’était une espèce de sauvage, mauvais coucheur et redouté des paysans.
« – Oui, reprit le prêtre, mais vous ne savez pas le plus terrible ; cet homme m’a fait chercher au moment de mourir et m’a confié son secret : – Père, m’a-t-il dit, je suis un grand pécheur ; c’est moi qui ai brûlé Ivanofka dans le temps, pour me venger du seigneur de là-bas, qui avait jadis fait partir mon fils comme recrue. – Que dis-tu ? C’est le colporteur Fédia qui a commis et expié ce crime. – Non, père, c’est moi. L’oncle Fédia avait couché dans ma grange, même qu’il m’a vendu le pot de goudron avec lequel j’ai mis le feu. Je crois bien qu’il s’est aperçu de quelque chose et qu’il me soupçonnait. Le matin du jugement, il passa au moulin et me dit d’un air entendu : « Il y aura aujourd’hui un grand malheur, on va condamner Akoulina, qui est peut-être bien innocente... » Je menaçai le colporteur, et, comme il avait grand-peur de moi, il s’éloigna en tremblant. C’était une âme du bon Dieu : il aura pris pitié de la veuve et de ses enfants ; il se sera livré pour les sauver... Et moi, misérable pécheur, je me suis tu... Père, dites qu’on répare l’injustice, pour qu’elle ne pèse pas sur mon âme ! Y a-t-il un pardon pour moi ? – Je n’ai eu que le temps de l’absoudre : ce malheureux est mort dans l’épouvante de son péché. »
Immédiatement nous emmenâmes le prêtre chez le gouverneur de la province. On fit écrire en Sibérie, de tous côtés. Des mois se passèrent en correspondances inutiles. Faute d’indications suffisantes, on ne savait là-bas quel déporté nos magistrats réclamaient. Enfin le gouverneur général de la Sibérie a clos la correspondance par une lettre assez sèchement tournée : « On se moquait de lui, vraiment ; croyait-on qu’il fût facile de trouver un Fédia dans nos possessions d’Asie et qu’il n’y eût qu’un seul vagabond de ce nom ? Depuis un an, il était mort deux Fédia à l’hôpital de Tomsk et trois à l’hôpital de Tobolsk, sans parler des autres. Si les fonctionnaires de l’intérieur n’avaient pas des dossiers mieux en règle, il ne leur restait qu’à venir vérifier eux-mêmes les registres d’écrou de toute la Sibérie, pour retrouver leur Fédia dans le tas des déportés, vivants ou morts. »
Quand on apprit dans le village l’insuccès de nos démarches, Akoulina apporta un panier d’œufs au prêtre, en le priant de célébrer un service pour le repos de l’âme du pauvre oncle Fédia. Nous allâmes tous à l’église. Jamais je n’ai prié d’aussi bon cœur ; pour la première fois, je compris bien le sens de ce verset, que l’officiant lisait dans l’évangile du jour : « Père, comme tu m’as envoyé dans ce monde, moi j’y ai envoyé les miens. » Je compris, en voyant repasser devant mes yeux l’humble figure de l’oncle Fédia, tremblant dans sa pelisse de renard, au milieu du prétoire, sous les mépris de la foule. De ceux qui l’injuriaient alors, beaucoup étaient là qui pleuraient maintenant, en pensant à ce frère méconnu, mort dans l’hôpital des mines, à Tomsk ou à Tobolsk, on ne saura jamais...
Eugène-Melchior de VOGÜÉ, Nouvelles orientales, 1879.