TANNHÄUSER
ET
LE TOURNOI DES CHANTEURS
À LA WARTBURG
1845
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Conception : 1841. – Premières esquisses musicales : été 1842. – Livret : achevé le 22 mai 1843. – Partition : achevée le 13 avril 1845. – Première représentation : Dresde, 19 octobre 1845 (Mme Schroeder Devrient tenait le rôle de Vénus, Jeanne Wagner celui d’Élisabeth, et Tichatscheck celui de Tannhäuser). – Première représentation à Weimar, en 1849. – Première représentation à Paris, à l’Opéra, le 13 mars 1861. – Première représentation à Bayreuth, 1891. – Reprise de Tannhäuser à l’Opéra de Paris : 13 mai 1895, avec M. Van Dyck dans le rôle de Tannhäuser, Mme Caron dans celui d’Élisabeth, et Mlle Bréval dans celui de Vénus.
LETTRE-DÉDICACE
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À Madame Cosima Wagner.
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MADAME,
Le monde des lettres et de l’art applaudissait naguère au triomphal succès du Tannhäuser à l’Opéra, et Paris honorait la France intellectuelle en réservant enfin un enthousiaste accueil au chef-d’œuvre dramatique et musical de votre illustre époux. L’écho de ce triomphe résonne encore de toutes parts et ramène sur les lèvres et à l’esprit de tous le nom glorieux du Maître, dont vous fûtes la fée inspiratrice et la noble compagne.
Le moment semble donc venu de réhabiliter chez nous la mémoire de Wagner et de montrer qu’au-dessus des questions de patriotisme et de nationalité règne l’Art souverain et universel.
Pour moi, je voudrais me pouvoir féliciter un jour d’avoir été l’un, fût-ce le plus obscur, des artisans de cette œuvre de réparation et de justice. J’ai entrepris, dans une pensée d’ailleurs pleinement désintéressée, la traduction du théâtre complet du grand poète allemand. L’un des chefs-d’œuvre qui le composent et l’illustrent le plus, le Tannhäuser, est déjà prêt, et je n’attends plus, Madame, que votre haute et généreuse approbation pour le livrer au grand jour de la publicité 1.
Le culte dont vous honorez votre cher défunt, et le soin que vous prenez à le faire aimer urbi et orbi me permettent d’espérer que vous accueillerez avec une joie bienveillante l’œuvre nouvelle. C’est la seule récompense que je souhaite, comme mon seul désir est de vous voir accepter l’hommage que je vous offre de mon labeur.
L’heure est proche, Madame, où le génie de Wagner sera universellement reconnu et admiré. Heureux alors ceux qui auront contribué, par leur enthousiasme et leur zèle, à éveiller autour d’eux l’amour de ce sublime artiste et ajouté ainsi aux lauriers que la postérité lui réserve !
Veuillez agréer, Madame, l’assurance du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être
Votre très humble serviteur,
J.-A. D.
La Mure, le 22 novembre 1895.
PERSONNAGES
HERMANN, landgrave de Thuringe.
TANNHÄUSER, WOLFRAM D’ESCHENBACH, WALTHER DE LA VOGELWEIDE, BITEROLF, HENRI LE SCRIBE, REIMAR DE ZWETER, chevaliers chanteurs.
ÉLISABETH, nièce du landgrave.
VÉNUS.
UN JEUNE BERGER.
Chevaliers-chanteurs. Comtes. Nobles. Dames nobles. – Pages. – Vieux et jeunes pèlerins. – Sirènes. Naïades. Nymphes. Bacchantes.
Lieux :
La Thuringe. La Wartburg.
Le drame se passe au commencement du XIIIe siècle.
PROLOGUE
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L’antique déesse germaine, l’aimable, douce et gracieuse Holda, dont la procession annuelle à travers le pays apportait aux champs l’abondance et la prospérité, dut, à l’introduction du christianisme, partager le sort de Wodan et des autres dieux. L’existence et la miraculeuse puissance de ces dieux ne furent pas absolument niées, le peuple ayant en eux une foi trop vive ; mais leur bienfaisante influence passée devint suspecte et maligne.
Holda fut reléguée dans des grottes souterraines, au sein des montagnes ; ses sorties devinrent funestes et sa suite fut désormais une troupe infernale. Plus tard (tandis que la foi en son doux et vivifiant pouvoir régnait encore ignorée dans les basses classes du peuple), son nom se transforma en celui de Vénus, nom qui fut le symbole d’une existence démoniaque, enchanteresse et séductrice, faite de plaisirs impurs et sensuels. L’une de ses principales demeures était en Thuringe, disait-on, l’intérieur de l’Hörselberg, près d’Eisenach. C’est là que Vénus tenait la somptueuse cour de la volupté ; souvent même on pouvait entendre au dehors le murmure d’une enivrante musique. Mais ses suaves accents ne séduisaient que ceux au cœur desquels germaient déjà d’ardents désirs sensuels : attirés et guidés par cette joyeuse et séduisante harmonie, ils tombaient sans savoir comment au sein de la montagne. La renommée raconte qu’un chevalier et un chanteur, Tannhäuser (d’après la légende et l’histoire Henri d’Ofterdingen du Tournoi des Chanteurs) serait allé au Vénusberg et aurait passé une année entière à la cour de Vénus.
PREMIER ACTE
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PREMIÈRE SCÈNE
(La scène représente l’intérieur du Vénusberg (l’Horselberg), près d’Eisenach. C’est une vaste grotte, qui fait un coude à droite et s’étend à perte de vue. Dans les profondeurs de la scène, on voit un lac bleu dans les eaux duquel se baignent des Naïades, tandis que sur ses hauts bords sont couchées des Sirènes. À gauche et tout à fait à l’avant-scène, Vénus est étendue sur sa couche ; devant elle, à demi agenouillé, Tannhäuser repose, la tête sur le sein de la déesse. – Toute la grotte est éclairée d’une lumière rose. – Au milieu, on aperçoit un groupe dansant de Nymphes ; sur les hautes saillies latérales de la grotte sont couchés des couples amoureux dont quelques-uns, peu à peu, prennent part à la danse des Nymphes. – Un cortège de Bacchantes arrive sur la scène, exécutant une bacchanale effrénée ; elles se mêlent aux groupes des danseurs qu’elles entraînent en une ronde délirante. Pendant cette ronde on entend venir, comme un écho, du fond de la scène, le chant des Sirènes.)
Chant des Sirènes
Venez aux rives, venez au séjour où, en d’ardentes étreintes, un divin amour apaisera vos désirs !
(Pendant ce chant, plusieurs fois répété, on voit vaguement dans les nuées le tableau de l’Enlèvement d’Europe, puis Léda et son cygne. – Les danseurs s’arrêtent tout à coup dans les poses les plus lascives et prêtent l’oreille au chant des Sirènes. Puis de nouveau, ils reprennent leurs ébats et bientôt leur délire est â son comble. Mais à l’instant où leur joie débordante les enivre, une subite torpeur les saisit. Les couples d’amoureux cessent peu à peu leurs danses et, comme pris d’une aimable lassitude, s’étendent sur les rebords de la grotte. Le cortège des Bacchantes disparaît vers les profondeurs de la scène qui se voilent de vapeurs de plus en plus épaisses. Un rideau de nuages roses tombe même sur l’avant-scène et cache les groupes endormis. Bientôt on ne voit plus que l’étroit espace dans lequel se trouvent, toujours dans la même attitude, Vénus et Tannhäuser. Dans le lointain résonne encore le chant des Sirènes.)
DEUXIÈME SCÈNE
(Tannhäuser lève la tête, comme s’il venait d’être hanté d’un songe. – Vénus l’attire vers elle d’une main caressante. – Tannhäuser met la main sur ses yeux et semble chercher à retenir son rêve.)
Vénus
Ô bien-aimé, dis-moi où ton esprit s’envole ?
Tannhäuser (très agité).
C’en est trop ! C’en est trop ! Ah ! puissé-je enfin m’éveiller !
Vénus (avec le plus grand calme).
Dis-moi quel est ton chagrin ?
Tannhäuser
En songe je croyais entendre – ce que depuis longtemps n’ouït plus mon oreille ! – je croyais entendre le bruit joyeux des cloches ! Oh dis ! depuis quel temps ne le perçois-je plus ?
Vénus
Où vas-tu t’égarer ? Qu’est-ce qui te saisit ?
Tannhäuser
Le temps qu’ici je passe, je ne le puis mesurer : – le jour, la nuit – n’existent plus pour moi, car je ne vois plus le soleil, ni les riants astres du ciel ; – je ne vois plus le rameau reverdi ramener l’été, – je n’entends plus le rossignol m’annoncer le printemps : – je ne l’ouïrai plus, je ne les verrai plus jamais ?
Vénus
Ha ! quelles paroles ! Et quelles plaintes insensées ! Es-tu si tôt las des suaves merveilles que mon amour t’a réservées ? – Ou comment ? Te repens-tu si fort d’être un dieu ? As-tu si tôt oublié ton passé de douleur auprès de ton bonheur présent ? – Debout, mon aède ! Prends ton luth et célèbre l’amour ; redis ce chant si beau que par lui tu gagnas Vénus elle-même. Chante l’amour, toi qui en as reçu le prix sublime !
(Elle prend la harpe de Tannhäuser et la lui tend.)
Tannhäuser (prenant une résolution subite, reçoit la harpe et se place solennellement devant Vénus).
Que tes louanges retentissent ! Bénies soient les merveilles que pour ma félicité créa ta puissance ! Que mon chant d’allégresse exalte les douces extases nées de tes faveurs ! Mon cœur, hélas ! désirait la joie et la volupté suprême : alors tu m’abandonnas, quoique simple mortel, ce qu’autrefois tu ne donnais qu’aux dieux.
(Il pose sa harpe.)
– Mais mortel, hélas ! je suis resté et ton amour m’est trop sublime ; car si un dieu a des jouissances éternelles, moi, je suis sujet au changement. Le plaisir seul ne peut remplir mon cœur : heureux, j’ai le désir ardent de la souffrance. Il me faut quitter ton royaume. – Ô reine ! ô déesse ! laisse-moi m’enfuir !
Vénus (encore étendue sur sa couche).
Qu’entends-je ! Quel chant ! À quels tristes accents ton hymne est-il tombé ? Où s’en est envolé cet enthousiasme qui ne t’inspirait que des chants voluptueux ? Qu’est-ce ? En quoi mon amour a-t-il pu te lasser ? Ô mon bien-aimé, de quoi m’accuses-tu ?
Tannhäuser (reprenant sa harpe).
Que grâces te soient rendues pour tes faveurs et que loué soit ton amour ! Bienheureux à jamais qui vécut près de toi ! Éternellement envié celui dont l’ardente passion goûta dans tes bras la volupté des dieux ! Ravissantes sont les merveilles de ton royal séjour, où je m’enivre des plus suaves délices ! Nulle contrée du vaste monde n’offre de telles splendeurs, et tu peux aisément te passer des biens de la terre. Mais moi, je ne puis ; de cette atmosphère odorante et rosée, mes désirs s’en vont vers les effluves de nos forêts, vers l’azur de notre ciel serein, vers la fraîche verdure de nos prairies, vers le chant aimé de nos petits oiseaux et la chère mélodie de nos cloches. – Il me faut donc quitter ton royaume. – Ô reine ! ô déesse ! laisse-moi m’enfuir !
Vénus (se dressant de fureur).
Perfide ! Malheur à toi ! Quelles paroles as-tu proférées ? Tu oses outrager mon amour ? Tu le célèbres et le veux fuir quand même ? Mes charmes n’ont-ils donc grandi que pour te rassasier ?
Tannhäuser
Ô belle déesse, ne sois pas irritée contre moi !
Vénus
Mes charmes n’ont grandi que pour te rassasier !
Tannhäuser
C’est la sublimité de tes charmes que je fuis !
Vénus
Malheur à toi ! Traître ! Hypocrite ! Ingrat ! je ne te laisserai pas, tu ne dois pas me fuir !
Tannhäuser
Jamais mon amour ne fut plus ardent, jamais il ne fut plus vrai qu’à l’instant où je vais te quitter pour toujours !
Vénus (qui avait d’abord vivement détourné son visage de Tannhäuser, se retourne en souriant, et lui dit d’une voix pleine de séduction) :
Ô mon bien-aimé, viens donc avec moi ! Vois la grotte là-bas baignée de vapeurs rosées ! Un dieu lui-même serait ravi d’habiter ce séjour enchanté de la joie. Repose-toi sur cette molle couche, afin d’éloigner la douleur ; que la brise calme ta tête brûlante et qu’une délicieuse flamme embrase ton cœur. De mon aimable et lointaine demeure d’harmonieux accords nous appellent. Laisse mon bras t’enlacer en une douce étreinte ; tu boiras sur mes lèvres le nectar divin, et mes yeux pour toi brilleront de reconnaissance et d’amour. Une fête splendide va préluder à notre union ; en liesse célébrons la fête de l’amour ! Et ne lui fais point de timides sacrifices, – non, dans les bras de Vénus enivre-toi de voluptés.
Les Sirènes (dans le lointain et invisibles).
Venez aux rives, venez au séjour, etc.
Vénus (attirant doucement Tannhäuser près d’elle).
Ô mon chevalier ! Ô mon bien-aimé ! Veux tu t’enfuir ?
Tannhäuser (profondément saisi, frappe avec ardeur les cordes de sa lyre.)
Toujours pour toi et pour toi seule mon chant doit retentir ! Et toujours je ne chanterai que ta gloire ! Tes charmes suaves sont la source de toute beauté et de toi naît toute grande merveille. Pour toi seule le feu que tu as allumé en mon cœur brûlera comme une flamme pure. Oui, contre le monde entier désormais je veux être ton intrépide et vaillant chevalier. – Mais il me faut aller vers le terrestre monde ; chez toi je ne puis que servir ; c’est la liberté que je désire, la liberté, la liberté dont je suis altéré ! Je veux aller au combat, à la gloire, dussé-je y trouver le trépas. Il me faut donc quitter ton royaume. Ô reine ! ô déesse ! laisse-moi m’enfuir !
Vénus (débordant de colère).
Va-t’en, insensé, va-t’en ! Traître, fuis, je ne te retiens plus ! Sois libre, – va-t’en, va-t’en ! Que ton désir soit ta destinée ! Sauve-toi vers la froide humanité dont nous fuîmes jadis le honteux et bas aveuglement, nous, divinités de la joie, pour le sein brûlant et profond de la terre ! Va-t’en, homme séduit ! Cherche ton salut, cherche ton salut, – et ne le trouve jamais ! Bientôt l’orgueil quittera ton âme altière ; – je te vois déjà humble, contrit, brisé, revenir vers moi, me chercher et implorer ma divine puissance !
Tannhäuser
Hélas ! belle déesse, adieu ! Jamais plus je ne reviens vers toi !
Vénus
Ha ! si jamais tu ne revenais !... si jamais tu ne reviens, oh ! alors que maudit de moi soit tout le genre humain ! C’est en vain qu’on m’invoquera ! Puisse le monde être désert et son héros être un esclave ! – Reviens ! reviens vers moi !
Tannhäuser
Jamais plus ne me ravira le bonheur d’aimer !
Vénus
Oh ! reviens, si ton cœur t’y invite !
Tannhäuser
Ton bien-aimé s’en va pour toujours !
Vénus
Et si le monde entier te bannit ?
Tannhäuser
Je rachèterai l’anathème par la pénitence !
Vénus
Jamais tu ne seras pardonné, – reviens, et tu trouveras ton salut !
Tannhäuser
Mon salut, mon salut repose en la Vierge Marie !
(Vénus pousse un cri d’épouvante et disparaît brusquement avec sa grotte. La scène se transforme et on voit apparaître la Wartburg.)
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TROISIÈME SCÈNE
(Tannhäuser se trouve subitement debout dans une belle vallée, dominée par un ciel d’azur. Dans le lointain, à droite, la Wartburg ; à gauche, plus loin encore, l’Hörselberg. – À droite un sentier, à mi-hauteur de la vallée, conduit à l’avant-scène, puis fait un contour par côté ; au bas de ce sentier se dresse une statue de la Vierge, à laquelle on accède par une saillie de la montagne. – Des hauteurs de gauche, on entend les clochettes des troupeaux. – Sur un rocher élevé un jeune pâtre est assis. Il joue du chalumeau et chante.)
Le Berger
Dame Holda est sortie de la montagne pour aller par les champs et les prés ; mon oreille entendit alors une douce mélodie et mes jeux voulurent voir ; puis je rêvai maint songe magnifique, et quand à nouveau mon œil s’ouvrit à la lumière, déjà brillait le soleil brûlant ; le mois de mai, le mois de mai était venu. Et maintenant je joue joyeux sur mon chalumeau : voilà le mois de mai, le beau mois de mai.
(Il rejoue du chalumeau. On entend au loin le chaut des vieux pèlerins qui descendent de la Wartburg par le chemin de droite.)
Chant des vieux Pèlerins
Je vais vers toi, Seigneur Jésus, toi qui es l’espérance du pèlerin ! Sois louée, Vierge douce et pure, et favorise le pèlerinage ! Hélas ! je plie, je succombe sous le poids du péché ! Aussi je ne veux plus ni sommeil, ni repos ; à moi la peine et la souffrance ! À la grande fête du Jubilé, je vais expier mes fautes dans l’humilité. Béni soit le chrétien fidèle, il sera racheté par la pénitence et le repentir.
(Le pâtre, qui avait continué à jouer du chalumeau, s’arrête lorsqu’il aperçoit sur la hauteur opposée le cortège des pèlerins venir à lui.)
Le Berger (levant son chapeau et interpellant les pèlerins à voix haute).
Qu’heureux soit votre voyage à Rome ! Priez pour ma pauvre âme !
Tannhäuser (se jette à genoux, avec recueillement) :
Ô Tout-Puissant, que ta gloire soit célébrée ! Grandes sont les merveilles de ta grâce !
Le chant des Pèlerins
Je vais vers toi, Seigneur Jésus, toi qui es l’espérance du pèlerin ! Sois louée, Vierge douce et pure, et favorise le pèlerinage !
(Les pèlerins s’en vont et s’inclinent tous en passant devant la statue de la Vierge. Leur chant se perd dans le lointain.)
Tannhäuser (lorsque le chant des pèlerins ne se perçoit plus qu’avec peine, le reprend, toujours agenouillé, et comme plongé dans une ardente prière).
Hélas ! je plie, je succombe sous le poids du péché ! Aussi je ne veux plus ni sommeil, ni repos ; à moi la peine et la souffrance !
(Des pleurs étouffent sa voix. – On entend encore chanter les pèlerins et l’écho de leurs voix vient s’éteindre sur la scène, tandis que s’élève le bruit des cloches d’Eisenach. Lorsque tout s’est apaisé, on perçoit les appels des cors de chasse qui s’approchent vers la gauche.)
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QUATRIÈME SCÈNE
TANNHAEUSER, LE LANDGRAVE, WALTHER, BITEROLF, WOLFRAM ET LES AUTRES CHANTEURS
(Sur les hauteurs de gauche, dans un sentier de la montagne, s’avancent, un à un, le Landgrave et les Chanteurs, tous en costume de chasse. Pendant le cours de la scène toute la chasse du Comte se réunit à lui.)
Le Landgrave
Qui est là en ardente prière ?
Walther
Un pénitent sans doute.
Biterolf
Un chevalier : il en a le costume.
Wolfram (qui s’est avancé vers Tannhäuser et l’a reconnu).
C’est lui !
Les Chanteurs et le Landgrave
Henri ! Henri ! Est-ce bien toi !
(Tannhäuser s’est dressé de surprise, puis, se remettant, s’incline en silence devant le Landgrave, après avoir jeté un rapide regard sur lui et les Chanteurs.)
Le Landgrave
Est-ce vraiment toi ? Reviens-tu parmi ceux que ton orgueil quitta ?
Biterolf
Dis, que présage pour nous ton retour ?
Le Landgrave et les Chanteurs (Biterolf excepté).
Dis-le-nous !
Biterolf
Est-ce la paix ou le combat ?
Walther
Viens-tu vers nous en ami ou en ennemi ?
Les autres Chanteurs (à part Wolfram).
En ennemi ?
Wolfram
Oh ! ne l’interrogez point ! Est-ce donc là une mine altière ?
(S’approchant de Tannhäuser.)
– Salut, intrépide chanteur, qui depuis si longtemps, hélas ! nous manque !
Walther
Sois le bienvenu, si tu viens en paix !
Biterolf
Salut à toi, si nous sommes de nouveau tes amis !
Tous les Chanteurs
Salut ! salut ! salut !
Le Landgrave
Sois aussi le bienvenu pour moi ! Dis, où es-tu resté si longtemps ?
Tannhäuser
J’errai loin, bien loin d’ici, – quel est ce lieu où je ne trouvai jamais ni paix, ni repos, oh ! ne me le demandez point. Ce n’est pas le combat qu’auprès de vous je cherche ; soyons amis, mais laissez-moi partir !
Le Landgrave
Non certes ! Tu es redevenu des nôtres.
Walther
Tu ne dois pas partir.
Biterolf
Nous ne le voulons pas.
Le Landgrave et les Chanteurs (à part Biterolf).
Reste auprès de nous !
Tannhäuser
Laissez-moi ! Nul séjour ne m’est nécessaire, et le repos m’a fui pour la vie ; toujours devant moi il me faut aller, sans pouvoir jamais porter mes regards en arrière.
Le Landgrave et les Chanteurs
Oh ! reste. Auprès de nous tu dois demeurer, nous ne te laisserons pas partir. Tu nous cherchais ; pourquoi t’enfuir après un revoir si court ?
Tannhäuser (s’arrachant à eux).
Partir ! Oui, il faut que je parte d’ici !
Les Chanteurs
Reste, reste auprès de nous !
Wolfram (se précipite au-devant de Tannhäuser et d’une voix forte).
Reste auprès d’Élisabeth !
Tannhäuser (saisi d’une très vive joie).
Élisabeth ! – Ô puissance du ciel, est-ce toi qui me fais entendre ce nom si doux ?
Wolfram
Ne me traite pas d’ennemi pour te l’avoir nommée.
(Se tournant vers le Landgrave.)
– Me permets-tu, Prince, de lui annoncer son bonheur ?
Le Landgrave
Dis-lui le charme qu’il a exercé, – et que Dieu lui donne la vertu de le rompre dignement.
Wolfram
Lorsque, dans l’audacieux tournoi poétique, tu nous combattais, soit que ton chant fût victorieux, soit que notre art l’emportât sur le tien, il était un prix que seul de nous tu obtenais toujours. Était-ce par un charme, était-ce par une sainte puissance que tu accomplis ce miracle ? Ton chant voluptueux et triste séduisit la plus vertueuse des vierges. Hélas ! lorsque ta fierté nous quitta, son cœur en effet à nos chants se ferma ; nous vîmes pâlir ses joues et pour toujours elle fuit notre cour. – Oh ! reviens, intrépide chanteur, et que ton chant s’unisse au nôtre ; – reviens afin qu’elle ne manque plus à nos fêtes, et qu’à nouveau pour nous brille son étoile !
Les Chanteurs
Sois des nôtres, Henri ! Reviens à nous ! Oublions discordes et querelles ! Que nos chants réunis retentissent, et soyons désormais tes frères !
Tannhäuser (profondément ému, embrasse vivement Wolfram et les autres Chanteurs).
Vers elle ! vers elle ! Oh ! menez-moi vers elle ! Ah ! je les reconnais maintenant les splendeurs de ce monde que j’avais quitté ! Les regards du ciel descendent jusqu’à moi et tout autour de moi les champs brillent de leur riche parure. Les mille voix de l’harmonieux printemps pénètrent en mon âme et l’enivrent, tandis que mon cœur, brûlant d’un doux et impétueux désir, me crie bien haut : « Vers elle, vers elle ! »
Le Landgrave et les Chanteurs
Il nous est revenu, celui que nous avions perdu ! Un miracle nous l’a ramené. Bénie soit l’aimable puissance qui lui ôta son orgueil ! Qu’à l’oreille de la vierge bien-aimée retentissent encore vos/nos chants les plus sublimes et que de votre/notre poitrine s’élève un hymne d’allégresse !
(Toute la chasse s’est rassemblée dans la vallée. Le Landgrave sonne du cor. Les appels des chasseurs lui répondent. On amène des chevaux. Le Landgrave et les Chevaliers montent en selle et s’éloignent.)
(Le rideau tombe.)
DEUXIÈME ACTE
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PREMIÈRE SCÈNE
(La salle des Chanteurs de la Wartburg, dont l’entrée au fond donne sur une terrasse, d’où l’on accède à une petite tour, à gauche. À droite, à l’intérieur, des portes et un escalier donnent accès dans le château. La salle est garnie, à droite, de gradins pour les invités. Du même côté et en avant, le trône du Landgrave.)
Élisabeth (arrive toute rayonnante de joie).
Ô chère salle, salut encore une fois ; joyeuse, je te salue, espace bien-aimé ! Sous tes voûtes son chant va bientôt résonner et m’éveiller de mon pénible rêve. – Ah ! que tu me paraissais désolée, pendant qu’il était loin de toi ! La paix m’avait fui, la joie t’avait quittée toi-même. – Aujourd’hui mon cœur s’élève, et comme lui, tu me parais fière et superbe, car celui qui nous animait tous deux d’une vie nouvelle est revenu pour toujours. Salut ! salut ! salut ! ô chère salle !
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DEUXIÈME SCÈNE
(On voit venir au fond Wolfram, conduisant Tannhäuser.)
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Wolfram (bas à Tannhäuser.)
La voilà : – approche-toi d’elle en silence !
Tannhäuser (se jetant aux pieds d’Élisabeth.)
Ô princesse !
(Wolfram se tient à l’écart, au fond.)
Élisabeth (émue et troublée).
Ô Dieu ! – Levez-vous ! – Laissez-moi. Je ne puis vous voir en ces lieux !
Tannhäuser
Tu le peux ! Oh, reste, et laisse-moi prosterné à tes pieds !
Élisabeth (avec joie).
Eh bien, levez-vous ! Aussi bien vous ne devez pas plier ici le genou, puisque cette salle est votre royaume. Oh ! levez-vous ! Et soyez remercié pour votre retour ! – Où êtes-vous si longtemps demeuré ?
Tannhäuser (se relevant lentement).
Loin, loin, bien loin d’ici. Mais le voile épais de l’oubli est tombé entre hier et aujourd’hui. – Tous mes souvenirs se sont vite évanouis, et je ne me rappelle que cette seule chose : je n’espérais plus vous revoir, ni lever jamais plus vers vous mes regards.
Élisabeth (étonnée).
Qu’est-ce donc qui vous a ramené ?
Tannhäuser
Un miracle, un prodigieux et sublime miracle !
Élisabeth (avec une tendre émotion).
Du plus profond du cœur je bénis ce miracle ! Excusez-moi, si je ne sais ce que je dis : je rêve encore et je m’égare comme une enfant, – livrée, sans m’en pouvoir défendre, à la puissance de ce prodige. Je ne me connais presque plus ; oh, aidez-moi à deviner l’énigme de mon cœur. – Jadis j’aimais beaucoup ouïr les belles mélodies des aèdes : leur chant et leurs hymnes étaient pour moi un délicieux plaisir. Mais quelle étrange vie nouvelle vos chants éveillaient en mon âme ! Tantôt ils me saisissaient de douleur et je me sentais frémir, tantôt ils faisaient naître en moi d’impétueux désirs. Ô sentiments que jamais je n’avais éprouvés ! Ô désirs que jamais je n’avais connus ! Tout ce qu’autrefois j’aimais s’était évanoui devant ces délices dont j’ignorais même le nom ! – Et lorsque vous nous eûtes quittés, – la paix et les désirs me quittèrent aussi. Les chants que les aèdes faisaient entendre me paraissaient fades et leur esprit morose. Le rêve n’était plus pour moi qu’une vive souffrance et le réveil qu’une illusion amère ; la joie enfin avait fui de mon cœur. – Ô Henri, que m’avez-vous donc fait ?
Tannhäuser (ému et ravi).
Au dieu de l’amour adresse tes louanges ! C’est lui qui touchait les cordes de ma lyre, lui qui te parlait par ma voix ! Et c’est encore lui qui m’a ramené vers toi !
Élisabeth
Bénie soit l’heure, bénie soit la puissance qui m’annonça votre aimable retour ! Dans l’éclat du plaisir le soleil me sourit ; une nouvelle vie pour moi s’éveille, et la joie renaît en mon sein !
Tannhäuser
Bénie soit l’heure, bénie soit la puissance qui m’a par ta bouche annoncé mon bonheur ! Je peux désormais me consacrer avec ardeur à cette vie nouvelle, puisque en un joyeux délire, je peux dire que la plus suave de ses merveilles est à moi !
(Il sort.)
Wolfram (à part).
Ainsi pour moi tout rayon d’espérance s’éteint ici-bas !
(Tannhäuser quitte Élisabeth et court embrasser Wolfram. Puis tous deux s’éloignent. Élisabeth reste seule dans la salle.)
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TROISIÈME SCÈNE
LE LANDGRAVE, ÉLISABETH
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Le Landgrave (entrant par la gauche).
Toi, je te trouve en cette salle que si longtemps tu évitas ! Est-ce qu’enfin le tournoi de chanteurs que je prépare t’attire en ces lieux ?
Élisabeth (en l’apercevant va se jeter dans ses bras).
Ô mon oncle ! Ô mon bon père !
Le Landgrave
Te sens-tu pressée de m’ouvrir ton cœur ?
Élisabeth
Regarde donc en mes yeux ! Parler je ne puis.
Le Landgrave
Eh bien, que quelque temps encore ton secret demeure caché ; reste sous le charme qui te tient jusqu’à l’heure où tu pourras le rompre ! – Soit ! Le prodige que le chant a fait naître en toi, le chant va le dévoiler bientôt et y mettre une digne fin. Que l’art gracieux se fasse entendre !
(On perçoit le son des trompettes.)
– Déjà s’approchent les nobles de mon pays que j’ai invités à cette rare fête, et ils viennent en plus grand nombre que jamais, ayant appris que tu en es la reine.
(Le Landgrave conduit Élisabeth sur la terrasse pour voir arriver les invités.)
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QUATRIÈME SCÈNE
(Des fanfares résonnent. Les invités arrivent. Dames et Seigneurs sont brillamment parés. Des Pages les précèdent. Ils saluent à l’entrée le Landgrave et Élisabeth qui les reçoivent.)
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Le chœur
Nous saluons avec plaisir la noble salle, où règnent toujours la paix et l’art, et où longtemps encore doit retentir ce cri d’allégresse : Prince de Thuringe, Landgrave Hermann, salut !
(Les Chevaliers et les dames ont gagné les sièges élevés qui leur sont indiqués par les pages dans le vaste hémicycle de droite. À l’avant-scène, le Landgrave et Élisabeth s’asseyent sous le baldaquin d’honneur dressé pour eux. Des trompettes résonnent. – Les Chevaliers-Chanteurs font leur entrée solennelle en s’inclinant d’un air chevaleresque devant l’assemblée, puis ils prennent place au milieu de la salle sur des sièges réservés. Tannhäuser est tout à fait à l’avant-scène, sur la gauche ; Wolfram, à droite, à l’extrémité opposée du cercle. Tous deux font face à l’assemblée.)
Le Landgrave (se levant et se tournant vers les Chanteurs).
Déjà en cette salle vous avez beaucoup et bien chanté, vous, chers aèdes ; vos sages énigmes et vos chants joyeux ont réjoui notre esprit et notre cœur. – Si notre épée, en de sanglants et sérieux combats, a soutenu contre les Guelfes la majesté de l’Empire allemand, et réprimé de funestes discordes, vous vous êtes acquis une non moindre gloire. Votre art a donné à la grâce, à la pureté, à la vertu, à la vraie foi, de grandes et éclatantes victoires. – Préparez-nous donc encore une fête, aujourd’hui que nous est revenu l’intrépide Chanteur dont l’absence nous fut si cruelle. Je ne sais ce qui l’a ramené près de nous ; un étrange secret, ce me semble, que votre chant nous va découvrir. Aussi bien je vous propose ce thème : approfondissez-moi la nature de l’amour. Celui qui le pourra et dont le chant sera le plus digne recevra le prix des mains d’Élisabeth. Qu’il le réclame, aussi précieux, aussi élevé soit-il, j’aurai soin qu’elle le lui assure. – Debout, chers Chanteurs ! Faites retentir les cordes de vos lyres ! Le sujet est donné, disputez-vous le prix, et recevez d’abord tous nos remerciements !
Le Chœur des Chevaliers et des Dames Nobles (debout).
Salut ! salut ! salut au prince de Thuringe, salut au protecteur de l’art gracieux !
(Tous s’asseyent.)
Quatre Pages d’honneur (se lèvent et vont présenter aux Chevaliers-Chanteurs une coupe d’or, dans laquelle chacun d’eux jette un billet portant son nom. Les Pages tendent ensuite la coupe à Élisabeth qui en sort un des billets qu’elle leur remet. Ils l’ouvrent et crient : )
Wolfram d’Eschenbach, commence !
(Wolfram se lève. Pendant ce temps, Tannhäuser reste accoudé sur sa harpe, attentif et rêveur.)
Wolfram
Si je promène mes regards sur cette noble assemblée, quel spectacle splendide enflamme mon cœur ! Que de héros vaillants, probes et sages j’aperçois, – on dirait une majestueuse, fraîche et verte forêt de chênes superbes. Et si je considère toutes ces dames charmantes et vertueuses, il me semble voir une odorante couronne des plus suaves fleurs. Mon œil est aveuglé par ce spectacle et ma voix s’éteint devant une si gracieuse splendeur. – Je regarde alors une étoile, une unique étoile en ce ciel éblouissant : mon esprit aussitôt se recueille et mon âme s’anéantit dans la prière. Car voici qu’à moi se montre une fontaine merveilleuse que je contemple avec ravissement et où je puise de divines et ineffables délices qui apaisent mon cœur. Mais jamais je ne voudrais troubler cette source, ni la frôler de mes lèvres avides : plutôt consacrer ma vie à l’adorer et verser joyeusement pour elle jusqu’à la dernière goutte de mon sang. – C’est ainsi, nobles seigneurs, que j’entends le pur amour.
Les Chevaliers et les Dames
C’est bien cela ! Que ton chant soit loué !
Tannhäuser (mettant fin à sa rêverie, se lève rapidement).
Moi aussi, Wolfram, j’ai le bonheur de pouvoir contempler ce que tu contemples. Qui ne connaît en effet cette fontaine ? Écoute, comme toi, j’apprécie sa haute vertu. – Mais je ne peux m’approcher de sa source sans sentir en moi des désirs brûlants. Pour calmer l’ardeur de ma soif, j’y pose mes lèvres avec confiance et y bois à longs traits des voluptés sans nombre : car cette fontaine est intarissable comme mon désir lui-même inextinguible. Et afin qu’en moi ce désir arde toujours, je me rafraîchis toujours à cette source. Voilà, Wolfram, quel est pour moi le véritable amour.
(Élisabeth fait un signe pour marquer son approbation, mais tous les auditeurs gardent un profond silence. Alors elle s’arrête toute timide.)
Walter de la Vogelweide (se levant).
Mon lumineux esprit contemple aussi la fontaine dont nous parle Wolfram. Mais toi, Henri, qui brûles de soif pour elle, tu ne la connais vraiment pas. Laisse-moi te dire et t’enseigner que cette fontaine est la vertu même : tu dois l’adorer avec ferveur et respecter sa pureté si belle. Si tu y posais tes lèvres pour apaiser une impure passion, si tu voulais seulement en effleurer les bords, elle perdrait à jamais sa vertu merveilleuse ! Si tu veux te rafraîchir à cette source, c’est ton cœur et non ton palais que tu dois y rafraîchir.
Les auditeurs (très haut).
Salut à toi, Walther ! Que ton chant soit loué !
Tannhäuser (se lève vivement).
Ô Walther, en chantant ainsi l’amour, tu l’as dénaturé ! En de si langoureux désirs le monde ne tarderait pas à s’éteindre. Pour rendre gloire à Dieu, levons nos regards vers des hauteurs sublimes, et, considérant le ciel étoilé, payons un juste tribut d’admiration à ses merveilles, parce qu’elles sont insondables. Mais ce que nous pouvons toucher, ce que notre cœur et nos sens peuvent atteindre, ce qui, fait de même matière, s’enlace à nous sous des formes si tendres, – il faut l’aimer avec volupté ; c’est dans la volupté seule que je connais l’amour.
(Grande agitation parmi l’assemblée.)
Biterolf (se dressant de fureur).
Au combat contre nous tous je t’appelle ! Qui pourrait paisiblement entendre tes paroles ? Si ton orgueil le peut souffrir, ô blasphémateur, écoute-moi donc à ton tour ! Quand un grand amour m’enflamme, il fortifie mon bras et mon courage, et, pour le préserver à jamais de l’injure, je verserais fièrement tout mon sang. Je défends de ma chevaleresque épée l’honneur des dames et la haute vertu ; mais ce que le plaisir offrit à ta jeunesse est d’un vil prix et ne vaut pas un coup d’épée.
Les auditeurs (avec animation).
Salut, Biterolf ! à toi notre épée !
Tannhäuser (se redressant de plus en plus excité).
Ô Biterolf ! insipide fanfaron, loup furieux, tu chantes l’amour, sans comprendre assurément ce qu’est pour moi la volupté ! Quelles jouissances as-tu donc eues, toi, pauvre hère ? L’amour n’a point béni ta vie et les rares joies que tu connus ne valaient certes pas un coup d’épée.
(Agitation croissante dans l’assemblée.)
Les Chevaliers (indignés).
Ne le laissez pas achever ! Réprimez son audace !
Le Landgrave (arrêtant Biterolf qui déjà tirait son épée).
Arrière ce glaive ! – Chanteurs, restez en paix !
Wolfram (se levant, d’un air inspiré).
Ô ciel, laisse-toi fléchir et daigne couronner mon chant ! Éloigne le péché de cette noble et pure assemblée ! Ô amour sublime, c’est pour toi que retentit mon hymne inspiré, pour toi, qui, sous les traits d’un ange radieux, m’as pénétré jusqu’au tréfonds de l’âme ! C’est Dieu qui t’a envoyé vers nous, car si je suis ton rayon jusqu’en ton lointain et délicieux séjour, – je vois que tu mènes au royaume où brille ton étoile éternelle.
Tannhäuser (débordant d’enthousiasme, prend vivement son luth).
Ô déesse de l’amour, pour toi mon chant va retentir ! Je veux bien haut célébrer ta gloire ! Ta grâce suave est la source de toute beauté et de toi naît toute grande merveille ! Celui-là connaît l’amour et lui seul le connaît, qui t’a voluptueusement enlacée dans ses bras ! Pauvres mortels, qui n’avez jamais su ce qu’était l’amour, allez, allez au Vénusberg !
(Tous se levant saisis d’horreur.)
Ô le sacrilège ! Fuyez-le ! Entendez-vous ? Il a été au Vénusberg !
Les Dames Nobles
Partons ! Éloignons-nous de lui !
(Ils s’éloignent tous avec hâte et en faisant des signes d’effroi. Seule Élisabeth, qui, pendant toute la durée de la querelle, a écouté le cœur plein d’angoisse, reste seule de toutes les femmes, le visage blême, debout, et soutenant ses forces qui l’abandonnent à l’un des piliers de bois du baldaquin. – Le Landgrave, tous les Chevaliers et les Chanteurs ont quitté leurs sièges pour se rassembler. Tannhäuser, tout à fait sur le devant de la scène, à gauche, reste encore quelque temps en exaltation.)
Le Landgrave, les Chevaliers et les Chanteurs
Vous l’avez entendu ! Sa bouche impie vient de nous faire cet horrible aveu. Il a partagé les plaisirs de l’enfer, il a été au Vénusberg ! – Quelle chose effroyable, odieuse, épouvantable ! Trempez votre épée dans son sang ! Renvoyez-le au bourbier infernal ! Qu’il soit condamné et banni !
(Tous se précipitent l’épée nue sur Tannhäuser qui prend une attitude arrogante. Élisabeth se jette entre les agresseurs et lui, en poussant un cri déchirant, et protège Tannhäuser de son corps.)
Élisabeth
Arrêtez !
(À sa vue tous s’arrêtent frappés de stupeur.)
Le Landgrave, les Chevaliers et les Chanteurs
Que vois-je ? Comment, Élisabeth, la chaste vierge, intervenant pour le pécheur !
Élisabeth
Arrière ! ou je méprise la mort ! Qu’est-ce en effet que la blessure de votre fer auprès du coup mortel que j’ai reçu de lui ?
Le Landgrave, les Chevaliers et les Chanteurs
Élisabeth ! que dis-tu là ? Comment ! ton cœur s’égare jusqu’à éloigner le châtiment de celui qui t’a si cruellement trahie ?
Élisabeth
Que m’importe ! Mais lui, – songez à son salut ! Voulez-vous lui ravir son salut éternel ?
Les précédents
Tout espoir est perdu pour lui ! La malédiction du ciel l’a frappé ! Qu’il meure dans son crime !
(Ils se précipitent de nouveau sur Tannhäuser.)
Élisabeth (les arrêtant d’un geste).
Arrière ! Vous n’êtes pas ses juges ! Cruels ! jetez ces barbares épées et écoutez la voix de la vierge pure qui vous dit la volonté de Dieu ! – Le malheureux, qu’un charme puissant et terrible tient enchaîné, ne peut-il donc obtenir ici-bas son salut par le repentir et la pénitence ? Vous, dont la foi est si ardente, vous méconnaissez ainsi les conseils du Très-Haut ? Voulez-vous au pécheur ravir son espérance ? Dites-moi quel mal il vous a fait ? Et regardez devant vous la vierge dont, en un coup rapide, il a brisé la fleur ; regardez celle qui l’aima d’un si profond amour et dont, en chantant, il a percé le cœur ! Oh ! je vous implore pour lui ! Je vous implore pour sa vie ! Laissez-le contrit prendre le chemin de la pénitence ! Que le courage de la foi lui soit encore donné, et puisse jadis le Rédempteur avoir souffert aussi pour lui !
Tannhäuser (peu à peu revenu de son exaltation et de son arrogance, profondément touché par les paroles d’Élisabeth, tombe défaillant à ses pieds).
Ô malheureux ! Malheureux que je suis !
Les précédents (paisibles et émus).
Un ange est descendu du monde éthéré pour annoncer la sainte volonté de Dieu. – Regarde, traître infâme, et reconnais ton crime ! Tu lui as donné la mort et elle implore pour ta vie ! Qui donc n’exaucerait la prière d’un ange ? Si je ne dois pas pardonner le coupable, je ne puis résister aux paroles du ciel.
Tannhäuser
Pour sauver le pécheur, l’envoyée de Dieu est venue près de moi : mais, hélas ! afin de lui donner de criminels désirs, j’ai levé vers elle un œil impur. Ô toi, qui planes si haut au-dessus de ce monde et qui m’as envoyé un ange tutélaire, aie pitié de moi, aie pitié de celui qui, tombé si bas dans le péché, a honteusement méconnu la médiatrice du ciel !
Le Landgrave (après quelques instants de silence).
Un effroyable forfait a été commis ; – sous un masque trompeur, un fils maudit de l’enfer s’est glissé parmi nous.
(S’avançant vers Tannhäuser.)
Nous te chassons d’ici ; – près de nous tu ne dois plus rester, car nos foyers sont souillés par ton ignominie et déjà le ciel regarde menaçant ce toit qui depuis trop longtemps te protège. Pour racheter cependant ton dam éternel, un chemin s’ouvre à toi : en te chassant de ces lieux, je te le montre ; – sers-t’en pour ton salut. – Une foule de pèlerins repentants de mon pays est rassemblée : les vieux sont déjà partis, mais les jeunes se reposent encore dans la vallée. Pour des fautes légères leur cœur ne les laisse en repos, et afin d’apaiser leur pieux désir de pénitence, ils s’en vont à Rome au Jubilé.
Le Landgrave, les Chevaliers et les Chanteurs
Pars avec eux vers la ville du Pardon, et tombe là-bas dans la poussière pour expier ta faute ! Tu te prosterneras aux pieds de celui qui dit le jugement de Dieu. Mais ne reviens jamais s’il ne te donne ta grâce ! Notre vengeance a dû s’apaiser, parce qu’un ange l’a fait taire ; cette épée néanmoins te frappera, si tu persévères dans le péché et la honte !
Élisabeth
Laisse-le aller vers toi, Dieu de miséricorde et d’amour ! Et pardonne à celui qui, tombé si bas, succombe sous le poids du péché. Pour lui, désormais, je veux t’implorer et ma vie ne sera plus qu’une longue prière.
(On entend dans le lointain le chant des pèlerins qui s’approchent.)
Montre-lui ta lumière avant qu’il ne disparaisse dans la nuit ! Accepte une tremblante victime qui s’offre avec joie ! Prends, oh ! prends ma vie : elle n’est plus à moi.
Tannhäuser
Comment puis-je trouver ma grâce et expier ma faute ? Le salut s’est évanoui, la grâce du ciel est perdue pour moi ! Je veux cependant prendre le chemin du repentir, briser ma poitrine et m’anéantir dans la poussière. – Que la contrition me devienne un plaisir. Oh ! puisse enfin l’ange de ma misère me pardonner, cet ange, qui, oubliant mes lâches insultes, s’est offert pour moi en victime expiatoire.
Chœur des jeunes Pèlerins (montant de la vallée).
À la grande fête du Jubilé expiez vos péchés dans l’humilité. Béni soit le chrétien fidèle ; il est racheté par la pénitence et le repentir. À Rome !
(Tous ont écouté religieusement cette hymne, qui a réveillé la charité au fond de leur cœur.)
Tannhäuser (dont le visage s’illumine des rayons d’une vive espérance, se hâte vers eux en criant : )
À Rome !
Tous
À Rome !
(Le rideau tombe rapidement.)
TROISIÈME ACTE
Prélude : Pèlerinage de Tannhäuser
———
PREMIÈRE SCÈNE
(Vallée en avant de la Wartburg ; à gauche l’Hörselberg. À droite, sur le chemin qui monte à la Wartburg, la statue de la Vierge. La nuit tombe. Élisabeth prie, agenouillée devant la statue de la Vierge. Wolfram, arrivant vers la gauche, s’arrête et la contemple un instant.)
——
Wolfram
Je pensais bien la trouver ici en prière, comme il m’advient si souvent, lorsque des cimes boisées l’errance me mène dans la vallée. – Il a frappé son cœur à mort : et la voilà prosternée en de vives douleurs, qui nuit et jour implore son salut. – Ô puissance éternelle du saint amour ! – Elle attend les pèlerins qui reviennent de Rome, – déjà la feuille tombe et le retour est proche. Revient-il avec les pécheurs pardonnés ? C’est là son vœu, là sa prière. – Ô saints, exaucez-la ! Et si sa blessure ne se doit pas fermer, – donnez du moins un baume à sa douleur !
(Au moment où il veut descendre, on entend dans le lointain l’hymne des pèlerins ; il s’arrête encore.)
Élisabeth (se lève, prêtant l’oreille au chant des pèlerins).
C’est bien leur chant. – Ce sont eux : ils reviennent. Ô saints, montrez-moi mon devoir en ce moment, afin que je le remplisse dignement !
Wolfram
Ce sont les pèlerins, – c’est là l’hymne pieux annonçant le salut de la grâce. – Ô ciel, fortifie son cœur à cette heure qui va décider de sa vie !
Chant des vieux Pèlerins (que les pèlerins entonnent d’abord de loin et qu’ils chantent toujours en atteignant l’avant-scène par la droite, et en longeant la vallée dans la direction de la Wartburg, jusqu’à ce qu’ils aient disparu dans le fond derrière les saillies de la montagne).
Je puis maintenant te contempler avec bonheur, ô ma patrie, et saluer joyeux tes plaines charmantes. Après avoir en chrétien fidèle pèleriné vers Dieu, je vais laisser reposer mon bourdon. La pénitence et l’expiation m’ont réconcilié le Seigneur, auquel mon cœur s’abandonne, que mon repentir bénit et qu’exalte mon chant. Le salut est donné par la grâce au pénitent : il entrera un jour dans la paix bienheureuse du ciel ! Il ne craint ni l’enfer ni la mort. Aussi toute ma vie je chanterai les louanges de Dieu. Alléluia dans l’éternité ! Alléluia dans l’éternité !
(Les pèlerins arrivent par la droite, traversent la vallée et s’en vont disparaître derrière la montagne.)
Élisabeth (a vainement, d’un œil inquiet, cherché Tannhäuser parmi les pèlerins. Lorsque leur cortège est terminé, elle s’écrie avec une poignante résignation.)
Il ne revient pas !
Élisabeth (tombe à genoux, brisée de douleur, devant l’image de la Madone).
Ô Vierge toute-puissante, exauce ma prière ! C’est toi, Vierge bénie, que j’invoque ! Laisse-moi devant toi redevenir poussière, oh ! rappelle-moi de ce bas monde ! Fais que pure et angélique j’entre en ton bienheureux royaume !
Oh ! si jadis, charmée par un rêve insensé, mon cœur s’éloigna de toi, – si jadis de coupables et terrestres désirs naquirent en mon sein, je luttai et souffris pour les éteindre en moi !
Mais si je ne peux ici-bas expier ce péché, oh ! par pitié, appelle-moi près de toi, et permets que je t’approche en humble et digne servante afin d’implorer ta grâce miséricordieuse pour son crime !
(Elle reste ainsi quelques instants, le visage rasséréné, les yeux dirigés vers le ciel. Puis elle se relève lentement et aperçoit Wolfram qui s’est approché d’elle et la contemple. – Et comme il semble vouloir lui parler, elle le supplie par un signe de garder le silence.)
Wolfram
Élisabeth, me serait-il permis de t’accompagner ?
(Élisabeth lui répond à nouveau par des signes, le remerciant cordialement de sa fidélité et de son amour ; mais son chemin la conduit au ciel où elle a une haute mission à remplir, aussi doit-il la laisser seule et ne la point accompagner. – Alors elle s’éloigne sur le sentier de la Wartburg, où on l’aperçoit longtemps dans le lointain.)
————
DEUXIÈME SCÈNE
(Wolfram est resté en arrière et suit longtemps des yeux Élisabeth ; il s’assied, à gauche au pied de la montagne, saisit sa harpe et après avoir préludé sur son luth chante.)
———
Wolfram
Comme un présage de mort le crépuscule tombe, enveloppant la vallée d’un manteau de deuil, et l’âme qui prend son essor vers l’au-delà, avant d’ouvrir ses ailes, est saisie d’angoisse devant l’horrible nuit. Tu parais alors, ô la plus gracieuse des étoiles, et envoies ici-bas ta douce lumière ; ton aimable et souriant rayon perce les noires ténèbres et montre le chemin s’éloignant de ces lieux. Ô toi, ma belle étoile du soir, j’aimai te saluer toujours ! Salue en retour celle à qui mon cœur fut fidèle, quand, passant près de toi, elle s’envolera de cette vallée de larmes pour aller au ciel recevoir la couronne des anges.
(Il continue à jouer sur son luth.)
————
TROISIÈME SCÈNE
(Il fait une nuit profonde. Tandis que Wolfram joue de la harpe, Tannhäuser entre en costume de pèlerin, les vêtements en lambeaux. Il est las et s’appuie avec peine sur son bâton.)
———
Tannhäuser (d’une voix éteinte).
Je viens d’entendre une harpe, – oh ! que tristes étaient ses accords ! Ils ne venaient point d’elle.
Wolfram
Qui es-tu, pèlerin errant dans la solitude ?
Tannhäuser
Qui je suis ? Moi je te connais bien ; – tu es Wolfram, le distingué chanteur.
Wolfram (saisi d’étonnement et d’effroi).
Henri ! C’est toi ? Qu’est-ce qui si près d’ici t’amène ? Parle ! Oses-tu, encore chargé de ton crime, diriger tes pas vers ce pays ?
Tannhäuser (d’une voix lugubre).
N’aie pas de souci, mon cher chanteur ! – Je ne te cherche nullement, non plus que nul des tiens, mais plutôt quelqu’un qui me montre le chemin que je trouvai jadis comme par un prodige.
Wolfram
Et quel chemin ?
Tannhäuser
Celui du Vénusberg !
Wolfram
Horreur ! ne souille pas mon oreille ! Ta folie va-t-elle jusque-là ?
Tannhäuser
Connais-tu ce chemin ?
Wolfram
Insensé ! mon âme se glace d’effroi à tes paroles ! Où as-tu été ? Dis, n’es-tu pas allé à Rome ?
Tannhäuser (furieux).
Ne me parle point de Rome !
Wolfram (inquiet).
N’as-tu pas été à la fête du Jubilé ?
Tannhäuser
Ne m’en parle pas !
Wolfram
N’y es-tu pas allé ? Oh ! dis-le-moi, je t’en conjure !
Tannhäuser (après un instant de silence, et comme essayant de fixer ses souvenirs, l’âme courroucée et endolorie).
Eh bien, oui, j’ai été à Rome !
Wolfram
Parle donc ! Raconte-moi ton voyage, ô malheureux ! Je me sens pour toi saisi d’une pitié profonde !
Tannhäuser (regardant Wolfram avec une émotion étonnée).
Que dis-tu là, Wolfram ? N’es-tu pas mon ennemi ?
Wolfram
Je ne le fus jamais, tant que je crus ton âme pieuse. – Mais parle ! As-tu été à Rome en pèlerin ?
Tannhäuser
Eh bien, écoute. Toi, Wolfram, tu dois tout savoir.
(Tannhäuser s’assied au pied de la montagne. Wolfram veut s’asseoir près de lui. Tannhäuser le repousse d’un geste.)
Arrière de moi ! La terre où je repose est maudite. – Écoute, Wolfram, écoute.
(Wolfram reste debout, à quelque distance
de Tannhäuser.)
L’âme en fervente prière, comme nul pénitent ne l’eut jamais, je pris le chemin de Rome. Car un ange avait ôté l’orgueil de mon âme altière et criminelle. – Et pour lui je voulais dans l’humilité expier mes fautes, implorer de Dieu ce salut qu’on me disait perdu, afin d’adoucir les larmes que naguère cet ange versa pour un pauvre pécheur ! La route où marchait le pèlerin le plus accablé, il me paraissait trop doux de la suivre : – foulait-il le tapis moelleux des prairies, mon pied nu cherchait la ronce et le caillou ; apaisait-il sa soif à une fontaine, moi je buvais la flamme ardente du soleil ; élevait-il vers le ciel ses pieuses prières, moi je versais mon sang pour la gloire du Très-Haut. L’hospice recevait-il les pèlerins, moi je priais étendu dans la neige glacée ; les yeux clos, pour ne point admirer leurs merveilles, je traversais comme un aveugle les magnifiques plaines de l’Italie. Telles furent mes souffrances. C’est ainsi que je parvins à Rome, où je me prosternai au seuil de Saint-Pierre. Enfin l’aube du grand jour parut : les cloches sonnèrent et de célestes cantiques descendirent vers nous ; des cris d’une sainte allégresse aussitôt retentirent, car ils annonçaient à la foule la grâce et le salut. Je le vis alors, le messager de Dieu : devant lui tout un peuple était anéanti dans la poussière, tandis que des milliers de pèlerins absous se levaient et repartaient radieux. À mon tour je m’approchai moi-même : le front courbé, je m’accusai en de lamentables gémissements des plaisirs impurs que mes sens avaient partagés, et de la concupiscence que nulle mortification n’avait encore apaisée ; pénétré d’une horrible douleur, je le suppliai de me délivrer des chaînes de feu qui me consument. Celui qu’ainsi je priai se leva et me dit : « Si tu as goûté ces voluptés impures, si ton cœur a brûlé des feux infernaux, si tu es allé au Vénusberg, tu es damné pour l’éternité. Comme la crosse que je tiens ne reverdira jamais, jamais tu ne seras délivré des flammes dévorantes de l’enfer. » – Alors je tombai brisé sur le sol et je m’évanouis. Lorsque je m’éveillai, la nuit était venue, la place était déserte. Au loin j’entendis l’écho joyeux des chants de grâce, dont la douce harmonie m’écœura. – Effrayé je m’éloignai d’un pas rapide pour ne plus ouïr cet hymne trompeur, du salut qui glaçait mon âme d’horreur. Je me sentis attiré vers le séjour où sur un sein ardent je goûtai des voluptés sans nombre. Ô Vénus ! je reviens vers toi et je vais redescendre dans la nuit enchanteresse de ta cour où désormais ta beauté me sourira éternellement.
Wolfram
Arrête ! arrête ! Malheureux !
(Des nuées commencent à envahir la scène.)
Tannhäuser (invoquant Vénus).
Hélas ! ne me fais pas te chercher en vain, – ah ! qu’aisément autrefois je trouvai ta demeure. Tu entends que les hommes me maudissent, – douce déesse, conduis donc mes pas !
(Les nuées deviennent rosées comme
celles du Vénusberg.)
Wolfram
Ô insensé, qui invoques-tu ?
Tannhäuser
Ah ! ne sens-tu pas une agréable brise ?
Wolfram
À moi ! C’en est fait de toi !
Tannhäuser
Et ne respires-tu pas de suaves parfums ? N’entends-tu pas de folles mélodies ?
Wolfram
Mon cœur palpite d’effroi !
Tannhäuser
C’est la bacchanale des nymphes ! À moi, à moi, la volupté !
Wolfram
Ô malheur, voici qu’un charme impur s’annonce ! L’enfer s’approche en une course effrénée.
(On aperçoit dans les nuées la danse
des nymphes.)
Tannhäuser
Tous les sens sont ravis de voir cette indécise clarté ; car c’est le royaume enchanteur de l’amour. Nous entrons dans le Vénusberg.
(Au milieu des vapeurs rosées apparaît
Vénus, étendue sur sa couche.)
Vénus
Sois le bienvenu, ô amant infidèle ! Le mépris et le ban te chassent-ils du monde ? Et ne trouvant nulle pitié, cherches-tu enfin l’amour dans mes bras ?
Tannhäuser
Ô belle et miséricordieuse Vénus ! C’est vers toi que je viens, c’est toi que je désire !
Wolfram
Arrière, arrière, charme infernal ! Ne viens pas captiver l’esprit du pur chrétien !
Vénus
Puisque tu t’approches à nouveau du seuil de ma demeure, que ton orgueil te soit pardonné ; pour toi coulera éternellement la source de la volupté et tu ne me quitteras plus jamais !
Tannhäuser
Ah ! j’ai perdu mon salut, mon salut ! Eh bien ! je m’abandonne aux plaisirs de l’enfer !
Wolfram (le retenant avec vigueur).
Ô Tout-Puissant ! viens en aide à l’âme pieuse ! Henri, – un mot peut te délivrer encore. – Songe à ton salut !
Vénus
Oh ! viens ! Sois donc à moi pour l’éternité !
Tannhäuser (à Wolfram)
Laisse-moi !
Wolfram
Malgré ton crime tu peux encore être sauvé !
Tannhäuser
Jamais, Wolfram, jamais ! Il faut que je la suive !
Wolfram
Un ange a prié, pour toi ici-bas, – qui bientôt planera sur toi et te bénira. Élisabeth !
Tannhäuser (qui s’est arraché des mains de Wolfram, reste cloué sur place, comme frappé d’un coup violent).
Élisabeth !
(Les nuages s’assombrissent peu à peu ; à travers les nuages on voit briller l’aurore sur les hauteurs de la Wartburg ; on entend venir également de la Wartburg les lents tintements d’un glas funèbre.)
Chant d’Hommes (des hauteurs de l’arrière-scène).
Salut à l’âme qui s’est envolée du corps de la pieuse martyre !
Wolfram (entendant les premiers échos du chant.)
Ton ange prie pour toi près du trône de Dieu ! Sa prière sera exaucée ! Henri, tu es sauvé !
Vénus
Malheur à moi ! Je suis perdue !
(Elle disparaît et avec elle toute l’apparition magique. L’aurore éclaire la scène. On entend venir de la Wartburg le chant des pèlerins.)
Chant d’Hommes
Elle a reçu la couronne des anges et la béatitude céleste.
Wolfram (soutenant Tannhäuser).
Entends-tu ce chant ?
Tannhäuser
Je l’entends !
(Les vieux pèlerins arrivent sur la scène, suivis de nobles Thuringiens portant le cadavre d’Élisabeth, éclairé par des torches. Le Landgrave, les Comtes et les Chanteurs accompagnent la bière.)
Chant d’Hommes
Sainte est la vierge pure ! Unie aux divines chories, elle est auprès de l’Éternel ! Bienheureux le pécheur pour qui elle a pleuré, et pour qui elle implore la grâce du ciel !
(On dépose la bière au milieu de la scène. Wolfram conduit Tannhäuser près d’Élisabeth.)
Tannhäuser (glissant des bras de Wolfram lentement sur le sol).
Sainte Élisabeth, priez pour moi !
(Il tombe mort.)
Les jeunes Pèlerins (élevant au milieu d’eux un bâton reverdi, envahissent l’avant-scène par la droite, tandis que le soleil s’étend lentement sur la vallée. Ils sont tous parés de branches vertes).
Le salut ! le salut ! Voilà le prodige du salut ! Le Seigneur a racheté le monde. À un instant sacré de la nuit, il s’est révélé par un nouveau miracle : il a fait, dans la main du prêtre, reverdir la crosse desséchée ; ainsi le salut va refleurir au pécheur brûlant des flammes infernales. Proclamez-le partout, afin qu’il apprenne sa grâce. Dieu règne sur le monde et sa miséricorde est infinie ! Alléluia ! alléluia !
(Les jeunes pèlerins, dont quelques-uns ont gravi le sentier de la montagne, remplissent les profondeurs et les hauteurs de la vallée ; de la Wartburg on voit venir à eux le cortège des vieux pèlerins. Le soleil s’est levé derrière l’Hörselberg et étend sa nappe de lumière sur toute la vallée.)
Tous
Le pénitent a reçu le salut de la grâce. Il entrera un jour dans la paix bienheureuse du ciel !
(Le rideau tombe.)
Richard WAGNER, Tannhäuser, 1845.
1 La traduction du Tannhäuser, dédiée à Mme Cosima Wagner, a déjà paru séparément chez Fischbacher, en janvier 1896.