La boîte tibétaine

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Elizabeth WALTER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est pendant le thé qu’on parla pour la première fois de la boîte tibétaine. Aussitôt qu’elle l’aperçut, curieusement posée sur la table en bois de rose, dans la loggia, Alice Norrington s’étonna de ne pas l’avoir remarquée plus tôt. Au même instant, elle demanda, à la manière autoritaire qui lui était habituelle :

– Mary, où as-tu trouvé cette boîte ?

De son sofa, Mary suivit la direction du regard de sa sœur. Elle ne s’était pas encore habituée à être une demi-infirme et le trouble causé par le retour de son unique sœur, après un stage de trois ans comme missionnaire, l’avait fatiguée davantage qu’elle ne voulait bien l’admettre. Comme si ce n’était pas assez, il y avait encore l’encombrante présence d’une troisième personne. Elle ne s’était pas attendue à ce que sa sœur fût accompagnée de sa collègue et amie Ellen Whittaker. De son côté, Alice n’aurait jamais songé que Miss Whittaker pût ne pas être comprise dans l’invitation. Une chambre supplémentaire avait dû être prévue aussi modestement que possible. Mrs. Forrest, qui avait eu à s’occuper de cela, n’était pas contente. De plus, depuis le moment de son arrivée, Alice n’avait pas cessé de faire la leçon à sa sœur en ce qui concernait sa santé, ses finances, ses projets futurs et ses souhaits. Voilà, à présent, qu’elle s’occupait de cette boîte.

– Je l’ai achetée dans une vente de charité, dit Mary d’un ton las. N’est-ce pas banal ?

– Ce n’est pas courant de trouver un objet de valeur dans une vente de charité, fit observer Miss Whittaker.

Déjà, Alice était sur ses pieds.

– Puis-je la regarder ? demanda-t-elle, tandis qu’elle se déplaçait rapidement à travers la pièce, dans un mouvement vif que Mary lui enviait à présent, se rappelant avec un rien de mélancolie qu’elle en aurait fait autant, il y avait six mois à peine. Un moment plus tard, Alice appelait son amie du fond de la loggia :

– Mais c’est magnifique ! Ellen, venez donc voir cela !

– Pourquoi ne l’apportez-vous pas auprès du feu ? demanda placidement Miss Whittaker, tout en continuant à siroter son thé. Sa visite à la sœur d’Alice s’était même révélée plus compliquée qu’elle ne s’y était attendu, et elle n’en avait jamais attendu grand-chose. Elle s’était d’abord montrée réticente, mais Alice, à la manière autoritaire qui lui était habituelle, avait longuement insisté et, comme Miss Whittaker n’avait, en Angleterre, ni parents ni amis, elle avait finalement fait taire ses scrupules. Elle le regrettait à présent. Selon toute évidence, sa présence n’était ni attendue ni désirée. De surcroît, comme il en va souvent avec des sœurs, Mary et Alice étaient trop pareilles pour s’entendre vraiment. Elles avaient en commun l’imprudence, l’arrogance et le contentement de soi ; elles avaient ce qu’on appelle si plaisamment une forte personnalité. Elles n’avaient pas oublié qu’elles étaient les filles du châtelain et qu’elles avaient donc le droit de prodiguer leurs conseils, se posant elles-mêmes en exemples et se donnant raison en toute occasion. Alice, du moins, possédait de remarquables capacités d’administrateur et sa mission en Afrique avait été marquée de ses vigoureuses interventions, mais aucune des deux sœurs n’avait ce qu’on appelle de l’humilité. Mary, malgré son actuel état déficient, était encore la moins humble des deux.

Elle s’était à présent mise sur son séant, à son ancienne manière décidée. Alice avait beau faire d’envahir sa maison, même si cette maison n’était plus que Throstle Cottage, avec à peine quatre chambres à coucher, alors qu’elle avait toujours habité le château. Les temps (et les domestiques) n’étaient plus ce qu’ils avaient été, il est vrai ; les revenus étaient restés les mêmes dans un monde où tout coûtait de plus en plus cher, mais la maison d’une femme anglaise sera toujours son château ; il suffit d’une femme pour la diriger.

– Apporte la boîte, Alice, dit-elle d’un ton impérieux, intervenant à sa manière après la demande de Miss Whittaker. Et tire les rideaux, s’il te plaît, pendant que tu es là. Le soir tombe déjà.

Elle avait raison. Déjà le jardin s’emplissait d’ombres. Les arbres, toujours en feuilles, car on n’était encore qu’en octobre, s’inclinaient mollement l’un vers l’autre sous le vent qui augmentait doucement.

– Cela fera tomber les feuilles, songea Alice Norrington. Il faudra nous occuper du jardin et faire un feu de joie.

Comme si Mary avait deviné ses pensées, elle dit :

– Il faudrait mettre une nouvelle bûche sur le feu, chère Alice. Veux-tu être assez bonne pour le faire ?

Alice s’exécuta avec un rien de mauvaise grâce, posant d’abord la boîte sur son fauteuil. La sévère crise cardiaque qu’avait subie Mary n’avait en rien adouci son cœur à présent malade. Elle restait l’autocrate qu’elle avait toujours été. Bien plus, en fait, car son état de convalescente lui donnait certains droits et privilèges dont elle n’hésitait pas à user et abuser. Quoi qu’il en fût, il était étrange et assez peu naturel, en somme, de voir Mary aussi décrépite. La peau de son visage était grise, bien qu’elle se fût efforcée de la rendre plus avenante par un discret maquillage ; l’arrivée des deux personnages l’avait mise dans tous ses états.

Le médecin lui avait dit sans autres précautions qu’elle jouait à présent son sort à quitte ou double. Il y avait pour elle assez peu de chances qu’elle pût encore jamais mener une vie normalement active. Cette attaque était venue sans le moindre avertissement. Depuis son enfance, Mary n’avait jamais eu la moindre maladie, aussi brève qu’elle pût être. Quant à Alice, elle pensait que sa sœur n’était pas plus malade qu’elle-même. Les Norrington étaient d’une bonne race tout à fait saine.

Elle eut un sourire plutôt morose, se leva en brossant sa robe de tweed d’un geste qui lui était habituel. Ellen Whittaker s’était emparée de la boîte. Elle la tenait à présent sur ses genoux et, de l’endroit où elle était, Alice pouvait la voir nettement. Cela confirma sa première impression : c’était vraiment une pièce magnifique. Elle était faite d’un bois dur inconnu, foncé ; ses sculptures étaient polies par l’âge et le soin qu’on en avait pris, jusqu’à acquérir un subtil éclat ; elle mesurait environ 32 cm sur 22, et 9 cm de haut ; elle était munie d’un couvercle à charnière et d’une serrure. La clef manquait, mais ce n’était qu’un infime défaut ; le couvercle et les côtés de la boîte étaient si merveilleusement sculptés que ç’aurait été une aubaine de la trouver dans une vente de charité, même si elle avait été en mauvais état. Mais qui pouvait bien avoir abandonné une telle œuvre d’art à une vente de charité ?

– Le major Murphy, dit Mary quand on lui posa la question. Je ne crois pas que tu l’aies connu, Alice. Les Murphy ne sont venus s’installer ici que depuis ton départ. Ils avaient loué la Maison Rouge avec un bail de sept ans, renouvelable. Tous, nous les aimions bien. Stella Murphy était une jardinière hors ligne ; son jardin était admirable. Dommage que les nouveaux locataires l’aient négligé à ce point !

– De nouveaux locataires ? Les Murphy n’avaient donc pas achevé leur bail ?

– Ma chère, c’est une chose terrible : Stella est morte inopinément.

– Mon Dieu ! s’exclama Alice. C’est vraiment tragique !

– Tu peux le dire ! Elle s’est enfoncé dans le doigt la pointe d’un de ses outils de jardinage. C’était une toute petite blessure, je l’ai vue de mes propres yeux. En moins de quarante-huit heures, elle était morte. Le tétanos... Je n’avais jamais entendu parler d’une chose aussi affreuse...

Alice fit, comme il se devait, écho à sa sœur, mais Miss Whittaker, qui avait vu et entendu bien des choses affreuses, resta imperturbable. Tout en examinant la boîte avec attention, elle se contenta de dire :

– Le major vous a-t-il dit d’où venait cette boîte ?

Je ne crois pas qu’il le savait, répondit Mary. En réalité, elle appartenait à Stella. J’ai pensé que le major avait montré peu de cœur en mettant à la vente de charité un objet qui avait appartenu à sa femme, morte depuis peu de temps. Mais peut-être a-t-il seulement voulu aider l’église de son mieux, car la pièce en valait la peine. Il quittait la région. Je lui ai demandé à combien il estimait la boîte et il m’a répondu qu’une livre ferait l’affaire, et que ce serait même trop. J’ai fini par offrir trente shillings. Je n’ai jamais songé à lui demander d’où il tenait cette boîte, mais j’ai l’impression que c’est quelque chose de chinois.

Miss Whittaker secoua la tête, d’un air décidé :

– Ce n’est pas chinois, dit-elle, j’en suis tout à fait certaine. Ce serait plutôt tibétain.

Les deux sœurs la regardèrent avec étonnement :

– Ellen, comment pouvez-vous savoir ? demanda Alice.

– J’ai été, répondit Miss Whittaker, aux Indes avant d’aller en Afrique. Je suis restée un certain temps dans le Népal. C’est à la frontière tibétaine. J’ai vu beaucoup d’objets d’art tibétains.

– Si vous savez lire la langue, dit Mary, il y a une inscription sur le fond. J’ai posé la question au major Murphy et il m’a dit qu’il ne savait pas ce que ça signifiait. Je suis sûre qu’il mentait, en quelque sorte. C’est probablement quelque chose de pas très joli.

– Les sculptures n’ont pas l’air particulièrement érotiques, fit observer Alice, qui montrait un intérêt évident. Franchement, je dirais plutôt qu’elles ont quelque chose de menaçant.

L’adjectif paraissait juste et avait de quoi troubler. Le couvercle était occupé sur toute sa surface par un dragon rampant, la tête entourée d’une sorte de barbe ou de volant. Ses yeux devaient, à l’origine, avoir été faits de pierres précieuses, mais les orbites étaient à présent vides. Deux longues touffes de poils sortaient de la face, pareilles à des moustaches de mandarin. La tête et le corps étaient couverts d’écailles de poisson et une rangée de piquants courait le long de l’échine. Une des pattes de devant était levée comme pour frapper, avec, comme aux autres pattes, des griffes à l’aspect redoutable. Le corps ondulait de façon menaçante à travers tout le couvercle. La queue dressée, fouettant à la verticale, était terminée par une méchante petite barbelure. Les côtés de la boîte étaient ornés de dragons plus petits, taillés en profil, mais également excités. Deux dragons se faisaient face sur la longueur de la boîte ; sur le petit côté, un seul dragon fixait le monde extérieur.

– Il n’y avait aucune raison que le major ne sût traduire l’inscription, poursuivit Alice. Crois-tu qu’il l’ait fait ?

– Je pense qu’il aurait très bien pu le faire, dit Mary. Je crois savoir qu’il a été dans l’armée des Indes.

– Et quand as-tu acheté cette boîte ? demanda encore Alice.

– Il doit y avoir sept mois, répondit Mary. Puis, voyant le regard consterné que lui lançait sa sœur, elle ajouta : La vente de charité devait avoir lieu un samedi. On nous apporta les objets le jeudi, pour nous laisser le temps de les marquer et de fixer les prix, le vendredi. J’ai donc acheté la boîte un jeudi. Trois semaines plus tard, j’avais mon attaque. Je me le rappelle sans chercher : cela fait sept mois en tout depuis le jour où j’ai acheté la boîte. C’est bien dommage que je n’aie pas eu plus de temps, ajouta-t-elle, car je pensais faire remettre les yeux du dragon. Des rubis, peut-être, très petits, mais enfoncés et flamboyants.

Elle fut interrompue par un cri poussé par Ellen Whittaker, en train de regarder avec attention le dessous de la boîte.

– Qu’y a-t-il ? fit Alice. Un clou qui dépasse ?

– Non, non, pas du tout. C’est... c’est cette inscription.

– Vous savez donc la lire ?

– J’ai peur que oui.

Mary battit des mains avec une expression de triomphe digne d’un enfant :

– Ah ! je suis bien contente. Il y a si longtemps que je voulais savoir.

– Vous ne serez plus si contente quand vous saurez de quoi il s’agit.

– Est-ce vraiment si inconvenant ?

– Il vaudrait peut-être mieux, dit Ellen d’un ton soucieux.

Elle posa la boîte par terre en faisant un mouvement imperceptible pour s’en éloigner.

– C’est vraiment tibétain, les informa-t-elle. La boîte d’un sorcier tibétain, dans laquelle il gardait les instruments de son art à l’abri des regards curieux.

– Une sorte de boîte de prestidigitateur ? suggéra Alice.

– Oh ! c’est bien plus sinistre que cela. Personne jusqu’à présent n’a pu expliquer le pouvoir de cette sorte de magiciens. Nos idées rationnelles n’y peuvent suffire. Ils peuvent bénir ou maudire avec une même efficacité. Cette inscription est tout simplement une malédiction.

– Oui, dit Alice, ces gens sont terriblement superstitieux.

Elle n’était pas loin de penser à une croisade.

Miss Whittaker lui répondit sèchement :

– Il ne s’agit pas du tout de superstition. Vous n’avez pas besoin de croire à leur magie pour en devenir la victime.

– Même en Angleterre ? s’informa Mary.

Miss Whittaker ne se donna pas la peine de lui répondre. Elle avait vu les sorciers tibétains à l’œuvre. Mais les demoiselles Norrington, plus jeunes et moins expérimentées, demandaient de nouveaux détails à grands cris.

– Pourquoi cette malédiction ? demanda Alice.

– Pour le cas, répondit son amie, où la boîte serait volée. L’art du sorcier passe de père en fils. Et nul autre ne peut toucher à cette boîte. On ne peut la posséder que si elle a été volée d’une façon ou d’une autre. D’où cette malédiction sur tous ceux qui la posséderont en dehors du sorcier.

– J’aime bien ça ! s’exclama Mary Norrington avec emportement. Je l’ai honnêtement acquise et l’ai payée un bon prix.

Elle était d’autant plus furieuse qu’elle savait bien qu’il n’est pas tout à fait moral d’acheter un objet d’une vente de charité avant que celle-ci ait vraiment commencé. Elle se rappelait que le major Murphy lui avait jeté un drôle de regard, à l’époque.

– Je n’ai pas du tout agi malhonnêtement en achetant cette boîte, dit-elle en prenant une attitude de défense.

– Comment le major Murphy avait-il mis la main sur cet objet ?

 – Eh bien, je vous l’ai dit : il appartenait à Stella.

– Ah oui ! cette dame qui est morte du tétanos...

Miss Whittaker se leva brusquement, serrant ses mains dans son dos, les jambes écartées. Elle paraissait extrêmement peu à sa place parmi les meubles de chintz, à l’heure du thé, à Throstle Cottage, décharnée et jaunie qu’elle était par ses séjours sous les tropiques. C’était réellement frappant.

– Mary, dit-elle en mettant dans sa voix toute l’insistance dont elle était capable, il faut absolument que vous vous débarrassiez de cette boîte qui porte malheur.

– Je n’en ferai rien. C’est un de mes objets préférés.

– Si vous ne le faites pas, vous serez morte avant six mois.

– Qu’est-ce que vous racontez là, Ellen ! Il n’y a pas de rapport entre cette boîte et moi.

– Il y a tout simplement que l’inscription promet la mort dans les douze mois aux propriétaires illégitimes. Pour vous, six mois ont déjà passé.

Il y eut un moment de silence horrifié. Puis Mary Norrington eut un accès de rire.

– Ma chère Ellen, vous n’allez pas me dire que vous croyez à ces bêtises. Vous êtes une missionnaire chrétienne !

– Le christianisme n’a rien à voir avec ça, répondit Miss Whittaker, d’une voix ferme. Ces sorciers ont un curieux pouvoir sur les forces naturelles. Le corps humain y est aussi sujet que n’importe quoi. Je n’ai pas besoin d’attirer votre attention sur la bizarre coïncidence qui a fait que vous avez eu votre crise cardiaque trois semaines après l’achat de la boîte. Je vous supplie de vous en débarrasser avant qu’il vous arrive d’autres malheurs – car ils se produiront sans le moindre doute.

Sa sincérité était si évidente que Mary se prit à hésiter. La crise cardiaque qui s’était abattue si cruellement sur elle était venue comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Jamais aucun membre de la famille n’avait eu une maladie de cœur et Mary avait toujours eu une santé de fer. Son médecin avait été incapable de lui donner une explication, bien qu’il lui eût assuré que son cas n’était pas un cas unique. Mais ce qui était plus troublant, c’est que sa convalescence était loin d’être satisfaisante. Depuis six mois, elle était toujours aussi faible qu’un chaton, et cela ne manquait pas de la préoccuper.

Quoi qu’il en soit, elle n’avait pas l’intention de se laisser influencer par les superstitions d’Ellen Whittaker, à qui elle ne pouvait pardonner de donner de l’importance à ces pratiques des païens.

– Je ne vois pas, dit-elle d’un air condescendant, comment je puis donner la boîte à quelqu’un à présent que vous m’avez fait connaître la nature de la malédiction. Cela équivaudrait bien sûr à une intention de meurtre. Je ne crois pas que je pourrais me pardonner cela.

– La meilleure chose à faire, suggéra Miss Whittaker, serait de la renvoyer au Tibet, en espérant qu’elle tombera en de bonnes mains.

– Comment déclarer cela à la douane. Et puis, comment envoyer quelque chose au Tibet ?

– J’ai un ami aux Indes, qui pourrait nous aider.

– Pourquoi faire tant d’histoires ? demanda Alice Norrington.

Elle avait écouté, mal à l’aise, les explications de son amie, qui répondaient en quelque sorte à ses propres inquiétudes. Sa religion et sa raison s’opposaient, il est vrai, à de telles choses, mais il n’en restait pas moins que sa sœur était inexplicablement malade. Et il y avait eu cette autre victime, la dernière, Mrs. Murphy. Dans les deux cas, il pouvait bien sûr y avoir eu une simple coïncidence. Tout compte fait, tout cela était bien désagréablement étrange.

Mais Alice était une nature directe, sans complications. Jamais elle n’usait de voies détournées. Elle avait l’habitude d’aller jusqu’à la racine de n’importe quel problème et ses solutions étaient toujours effectives, quoique extrêmes.

– Pourquoi se donner du mal pour renvoyer cette boîte au Tibet ? ajouta-t-elle. Pourquoi ne pas tout simplement la détruire ici même ?

Mary lui adressa un sourire approbateur :

– Une excellente idée, ma chère.

Chez Alice, l’action suivait toujours immédiatement la parole :

– Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, se hâta-t-elle de dire, je vais m’en occuper à l’instant. Il y a certainement une hachette dans la cave. Je vais en faire immédiatement du bois à brûler.

Mais Miss Whittaker avait soudainement pâli :

– Je n’en ferais rien, Alice, si j’étais à votre place.

Les deux sœurs lui jetèrent un regard consterné :

– Ellen, qu’y a-t-il ? Vous ne vous sentez pas bien ?

– Il ne s’agit pas de cela, mais vous ne pouvez toucher à cette boîte. C’est dangereux.

– Vous devriez vraiment nous expliquer.

– Cette inscription dit encore autre chose, murmura Miss Whittaker. Elle dit que quiconque détruira la boîte sera détruit à son tour.

– On ne peut donc ni la garder ni la détruire. Que faut-il donc en faire, puis-je vous le demander ?

Miss Whittaker secoua la tête, d’un air désarmé :

– Tout ce que vous pouvez faire, c’est de la renvoyer d’où elle vient.

– Pur non-sens, Ellen ! dit très fermement Alice. Vous ne pouvez vraiment pas vous abandonner à ces superstitions. Vous ne vaudrez bientôt pas beaucoup mieux que les païens que vous êtes censée convertir. Il faut que vous extirpiez une telle erreur de votre esprit. Je vais me rendre à la cave et vous débarrasser à jamais de cette ridicule boîte magique du Tibet. Non, non, ajouta-t-elle, sur un geste de protestation de son amie, n’essayez pas de me retenir. Ma décision est prise.

– Vous le regretterez, murmura Ellen Whittaker. Vous le regretterez toute votre vie, ou durant le temps qu’il vous en restera.

Alice Norrington ne se donna pas la peine de répondre et, un instant plus tard, on l’entendit descendre l’escalier de la cave. La cave se trouvait immédiatement sous le salon, et on pouvait l’entendre bouger, disposant le billot, puis il y eut un grand bruit quand la hache tomba. Mary Norrington fit un bond, comme si la lame l’avait elle-même atteinte ; quant à Miss Whittaker, elle montrait le calme du désespoir. Cependant, quand elles entendirent les premiers coups de la hachette, elles eurent toutes deux un air visiblement soulagé.

– Quand on est malade, dit Mary, comme pour s’excuser, un rien vous agite...

– Quand on a passé de longues années à la frontière du Tibet, répondit bravement Miss Whittaker, on oublie qu’il existe d’autres normes en Angleterre.

Elle n’avait pas fini de parler que les deux femmes furent soudain paralysées par un terrible cri rauque qui monta de la cave, un cri animal d’angoisse, de douleur et de crainte. La voix était bien celle d’Alice Norrington. Un instant plus tard, elles l’entendirent remonter en trébuchant l’escalier.

En un clin d’œil, elles furent toutes les deux sur leurs pieds, mais Miss Whittaker fut la première à la porte. La porte de la cave s’ouvrait dans le hall de Throstle Cottage. Alice Norrington était presque parvenue au haut de l’escalier. Elle était restée silencieuse depuis cet inexplicable cri de terreur, mais on l’entendait haleter. Mary, la face blême, s’appuyait sur la table du hall. Ce fut Miss Whittaker qui s’avança vers la porte de la cave.

Elle avait fait la moitié du chemin, quand Alice apparut. Ses traits étaient pétrifiés ; du sang jaillissait avec force d’une de ses mains, à laquelle il manquait à présent trois doigts ; ses yeux exorbités regardaient sans voir dans l’espace.

Avec un petit cri, Mary cacha son visage dans ses mains, mais ce n’était pas la première fois qu’Ellen Whittaker avait à faire face à des cas d’urgence. Elle avait vu en face la mort violente, des corps tordus et brisés ; son bon sens et son énergie ne furent pas, cette fois, mis en défaut. Avant même d’être remise de son émotion, elle sentit son esprit actif comme toujours. Elle lança son corps en avant, tout en jetant des ordres :

– Calmez-vous, Alice, ne soyez pas effrayée. Mary, le docteur, vite ! Non, donnez-moi des serviettes avant de téléphoner. Il faut faire immédiatement un tourniquet. Tenez la tête baissée, Alice, vous vous sentirez mieux. Nous ne vous laisserons pas mourir.

Moitié la portant, moitié la tirant avec elle, elle déposa Alice sur le point de se trouver mal dans un fauteuil. Mary formait déjà le numéro du docteur au moment où elle obturait l’artère du poignet. À son grand soulagement, les jets de sang s’arrêtèrent, bien qu’Alice continuât à saigner abondamment. La blessée gémissait bruyamment et faisait des efforts pour se redresser dans son fauteuil. Miss Whittaker la rassura :

– Tout va bien, mais il vaut mieux que vous ne regardiez pas.

Alice ne tint aucun compte de l’injonction. Ses yeux avaient toujours une expression affolée. Du salon, on entendait faiblement venir la voix de Mary au téléphone :

– ... ma sœur... un accident... venez immédiatement...

Brusquement, Alice agrippa le bras d’Ellen avec une force insoupçonnée. Le bout de ses doigts était froid sur la peau de son amie.

– C’est la boîte, dit-elle d’une voix basse et rauque. Elle a bougé quand je me suis mise à frapper et elle a attiré mes doigts sous la hache. Sans quoi, ce ne serait pas arrivé. Mais la boîte s’est mise à bouger, et je ne pouvais l’arrêter. Croyez-moi, Ellen, la boîte bougeait d’elle-même !

 

 

Quand Alice fut à l’hôpital, Miss Whittaker resta à Throstle Cottage, dans une position qu’elle estima très vite être celle d’une dame de compagnie non rétribuée. Il n’y avait pas de doute que Mary eût été fortement ébranlée par ce qui était arrivé à sa sœur. Il n’y avait pas moins de doute que cela risquait de provoquer chez elle une nouvelle crise cardiaque qui pouvait s’avérer fatale, mais cela n’était pas sûr et ne justifiait pas entièrement l’état de servitude que Mary attendait clairement d’Ellen Whittaker. Au bout de la première semaine, celle-ci en avait assez de la tyrannie de son hôtesse, mais surtout de son patronage, qui était, s’il se peut, pire encore.

Cela avait commencé avec l’aspect extérieur de Miss Whittaker. Mary n’avait aucun scrupule à faire ses remarques à ce sujet. Bien sûr, Miss Whittaker n’avait pas manqué de noter la ressemblance qui existait entre les deux sœurs, si ce n’est qu’Alice avait dépensé son énergie dans les missions lointaines, tandis que sa sœur poursuivait des buts moins importants à deux pas de sa maison. Mais celle-ci appliquait les mêmes méthodes brutales, avec des résultats peut-être bien comparables, car, bien qu’Alice fût très forte pour convertir les gens, Miss Whittaker se demandait dans quelle mesure elle était capable de changer les cœurs. Elle était à moitié amusée, à moitié horrifiée de se voir céder aux exigences de Mary, se mettant, pour la première fois depuis vingt ans, du cold cream sur la figure et donnant à ses cheveux secs un bain d’huile avant de leur appliquer un shampooing spécial. Elle se consolait en se disant qu’elle agissait ainsi pour l’amour de son amie Alice, mais elle était trop honnête pour accepter tout cela pendant bien longtemps. Elle le supportait, en attendant, pour avoir la paix et la tranquillité. Les convertis d’Alice faisaient sans doute de même.

De penser à Alice comme camarade de combat lui remettait dans l’esprit le côté tragique de toute l’affaire, car, avec sa main estropiée, il y avait assez peu d’apparence qu’Alice fût reprise dans le service actif des missions. De plus, son système nerveux avait subi un choc sévère et la femme tendue, enfiévrée qui posait, comme une griffe, sa main valide sur le bras de Miss Whittaker, chaque fois qu’elles étaient seules, la suppliant de se débarrasser de la boîte tibétaine était quelqu’un de très différent de la collègue débordante d’activité et peu sujette aux rêveries qu’Ellen avait toujours connue. D’un accord commun, elles avaient décidé de ne pas souffler mot de tout cela à Mary, qui n’avait pas la moindre idée de ce que sa sœur avait dit de la boîte.

Mary, pour sa part, avait, en effet, tendance à dénier tout caractère surnaturel à l’accident.

– Alice, proclamait-elle, s’est toujours voulue trop pratique. Il était inévitable qu’elle devrait, un jour, reconnaître ses limites. Quoi ! Elle n’a même jamais été capable de nous couper une fine tranche de pain ! C’était pure folie de sa part de s’attaquer à un bois aussi dur.

Miss Whittaker se dit qu’elle exagérait à peine, bien que ce ne fût pas Mary qui s’était aventurée dans la cave, qui s’était vue couverte de sang comme une bête à l’abattoir et avait rapporté la boîte à laquelle ses doigts adhéraient par le sang coagulé. S’il en avait été ainsi, pensait Miss Whittaker, dans un soudain accès de mauvaise humeur, elle n’aurait pas eu le courage de replacer la boîte à sa place habituelle, au salon, où sa présence incongrue était à présent soulignée par cette entaille, due à la hache, sur le bord du couvercle. Ellen se demandait si Mary serait assez insensible pour laisser l’étrange objet à cet endroit quand sa sœur sortirait de l’hôpital. Miss Whittaker craignait qu’il en serait bien ainsi.

Aussi se sentit-elle considérablement étonnée et soulagée quand, un après-midi, à son retour d’une visite qu’elle avait faite à Alice, elle constata que la boîte avait quitté sa place sur la table en bois de rose, près de la fenêtre. Avant qu’elle ait pu s’enquérir du pourquoi, Mrs. Forrest fit son entrée dans la pièce pour lui dire que Miss Mary était alitée dans sa chambre.

– C’est grave ? demanda Miss Whittaker, qui craignait un nouveau désastre.

– Le curé est venu, et puis elle s’est sentie mal. Elle vous demande de venir la voir.

Les visites du curé n’avaient généralement rien de déprimant. Miss Whittaker se hâta d’aller s’assurer de ce qui s’était passé. Après avoir frappé à la porte de la chambre à coucher – l’ancienne salle à manger, du fait que Mary avait à présent du mal à monter l’escalier – elle la trouva, assise dans son lit, avec la même expression de nervosité angoissée que chez sa sœur blessée.

– Que se passe-t-il ? demanda Miss Whittaker, sans mettre dans sa question une intonation particulière.

– J’ai eu un choc très violent. Cela veut dire que vous aviez raison au sujet de la boîte, Ellen. Il faut que nous nous en débarrassions le plus tôt possible.

Miss Whittaker se demanda ce que le curé pouvait bien avoir à faire avec cette histoire. Mais déjà Mary la mettait au courant :

– Nous avons parlé de l’accident d’Alice, dit Mary Norrington d’une voix faible, et je lui ai rappelé ce que vous aviez dit de la boîte, comment elle avait dû d’abord être volée, car de tels objets passent ensuite d’une main à l’autre. Il m’advint de demander au curé s’il avait la moindre idée comment cette boîte avait pu devenir la possession de Stella. À ma grande surprise, il était parfaitement renseigné. Il me dit que Stella l’avait héritée de son père six mois avant sa propre mort.

– Un ancien bien de famille ? s’enquit prudemment Miss Whittaker, bien qu’un pincement au cœur lui dît que tel n’était certainement pas le cas.

– Pas du tout. Le vieillard l’avait acquise dans une vente publique sans le savoir. Il collectionnait les antiquités et ce qui l’avait intéressé, c’était un bureau à rouleau en acajou. Quand le meuble fut remis à l’acheteur, on découvrit notre boîte dans un des tiroirs. Le commissaire-priseur dit alors que l’objet faisait partie du lot. Mais cela n’intéressait pas du tout le père de Stella qui mit la boîte au grenier où elle fut retrouvée après sa mort. Car lui aussi, Ellen, mourut un an à peine après avoir acheté la boîte. Il prit une pneumonie à laquelle son cœur ne put résister. Il me semble donc bien que vous aviez raison en nous parlant de cette malédiction. Vous serez de mon avis quand vous aurez entendu le dernier détail.

» Je vous ai dit que le père de Stella avait acheté la boîte tout à fait par hasard dans une vente publique. Eh bien, savez-vous où cette vente a eu lieu ?

– Je peux le deviner, dit Miss Whittaker à mi-voix. Mais Mary ne semblait pas l’entendre.

– Le propriétaire de la maison avait été tué dans une collision d’autos, murmura-t-elle. Sa veuve mit tout en vente. J’ignore depuis combien de temps il possédait la boîte et qui l’avait possédée avant lui, mais je suis certaine que la boîte est la cause de tout. Tant de morts successives ne peuvent être attribuées à une simple coïncidence. J’ai été folle de ne pas vous avoir crue plus tôt. Cet objet a visiblement un caractère malfaisant. J’ai dit à Mrs. Forrest de le mettre dans la remise du jardin.

– Cela ne vous sauvera pas, dit automatiquement Miss Whittaker.

Mary Norrington lui agrippa le bras :

– Mais qu’est-ce donc qui me sauvera ? Nous ne pouvons pas donner cette boîte sous peine d’apporter le malheur aux autres, et nous savons ce qui est arrivé à Alice quand elle a essayé de la mettre en pièces. Elle est, comme j’ai dit, plutôt maladroite, mais je ne voudrais pas que quelqu’un suive le même chemin. Comment donc pouvons-nous nous débarrasser de cet objet de malheur ? Ou dois-je, moi, mourir comme ses autres propriétaires ?

– Nous pouvons le brûler, dit lentement Miss Whittaker. La magie est, à ce qu’on dit, impuissante contre le feu.

– Comme on brûlait les sorcières au moyen âge ?

– Oui, dit Ellen, c’est un peu cela.

– Et seriez-vous prête à vous charger de cet autodafé ? Ce ne serait pas dangereux pour vous ?

Miss Whittaker eut un regard pensif :

– Oui, je le ferai. Je suis, du moins, prête à essayer. Mais pas dans la maison, plutôt au jardin. Je le ferai demain si le temps s’y prête.

Mary Norrington, visiblement soulagée, s’appuya à ses oreillers.

– Chère Ellen, dit-elle, que ferais-je sans vous ? Vous êtes la plus forte de nous deux. Et je crois que vos cheveux sont plus beaux depuis que vous avez pris ces bains d’huile. Il faudra recommencer un de ces jours.

Pour une fois, Miss Whittaker fut heureuse de parler de son aspect extérieur, plutôt que de la boîte maléfique. Elle ne tenait pas à avouer à Mary Norrington que sa connaissance de la sorcellerie était plus grande qu’elle ne l’avait dit elle-même. Car Ellen Whittaker avait un esprit aventureux et pour rien au monde, elle ne se fût laissé arrêter par les limites de la religion chrétienne si quelque chose d’autre lui paraissait valoir la peine d’être examiné de près. Au Népal, elle s’était liée d’amitié avec un sorcier qui, en plus de bien d’autres choses, lui avait enseigné un signe secret qui – il le certifiait – la protégerait de tout danger si quelqu’un, quel qu’il soit, lui jetait un sort. Miss Whittaker avait, comme il se doit, témoigné sa reconnaissance au sorcier, car elle avait vu à l’œuvre la magie tibétaine. Mais elle avait été, peu après, appelée en poste en Afrique, et elle n’avait jamais eu l’occasion de se servir du signe magique. Elle s’en était réjouie pour différentes raisons, dont la moindre n’était pas qu’elle eût trouvé cela incompatible avec sa propre religion. S’instruire de la magie des indigènes était une chose ; se soumettre à leurs rituels en était une autre. Pour cette raison, elle n’avait jamais fait allusion à ce qu’elle avait appris ; en fait, elle avait à moitié oublié tout cela, quand la destruction de la boîte tibétaine s’était avérée d’une impérieuse nécessité et qu’elle avait décidé que cette tâche lui incombait personnellement. Car elle seule, en ce lieu, avait le pouvoir de se rendre maître de cette magie, à condition qu’elle usât du seul agent efficace, le feu.

 

 

Le lendemain, le temps était beau, presque sans vent. Miss Whittaker décida de faire son feu de joie après le lunch. La matinée se passa en préparatifs, car il fallait que tout se passe le mieux possible. Elle amassa des feuilles et des branches mortes, des tiges de chrysanthèmes et des fleurs fanées, auxquelles elle ajouta du bois à brûler pris à la cave, de vieux journaux et une briquette imprégnée de paraffine. Le bûcher était construit dans l’angle des murs où ne poussaient pas d’arbres fruitiers, car il ne fallait faire du tort à aucune chose vivante.

Il n’empêche que Miss Whittaker éprouvait un certain malaise que son bon sens habituel était incapable de dissiper. Ce fut probablement cela qui lui fit placer deux seaux d’eau à portée immédiate du feu qu’elle allait allumer. Elle comptait bien limiter les risques avec ces pratiques de sorcellerie, mais l’un au moins résidait dans sa propre inexpérience. Elle se sentit soulagée en apprenant que Mary Norrington n’assisterait pas à l’incinération et qu’elle ne regarderait même pas de la fenêtre de son salon. Cela signifiait que personne n’assisterait à l’opération, car la maison la plus proche se trouvait à une certaine distance. Mrs. Forrest rentrait chez elle à deux heures trente. Quoi qu’il pût arriver, nul ne serait là pour le voir. S’il lui fallait absolument recourir à la magie, Miss Whittaker pourrait le faire en secret et toute seule.

Tout compte fait, elle espérait bien que ce ne serait pas nécessaire et prenait toutes ses précautions. En plus des deux seaux d’eau, elle s’équipa de pincettes et d’un ringard. De gros souliers et des chaussettes épaisses protégeaient ses pieds et ses chevilles et, dans de lourds gants à crispins, ses mains étaient à l’abri. Sa robe en tweed et son cardigan en shetland la protégeaient de même. Elle avait noué sur sa tête une écharpe en forme de turban d’où pas une mèche ne dépassait. Le turban avait une double raison d’être, cet après-midi-là, car, outre qu’il protégeait ses cheveux contre les cendres incandescentes, il cachait également leur aspect gras, car elle les avait soumis, le matin même, à un des traitements à l’huile conseillés par Mary Norrington et qui devait être suivi par l’application d’un nouveau shampooing spécial.

L’après-midi vint enfin et Mary s’était retirée pour prendre du repos. Serrant contre elle la boîte comme un être vivant, Ellen Whittaker sortit en conspirateur de la remise du jardin. Le soleil répandait une chaleur presque estivale. Elle avait très chaud sous ses lainages. Aussi l’idée d’un feu ardent lui était-elle intolérable, et elle eut soudain une forte envie de tout laisser là. Les durs contours de la boîte la rappelèrent au sens du devoir. La laisser intacte signifierait la mort certaine de Mary Norrington ou de quelque autre innocent possesseur. Il n’y avait rien à faire : la boîte devait être détruite. Le bois qui se consumerait n’avait rien que d’un processus tout naturel. Il n’y avait donc pas la moindre raison qu’elle éprouvât cette peur grandissante. De plus, si le pire arrivait et qu’il y eût des manifestations surnaturelles, elle n’avait qu’à faire le signe que lui avait appris le sorcier tibétain. Le sorcier lui avait assuré qu’il était infaillible et que toute menace, quelle qu’elle fût, reculerait devant lui à l’instant. Elle était probablement la seule personne en Angleterre capable de brûler la boîte en toute sécurité. Les mains tremblantes, elle s’agenouilla et alluma le bûcher.

La briquette à la paraffine prit immédiatement feu, de même que le papier, puis le bois mort s’alluma en un vif brasier. Les branches mortes prirent également et certaines des feuilles mortes crépitèrent. L’odeur de ce feu d’automne emplit l’air. Le feu était bâti haut au centre pour supporter une couche de bûches. Miss Whittaker approcha et plaça la boîte tibétaine au sommet du brasier, puis elle se retira avec un halètement nerveux.

Le feu continuait à brûler avec un vif éclat, des crépitements et une pluie d’étincelles. Puis, quand il se mit à lécher les feuilles humides, les tiges et les fleurs fanées, de la fumée s’en dégagea. Miss Whittaker recula en toussant. Elle ne s’était pas attendue à une odeur aussi âcre. Le feu, d’ailleurs, brûlait moins vivement. La lumière de l’après-midi sembla soudain couverte. Levant les yeux, elle fut étonnée de voir la fumée monter en denses nuages noirs au-dessus de sa tête, formant au-dessus d’elle une sorte de tente qui occultait le ciel et la lumière du soleil, tandis qu’elle continuait à monter en volutes avec un curieux mouvement serpentin, si noire qu’elle paraissait avoir de la substance et obéir à une certaine volonté.

La boîte était restée intacte au centre du feu, qui s’effondrait à présent en cendres. Pour autant que Miss Whittaker pouvait voir, les flammes ne l’avaient même pas touchée. Elle tisonna nerveusement au moyen du ringard, faisant tomber la couche de bûches, qui culbutèrent en crépitant, renversant la boîte sur un de ses côtés. La fumée devenait de plus en plus âcre, coupant la respiration. Les yeux de Miss Whittaker s’emplirent de larmes et elle mit un mouchoir devant son nez.

Ce fut sans doute sa vision brouillée qui lui fit voir, dans les volutes de fumée, une forme vaguement familière. La double courbe se repliant sur elle-même, avec une patte levée, n’était-ce pas le dragon de la boîte ? Elle s’essuya les yeux, se reprochant ses nerfs surtendus, et regarda à nouveau. Mais – bien sûr – c’étaient là des écailles ! Noir et sinueux et presque immobile, le dragon se dressait hors du bûcher. Les terribles pattes à quatre griffes s’étendaient en tâtonnant. Sa tête, à présent de profil, se mouvait légèrement d’un côté à l’autre. Miss Whittaker voyait clairement l’espèce de barbe entourant sa mâchoire et sa gorge. Les moustaches de mandarin, plus longues et plus fines qu’elle ne se les rappelait, s’évanouissaient en tortillons de fumée. De temps à autre, une bouffée sortait des naseaux flamboyants, largement ouverts. Chaque fois que la gueule caverneuse s’ouvrait, il en sortait une bruyante éructation de fumée.

Le dragon semblait viser quelque chose. Son corps fit de soudaines embardées dans les airs. C’était vraiment comme s’il jouait à colin-maillard avec un ennemi qui, heureusement pour lui, n’était jamais présent. Car les intentions hostiles du dragon ne laissaient pas le moindre doute. Les redoutables griffes étaient faites pour déchirer et l’animal fabuleux était si grand qu’il aurait mis en pièces un buffle adulte aussi facilement qu’un rat.

Miss Whittaker l’observait avec une fascination horrifiée. Elle n’avait jamais rien vu de pareil. C’était la sorcellerie tibétaine pour de bon, et le dragon s’y prêtait volontiers. Et elle-même était sa première cible ! Instinctivement, elle recula d’un pas. C’était bien de connaître le signe qui ferait échec à la sorcellerie tibétaine, encore fallait-il savoir s’en servir. Elle plia les doigts dans la position qui lui avait été indiquée. Au moins, elle n’avait pas oublié ce qu’il fallait faire. C’était un réconfort de se dire qu’on avait un pouvoir sur ce dragon si terrible et noir.

Une brindille cassa derrière elle. Comme s’il avait entendu, le dragon tourna la tête. Le long cou ondula légèrement. À l’autre extrémité de la bête, la queue barbelée cingla l’air. La fumée dont était fait le dragon avait à présent complètement masqué le ciel. Le vif éclat des flammes était remplacé par la faible lueur de cendres brasillantes. Un vent sembla soudain s’être levé. Il souleva la barbe qui entourait la mâchoire du dragon. Les moustaches de mandarin s’étendirent en largeur. Les naseaux distendus frémissaient, car le dragon cherchait à sentir sa proie.

Soudain, la tête arrêta ses mouvements giratoires. Malgré la fumée, la bête avait senti l’odeur de Miss Whittaker. Avec une effrayante torsion de ses anneaux et circonvolutions, elle se mit debout dans toute sa hauteur. Les griffes étaient pleinement étendues. À un bon mètre au-dessus de la tête d’Ellen, la face barbue regardait de haut. On y lisait une indescriptible menace. Malgré toute sa confiance, Miss Whittaker commençait à prendre peur. Elle leva la main dans le geste rituel requis et leva la tête pour rencontrer le regard du dragon. Il la regardait, méchant et impassible, de ses orbites vides.

Avec un petit cri, Miss Whittaker sauta de côté au moment où les griffes du monstre s’abattaient. Elles la manquèrent, mais elle sentit en passer le vent. Le dragon se dressa de nouveau. À présent qu’il avait capté l’odeur de la jeune fille, il paraissait impossible à celle-ci de lui échapper. Dans quelque direction qu’elle tentât de s’élancer, dans le voile de fumée, les griffes du monstre aveugle étaient toujours derrière elle. Dans son affolement, elle buta contre les seaux pleins d’eau, qui se renversèrent avec bruit. L’eau l’éclaboussa, trempant ses chaussettes et ses chaussures. Elle était épuisée et haletante. L’étouffante fumée du brasier la faisait tousser. La maison, le jardin semblèrent soudain avoir disparu. Il n’y avait plus que ténèbres et fumée.

Sur le feu, qui donnait au dragon son apparence, la boîte était toujours posée, intacte. Si seulement les flammes pouvaient la consumer, le dragon cesserait certainement d’exister. Saisissant le ringard, Miss Whittaker fit un suprême effort pour attiser les flammes, tandis que le dragon se dressait, prêt à la clouer au sol. Au dernier moment, par une adroite feinte, elle parvint à lui échapper. Une pluie d’escarbilles s’abattit sur elle. Elles couvèrent un moment dans ses lourds vêtements de laine. Le souffle coupé, Miss Whittaker réussit à les éteindre.

Un coin de la boîte avait pris feu ; le bois commençait à noircir. Le dragon, bien que toujours dangereux, paraissait rétrécir. Les volutes de fumée étaient moins volumineuses, moins denses. Mais la chaleur du feu se fit soudain insupportable. Miss Whittaker vit brusquement reparaître le soleil, la maison, le jardin, les chrysanthèmes et les pommiers, le spectacle normal en somme. Puis une escarbille incandescente tomba sur elle et enflamma ses cheveux imprégnés d’huile. Poussant des cris affreux, elle s’enfuit vers la maison.

Elle ne vit pas s’effondrer le brasier et les flammes achever de s’éteindre en plusieurs foyers isolés. Elle ne vit pas rouler par terre la boîte tibétaine. Elle ne vit que la face horrifiée de Mary Norrington, qui venait de jaillir de sa chambre dans le hall.

– Mary, au secours ! au secours ! hurla Miss Whittaker en faisant des efforts surhumains pour éteindre les flammes.

Mais Mary ne pouvait que se tenir là, les traits décomposés, agrippant le chambranle de la porte, incapable de bouger ou de parler. Elle voyait devant elle Ellen Whittaker, la tête ceinte d’une étrange couronne de flammes, la peau du crâne noircie et partant en lambeaux, le visage incroyablement tordu. L’infernale apparition avançait vers elle. La malédiction de la boîte tibétaine avait donc fait son œuvre. Avec un cri terrible, elle s’effondra dans l’embrasure de la porte. Elle était morte avant d’avoir touché le sol.

 

 

La double tragédie de Throstle Cottage, ainsi que les journaux intitulèrent la relation de ces étranges évènements, ne rassura aucunement Miss Alice Norrington quant au danger que présentait la boîte magique. Sa conviction, hautement proclamée, au sujet de cette boîte abîmée par la hache et le feu et son insistance pour qu’on la renvoyât au Tibet, par cet ami de Miss Whittaker qui résidait aux Indes, firent douter ses supérieurs de la mission évangélique de son état mental. Elle se laissa sans protester rayer des cadres. Elle vit à présent sur la côte sud, près de Worthing, et suit, une fois par semaine, des cours de psychométrie.

 

 

Elizabeth WALTER.

 

Traduit de l’anglais par Henry Fagne.

 

Recueilli dans Histoires d’objets maléfiques, 1975.

 

 

 

 

 

 

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