Le lévite
par
Joseph-Alexis WALSH
Vous vous alarmez de ma consécration au Seigneur, mon cher Eugène, vous dites : « Il ne sentira pas de regrets pendant l’exaltation du sacrifice ; mais l’enthousiasme passé, ces regrets se trouveront au fond de ce cœur qui ne pourra plus l’affranchir, et qui se sera fait esclave pour toujours. »
Mon ami, ces mots pour toujours, qui vous effraient, sont justement ce qui me rassure.
Oui, pour toujours, j’ai renoncé à l’inconstance de mes désirs ; je n’aurais plus de ces volontés d’un moment, de ces résolutions d’un jour, de ces opinions qui échappent, et de ces sentiments qui passent. Oui, pour toujours, j’ai fait le sacrifice de ma volonté, et je l’ai fait pour être heureux.
J’avais joui, dans toute sa plénitude, de ce que le monde appelle liberté, et cette liberté n’a été pour moi que des chaînes qui souvent m’ont blessé !
Combien de fois, au milieu du tourbillon de plaisirs qui nous emportait ensemble, n’ai-je pas soupiré après le repos ? « Combien de fois me suis-je dit au sein de la dissipation : la vie ne m’a-t-elle été donnée que pour la remplir ainsi de futiles amusements ? Et faudra-t-il qu’elle s’évanouisse comme ces fêtes qui ne laisseront pas de souvenirs ? »
Ces pensées graves venaient souvent me surprendre. Je ne savais pas le moyen de me les rendre salutaires. Dieu a eu pitié de moi. Reposez-vous sur lui du soin de mon bonheur ! Il paie au centuple ce que l’on fait pour lui ; et, depuis le jour où je me suis consacré à ses autels, depuis que j’ai déposé entre ses mains ma volonté, pour ne plus la reprendre, je me suis trouvé plus heureux et plus fort contre le malheur, que je ne l’avais jamais été dans le monde.
Eh bien, oui, cher Eugène ! je n’aurai plus de ces plaisirs qui vous transportent : mais cette vague inquiétude, mais ces espérances trompées qui les accompagnent ne m’affligeront plus.
Je ne verrai plus l’éclat des fêtes et la pompe des cours ; mais ces intrigues si viles, cette envie si basse, ne viendront plus m’attrister.
Le monde, qui m’a séduit, et qui vous séduit encore, la gloire des armes qui a rempli mon cœur, et qui fait aujourd’hui battre le vôtre, ne m’agiteront plus ; mais un autre amour que celui qui passe, mais une autre gloire que celle qui coûte tant de sang et de larmes, s’empareront de mon âme et rempliront ma vie.
Ignorer et faire honorer Dieu, enseigner aux hommes la vraie science du bonheur, la religion, consacrer mes jours au service de mes frères, au bien de mon pays : tels seront désormais mes occupations et mes devoirs.
Croyez-vous que cet emploi soit sans charmes ? Et dites-le-moi, ne faut-il pas au missionnaire comme à celui qui s’est élancé dans la carrière des armes, un dévouement sans bornes et le mépris de la mort ?
À la voix de l’honneur, vous allez vous jeter au plus fort des dangers ; vous sourirez au milieu des périls ; vous irez planter notre drapeau sur les plus hautes murailles défendues par l’ennemi. Eh bien, moi, à la voix de la religion, je volerai aussi au-devant de la mort sans la craindre ; et moi aussi, je suis soldat.
Vous tenez l’épée qui tue. Je porte la Croix qui sauve. Tous les deux, nous devons être prêts à quitter ce que nous avons de plus cher, pour voler partout où le devoir nous le prescrira.
Les rois de la terre sont quelquefois ingrats. Le Roi du Ciel ne l’est jamais.
Les lauriers que vous cherchez se flétrissent ; ils meurent comme le guerrier qui les a moissonnés. Ceux que je désire sont immortels, comme Celui qui les donne.
Je vous le demande en toute vérité : Ai-je donc choisi la plus mauvaise part ?
Joseph-Alexis WALSH.
Recueilli dans Corbeille de légendes et d’histoire,
par l’abbé Allègre, 1888.