Le portrait du Louvre
par
Eugène Melchior de VOGÜÉ
LA chose remonte à une époque assez récente. Il était depuis quelques années conservateur adjoint au Musée du Louvre, à la section de peinture ancienne. La protection d’un parent éloigné lui avait fait obtenir cette place. Comme il s’y montrait exact, effacé, ne cherchant pas à se grandir, on l’épargnait dans les remaniements du personnel. Il vivait seul et de peu. On ne lui connaissait ni proches ni amis. Il sortait d’une assez chétive maison de la Savoie, de petits gentilshommes d’origine toscane, dans la montagne de Maurienne. Il avait poussé là dans les sapinières, les romarins et les cyclamens, herbe sauvage et de maigre culture. Son esprit réfléchi, mais sans aucun brillant, s’était formé avec quelques vieux livres, sous la direction de son grand-père, le seul être qui l’eût jamais aimé. Ce vieillard, attardé dans l’autre siècle et imbu des doctrines de Saint-Martin 1, avait tourné le jeune esprit vers des spéculations dangereuses. Comme il arrive à ceux qui ont eu une enfance rude, en communication constante avec la nature, cette âme sensible et extrême était toujours ou toute en dedans ou très loin au dehors par delà le réel. Elle croyait aux mondes intermédiaires ; et tandis qu’aucun mystère ne l’effrayait, elle avait la crainte de la vie pratique, qu’elle connaissait mal et dont elle attendait peu.
D’ailleurs, ce qu’il croyait et pensait, personne ne le savait au juste. C’était un cœur solitaire, d’approche difficile. Depuis son entrée au Louvre, il se dérobait à toute liaison avec ses collègues. Ceux-ci le plaisantèrent d’abord sur sa ressemblance avec certains portraits italiens, ces étudiants de Francia ou de Raphaël dont le regard songeur paraît errer plus loin que la pensée de leur temps. Il avait en effet un air de famille avec eux. Bien qu’il ne fût plus tout jeune, ses traits gardaient l’indécision de l’adolescent qui n’a pas encore fait sa mue. On ne pouvait dire qu’ils fussent beaux, il leur manquait quelque chose d’arrêté ; on sentait qu’ils le seraient, une fois fixés dans leur relief définitif.
Les plaisanteries sur « l’inconnu du seizième » tombèrent devant sa réserve hautaine. Il voulait être oublié ; c’est la seule chose facile à obtenir des hommes. Il était de ceux qui passent dans la vie sans aubaines, mais sans conflits, ne demandant rien à la vie de ce que les autres y convoitent, cherchant uniquement ce dont les autres n’ont pas souci. Ses camarades le laissèrent à son humeur. Pour expliquer ce qu’elle trahissait d’un peu bizarre et d’absorbé, les uns disaient qu’il avait rapporté d’un voyage en Orient l’habitude de l’opium ou du haschisch, soupçon vague que rien ne confirmait. D’autres prétendaient, avec plus de vraisemblance, qu’il nourrissait un sentiment contrarié. Durant un temps, on l’avait vu fort assidu chez une personne d’une grande séduction, très admirée dans les cercles d’artistes ; c’était une vaine, une coquette, belle à la folie, trop étourdie du bruit de son succès pour entendre souffrir une âme silencieuse. Était-ce par elle qu’il souffrait, et souffrait-il ? On ne sait jamais, avec ces gens d’un naturel caché. Si oui, cela devait être profond et inguérissable, comme les plaies qui n’ont pas d’épanchement.
Vers le temps où l’on faisait cette remarque, il se renferma dans son Louvre et parut tout occupé de ses tableaux. On ne lui accordait ni une science solide ni un goût très sûr. Il ne s’en piquait pas, et aucun travail spécial ne le tentait. Nul ne devinait à quoi il passait ses heures dans les galeries. Il y restait tout simplement, comme on reste chez soi, dans sa famille. Un magnétisme le retenait dans ce monde calme et beau. Chaque jour il s’habituait un peu plus à toutes ces figures ; chacune d’elles prenait à ses yeux plus d’expression, plus de vie personnelle, chacune précisait son caractère et son histoire. Pour mieux connaître cette histoire, il se mit à lire les vieux livres qui la racontent ; bientôt il s’y absorba à l’exclusion de toute autre lecture. Les journaux s’empilaient sur la table sans qu’il en rompît les bandes. Le seul journal actuel, pour lui, c’était la chronique de France ou d’Allemagne, d’Italie ou des Flandres, dans laquelle il retrouvait les noms, les faits et gestes de ses amis. Dès qu’un de ces noms revenait dans le récit, il ressentait cette petite secousse de curiosité que nous éprouvons quand nous voyons mentionnée dans la feuille du jour une personne de notre intimité.
Ainsi sa vie se déplaçait et reculait ; il reportait dans un autre temps tout ce train d’attachements, d’intérêts, de menues préoccupations qui composent pour chacun de nous l’existence quotidienne. À mesure qu’il se fixait dans le passé, le présent s’éloignait de lui, s’évanouissait dans un brouillard ; il le voyait comme nous voyons l’histoire d’un regard lointain et distrait quand le hasard d’une lecture nous tire de notre vrai monde et nous ramène à ce monde mort. Les plus gros évènements contemporains quand, d’aventure, il les apprenait, lui causaient tout juste cette sorte d’émotion froide et de curiosité rétrospective que nous donnent la bataille de Pavie ou le Camp du Drap d’or. De loin en loin, quelque nécessité de service le contraignait à frayer avec ses collègues ; il apparaissait dans leurs réunions comme un revenant d’un autre siècle étranger à tout ce qui se disait. Une seule fois, on le vit s’échauffer, au cours d’une discussion. Quelqu’un avait rappelé la fable de Pygmalion. Il soutint qu’elle était grossière et mal conçue. Selon lui, le sculpteur n’eut jamais consenti à ravaler sa création dans un monde de chair et de misère ; puisque Pygmalion possédait un pouvoir de métamorphose, il avait dû en user pour se faire marbre lui-même, pour rejoindre sa Galatée dans une vie supérieure et impérissable. Comme il partit après cette saillie, on devisa de ses étrangetés. Un philosophe de la compagnie les expliqua ainsi : « Il y a des âmes mal attachées à leur corps ; il semble que pour elles le fabricateur souverain se soit trompé de gaine ou qu’il les ait trop faiblement rivées ; malcontentes de leur logis, elles aspirent à la liberté dans l’espace et dans le temps ; mais ce mur de prison qui nous enserre ne laisse d’échappée possible que derrière nous, dans le passé ; c’est par là qu’elles cherchent à fuir ; ne pouvant changer de lieu, elles changent d’époque et se croient un peu libérées. »
Cet exode sentimental et intellectuel ne s’opéra point brusquement, d’un coup irrévocable. On ne saurait analyser ici dans ses phases insaisissables, jusqu’à la consommation finale, cette transposition de toutes les pensées, de tous les points de vue d’un homme. Cela fut lent et indécis comme une migration d’oiseaux, quand ils tournoient sur eux-mêmes, reviennent, repartent, et s’entraînent les uns les autres vers un pays de ressouvenir. Par moment, le courant de la vie reprenait cette épave aux sauveteurs qui l’avaient recueillie. On le revit plus d’une fois encore chez la personne à qui l’on faisait honneur de chagrin secret. Elle disait alors, en riant à belles dents : « De quel cadre sortez-vous aujourd’hui, noir Vénitien ? » Il semblait, en effet, quelqu’un d’ailleurs, ramené là par une force mauvaise. On savait qu’il continuait ses fonctions au Louvre, qu’aucun incident n’avait modifié son existence ; et pourtant à son apparition dans le salon de cette dame, chacun ressentait, sans bien s’en rendre compte, un étonnement inquiet, comme à l’entrée d’un voyageur dont on nous a dit la veille encore qu’il était au centre de l’Afrique.
Quant à lui, après ces reprises d’angoisse, il regagnait son asile, harassé et brûlé ; pareil à un convalescent, longtemps enfermé dans la paix d’une chambre obscure, qui aurait fourni une longue traite à travers les rochers, sous le soleil de midi. La douceur sérieuse de ses amis le tranquillisait lentement. Ces rechutes dans le présent devinrent de plus en plus rares, sans cesser jamais tout à fait, alors même qu’une nouvelle habitude l’attacha mieux à sa famille d’adoption. Dérangé tout le jour par l’affluence des visiteurs, il avait souvent pensé qu’il serait délicieux de venir le soir, à l’heure où l’on a le plus besoin de la société qu’on aime, retrouver les siens en toute liberté et solitude.
Une nuit, les employés du musée remarquèrent avec surprise une lumière errante dans les galeries. On s’enquit : c’était le conservateur qui faisait une inspection. Le fait n’avait rien d’anormal ; on s’étonna seulement de le voir se renouveler si souvent. Presque chaque soir, il prenait les clefs qu’on lui avait confiées, une lampe à réflecteur, et il s’oubliait dans son palais, tantôt assis devant quelque toile favorite, tantôt marchant à la recherche d’une autre. Sous le rayon de la lampe, la figure cherchée émergeait des ténèbres, si animée, si mobile dans le tremblement de clarté qui déplaçait les ombres des tempes, l’iris du regard. Des paupières palpitaient, des lèvres de femme pour sourire. Il comprit alors pleinement tout ce qu’il y a de pensée, accumulée depuis des siècles, derrière ces fronts pâlis, tout ce qu’il y a de vie sur ces faces attentives, qui ne ferment jamais les yeux. Ces yeux regardent les hommes depuis trois et quatre cents ans. Ces yeux pénétraient dans les siens, durant les muets tête-à-tête de la nuit ; ils fouillaient jusqu’au fond de son âme ; ils la tiraient et la buvaient insensiblement, comme font des yeux qui aiment quand ils vident une âme de toute sa substance.
Ces colloques nocturnes ne lui donnaient jamais un frisson ni un malaise ; il ne sentait dans ce peuple que confiance et bonté. Pour lui, ce n’étaient pas des fantômes, mais des vivants meilleurs. S’il lui arrivait de penser aux vivants d’os et de chair, il apercevait alors ces derniers comme de ridicules automates. La vie véritable, avec toute sa puissance, respirait là, dans le noir silence de la grande galerie ; il en subissait la pression croissante. Une présence emplissait ce lieu. Il prêtait involontairement l’oreille, comme si tant de pensée devait faire un peu de bruit. Seules des heures tombaient de l’horloge cachée dans l’ombre au fond de la longue travée ; elles n’avaient pas la voix des heures contemporaines, qui poussent l’homme et le pressent d’agir ; elles ne demandaient rien, elles comptaient le temps en arrière, faibles et usées comme ayant beaucoup servi. Il ne les écoutait pas ; la pâleur de sa lampe dans la lueur de l’aube lui rappelait seule qu’il fallait quitter ce sanctuaire du repos.
Le lendemain, quand la foule rentrait dans le musée, c’était toujours quelque chose de pénible et d’inattendu. Ces créatures d’une autre race, brusques et lourdes, passionnées et loquaces, l’inquiétaient comme des revenants qui auraient surgi dans son monde réel. Il les contemplait dans la disposition où nous sommes quand nous étudions les personnages peints : un mélange de sévérité critique et de détachement. Il ne se demandait pas ce que tel visiteur pensait de tel portrait, mais ce que le portrait pensait du visiteur. Le plus souvent, cette foule lui apparaissait, dans un grand recul, vague et décrue ; un peuple étranger que l’on quitte et dont le bruit indistinct meurt derrière nous.
Ce dédoublement de son existence n’allait pas sans une grande fatigue physique. Elle était visible sur ses traits creusés, dans toute sa personne amaigrie. On ne pouvait dire qu’il dépérît, du moins ce n’était pas le mot qui venait à l’esprit en l’examinant ; on eût dit plutôt qu’il dépouillait avec difficulté une enveloppe gênante. La brave femme de ménage qui le servait, frappée par ce changement, lui dit un jour : « Seigneur mon Dieu ! Vrai, on jurerait une de ses peintures, et qu’il n’a plus que de la toile au lieu de peau. On verrait au travers ! »
Ce propos naïf ne l’attrista ni ne l’effraya ; il en ressentit même un plaisir extrême.
Un soir de décembre, au temps de la pleine lune, comme il commençait sa visite habituelle, quelque souffle éteignit sa lampe sur le seuil du salon Carré. Il n’essaya point de la rallumer, tant était charmante la colonne bleuâtre qui descendait des plafonds vitrés, toute droite dans le vide de la longue galerie. Ce jour de limbes semblait le jour naturel de ceux qui habitaient là. Il ne s’étonna pas de les distinguer, bien que la clarté laissait dans les ténèbres les murs où les tableaux sont fixés. Il embrassait d’un coup d’œil les figures connues ; elles s’avançaient dans l’espace éclairé. Il les voyait toutes et de fort loin, comme sorties de leur plan. Il les perdait et les retrouvait dans une mobilité perpétuelle. Les unes apparaissaient, les autres disparaissaient. Était-ce la lune qui cheminait, des nuages qui la voilaient, le jeu capricieux des lumières et des ombres ? Il ne cherchait plus à comprendre. Lui qui savait si bien que tout ce monde vivait, comment se fût-il émerveillé de le voir en mouvement ? Il ne s’étonnait même pas du signe certain de la vie, quand une robe ou un manteau projetait sur le sol une ombre, mais si légère, si diaphane ! Il s’abandonnait à l’ivresse de ce bal silencieux, poursuivant dans leur fuite les formes familières. Elles se mêlaient en des groupements nouveaux ; il reconnaissait, rassemblés aux extrémités de la salle, des gens de Venise, des gens de Florence, des bourgeois flamands, des saints espagnols. Autour des Vierges, des religieux en extase ; près des dames de beauté, des hommes réunis pour les contempler, avec des yeux heureux, sans trouble et sans désir, recueillis dans une félicité accomplie. Plus que jamais, il lisait sur tous ces visages la joie intérieure d’une pensée ininterrompue, la grande douceur de vivre dans la paix, dans l’oubli du mal et du souci. Il les enviait mais sans amertume, il se sentait très près d’eux, gagné par leur tranquillité ; seulement, il eût voulu communiquer davantage, et que cela ne finît jamais.
Pendant les nuits qui suivirent, la fête se renouvela. Chaque fois, les créatures fraternelles se rapprochaient un peu plus et semblaient l’admettre plus volontiers au mystère de leurs réunions. Ce qu’il faisait durant la journée, il n’eût pu le dire ; il était très las, dans un demi-sommeil, insensible aux choses extérieures.
Vint le jour de Noël. Un souvenir se réveilla dans son esprit, l’idée d’une obligation fâcheuse à remplir. Cette idée revenait de fort loin d’une existence presque abolie, comme la lettre qu’on reçoit d’un pays où l’on a séjourné jadis. Il sortit. L’agitation bruyante de la foule le tira un instant hors de lui-même encore une fois, le flot de la vie présente le ressaisissait.
Dans la maison où il reparaissait après une longue absence, on lui marqua de la surprise, puis du dédain. Il faisait aux autres et se faisait à lui-même l’effet d’un mort qui revient chercher sa place, occupée par des héritiers. Tout lui était souffrance aiguë, plaie rouverte, près de la personne dont la gaieté cruelle bourdonnait à ses oreilles. L’éclat de cette beauté, la voix, le rire, le parfum, tout était trop fort pour son organisme habitué à des sensations infiniment ténues. Supplice intolérable, des larmes humaines remontaient dans ce cœur détaché de l’humanité, trop lourdes, trop brûlantes pour lui. Il s’enfuit. La nuit venait, noyant la ville toute blême sous une couche de neige. Il courut machinalement à son refuge.
Il entra par la galerie d’Apollon. La lune montait derrière le vieux Paris, transfiguré sous son voile blanc. Elle versait dans les larges fenêtres d’angle des faisceaux de lumière oblique ; cette lumière avait ramassé toute la blancheur éparse sur les toits, sur les quais, sur le fleuve qui roulait son eau pâle au pied du Louvre. La clarté élyséenne, où flottait un peu de brume, baignait la profondeur des salles ; on eût dit moins une nuit qu’une aube malade. Par les portes ouvertes il vit toutes les chères figures qui l’appelaient avec leur gravité indulgente. À cet accueil, les mauvaises choses récentes tombèrent de son cœur. Il s’éveillait après un cauchemar, il retrouvait l’équilibre de ses esprits dans cette société immatérielle. Comme les nuits précédentes, elle se mouvait harmonieuse et libre. Tandis qu’il la regardait, les lignes dures et pesantes, murailles ou plafonds, s’évanouissaient derrière des horizons illimités ; bois et champs de blés verts, caressés par les soleils mouillés de Ruysdael ; lagunes grises de Canaletto ; mers endormies de Van der Neer, paysages de l’Ombrie, rêvés par Pérugin, avec leurs fonds de montagnes bleues et leurs spectres d’arbres aux minces folioles d’or, sveltes comme les fougères d’un monde primitif. Il parcourait tour à tour ces pays chimériques, qui se mêlaient dans des combinaisons changeantes avec la silhouette de la Cité de neige entrevue là-bas. Le Temps était arrêté, l’horloge ne le disait plus. Et cet arrêt du Temps lui donnait l’impression d’une victoire définitive sur la misère humaine. Mais quelle rumeur troublait le silence accoutumé ? Le son des cloches, sans doute, envoyé vers minuit par les églises, grêle et faible comme un soupir ; telle la sonnerie d’un clocher lointain descend dans l’âtre, l’hiver, par la haute cheminée et semble venir tout droit du ciel. Peut-être encore le soupir arrivait-il des orgues de Saint-Germain-l’Auxerrois ? Non, c’était plus doux que l’orgue et plus timide que la cloche, le frôlement du vent sur un marais de roseaux qui chuchotent tous à l’unisson. Et voici qu’il distinguait des mots aux désinences allemandes ou italiennes ; mais bien qu’il possédât ces deux langues, il ne comprenait pas ; c’étaient des mots incorporels, au sens fuyant.
Il tendit tout l’effort de son attention ; enfin, comme il ralentissait le pas sous le regard enveloppant de la Joconde, il surprit un appel dans un souffle : « Fais ton rêve avec nous. » Plus loin, les deux vieux alchimistes de Rembrandt lurent dans leurs livres : « Nous avons les secrets de vie. » Le Charles Ier de Van Dyck murmura : « Ici l’on ressuscite et l’on règne. » Une vierge de Raphaël parla plus distinctement : « Il n’est qu’un chemin pour venir à nous. La souffrance. Tu es au bout. Viens. » Alors il se tourna vers la belle compagnie qui s’animait autour de la table, dans les Noces de Cana ; il s’écria, les mains jointes devant elle : « Oh ! recevez-moi dans votre paix éternelle. Défendez-moi contre les vivants. Je me sens vôtre, faites-moi place au milieu de vous ! » Des têtes s’inclinèrent ; on lui sourit de partout ; des mains se tendirent, au toucher moins sensible qu’une haleine. Elles l’entraînaient vers la grande lumière, dans la galerie d’Apollon, où le cortège des nobles êtres se répandait devant lui. Mais la galerie s’effaçait. Les formes erraient dans l’espace blanc, sur l’eau du fleuve qui montait d’une crue lente, là où s’ouvraient tout à l’heure les fenêtres. Était-ce l’eau, la clarté liquide de la lune, ou celle de tous ces regards appuyés sur lui ? Il ne savait, il les suivait sur le chemin vague, perdu avec eux dans cet élément qui le pénétrait d’une fraîcheur délicieuse. Une chose lourde coulait sans relâche hors de lui : c’était de la souffrance ; une chose légère entrait : c’était de la paix. Son reste de corps défaillait doucement dans le fluide qui l’envahissait, dépassant ses lèvres. Il se sentait devenir subtil, transformé et vide comme eux ; vide enfin de toute souffrance, tandis qu’entrait encore de la paix, toujours de la paix.
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Des liens mystérieux rattachent ensemble tous les phénomènes qui se produisent dans le monde au même moment. Quand on est persuadé de cette vérité, on peut trouver beaucoup de sens dans le pêle-mêle du journal, ce miroir qui reflète confusément tous les faits de la vie contemporaine. En feuilletant les journaux de l’époque, nous avons recueilli dans le même numéro, sous la date du dernier jour de décembre, ces informations perdues dans le flot des nouvelles quotidiennes. D’abord un fait divers : « Nous signalions dernièrement à nos lecteurs la disparition d’un des conservateurs du Louvre. On est toujours sans nouvelles de ce fonctionnaire. Il menait une vie très rangée, ses collègues s’épuisent en conjectures. Aujourd’hui, on a pu croire un instant qu’on tenait le mot de cette énigme. Des mariniers ont retiré hier soir de la Seine, en amont du pont des Saints-Pères, un corps entièrement méconnaissable ; quelques particularités du costume et les marques du linge s’accorderaient avec le signalement du disparu ; mais les traits sont trop défigurés pour qu’on puisse rien conclure de ces faibles indices. Il y a, d’ailleurs, une grave objection : l’absence de M. X... remonte à cinq ou six jours au plus, et les médecins ont déclaré que le corps soumis à leur examen était privé de vie depuis plusieurs semaines. Dans le doute, M. le sous-secrétaire aux Beaux-Arts avait décidé de faire célébrer les obsèques à Saint-Germain-l’Auxerrois ; nous apprenons au dernier moment qu’on a sursis à ce projet, faute de preuves suffisantes pour établir l’identité. »
On lit un peu plus loin, dans la Chronique des Beaux-Arts : « Nous aurons dans quelques jours le plaisir d’admirer un chef-d’œuvre de l’école italienne, dont notre Musée national vient de s’enrichir par un véritable miracle, et que toute l’Europe nous enviera. Parmi les tableaux soumis cette année à l’opération du rentoilage, l’administration avait désigné un assez médiocre portrait d’inconnu, peinture lourde et sans style qu’on s’étonnait de rencontrer dans les collections du Louvre. En l’examinant de près, le rentoileur s’aperçut qu’une figure plus ancienne était dissimulée sous des repeints grossiers, surajoutés par une main étrangère. Un de nos plus habiles restaurateurs débarrassa la toile de cette surcharge : après qu’il eut mené à bien ce travail délicat, on se trouva en présence d’un portrait nouveau, œuvre superbe, où les experts n’hésitent pas à reconnaître la manière de Léonard de Vinci. Quelques traits de l’inconnu ne sont qu’ébauchés, ce qui explique peut-être le sacrilège qu’un élève du maître s’était permis ; la physionomie est néanmoins admirable d’expression et de vie, avec cette sérénité qui distingue les compositions du grand peintre toscan. Dans le rapport qu’il vient de faire sur cette trouvaille, M. le sous-secrétaire d’État au Beaux-Arts dit fort justement : « Il nous a semblé qu’une âme, enfin dégagée de son enveloppe, se révélait à nous dans toute sa liberté et sa beauté. »
Tout le monde a admiré le portrait du Louvre et souscrit à ce jugement. Est-ce bien une création de Léonard ? Comme toutes les œuvres d’art qui ont le don suprême de la vie, elle n’a pas de date, puisqu’elle demeure hors du temps. La première fois que nous la vîmes, quelques connaisseurs arrêtés devant elle écoutaient les boutades d’un vieux rapin. « La supériorité de ces êtres-là, disait-il, c’est qu’ils ont toutes nos pensées, tous nos sentiments, et bien d’autres encore ; seulement ils les ont plus légers, sans fatigue ; tandis que les pensées nous travaillent, elles reposent en eux. – Quant à ce que vous me contez, que vous avez vu cette figure quelque part, c’est toujours ainsi pour les types de beauté achevée ; on croit les avoir vus quelque part ; on les a en soi. Je vous renvoie à Platon. Parbleu ! c’est comme cette autre, encore un type préexistant, pour notre damnation ! » Et il montra du geste une belle personne qui passait, entourée d’un groupe d’artistes, donnant le bras à un homme plus âgé, un parent ou un mari. Elle riait très haut, se sentant reine, sous les regards d’admiration qui la suivaient. Devant le tableau, elle se détourna subitement. « Tiens, fit-elle, moi aussi, j’ai vu cette figure-là quelque part, mais en moins bien. Oh ! le beau portrait ! Comme je l’aime ! Il me le faut ! je donnerais je ne sais quoi pour l’avoir ! » Son compagnon sourit. « Voilà le seul de vos caprices qui ne sera pas satisfait. Ceux qui entrent ici sont sacrés, assurés même contre vos fantaisies. L’État leur garantit une concession à perpétuité. » – « Et moi je vous dis que, si on le laissait faire, il me suivrait. Voyez comme ses regards s’attachent aux miens ! » continua-t-elle en s’éloignant. » – « C’est l’illusion d’optique habituelle. Étant de Vinci, il n’est pas étonnant que ce portrait ait le regard circulaire de la Joconde. » – « Laissez donc ! c’est moi que ses yeux cherchent ; je le sens bien. C’est-à-dire qu’ils en sont humides ; pour un peu, ils pleureraient... » La suite de la conversation se perdit dans son rire.
Le vieux rapin haussa les épaules : « La voilà bien ! Il ne lui suffit pas de tourmenter les vivants. Elle s’imagine qu’elle fera revenir des larmes dans ces yeux immortels. »
Comme il parlait, nous contemplions le portrait. Était-ce encore une illusion d’optique ? Pendant un moment, sur ce visage si calme, il nous sembla qu’une flamme triste avait troublé les yeux.
Eugène Melchior de VOGÜÉ, Nouvelles orientales.
1. Louis Claude de Saint-Martin (1743-1803), dit « le Philosophe inconnu », dont l’œuvre prend sa source dans les enseignements et les révélations du théosophe allemand Jacob Boehme (1571-1624). (Note du webmestre.)