Les invités de Bellorius

(SCOTT-KING’S MODERN EUROPE)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Evelyn WAUGH

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

EN 194., il y avait vingt et un ans que Scott-King était professeur de lettres classiques à Granchester. Il était, lui aussi, sorti de Granchester, où il avait été nommé au sortir des études, après avoir échoué au concours de l’agrégation ; et il était resté là, perdant peu à peu ses cheveux et prenant du ventre, d’abord connu par des générations de garçons sous le sobriquet de « Scottie », puis, au cours des dernières années, pourtant encore entre deux âges, sous celui de « le vieux Scottie ». Canular passé dans les mœurs de l’école, devenu traditionnel, et dont l’ironie, teintée de cet accent nasal qui est celui de la jeunesse décadente d’aujourd’hui, prêtait à toutes sortes d’interprétations caricaturales.

Granchester n’est pas le plus célèbre des grands collèges anglais, mais il est (Scott-King eût prétendu qu’il fallait dire : était) tout à fait digne de respect. Il prend part chaque année à un match sur le terrain de cricket de Londres ; il compte parmi ses anciens élèves une douzaine d’hommes célèbres qui généralement avouent sans honte : « J’ai fait mes études à Granchester », contrairement aux garçons de moindres écoles, plutôt portés à déclarer : « À vrai dire, j’ai fréquenté une école appelée... Vous comprenez, à cette époque-là, mon père... etc. »

Quand Scott-King, encore adolescent, reparut pour la première fois comme professeur à Granchester, l’école était presque exactement partagée en deux sections : la classique et la moderne, plus un groupe de spécialistes, négligeables, et d’ailleurs négligés, qu’on appelait « la classe de l’armée ». Aujourd’hui, la situation avait changé ; sur quatre cent cinquante élèves, cinquante à peine suivaient encore le cours de grec. Scott-King avait vu ses collègues de la section classique s’en aller, l’un après l’autre ; les uns pour gagner des presbytères de campagne, d’autres le British Council et la B.B.C. ; et être remplacés par des physiciens ou des économistes venant d’Universités de province, jusqu’au jour d’aujourd’hui, où, au lieu de ne respirer que l’atmosphère intellectuelle de la première classique, il était chargé d’aller plusieurs fois par semaine gaver de Xénophon et de Salluste les enfants des classes inférieures.

Scott-King ne s’en plaignait pas. Il trouvait au contraire une saveur singulière à considérer les victoires du barbarisme, il prenait un réel plaisir à voir sa condition de plus en plus rétrécie ; car il était d’un type, inconnu dans le Nouveau Monde, mais très commun en Europe, qui est comme séduit par l’obscurité, par l’échec.

Effacé est l’épithète qui convient à Scott-King, et ç’avait été, au départ, un sentiment de parenté, de fraternité de sang en matière d’effacement, qui l’avait incité à étudier l’œuvre du poète Bellorius.

Sauf peut-être Scott-King lui-même, nul ne pouvait être plus effacé que ce Bellorius. Quand, en 1646, pauvre et tombé en disgrâce, le poète était mort dans sa ville natale, dans le pays qui était alors un royaume heureux de l’Empire des Habsbourg et n’est aujourd’hui que l’État moderne et turbulent de Neutralie 1, il laissait, œuvre d’une existence entière, un unique volume in-folio comprenant un poème de quelque quinze cents vers hexamètres latins. Pendant sa vie, le seul effet de la publication de ce poème avait été d’irriter la Cour et de faire annuler la pension qu’il recevait d’elle. Après sa mort, le poème était resté complètement ignoré jusqu’au milieu du siècle dernier, époque à laquelle il avait été réimprimé en Allemagne dans une collection qui réunissait certains textes de la fin de la Renaissance. C’est dans cette édition allemande que Scott-King avait découvert Bellorius, au cours de vacances passées sur le Rhin. Sur l’heure, il avait été frappé de constater sa propre parenté avec le vieil auteur. Le sujet du poème était mortellement ennuyeux. Bellorius y faisait le récit d’une visite à une île imaginaire du Nouveau Monde, où, dans une simplicité primitive, nullement teintée de dogme ou de tyrannie, une communauté subsistait encore, vertueuse, chaste, raisonnable. Les vers étaient corrects, harmonieux, enrichis de mainte figure de style heureuse ; Scott-King les lut sur le pont d’un vapeur fluvial tandis que défilaient lentement, sur l’une et l’autre rive, vignobles, tours, falaises, parcs et terrasses. En quoi le poème avait pu paraître offensant, par quelle allusion satirique, intentionnelle ou non, aujourd’hui émoussée, par quelles dangereuses conjectures, il n’était plus possible de l’expliquer clairement aujourd’hui. Que ces vers aient été oubliés, on le comprend sans peine pour peu que l’on soit au courant de l’histoire de la Neutralie.

La connaissance de quelques éléments de l’histoire de ce pays est nécessaire pour pouvoir suivre Scott-King avec intelligence. Abstenons-nous d’entrer dans les détails et bornons-nous à observer que, depuis la mort de Bellorius, c’est-à-dire depuis trois cents ans, le pays qui donna le jour au poète a souffert tous les maux concevables qu’héritent fatalement les corps politiques : guerres de dynastie, invasion étrangère, successions contestées, révoltes coloniales, syphilis à l’état endémique, sol appauvri, intrigues maçonniques, révolutions, restaurations, cabales, juntes, pronunciamientos, libérations, constitutions, coups d’État, dictatures, assassinats, réformes agraires, élections populaires, immixtion de l’étranger, répudiations d’emprunts, inflations monétaires, syndicats, massacres, incendies volontaires, athéisme, sociétés secrètes ; complétez cette liste en y ajoutant toutes les faiblesses de caractère personnel qu’il vous plaira, vous trouverez tout cela dans l’histoire des trois derniers siècles de la Neutralie.

C’est de là qu’est sortie la république actuelle, État moderne type, gouverné par un parti unique acclamant un maréchal qui règne sur une innombrable bureaucratie qu’il entretient et rétribue mal et dont le travail est tempéré et comme humanisé par la corruption. Il est nécessaire que l’on sache cela ; et aussi que les Neutraliens, étant une race latine intelligente, sont peu portés à l’admiration des héros et se moquent copieusement de leur maréchal, chaque fois qu’il a le dos tourné. C’est pour une chose, et une seule, qu’il s’est acquis leur estime sans réserve : il a su se tenir à l’écart de la seconde guerre mondiale. La Neutralie s’est enfermée exprès à l’écart et, d’avoir été le point de mire de la sympathie des factieux, est devenue lointaine, a perdu toute considération, et, pour tout dire, s’est estompée ; de sorte que, tandis que le visage de l’Europe devenait vulgaire et grossier, que la guerre, telle qu’elle apparaissait dans les journaux et la radio des salles de professeurs, jetait bas son travestissement d’héroïsme et de chevalerie pour n’être plus qu’une lutte à mort, baignée de sueur, entre des équipes de rustres presque semblables, Scott-King, qui n’avait jamais mis les pieds en Neutralie, devint Neutralien par honnêteté et, sous couleur de rendre hommage au pays neutre, se remit avec ferveur à la tâche à laquelle il n’avait travaillé jusqu’ici que par intermittence : la traduction du poème de Bellorius en stances spensériennes 2. Ce travail était terminé : traduction, introduction et notes, lors des débarquements de Normandie. Scott-King l’envoya à l’Oxford University Press, qui le lui retourna. Il le rangea dans un tiroir du bureau de pitchpin de son studio gothique et enfumé qui dominait la cour rectangulaire de Granchester. Il ne se plaignit pas. C’était son œuvre, son « opus » ; son mémorial à l’obscurité, son tombeau de l’effacement.

Mais l’ombre de Bellorius était à son côté debout, réclamant la justice et la paix. Entre ces deux êtres un conflit subsistait, qui n’était pas réglé. On n’entretient pas des rapports étroits avec un être humain, même mort depuis trois siècles, sans contracter des obligations envers lui. C’est pourquoi, au moment où des cérémonies furent organisées pour célébrer le retour de la paix, Scott-King distilla son érudition et, pour fêter le trois-centième anniversaire de la mort de Bellorius, qui approchait, rédigea un petit essai de quatre mille mots qu’il intitula : le Dernier Latiniste.

L’essai parut dans une publication savante. Scott-King reçut douze guinées pour ce fruit de quinze années d’un travail assidu ; sur ces douze guinées, il en versa six au titre de l’impôt sur le revenu ; avec les six autres, il acheta une grosse montre en bronze qui marcha, d’ailleurs capricieusement, pendant un ou deux mois, avant de perdre définitivement connaissance. L’affaire eût pu s’arrêter là.

Voici donc, d’un point de vue général et lointain, quels sont nos éléments : histoire de Scott-King ; Bellorius ; histoire de la Neutralie ; an de grâce 1946. Tous éléments dignes de créance, banals, ennuyeux, mais qui, conjugués, allaient donner naissance aux péripéties singulières qui marquèrent les vacances d’été de Scott-King. Approchons maintenant l’objectif ; voyons les choses en gros plan. De Scott-King, vous avez tout entendu dire, mais vous ne lui avez pas encore été présenté.

Voyez-le donc, en train de prendre son petit déjeuner, par un matin blafard du début du trimestre d’été. À Granchester, les professeurs célibataires disposaient de deux pièces au collège même, donc dans les bâtiments d’école, et prenaient leurs repas dans la salle commune. Scott-King arrivait de sa classe où il avait déjà été donner cours, les pans de sa robe flottant derrière lui, une liasse de devoirs d’élèves palpitant dans ses mains engourdies. À Granchester, on n’avait pas renoncé aux privations du temps de guerre. Dans la cheminée sans feu, la grille servait de cendrier, de corbeille à papiers, et on la vidait rarement. La table du petit déjeuner offrait un fouillis de petits récipients, tous étiquetés et portant le nom d’un des maîtres, et qui contenaient les rations de sucre, de margarine et d’une marmelade de fantaisie. Le déjeuner consistait en une omelette liquide de poudre d’œufs. Scott-King se détourna tristement du buffet, disant :

– Je cède volontiers à qui la désire ma part de ce triomphe de la science moderne !

– Il y a une lettre pour vous, Scottie, dit l’un de ses collègues. Elle porte : « À l’honorable professeur Scott-King, Esquire ! Toutes mes félicitations ! »

C’était une grande enveloppe raide, portant cette adresse bizarre, blasonnée d’armoiries au revers. Elle contenait une lettre et un carton. Le carton disait :

 

Sa Magnificence le Très Révérend Recteur de l’Université de Simona et le Comité de l’Association pour la célébration du tricentenaire de Bellorius prient le professeur Scott-King de leur faire l’honneur d’assister aux cérémonies publiques qui se dérouleront à Simona du 28 juillet au 5 août 1946. R. S. V. P.

Son Excellence le Docteur Bogdan Antonic,

Secrétaire international du Comité,              

Université de Simona, Neutralie.                   

 

La lettre était contresignée par l’ambassadeur de Neutralie à la Cour de St-James. Elle disait qu’un certain nombre d’érudits distingués du monde civilisé se réunissaient pour honorer l’illustre penseur politique neutralien Bellorius, et donnait à entendre, avec beaucoup de délicatesse, que les invités seraient défrayés de toutes les dépenses du voyage.

La première pensée de Scott-King fut qu’il était victime d’une mystification. Il fit du regard le tour de la table, s’attendant à surprendre entre ses collègues des regards complices ; mais tous ne semblaient occupés que de leurs propres soucis. Une réflexion plus approfondie le convainquit que ce somptueux papier gaufré, que cette gravure coûteuse dépassaient les moyens dont disposaient les autres maîtres. Le document était authentique.

Néanmoins Scott-King n’était pas content. Il estimait qu’une intimité de longue durée entre Bellorius et lui était ici brutalement dérangée. Il fourra l’enveloppe dans sa poche, mangea son pain tartiné de margarine, se disposa à assister à l’office du matin. Il s’arrêta un instant au secrétariat pour acheter un paquet de papier à lettres, avec l’écusson de l’école, sur lequel il comptait écrire :

Monsieur Scott-King regrette...

Car le fait étrange était que Scott-King était blasé, sincèrement blasé. Il a été fait allusion plus haut à cet état d’esprit ; mais, à voir Scott-King traverser la cour rectangulaire et gagner les degrés de la chapelle, râpé, entre deux âges, dédaigné, inconnu, son visage rond et savant froncé contre le vent, on se fût dit : « Voilà un homme qui a passé à côté de toutes les compensations de la vie, et qui le sait. » On se fût dit cela, parce qu’on ne connaît pas encore Scott-King ; nul voluptueux, rassasié de conquêtes, nulle grande vedette de théâtre, meurtrie, déchirée par des adolescents passionnés, ni Alexandre, ni Talleyrand n’étaient plus blasés que Scott-King. C’était un homme, un intellectuel, un érudit classique, presque un poète ; il était las de voyager dans les vastes limites de son esprit, las des expériences accumulées de son imagination. On aurait pu écrire qu’il était plus vieux que les pierres de la chapelle où il était assis ; plus vieux, en tout cas, que la stalle qu’il occupait. Scott-King était mort plusieurs fois ; il avait plongé dans les profondeurs, marchandé d’étranges étoffes à des marchands orientaux. Et tout cela n’avait été à ses oreilles que sons de lyres et de flûtes ! Ainsi rêvant, il sortit de la chapelle et entra dans la salle où, pour les premières heures de la journée, il avait la dernière classe.

Les élèves toussaient et éternuaient. L’un d’eux, plus rusé que les autres, finit par tenter de le faire parler, comme on savait qu’il était possible de le distraire :

– Pardon, monsieur ! M. Griggs dit que c’est gaspiller son temps que d’étudier les classiques !

Mais Scott-King se borna à répondre :

– C’est perdre son temps que de venir dans ma classe pour ne pas les apprendre !

Après les gérondifs latins, on pataugea dans la moitié d’une page de Thucydide.

« De ces derniers épisodes du siège, dit Scott-King, on a pu dire qu’ils ont la résonance d’une grosse cloche. »

À quoi le chœur, debout au dernier banc, riposta :

– La cloche ? Avez-vous dit, monsieur, qu’on a sonné ?

Et les livres de se fermer à grand fracas.

– Non, messieurs ! Non. Encore vingt minutes ! J’ai dit que le récit sonnait, qu’il avait l’éclat, le son d’une cloche.

– S’il vous plaît, monsieur, je ne comprends pas bien ! Comment un livre peut-il sonner comme une cloche ?

– Ambroise, si vous avez absolument besoin de parler, je vous prie de commencer l’analyse grammaticale.

– Monsieur, pardon, je n’ai été que jusqu’ici !

– Quelqu’un d’autre a-t-il été plus loin ?

Scott-King essayait encore de faire régner dans les petites classes la politesse virile de la première classique.

– Très bien. Dans ce cas, vous pouvez passer le reste de l’heure à préparer les vingt lignes suivantes.

Une sorte de silence s’établit. Un murmure confus venait bien du fond de la classe, un perpétuel bruit de pieds qu’on traîne sur les bancs, mais nul ne s’adressait directement au maître. Scott-King regardait à travers les vitraux le ciel non moins plombé. À travers le mur placé derrière lui, il entendait les éclats de la voix stridente de Griggs, le professeur de droit civil exaltant, magnifiant, célébrant les martyrs de Tolpuddle 3. Fourrant la main dans la poche de son veston, Scott-King y rencontra le pli raide de l’invitation de Neutralie.

Il n’était pas sorti d’Angleterre depuis 1939. Il y avait un an qu’il n’avait pas touché une goutte de vin ; il fut brusquement saisi d’une violente nostalgie du Midi ; de ces pays enchantés qu’il n’avait visités ni très souvent, ni très longtemps : une douzaine de fois, et chaque fois pendant quelques semaines ; où, au total il avait peut-être passé une année, sur les quarante-trois qu’il avait vécu. Ces souvenirs-là étaient son trésor ; son cœur était enterré au soleil. Odeurs d’ail, d’huile chaude et de vin répandu ; pignons lumineux par-dessus des murs d’ombre ; feux d’artifice dans la nuit, fontaines au soleil ; camelots effrontés, mais inoffensifs, allant de table en table aux terrasses des trottoirs encombrés, offrant des billets de loterie ; pipeau d’un berger sur un coteau odorant ; tout ce qu’une agence de voyages a jamais cherché à fourrer dans un dépliant s’exhalait dans l’esprit de Scott-King par ce matin morose. Il avait laissé la trace de son passage dans les eaux de Trevi ; il avait épousé la mer Adriatique. Il était un Méditerranéen.

Pendant la récréation du milieu de la matinée, il écrivit sur le papier écussonné de l’école qu’il acceptait l’invitation de la Neutralie. Ce soir-là, et plus d’un soir par la suite, la conversation dans la salle des professeurs porta sur les projets de vacances. Tous désespéraient d’aller à l’étranger ; tous, sauf Griggs, très fier de participer à un Rallye international des jeunesses progressistes à Prague, pour lequel il s’était lui-même désigné. Scott-King ne dit rien, même quand il fut question de la Neutralie.

– Moi, dit l’un de ses collègues, j’aimerais aller quelque part où je pourrais faire un vrai repas, un repas honnête. Par exemple en Irlande, ou bien en Neutralie ; dans un pays comme ceux-là !

– En Neutralie ! s’écria Griggs. On ne vous y laisserait même pas entrer ! Ils ont trop de choses à cacher ! Ne savez-vous pas que des équipes de physiciens allemands fabriquent là-bas des bombes atomiques ?

– La guerre civile y règne en permanence ! dit un autre.

– La moitié de la population se trouve dans des camps de concentration !

– Un honnête homme ne souhaite pas aller en Neutralie !

– Ni, d’ailleurs, en Irlande ! dit Griggs.

Scott-King restait assis, muet, hermétique.

 

 

 

QUELQUES semaines plus tard, Scott-King était dans la salle d’attente de l’aéroport, son pardessus plié sur ses genoux, sa valise à ses pieds. Un haut-parleur, placé dans le mur de béton, dispensait de la musique de danse et des informations officielles. Cette salle, ainsi d’ailleurs que toutes les autres dans lesquelles on l’avait successivement poussé depuis le début de la matinée, était avarement meublée, et d’une propreté relative. Sur les murs, unique concession à des curiosités d’ordre littéraire, des affiches vantaient les vertus des bons du Trésor du Gouvernement, donnaient les précautions à prendre contre les attaques par les gaz. Scott-King avait faim, il était las et abattu, car il était tout neuf aux agréments des voyages modernes.

Il avait quitté son hôtel à Londres à sept heures, ce matin-là ; il était plus de midi et il était toujours sur le sol anglais ! Non que l’on eût négligé de s’occuper de sa personne. Il avait été transbahuté, dans des autocars, et d’un bureau à l’autre, comme un enfant stupide ; pesé, mesuré comme un paquet ; palpé et fouillé comme un criminel ; interrogé et contre-interrogé sur son passé, son avenir, l’état de sa santé, celui de ses finances, absolument comme s’il eût été candidat à un poste permanent de caractère strictement confidentiel. Scott-King n’avait pas été élevé dans le luxe et les privilèges ; néanmoins ce n’était pas là la façon dont il avait eu coutume de voyager. Et il n’avait rien mangé depuis le matin, à l’exception d’un morceau de toast flasque, enduit de margarine, dans sa chambre à coucher. Le suprême asile où il était présentement assis se proclamait, aux termes d’une inscription gravée sur la porte :

 

EXCLUSIVEMENT RÉSERVÉ AUX P.T.I.

 

– Les P.T.I., qu’est-ce que c’est ? demanda Scott à la dame qui les pilotait.

C’était une femme jeune, propre sans coquetterie, impersonnelle, qui tenait un peu de la sage-femme, un peu de la gouvernante, un peu de l’inspectrice de grands magasins :

– Cela veut dire... Personnages Très Importants ! répondit-elle, sans embarras appréciable.

– Mais... ma place à moi est-elle ici ?

– C’est essentiel. Vous êtes un P.T.I. !

Et Scott-King se disait : « Je serais curieux de savoir comment on traite les personnes ordinaires, celles qui ne sont pas importantes. »

Il avait deux compagnons de voyage, un monsieur et une dame, tous deux également distingués, et qui se rendaient à Bellacita, capitale de la Neutralie. Scott-King apprit que tous deux étaient des invités du Comité d’Organisation pour la commémoration Bellorius.

L’homme était connu de Scott-King. Il s’appelait Whitemaid, érudit de profession, homme effacé comme était Scott lui-même, et à peu près du même âge que lui.

– Dites-moi donc, lui dit Whitemaid, bien franchement (il avait pris cet air furtif que prennent les hommes quand ils recourent à cette formule ambiguë), avez-vous jamais entendu parler du personnage éminent qui s’appelle Bellorius ?

– Oui. Je connais son œuvre. Mais j’avoue que je l’ai rarement entendu discuter.

– Dame ! Il ne fait pas partie de mon programme d’études. Je suis « droit romain » ! dit Whitemaid, avec un nouveau regard furtif qui enlevait tout caractère de prétention à ce qu’il disait. On a naturellement pressenti le professeur de poésie, mais il ne pouvait s’absenter. Puis on a voulu inviter le professeur de latin. Mais c’est un rouge ! Alors on a invité n’importe qui, quelqu’un qui représentât l’Université. Personne n’était très emballé, de sorte que je me suis proposé. Je trouve que les expéditions de cette nature sont souvent fort divertissantes. Vous en êtes peut-être coutumier ?

– Non.

– Aux dernières vacances, j’étais à Uppsala, où j’ai mangé, deux fois par jour, pendant une semaine, un caviar, ma foi, remarquable. La Neutralie n’a, malheureusement, pas la réputation d’une grande délicatesse de la table. On me dit qu’on peut compter sur une nourriture grossière mais abondante et, naturellement, sur le vin.

– Quoi qu’il en soit, dit le troisième personnage très important, tout cela n’est qu’une escroquerie !

Ce troisième personnage était une dame, une dame qui n’était plus de la première jeunesse. Son nom, Scott-King et Whitemaid le connaissaient pour l’avoir souvent entendu crier dans les haut-parleurs, pour l’avoir vu écrit à la craie sur des tableaux noirs, où, à chaque étape du voyage, des appels l’invitaient à recevoir des messages urgents. C’était Mlle Bombaum. Un nom connu, fameux, familier à presque tout le monde ; mais le hasard voulait qu’il ne le fût ni à Scott-King ni à Whitemaid. Cette dame était loin, elle, d’être effacée ; elle avait été reporter, aventureux et même fougueux, avant la guerre, époque à laquelle elle surgissait partout où il y avait querelle ou bagarre : à Dantzig, à l’Alcazar, à Shanghai, à Wel-Wal ; elle était maintenant ce qu’on appelle une « columnist », c’est-à-dire un journaliste dont les articles hebdomadaires étaient « copyrightés » par des agences et reproduits dans les journaux à gros tirage de quatre continents. Scott-King ne lisait pas ces articles-là et s’était vainement demandé, à plusieurs reprises au cours de la matinée, qui cette dame pouvait être. Une dame ? Elle n’avait même pas l’air d’une dame. Même pas l’air très comme il faut ; il ne pouvait toutefois assimiler la machine à écrire de la dame aux professions d’actrice ou au métier de courtisane ; ni, d’ailleurs, le petit visage pointu, insexué, sous le chapeau trop féminin, au style extravagant de la coiffure. Il se sentit plus près de la vérité quand il la soupçonna d’être ce dont il avait beaucoup entendu parler, mais qu’il n’avait jamais rencontré dans la vie : une romancière.

– Tout ça, c’est du chantage, disait Mlle Bombaum, un chantage du bureau de propagande de Neutralie. À mon avis, ils se sentent un peu oubliés, maintenant que la guerre est finie, et ils voudraient se faire des amis chez les Nations Unies, dont nous sommes. Ils ont déjà organisé un pèlerinage religieux, un congrès de culture physique, une réunion internationale de philatélie, Dieu sait quoi encore. Il y a une histoire là-dessous, je veux dire : une affaire profitable à la Neutralie ; pas à Bellorius, naturellement ! Bellorius a été utilisé !

– Que voulez-vous dire ?

– J’ai là une brochure quelque part, dit-elle, fourrageant dans son sac. J’ai pensé que cela pourrait servir, pour vos discours !

– Vous ne pensez pas, j’espère, dit Scott-King, que nous sommes exposés à être invités à parler ?

– Je ne vois pas, sans cela, pourquoi on nous aurait invités ! dit Mlle Bombaum. Voyez-vous une autre raison ?

– J’ai fait trois longs discours à Uppsala ! dit Whitemaid. Et qui ont été reçus avec extase !

– Oh ! mon Dieu ! J’ai laissé tous mes papiers chez moi !

– Vous pourrez m’emprunter ceci quand vous voudrez, dit Mlle Bombaum exhibant le Comte Bélisaire de M. Robert Graves. C’est d’ailleurs une histoire triste. Il finit aveugle.

Soudain, la musique se tut. Une voix cria :

– Les voyageurs pour Bellacita sont priés de gagner la sortie D ! Les voyageurs pour Bellacita sont priés de gagner la sortie D !

En même temps, la conductrice paraissait à la porte, disant :

– Suivez-moi ! Ayez à la main, s’il vous plaît, vos papiers d’embarquement, vos fiches médicales, vos congés en douane, vos récépissés du contrôle monétaire, vos certificats d’identité, vos ordres de mission, vos certificats d’émigration, vos bulletins de bagages et vos cautions, pour l’inspection à la barrière !

Les Personnages Très Importants sortirent derrière elle, mêlés aux personnes moins importantes qui avaient attendu dans une salle voisine, firent quelques pas, au sein d’une bourrasque de poussière, derrière les quatre hélices de l’avion, montèrent l’échelle et ne tardèrent pas à être bouclés sur leurs sièges comme s’ils attendaient d’être soignés par le dentiste. Un steward leur donna de brèves instructions pour le cas où l’appareil serait forcé d’amerrir et conclut :

L’arrivée à Bellacita est prévue pour seize heures, heure neutralienne.

– Il me vient une idée effrayante, dit soudain Whitemaid. Cela signifie-t-il que l’on ne déjeune pas à bord ?

– Je crois qu’on mange très tard en Neutralie.

– Soit. Mais... seize heures ! Seize heures !

– On aura sûrement prévu quelque chose pour nous !

– Puissiez-vous dire vrai !

– Quelque chose, en effet, avait été prévu, mais ce n’était pas un déjeuner. Quelques heures plus tard, les Personnages Très Importants débarquaient, sous un soleil ardent, dans l’aéroport de Bellacita. Une délégation de leurs hôtes se précipita pour leur serrer, leur secouer les mains.

– Soyez les bienvenus au pays de Bellorius ! dit leur porte-parole.

Les saluant d’une simple inclinaison du corps, il se nomma : « Arturo Fé, docteur de l’Université de Bella-cita ! » Rien pourtant d’académique dans son apparence. Scott-King se disait qu’il ressemblait plutôt à un acteur de cinéma un peu âgé. Il portait une fine moustache calligraphique, un soupçon de favoris ; il avait le cheveu rare, mais bien ordonné, un monocle à monture d’or, trois dents du même métal, un complet foncé ; élégant, mais simple.

– Madame, messieurs, dit-il. On va s’occuper de vos bagages. Les autocars sont là, qui vous attendent. Venez ! Vos passeports, vos papiers, inutile de penser à tout cela ! Tout est arrangé ! Suivez-moi !

À ce moment, Scott-King fut brusquement conscient de la présence parmi eux d’une jeune femme, grande, passive, flegmatique. Il l’avait déjà remarquée à Londres, où elle dépassait d’au moins six pouces les têtes des autres voyageurs.

– Je viens ! dit-elle.

Le Dr Fé s’inclina et dit :

– Fé !

Elle répondit :

– Sveningen !

– Vous êtes des nôtres ? demanda le Dr Fé. De l’association Bellorius ?

– Je parle anglais pas bien, dit la dame. Mais je viens !

– Le Dr Fé s’adressa à elle tour à tour en neutralien, en français, en italien, en allemand. Elle répondit dans sa langue, une langue qui devait être nordique, et même très nordique. Le Dr Fé levait les sourcils, les mains, les bras, avec des gestes de pantomime par lesquels il entendait exprimer à la dame son désespoir.

– Vous parle beaucoup anglais, dit la dame. Moi un peu anglais. Alors c’est nous parle anglais, vous voulez ? Je viens !

– Vous venez ? dit le Dr Fé.

– Je viens !

– Nous sommes très honorés, dit le Dr Fé, résigné.

Il mena ses invités entre des lauriers-roses fleuris et des bordures de camomille le long de tables de café abritées du soleil, que Whitemaid regardait d’un œil d’envie, à travers le vestibule de l’aéroport et jusqu’aux portes vitrées tout au fond.

Ici il y eut un accroc. Deux factionnaires, en uniforme râpé, mais armés et prêts à se servir de leurs armes, l’air épuisé par une longue guerre, mais tigres quant à la consigne et à l’exercice de leurs devoirs, barrèrent le passage. Le Dr Fé essaya de prendre un air supérieur, recourut au charme, offrit des cigarettes ; puis, tout soudain, un nouvel aspect de son caractère fut révélé. Il entra dans une rage folle, secouant les poings, découvrant des dents chryséléphantines, clignant des yeux jusqu’à ne plus en laisser voir que des fissures mongoles chargées de haine. Ce qu’il disait n’était pas intelligible pour Scott-King, mais il était évident que les mots étaient conçus pour offenser. Les sentinelles n’en demeuraient pas moins inflexibles.

Puis, aussi soudainement que la chose avait débuté, la rafale cessa. Le Dr Fé se tourna vers ses hôtes :

– Excusez-moi un instant ! dit-il. Ces imbéciles ne comprennent pas les ordres qu’ils ont reçus. L’officier va arranger ça !

Il dépêcha un sous-ordre :

– Nous boxer ces grands brutes ? proposa Mlle Sveningen, rampant comme un chat et s’avançant, déjà menaçante, vers les soldats.

– Je vous en prie ! Non. Non. Il faut les excuser ! dit Fé. Ils croient faire leur devoir !

– Petits bonhommes comme ça doit être polis ! insistait la géante.

L’officier parut. Les portes s’ouvrirent. Les soldats firent avec leurs fusils-mitrailleurs un geste qui, à la rigueur, pouvait passer pour un salut et Scott-King souleva son chapeau tandis que le groupe pénétrait dans le flamboiement du soleil et gagnait les autocars en station.

– Cette magnifique créature, dit Scott-King, ne trouvez-vous pas qu’elle a été... disons : légèrement incongrue ?

– Je la trouve au contraire éminemment congrue, transcendantalement congrue, dit Whitemaid. Elle me transporte d’allégresse !

Le Dr Fé se montrait galant, prenait personnellement soin des dames. Scott-King et Whitemaid étaient avec un subalterne. On roulait par ce qui devait être les faubourgs de Bellacita : lignes de tramways, villas en construction, bouffées de vent chaud, tache éblouissante d’un bloc de béton. Au début, au sortir de l’air des altitudes, la chaleur leur avait été agréable ; mais, à présent, Scott éprouvait une sensation de piqûre, de démangeaison, et il se rendait compte que le vêtement qu’il portait ne convenait pas au climat.

– Il y a exactement dix heures et demie que je n’ai rien mangé ! dit Whitemaid.

De son siège avant, le sous-ordre se penchait vers eux, leur désignant les choses intéressantes : « Ici, l’endroit où les anarchistes ont fusillé le général Cardenas ! Ici les syndico-radicaux ont fusillé l’évêque auxiliaire. Ici, la Ligue agraire a enterré vivants dix Petits Frères des Écoles ! Ici les bimétallos se livrèrent à d’indescriptibles atrocités sur la femme du sénateur Mendoza !

– Excusez-moi si je vous interromps, dit Whitemaid, mais ne pourriez-vous nous dire où nous allons ?

– Au Ministère ! Tout le monde y sera heureux de vous connaître !

– Et nous de les connaître ! Mais il se fait qu’en ce moment, mon ami et moi avons faim.

– Oh ! fit le subalterne, comme pris de compassion. Nous avons lu cela, en effet, dans vos journaux. Vous êtes rationnés, en Angleterre !... Et vos grèves ! Ici, les choses coûtent très cher, mais il y a abondance de tout ce qu’on peut se payer, de sorte que les Neutra-liens ne font pas grève. Ils travaillent beaucoup afin de s’enrichir. Trouvez-vous que c’est mieux ? Ou non ?

– Peut-être. Il faudra que nous reparlions de cela. Pour l’instant, ce n’est pas tant le côté général des questions économiques qui nous intéresse, c’est plutôt un besoin immédiat, personnel...

– Nous arrivons, dit le sous-ordre. Voici le Ministère !

Comme beaucoup de constructions modernes, le Ministère était inachevé, mais il était conçu dans un style unique, sévère. Un portique de colonnes sans ornement, un immense porche nu, un bas-relief symbolisant la Révolution, la Jeunesse, les Progrès techniques, le Génie national. À l’intérieur, un escalier. Sur l’escalier, un décor vivant imprévu : rangés de chaque côté, comme des cartes, comme un jeu exclusivement composé de Rois et de Valets, deux rangs de trompettes, âgés de 60 à 16 ans, garnissaient les degrés, vêtus de la dalmatique des hérauts du moyen âge ; en outre, ils portaient des perruques blondes à la Jeanne d’Arc. Ce n’était pas tout : leurs joues étaient fardées d’un rouge appliqué. Comme Scott-King et Whitemaid mettaient le pied sur la première marche, ces figures de fantaisie portèrent leurs trompettes à leurs lèvres et entonnèrent une fanfare, tandis que l’un d’eux, qui, vu son grand âge, eût pu être leur père à tous, déclenchait, sur une petite timbale, un léger roulement de tambour.

– Franchement, dit Whitemaid, ces sortes de choses ne sont pas ce qui me met en bonne humeur !

Ils montèrent entre ces deux haies de hérauts claironnants, furent salués sur le palier d’honneur par un homme en simple tenue de soirée, puis emmenés dans le salon de réception. Avec ses stalles, ses sièges d’apparat, ce salon ressemblait un peu à une cour de justice ; il servait d’ailleurs (et ce n’était pas rare) à condamner les aspirants politiciens à l’exil sur l’une ou l’autre des îles inhospitalières, au large des côtes du pays.

Ils se trouvèrent en présence d’une véritable assemblée. Sur un trône, au centre, le ministre du Repos et de la Culture était assis, jeune homme à l’air sombre, qui avait perdu presque tous ses doigts en jouant avec une bombe au cours de la dernière révolution. Scott-King et Whitemaid lui furent présentés. Il sourit, d’un sourire presque hideux, en leur tendant sa main mutilée. Une demi-douzaine de notables l’entouraient, à qui le Dr Fé les présenta aussi, et il y eut un brouhaha de titres honorifiques, de salutations, de poignées de mains, tout cela fleuri de sourires ; puis Scott-King et Whitemaid furent conduits à leurs fauteuils avec les autres invités, qui étaient maintenant une douzaine. À chaque place, sur le coussin de peluche rouge, il y avait un tas d’imprimés : « Toujours rien d’essentiellement comestible ! » dit Whitemaid.

Trompettes et tambours se faisaient encore entendre dehors ; un autre groupe, le dernier, parut en effet à l’entrée de la salle et fut présenté à son tour. Puis la séance fut ouverte.

Le ministre du Repos et de la Culture avait une voix qui n’avait peut-être jamais été douce, mais qu’une carrière de harangues aux coins des rues avait faite discordante et raboteuse. Le malheur voulut qu’il parlât longtemps. Le vénérable recteur de l’Université de Bellacita lui succéda. Entre tant, Scott-King examinait les livres et les brochures déposées à son intention. C’étaient de fastidieuses productions du Ministère de l’Éducation populaire, des allocutions choisies par le maréchal, une monographie sur la préhistoire de la Neutralie, un guide illustré des stations de ski du pays, le rapport annuel de la Corporation des Viticulteurs. Rien qui semblât avoir une relation quelconque avec la situation immédiate, si l’on excepte le programme polyglotte des commémorations en perspective. Scott-King lut :

 

17 h 00 – Inauguration des diverses cérémonies par le Ministre du Repos et de la Culture.

18 h 00 – Réception de délégués à l’Université de Bellacita. Tenue officielle.

19 h 30 – Vin d’honneur offert aux délégués par la Municipalité de Bellacita.

21 h 00 – Banquet offert par le comité du comité du tricentenaire de Bellorius. Partie musicale par l’Escadre Philharmonique de la Jeunesse de Bellacita. Tenue de soirée. Les délégués passeront la nuit à l’Hôtel du 22 Mars.

 

– Vous voyez ! lui dit Whitemaid, encore rien à manger avant neuf heures ! Et vous verrez qu’ils seront en retard !

– En Neutralie, dit le Dr Arturo Fé, quand nous sommes heureux, nous ne tenons aucun compte de l’heure. Or, aujourd’hui, nous sommes très heureux !

 

L’Hôtel du 22 Mars tirait son nom d’un évènement oublié, d’une des étapes de l’accession du maréchal au pouvoir ; le principal hôtel de la ville en était provisoirement gratifié ; il avait eu successivement autant de noms que le square où il se dressait, s’était appelé, selon les caprices de l’histoire locale, « le Royal », « la Réforme », « la Révolution d’octobre », « l’Empire », « le Président Coolidge », « la Duchesse de Windsor » ; mais les Neutraliens le désignaient invariablement en l’appelant tout simplement « le Ritz ». Il s’élevait au milieu d’une végétation presque tropicale, entouré de fontaines et de statues, immeuble massif orné dans le plus pur style rococo d’il y a cinquante ans. Les Neutraliens de la classe supérieure se réunissaient là, flânaient par ses larges corridors, venaient s’asseoir dans son salon confortable, utilisaient le bureau du concierge comme poste restante, empruntaient de petites sommes aux garçons du bar, téléphonaient parfois, potinaient toujours et, de temps à autre, s’abandonnaient à une douce somnolence. Ils n’y dépensaient pas d’argent. Ils n’en avaient pas le moyen, car la loi, qui fixait les prix, les établissait assez haut, les aggravant encore en y ajoutant une série de taxes déconcertantes : trente pour cent pour le service, deux pour cent pour le droit de timbre, trente autres pour cent de taxe de luxe, cinq pour cent au profit du Fonds de Secours d’Hiver, douze pour cent au profit des mutilés de la Révolution, quatre pour cent de redevances municipales, deux pour cent de taxe fédérale, huit pour cent de taxe sur les logements dont le confort dépasse les exigences minima, et autres de la même sorte ; toutes ces taxes chevauchaient, interdisant l’étage des chambres et les salles à manger brillamment éclairées de l’hôtel à des clients autres qu’étrangers.

Or, au cours des récentes années, même les étrangers avaient été rares ; au Ritz, l’hospitalité officielle s’exerçait presque seule. Le cercle noir de l’aristocratie mâle neutralienne (car, en dépit d’innombrables révolutions et l’énorme dissémination de la libre-pensée, les dames de Neutralie tenaient encore modestement elles-mêmes leur maison) s’y réunissait encore ; le Ritz était son club. Ces messieurs portaient des vêtements sombres, des cols très empesés, des cravates noires, des bottines noires à boutons ; ils fumaient dans de longs fume-cigarettes en écaille ; leurs visages étaient bruns et parcheminés ; ils parlaient d’argent et de femmes, d’ailleurs sobrement, d’un air détaché, car ils n’avaient jamais assez de l’un ni de l’autre.

Par cet après-midi d’un été où la saison traditionnelle de Bellacita en était à sa dernière semaine, où ces messieurs se préparaient à gagner le bord de la mer ou leurs propriétés familiales, une vingtaine de ces descendants des croisés étaient assis dans la fraîcheur du salon d’attente du Ritz. Ils y furent d’abord récompensés par le spectacle de l’arrivée des professeurs étrangers venus du Ministère du Repos et de la Culture. Ces érudits semblaient las, et souffrir beaucoup de la chaleur ; ils venaient revêtir leur toge académique pour assister à la réception prévue à l’Université. Les derniers arrivés, Scott-King, Whitemaid, Mlle Sveningen et Mlle Bombaum, avaient perdu leurs bagages. Le Dr Arturo Fé s’agitait et gesticulait au bureau de la réception ; il suppliait, il menaçait, téléphonait. Les uns lui disaient que les bagages avaient été saisis en douane, d’autres que le chauffeur du taxi les avait volés. Pour finir, on les retrouva dans un ascenseur de service, abandonnés au dernier étage de l’hôtel.

Le Dr Fé put enfin réunir ses érudits, Scott-King dans sa toge avec l’insigne de licencié ès lettres, Whitemaid, plus fastueux, dans la robe de son récent doctorat d’Uppsala. Parmi les vêtements divers de nombreux autres centres d’études, les uns rappelant ceux des tribunaux de Daumier, d’autres ceux de Mr Will Hay dans une scène de music-hall, Mlle Sveningen était particulièrement remarquable dans un vêtement de sport en zéphyr et culotte courte. Mlle Bombaum avait refusé d’assister à la réception, disant qu’elle avait un article à mettre au point. Le groupe sortit par les portes tournantes, pénétra dans la chaleur et la poussière de la soirée, laissant les aristocrates du Ritz se livrer à des comparaisons entre leurs impressions des jambes de Mlle Sveningen.

Le sujet de ces jambes n’était pas épuisé quand les délégués reparurent. Il est certain que, si l’évènement s’était passé un peu plus tôt dans l’année, il eût servi d’argument principal aux conversations pour toute la durée de la saison.

La visite à l’Université avait été longue et pénible : une heure de discours, suivie d’une visite détaillée des archives.

– Messieurs, mademoiselle Sveningen ! dit le Dr Fé. Nous sommes un peu en retard sur l’horaire. La Municipalité nous attend. Je vais téléphoner que nous avons été retardés. Ne vous éloignez pas !

Le groupe se dispersa, chacun gagnant sa chambre ; en temps voulu, on se retrouva réuni, vêtu à des degrés divers d’élégance. Le Dr Fé était magnifique, gilet blanc très ajusté, boutons d’onyx, un gardénia à la boutonnière, une demi-douzaine de médailles miniature, une espèce d’écharpe ou de ceinture. Auprès de lui, Scott-King et Whitemaid avaient l’air vraiment minables. Mais les petits comtes et marquis à peau brune n’avaient pas d’yeux pour ces choses-là. Ils guettaient l’arrivée de Mlle Sveningen. Si son costume académique avait permis d’exhiber une telle majesté, tant de grâces inconditionnelles, de telles étendues et largeurs de chair imprévues, que ne laisserait-elle pas voir dans une robe du soir ?

Elle parut.

Une soie couleur chocolat l’enveloppait de la clavicule à l’humérus et retombait ensuite jusqu’à un pied du sol ; des chaussures de satin noir à talons bas couvraient des pieds qui, maintenant, paraissaient singulièrement grands. Sur ses cheveux, elle avait noué un bandeau écossais ; elle portait une large ceinture de cuir verni ; elle avait un mouchoir artistement attaché au poignet par le bracelet de sa montre. Durant peut-être une minute, tous les petits yeux simiesques la dévisagèrent, comme frappés de stupeur ; puis, un par un, avec cette langueur issue de siècles de désenchantement héréditaire, les chevaliers de Malte se levèrent et gagnèrent mollement, après de nombreux signes de tête aux valets de pied qui les saluaient, les tambours des portes et, par là, le square étouffant et les palaces divisés en appartements où les attendaient leurs épouses.

– Venez, mesdames et messieurs ! dit le Dr Arturo Fé. Les autocars sont là ! On nous attend impatiemment à l’Hôtel de Ville !

 

Pas de ventre, ni de double menton ; rien de cette dignité pesante qui est le propre du comptoir ou de l’administration civile, aucune suggestion de faste ou d’opulence ne désignait aux regards le lord-maire de Bellacita. Il était jeune, maigre et visiblement mal à l’aise ; ses exploits de révolutionnaire l’avaient abondamment pourvu de cicatrices ; il portait un tampon sur un œil, s’appuyait pour marcher sur une canne-béquille.

– Son Excellence ne parle malheureusement pas l’anglais, dit le Dr Fé, présentant Scott-King et Whitemaid.

On se serra la main. Puis le lord-maire parut se renfrogner, murmura quelque chose à l’oreille du Dr Fé.

– Son Excellence dit que c’est un grand plaisir d’accueillir des hôtes aussi illustres. Selon l’expression des gens d’ici, il dit que sa maison est vôtre.

Les deux Anglais se trouvèrent bientôt séparés, Whitemaid ayant repéré un buffet tout au bout de la salle décorée de tapisseries. Scott-King se tenait timidement à l’écart et seul ; un valet lui porta une coupe d’un vin sucré effervescent. Le Dr Fé lui amena quelqu’un à qui parler :

– Permettez-moi de vous présenter l’ingénieur Garcia, ardent admirateur de l’Angleterre !

– Ingénieur Garcia ! dit le nouveau venu.

– Scott-King ! dit Scott-King.

– J’ai travail sept ans avec la firme Green, Gorridge and Wright Limited, de Salford. Vous les connais très bien, naturellement ?

– Je regrette. Je ne les connais pas.

– Je pense c’est une firme très connue. Vous allez souvent à Salford ?

– Je regrette. Je n’y ai jamais mis les pieds !

– Je pense c’est une ville très connue. Quelle est, s’il vous plaît, votre ville ?

– Je pense que c’est Granchester !

– Je connais pas Granchester. Est-ce que c’est plus grand que Salford ?

– Non, beaucoup plus petit.

– Ah ? À Salford, il est beaucoup l’industrie.

– Je le crois.

– Comment vous trouve notre champagne neutralien ?

– Excellent.

– Doux, n’est-ce pas ? C’est because notre soleil neutralien. Vous le préfère au champagne de la France ?

– Euh... c’est différent, tout à fait différent ! C’est aussi votre avis ?

– Je vois vous est une connaisseur. En France, il n’est pas le soleil. Est-ce que vous connaît le duc de Westminster ?

– Non.

– J’ai vu lui une fois à Biarritz. Un homme très chic. Un homme de grand propriété !

– Vraiment ?

– Oui. Tout Londres lui appartenir ! Est-ce que vous avez une propriété ?

– Non.

– Ma mère elle avait une propriété, mais elle est été perdue !

La rumeur qui emplissait la salle était assourdissante. Scott-King se trouva au centre d’un groupe qui parlait anglais. Des visages trop allumés, des voix nouvelles fonçaient vers lui, l’entouraient. À plusieurs reprises, son verre se trouva rempli. Une fois même, la coupe déborda et une cascade de mousse coula sur sa manchette. Le Dr Fé passait et repassait : « Ah ! Vous vous êtes fait des amis ? » Il apporta même du renfort ; il apporta du vin. « Bouteille spéciale », murmura-t-il. « Un vin exprès pour vous, professeur ! » et, une fois de plus, remplit le verre de Scott-King de la même mousse trop sucrée que devant. La clameur grandissait toujours. Les tapisseries sur les murs, les peintures du plafond, les lustres, l’architrave dorée, tout éblouissait, tout dansait.

Scott-King finit par avoir conscience que l’ingénieur Garcia cherchait à l’attirer dans un coin propice aux confidences.

– Comment vous trouve notre pays, professeur ?

– Très agréable, vraiment. Très agréable !

– Pas comme vous vous l’aviez pensé, hein ? Vos journaux disent pas ça, que notre pays est agréable ! Comme est-il permis de diffamationner notre pays ? Vos journaux dit plein de mensonges sur nous !

– Oh ! vous savez, ils en disent sur tout le monde !

– Comment ?

Scott-King dut crier pour se faire entendre :

– Ils disent des mensonges sur tout le monde !

– Tout des mensonges ! Vous voir vous-même qu’il est ici parfaitement calme !

– Tout à fait calme !

– Comment dites-vous ?

– Je dis : calme ! hurla Scott-King. Tout à fait calme.

– Vous le trouve trop calme ? Bientôt il devient plus gai ! Vous êtes un écrivain ?

– Non, simplement un pauvre érudit.

– Comment, pauvre ? En Angleterre, vous êtes riche ? N’est-ce pas ? Ici nous doit travailler très beaucoup parce que nous sont une pays pauvre. En Neutralie, pour un érudit de la première catégorie, le salaire est 500 ducats pour un mois. Le loyer de son appartement est peut-être 450 ducats. Les impôts : cent ducats. L’huile coûte 30 ducats le litre, la viande 45 ducats le kilo. Alors, vous voyez ? Nous travaille beaucoup !...

« ... Le Dr Fé il est un érudit. Il aussi avocat, juge à la Chambre Basse. Il publier La Revue d’Histoire. Il a haute situation au Ministère du Repos et de la Culture ; une autre au Ministère des Affaires Étrangères et au Bureau de l’Éducation et du Tourisme. Il parler souvent de la situation internationale à la radio. Il avoir un tiers d’actions du Sporting Club. Dans toute la Nouvelle Neutralie, je ne crois pas qu’il est quelqu’un qui travaille plus fort comme le Dr Fé. Pourtant il n’est pas riche, comme M. Green, M. Gorridge et M. Wright étaient riches à Salford. Et ces messieurs, eux, travaillaient presque pas ! Il y a des injustices dans le monde, professeur !

– Je crois que nous devrions cesser de parler. Le lord-maire désire faire un discours.

– C’est un homme de pas de culture. Un politicien. On dit que sa mère...

– Chut !

– Le discours sera pas intéressant !

Quelque chose qui pouvait à la rigueur passer pour un silence tomba sur le centre de la salle. Le lord-maire avait son discours tout prêt, écrit sur des feuillets de papier. Il loucha, puis, de son œil unique, se mit à lire, en ânonnant.

Scott-King s’éclipsa. Il vit, très loin, Whitemaid, seul, auprès du buffet. Il eut quelque peine à se frayer un chemin jusqu’à lui.

– Êtes-vous gris ? murmura Whitemaid.

– Je ne crois pas. Un peu étourdi seulement ! La fatigue, le bruit...

– Moi, je suis soûl !

– Cela se voit.

– Oui, mais à quel degré diriez-vous que je suis ivre ?

– Ma foi, je dirais simplement que... que vous êtes soûl

– Mon cher, mon très cher Scott-King. Vous êtes dans l’erreur, si vous me permettez de vous le dire. À tous les degrés, selon tous les étalons connus, je suis plus soûl, beaucoup plus soûl que ce que vous m’attribuez !

– Bon. Mais... ne faisons pas de bruit. Le lord-maire parle.

– Je n’ai pas la prétention de connaître beaucoup le neutralien, mais ce qui me frappe, c’est que le maire, puisque vous l’appelez ainsi, débite ce qui se fait de mieux en fait de bêtise ! Ce qui est pis, je doute qu’il soit vraiment le maire. À moi, il me fait l’effet d’un gangster !

– Non. Je crois que c’est tout simplement un homme politique.

– C’est encore pis !

– L’essentiel, le besoin le plus immédiat, c’est de trouver un endroit où s’asseoir.

Bien qu’ils ne fussent que des amis d’un jour, Whitemaid plaisait à Scott-King ; ensemble ils avaient souffert, ils souffraient encore ; ils parlaient, par excellence, la même langue ; ils étaient camarades d’armes. Scott-King prit Whitemaid par le bras, et l’emmena hors de la salle, sur un palier frais, presque clos, où se trouvait un petit canapé en bois doré, garni de peluche, un de ces sièges qui ne sont pas faits pour s’asseoir dessus. Mais les deux hommes effacés s’y assirent, tandis que venait jusqu’à eux le bruit assourdi que font l’éloquence et les applaudissements.

– Ils les fourraient dans leurs poches ! s’esclaffait Whitemaid.

– Qui ? Quoi ?

– Les serveurs ! Les choses qui se mangent ! Dans les poches de ces longs vêtements soutachés qu’ils portent. Ils l’emportaient pour leurs familles ! Moi, j’ai eu quatre macarons...

Puis, changeant brusquement de sujet, il dit :

– ... Elle a l’air terrible !

– Vous parlez de Mlle Sveningen ?

– Oui. Quelle épatante créature ! J’ai eu un choc terrible à la voir quand elle est apparue après s’être changée pour la réunion. Quelqu’un en a été mortellement frappé ! Ici ! dit-il, montrant la place de son cœur.

– Allons ! Ne pleurez pas, Whitemaid ! Ne pleurez pas !

– Je ne puis retenir mes larmes. Vous avez vu sa robe brune ? Et ce ruban dans ses cheveux ? Et ce mouchoir ?

– Oui. J’ai vu tout cela. Et aussi la ceinture.

– La ceinture ! fit Whitemaid. Oh ! Sa ceinture ! C’est plus que ce qu’un être de chair peut supporter. Quelque chose s’est brisé ici (il désignait son front). Vous vous rappelez l’allure qu’elle avait, en short ? Une Walkyrie ! Une femme des âges héroïques. Quelque chose de divin ; un préfet d’école, extraordinairement sévère, une monitrice de dortoir...

Il parlait dans une sorte d’extase :

« ... Tâchez de vous la représenter marchant entre les lits, les cheveux nattés, pieds nus, une brosse à cheveux menaçante à la main. Oh ! Scott-King ! Croyez-vous qu’elle roule à bicyclette ? »

– Je suis certain que oui.

– En short ?

– Sûrement en short !

– Je me représente très bien une vie entière passée à rouler en tandem derrière elle, à travers des forêts sans fin de conifères, à s’asseoir au milieu du jour dans les aiguilles de pin, à manger des œufs durs. Pensez, Scott-King, pensez à ces doigts robustes en train d’écaler un œuf ! Le jaune, le blanc, le brillant ! Vous la représentez-vous mordant dans un œuf ?

– Oui, ce serait un spectacle magnifique !

– Et puis, pensez à la femme elle-même, comme elle est là, dans cette robe brune.

– Il y a des choses auxquelles il ne faut pas penser, Whitemaid !

Et Scott-King aussi versa quelques larmes, de sympathie, d’affliction commune dans la tristesse ineffable, risible, du vêtement de cérémonie de Mlle Sveningen.

– Qu’est ceci ? dit le Dr Fé, les rejoignant quelques instants plus tard. Des larmes ? Vous ne vous amusez donc pas ?

– Ce n’est rien, dit Scott-King. C’est la robe de Mlle Sveningen.

– Oui, n’est-ce pas ? C’est tragique. Mais, en Neutralie, nous prenons ces choses-là courageusement, sans rire. Je venais, professeur, non pour vous déranger, mais simplement pour vous demander si vous avez préparé votre petit speech pour ce soir ? Nous comptons sur vous pour dire quelques mots ! Pendant le banquet !

Pour le banquet, on fit retour au Ritz. Le salon en était désert, sauf pour Mlle Bombaum, assise et fumant un cigare en compagnie d’un homme d’aspect déplaisant. Elle voulut s’expliquer :

– J’ai déjà dîné, dit-elle. Je sors. Je suis en quête d’un reportage !

Il était dix heures et demie quand on s’assit autour d’une table ornée d’arabesques, de fleurs sans tige, de brins de mousse, de grappes rampantes et de rameaux feuillus, au point qu’elle faisait penser à un parterre de Le Nôtre. Scott-King compta, plantés devant lui, six verres à vin de tailles différentes et qui semblaient jaillir de cette végétation. Un menu, d’une longueur énorme, imprimé en lettres d’or, était posé sur son assiette auprès d’un carton dactylographié portant son nom que l’on avait orthographié ainsi :

 

Dr SCOTCH-KINK

 

Comme beaucoup d’explorateurs avant lui, il constata qu’une absence prolongée de toute nourriture détruit l’appétit. Les serveurs avaient déjà dévoré les hors-d’œuvre ; quand enfin le potage parut, la première cuillerée lui donna le hoquet. Il se rappela que la même chose était arrivée au groupe disparu des compagnons du capitaine Scott, dans l’Antarctique.

– Comment dit-on « hiccup » en français ? demanda-t-il à son voisin.

– Plaît-il, mon professeur ?

Scott-King hoqueta encore, comme pour fournir un exemple :

– Ceci ! dit-il. Ce que je viens de faire !

– Ça ? C’est le hoquet !

– Eh bien, je l’ai, affreusement !

– Évidemment, mon professeur. Il faut du cognac !

Les garçons avaient bu et buvaient encore abondamment de l’eau-de-vie. Ils en avaient une bouteille à portée de la main. Scott-King en avala d’un trait un plein verre. Son infirmité en fut doublée ; il hoqueta sans interruption durant tout le dîner.

Le voisin qui l’avait si mal conseillé, Scott-King vit son nom sur un carton, c’était le Dr Bogdan Antonic, secrétaire international de l’Association, un homme aimable, entre deux âges, au visage ravagé par les malheurs et la fatigue. Ils conversèrent en français, du moins dans la mesure où le hoquet permettait une conversation :

– Vous n’êtes pas Neutralien ?

– Pas encore, mais j’espère l’être. Chaque semaine, je fais une démarche au Ministère des Affaires et, chaque fois, on me dit que c’est pour la semaine prochaine. Ce n’est pas tant pour moi que je suis inquiet – bien que la mort soit une chose affreuse – c’est pour ma famille, surtout ! J’ai sept enfants, tous nés en Neutralie, tous apatrides ! Si l’on nous refoulait vers mon malheureux pays, aucun doute, nous serions tous pendus haut et court.

– C’est la Yougoslavie ?

– Je suis Croate, né sous l’empire des Habsbourg, qui était une vraie Société des Nations avant la lettre. Jeune, j’ai étudié à Zagreb, à Budapest, à Prague, à Vienne. On était libre, alors ! On allait où l’on voulait ; on était citoyen de l’Empire. Ensuite nous avons été libérés, placés sous la domination des Serbes. Aujourd’hui, nous sommes libérés et mis sous la domination des Russes. Et toujours de plus en plus de police, de plus en plus de prisons, de plus en plus de pendaisons ! Ma pauvre femme est Tchèque. Sa santé nerveuse est complètement détraquée par nos ennuis. À chaque pas, elle croit qu’on l’observe, qu’on l’espionne, qu’on la suit !

Scott-King émit un de ces petits grognements inarticulés d’une sympathie peu compromettante qui viennent tout naturellement à un Anglais embarrassé ; j’entends : à un Anglais quand il n’est pas gêné par le hoquet. Mais, même pour un homme moins sensible que le Dr Antonic, le grognement pouvait être tenu pour une approbation teintée d’ironie.

« Je le pense d’ailleurs aussi ! dit le docteur croate. Il y a des espions partout. Vous avez vu, quand nous sommes entrés, l’homme assis près de la dame qui fumait le cigare. Eh bien, c’en est un ! Il y a dix ans que je suis ici. Je les connais tous ! J’étais second secrétaire de notre Légation. C’était une chose précieuse pour un Croate que d’entrer dans notre service diplomatique. Vous pouvez m’en croire ! Car tous les postes allaient à des Serbes. Mais voilà, il n’y a plus de Légation. Mon salaire ne m’a pas été payé depuis 1940 ! J’ai quelques amis au Ministère des Affaires et ils sont parfois bien gentils. Ils m’accordent un petit emploi comme c’est le cas aujourd’hui. Mais, à tout moment, un accord commercial peut être conclu avec les Russes et l’une des conditions sera de nous livrer ! »

Scott-King aurait voulu répondre quelque chose.

«... Prenez encore un peu d’eau de vie, professeur. C’est le seul remède. Je me rappelle qu’à Raguse, j’ai eu le hoquet d’avoir ri... C’est une chose qui, je pense, ne m’arrivera plus ! »

Bien que les convives fussent moins nombreux au banquet qu’au vin d’honneur, le bruit était plus étouffant encore. Pour spacieuse qu’elle fût, la salle à manger particulière du Ritz avait été construite en un style plus insignifiant encore que celui de l’Hôtel de Ville, où le haut plafond avait paru aspirer les voix discordantes vers les perspectives céruléennes dont il était peint, les disperser parmi les divinités flottantes ; où les scènes murales de vénerie flamande semblaient vous envelopper, étouffer les bruits sous leurs millions de petits points. Ici, la clameur rebondissait sur les ors et sur les miroirs ; dominant le cliquetis, les bavardages de la table et les altercations des garçons, un chœur confus de jeunes gens chantait de tristes chansons populaires, capables de déprimer la plus joyeuse kermesse villageoise. Ce n’était pas ainsi que Scott-King s’était représenté à table, quand, dans sa classe à Granchester, il avait rêvé de voyages.

Le Dr Antonic poursuivait :

« ... Dans ma petite maison, à la pointe de Lapad, nous avions l’habitude de nous asseoir sur la terrasse et, parfois, nous riions si fort que les pêcheurs qui passaient nous hélaient du pont de leurs barques pour demander à partager l’objet de notre joie. Ils naviguaient tout près de la côte ; nous suivions la trace de leurs feux bien loin vers les îles. Lorsque nous nous taisions, c’étaient leurs rires qui venaient jusqu’à nous, portés par l’eau, alors que les barques étaient hors de vue. »

Le voisin de gauche de Scott-King n’avait rien dit jusqu’au dessert, si ce n’est aux garçons à qui il s’adressait souvent et à très haute voix. Parfois menaçant, d’autres fois cajoleur, il obtenait ainsi double ration de presque tous les plats. Le coin de sa serviette enfoui dans son faux-col, il mangeait, absorbé, la tête inclinée sur son assiette ; si bien que, comme il arrivait souvent qu’une bouchée lui échappait et tombait de ses lèvres, elle n’était pas définitivement perdue pour lui. Il avalait son vin avec une satisfaction visible, soupirait après chaque lampée, frappait sur son verre avec son couteau pour appeler l’attention du garçon quand il désirait le voir remplir. Souvent il chaussait son nez d’un binocle pour mieux étudier le menu, pas tant, semblait-il, par crainte de manquer quelque chose que pour bien fixer dans sa mémoire les fugaces plaisirs du moment. Il n’est pas facile d’avoir l’air bohème en tenue de soirée ; cet homme-là y réussissait, grâce à ses touffes hirsutes de cheveux grisonnants, au large ruban de son pince-nez, au cru de trois jours de sa barbe et de ses favoris.

À l’apparition du dessert, il releva la tête, fixa sur Scott-King de grands yeux injectés de sang, éructa doucement, puis se mit à parler. Les mots étaient anglais ; l’accent avait dû se former au contact de maintes cités de la terre, depuis Memphis dans le Missouri jusqu’à Smyrne. Il sembla qu’il disait :

– Shakespeare, Dickens, Byron, Galsworthy...

Cette émission tardive, fruit d’une gestation pénible, prit Scott-King par surprise ; il hoqueta, évitant de s’engager.

« Ce sont tous de grands écrivains anglais », dit l’inconnu.

– Ma foi, oui.

– Lequel préférez-vous ?

– Je crois que c’est Shakespeare.

– C’est le plus grand des auteurs dramatiques ; de tous, le plus poète aussi.

– Oui.

– Mais Galsworthy est plus moderne !

– Sans doute.

– Je suis moderne, moi. Êtes-vous poète ?

– À peine. Quelques traductions... dit Scott-King.

– Moi, je suis un poète ! Et original ! J’ai traduit moi-même mes poèmes en prose anglaise. Ils ont été publiés aux États-Unis. Est-ce que vous lisez New Destiny ?

– Je regrette. Non.

– C’est la revue qui publie mes traductions. L’an dernier, ils m’ont envoyé dix dollars.

– Personne ne m’a jamais payé les miennes.

– Vous devriez les envoyer à New Destiny. J’estime qu’il est impossible de transposer la poésie d’une langue dans la poésie d’une autre. Il m’arrive de traduire de la prose anglaise en poésie neutralienne. J’ai fait une très belle interprétation de passages choisis de votre grand Priestley. J’espérais qu’on en ferait usage dans les Grandes Écoles, mais on ne le fait pas. Ce n’est partout qu’intrigue et jalousie, même au Ministère de l’Instruction !

Un magnifique personnage placé au milieu de la table se leva. On allait prononcer le premier discours.

– Maintenant, au boulot ! dit le voisin de Scott-King, exhibant un carnet, un crayon, et se mettant à prendre en sténo des notes rapides. En Nouvelle Neutralie, tout le monde travaille !

Le discours était long. Il soulevait de fréquents applaudissements. Au cours de la harangue, un garçon apporta un billet où Scott-King put lire :

Je vous ferai signe. Vous répondrez à Son Excellence. (signé) Fé.

Scott-King répondit sur le billet même :

Absolument navré. Pas ce soir. Suis indisposé. Demandez à Whitemaid.

Et, furtivement, il quitta sa place, passa, hoquetant toujours, derrière la table et gagna la porte de la salle à manger.

Le vestibule était presque désert ; la grande verrière qui, durant toutes les nuits de la guerre, avait jeté ses mille feux vers le ciel, cierge brûlant au sein d’un monde hostile, s’élevait au-dessus de lui, haute et sombre. Derrière les piliers, deux veilleurs de nuit se partageaient un cigare. Un grand tapis désert, planté de chaises vides, s’étalait devant Scott-King dans la clarté avare à laquelle une direction parcimonieuse avait réduit le flamboiement d’autrefois. Il n’était guère plus de minuit, mais le souvenir du couvre-feu révolutionnaire, des rondes de police, des pelotons d’exécution dans les jardins publics, était resté dans la mémoire de la Nouvelle Neutralie. Les Nouveaux Neutraliens aimaient rentrer tôt et savourer la volupté de tirer leurs verrous.

Comme Scott-King s’engageait à travers cet espace silencieux, son hoquet cessa mystérieusement. Il passa les portes tournantes, huma l’air de la piazza où, sous la clarté des lampes à arc, des ouvriers balayaient à grands jets d’eau la poussière et les ordures de la journée ; le dernier des tramways qui, tout le long du jour, ferraillaient autour des fontaines, avait depuis longtemps regagné son dépôt. Scott-King respira profondément, un peu pour se convaincre de sa guérison miraculeuse ; quand il sut qu’elle était complète, il fit demi-tour, prit sa clef et monta dans sa chambre, à peine conscient de la réalité.

 

Durant le premier après-midi et le premier soir tumultueux, les occasions avaient manqué d’un rapprochement autre que superficiel entre Scott-King et les autres invités de l’Association Bellorius. En fait, c’était à peine si le professeur les eût discernés de ceux qui recevaient. On s’était salué, on avait serré des mains, échangé des gestes admiratifs devant les archives de l’Université ; on s’était excusé au sein de la bousculade du vin d’honneur ; Scott-King n’avait pris aucune part aux familiarités qui avaient pu suivre le banquet. Il se rappelait avoir rencontré un Américain affable, un Suisse extrêmement distant et un Oriental qu’en vertu de principes, à vrai dire, assez généraux, il supposait être Chinois. Le lendemain matin, il se joignit cordialement à tous au salon du Ritz, ainsi d’ailleurs que l’y invitait le programme imprimé. On devait partir à dix heures trente pour Simona. Ses valises étaient fermées ; le soleil, encore supportable, brillait, magnifique, à travers le dôme vitré ; Scott-King était d’excellente humeur.

Il s’était réveillé dans cette disposition d’esprit, rare chez lui, après une nuit d’un sommeil ininterrompu. Il avait déjeuné d’un plateau de fruits, assis dans sa loggia qui dominait de haut le square, dispensant ses bénédictions aux palmes, aux fontaines, aux tramways, même aux statues patriotiques. Il s’était joint aux délégués du salon avec la ferme intention de se rendre particulièrement agréable.

Or, des joyeux Neutraliens de la veille, seuls restaient le Dr Fé et le Poète. Les autres étaient occupés ailleurs, sans doute en train de construire la Nouvelle Neutralie.

– Professeur Scott-King, comment allez-vous ce matin ?

Il y avait plus que de la politesse dans le salut du Dr Fé ; une sollicitude évidente.

– Très bien, merci. Oh, c’est vrai, j’avais oublié. Le discours d’hier soir ! J’ai été désolé de vous faire faux bond. La vérité, c’est que...

– Professeur Scott-King, plus un mot là-dessus ! Mais, votre ami Whitemaid, je crains qu’il aille moins bien que vous !

– Non ?

– Il vient de nous faire dire qu’il ne pourra se joindre à nous.

Le Dr Fé levait des sourcils exquisément expressifs.

Le Poète attira Scott-King à l’écart :

– Ne vous alarmez pas, monsieur ! dit-il. Allez rassurer votre ami. Pas un écho des évènements d’hier soir ne passera la rampe ! Je parle au nom du Ministère.

– Vous savez que je suis dans la plus complète ignorance...

– Le public aussi ! Il y restera. Vous riez quelquefois de nous et de nos petits moyens de contrôle ; à votre façon, qui est démocratique ; mais vous voyez qu’ils ont leurs raisons d’être !

– Pardon, mais j’ignore absolument ce qui s’est passé !

– Pour autant que la presse de Neutralie soit en cause, il ne se sera rien passé du tout !

Le Poète s’était rasé, ce matin-là ; il s’était même rasé sans ménagement. Le visage qu’il offrait aux regards de Scott-King était semé de brins d’ouate. Il prit congé, s’éloignant de biais, et Scott-King rejoignit le groupe des délégués.

– Eh bien, dit Mlle Bombaum, il me semble que j’ai manqué hier soir une belle occasion de rire ?

– Mais... moi aussi !

– Comment va la tête, ce matin ? demanda l’aimable Américain.

– Il me semble qu’on s’est bien amusé ! dit Mlle Bombaum.

– Je me suis couché de bonne heure, dit Scott-King avec une certaine froideur. J’étais éreinté.

– J’ai entendu donner ce nom-là à beaucoup de choses, en mon temps. Je suppose qu’ici encore...

Scott-King était un homme, un intellectuel, un érudit classique, presque un poète ; la Nature, qui, dans sa prévoyance, protège la trop lente tortue et appointe les piquants du vulnérable porc-épic, a pourvu ces esprits délicats d’une armure appropriée. Un volet, un rideau de fer, tomba entre Scott-King et les deux plaisantins. Mais, tourné vers le reste de la société, il se rendit compte, trop tard, que leur badinage était le moindre mal qu’il eût à craindre. Le Suisse, qui n’avait pas été cordial la veille au soir, était ce matin d’une froideur presque théâtrale ; l’Asiatique paraissait s’être tissé un cocon de soyeuse réserve. Les autres n’évitaient pas positivement Scott-King : les divers aspects de leurs comportements nationaux signifiaient uniquement qu’ils n’ignoraient pas sa présence parmi eux. Leur attitude n’allait pas au delà. Eux aussi avaient leurs volets, leurs rideaux de fer. Pour tout dire, Scott-King était en disgrâce. Quelque chose dont il ne fallait pas parler s’était passé, où Scott-King était inextricablement impliqué, mais par personne interposée ; une flétrissure, noire, indécente, indélébile avait atteint Scott-King la veille au soir.

Il ne désirait pas en savoir davantage. Il était un homme, un intellectuel ; il était tout ce qui a déjà été dit de lui ; mais il n’était pas un chauvin. Au cours de six années de guerre, il était resté résolument impartial. Mais, en ce point, il se dressa sur ses ergots, sentant littéralement fourmiller les racines de ses derniers cheveux. Comme l’immortel simple soldat du régiment d’East Kent, il estima qu’il était ici à la place d’Elgin 4 ; ni ignorant, ni grossier, ni de basse extraction, mais pauvre et, pour l’instant, déconcerté, tout seul et téméraire, il se sentait Anglais jusqu’au fond du cœur.

– Je regrette, dit-il, de devoir faire attendre la société pendant quelques minutes. Il est indispensable que j’aille voir mon collègue, M. Whitemaid !

Il le trouva dans son lit, l’air plus bizarre que malade, presque exalté. Whitemaid était encore un peu ivre. Les fenêtres béaient grandes ouvertes, et, sur le balcon, modestement vêtue de serviettes de bain, Mlle Sveningen était assise, en train de manger un beefsteak.

– On me dit, en bas, que vous ne venez pas à Simona avec nous ?

– Non. Je ne suis pas en état, ce matin, d’entreprendre le voyage. J’ai des choses à faire ici. Il ne m’est pas facile de m’expliquer.

Du menton, il désignait le dos du géant carnivore qui déjeunait sur la terrasse.

– Vous avez eu une soirée agréable ?

– Une soirée absolument vide, Scott-King ! Je me rappelle m’être trouvé avec vous à une espèce de réception municipale. Je me rappelle aussi une bagarre avec la police, mais cela, c’était beaucoup plus tard. Les heures ont dû être interverties.

– Avec la police, dites-vous ?

– Oui. Dans une espèce de dancing. Irma, que voilà, a été magnifique, une vraie vedette de cinéma. Ils dégringolaient comme des quilles. Sans elle, je suppose qu’en ce moment je serais en cellule, au lieu d’être là, tout heureux de boire de l’eau gazeuse en votre compagnie.

– Vous avez fait un discours ?

– Il paraît ! Vous n’y étiez pas ? Alors, jamais nous ne saurons ce que j’ai dit ! Avec sa franchise brutale, Irma l’a décrit long et passionné, mais incompréhensible.

– Y fut-il question de Bellorius ?

– Je crois plutôt que non, que c’est l’amour qui occupait la première place. À vous dire vrai, l’intérêt que je portais à Bellorius s’est évanoui ; il n’avait jamais été très solide ; il s’est flétri, fané, il est mort ce matin, quand j’ai appris qu’Irma n’était pas des nôtres. Elle est venue pour le Congrès d’Éducation physique !

– Vous me manquerez, Whitemaid.

– Restez avec nous, à la gymnastique !

Pendant une seconde, Scott-King hésita. Ce qui allait se passer à Simona était incertain, et même un peu inquiétant.

– Il doit y avoir cinq cents athlètes femmes ! Peut-être aussi des contorsionnistes des Indes ! insistait Whitemaid.

Mais Scott-King finit par dire non, un non très ferme :

– Je veux, je dois garder ma foi à Bellorius !

Il s’en retourna vers les délégués.

Il les trouva déjà assis, impatients, dans un autocar arrêté devant les portes du Ritz.

 

 

 

LA ville de Simona s’étage devant la Méditerranée au pied des monts appartenant au grand massif qui couvre la moitié de la carte de Neutralie. Des bouquets de noyers et de chênes-lièges, de petits vergers plantés d’amandiers et de citronniers, s’étendent sur le pays environnant, poussent jusqu’au pied des murs qui s’avancent au milieu d’eux en une succession de bastions pointus, ingénieusement imaginés au XVIIe siècle, et qui jamais, au cours d’une longue succession de conflits, n’ont été mis à l’épreuve d’un assaut ; car ils ont peu de signification militaire. L’Université médiévale, une cathédrale en style baroque, vingt églises, dans les clochers blancs et gracieux desquelles les cigognes bâtissent et multiplient, un square rococo, deux ou trois palais, aussi mesquins que dérisoires, un marché, une rue bordée de boutiques, voilà tout ce qu’on peut y trouver, et, d’ailleurs, tout ce qu’un cœur humain y peut décemment désirer. Le chemin de fer court très à l’écart de la ville et ne trahit sa présence que par quelques volutes de vapeur échappées entre les cimes des arbres.

À l’heure de l’angélus, Scott-King était assis sur les remparts, à une table de café, en compagnie de M. Bogdan Antonic.

– Je suppose que le regard de Bellorius a dû errer à mainte reprise sur un paysage presque identique à celui que nous admirons aujourd’hui.

– Oui. Les bâtiments, eux, ne changent pas. L’illusion de la paix subsiste, alors que, comme au temps de Bellorius, les montagnes derrière nous sont encore des nids de brigands !

– Je me rappelle qu’il y fait allusion dans son VIIIe chant, mais vraiment, vous croyez qu’aujourd’hui encore ?...

– Ce sont toujours les mêmes. On leur donne des noms différents, voilà tout : on les appelle partisans, éléments de résistance, irréconciliables, ce que vous voudrez ! Mais l’effet est toujours le même. Il faut se faire escorter par la police pour emprunter mainte de ces routes-là !

Ils se turent. Un silence tomba entre eux. Au cours du voyage en zigzags sinueux qui les avait conduits à Simona, une sympathie était née entre Scott-King et le secrétaire international.

Des cloches carillonnaient délicieusement dans les tours baignées de soleil de vingt églises ombreuses. Scott-King finit par risquer :

– Savez-vous ce que je soupçonne ? C’est que nous soyons, vous et moi, les seuls membres de notre groupe à jamais avoir lu Bellorius !

– Encore la connaissance que j’ai de lui est-elle bien légère, dit Bogdan Antonic. Je crois pourtant que M. Fé a écrit sur lui, en cantonais vulgaire, d’une manière très sympathique. Dites-moi, professeur, trouvez-vous que cette célébration soit une réussite ?

– Je ne suis pas réellement un professeur, il faut que vous le sachiez.

– Non, mais, pour l’occasion, tout le monde l’est, et vous êtes plus professeur que certaines gens qui sont ici ! J’ai été obligé de n’y pas regarder de trop près pour que tous les pays soient représentés. M. Jungman, par exemple, est un gynécologue de La Haye ! Mlle Bombaum est je ne sais quoi. L’Argentin et le Péruvien sont de simples étudiants qui, par hasard, étaient de passage dans le pays. Je vous dis tout cela parce que j’ai confiance en vous, et parce que je pense que vous vous en doutiez déjà ! Vraiment, vous n’avez pas éprouvé un peu de déception ?

– Ma foi, si.

– L’idée est venue du Ministère. Voyez-vous, je suis son conseiller culturel. Il avait besoin d’une célébration cet été. J’ai fouillé les archives à la recherche d’un anniversaire. J’étais désespéré quand la chance a voulu que je tombasse sur le nom de Bellorius. Naturellement, on n’avait jamais entendu parler de Bellorius, mais ils fussent tombés d’aussi haut si je leur avais parlé de Dante ou de Goethe...

M. Antonic eut un petit sourire triste et malin, bref hautement civilisé :

« ... Je leur ai dit que Bellorius était une des plus grandes figures de la littérature européenne. »

– Il est de fait qu’il devrait l’être !

– Positivement, vous le pensez ? Vous ne trouvez pas que toute l’entreprise n’est qu’une galéjade ? Vous pensez qu’on peut la tenir pour une réussite ? Je l’espère, car, entre nous, ma situation au Ministère est loin d’être solide. Il y a des jalousies partout. Imaginez cela ! Qu’on puisse être jaloux de moi ! De moi ! Mais, en Nouvelle Neutralie, tout le monde est tellement avide de travailler ! Ils me prendraient, comme rien, gloutonnement, mon petit poste ! Le Dr Arturo Fé lui-même le convoite !

– Pas possible ! Il semble déjà si occupé !

– Cet homme collectionne les postes officiels, comme autrefois les hommes d’Église collectionnaient les bénéfices. Il en a déjà une douzaine ; il voudrait encore le mien. C’est pourquoi c’est une telle victoire de l’avoir amené ici ! Car, si la célébration n’était pas réussie, il serait compromis. Aujourd’hui déjà, le Ministère a marqué sa désapprobation de ce que la statue de Bellorius ne soit pas prête à être inaugurée. Or il n’y a pas de notre faute. Les responsables sont les bureaux du Repos et de la Culture. C’est le résultat d’un complot tramé par un ennemi qui s’appelle Garcia, l’ingénieur Garcia, qui cherche à perdre le Dr Fé pour lui succéder dans quelques-uns de ses emplois. Mais le Dr Fé se défendra. Il s’expliquera. Il trouvera. Au besoin, il improvisera. Il est du pays !

 

Le Dr Fé improvisa, le lendemain.

Le groupe des savants était logé, à Simona, dans le premier hôtel qui, ce matin-là, ressemblait à une halte de chemin de fer du temps de guerre, en raison de l’arrivée, un peu après minuit, de cinquante à soixante philatélistes internationaux pour qui nul accommodement n’avait été prévu. Ils avaient dormi dans le vestibule et dans le hall ; certains d’entre eux dormaient même encore lorsque les délégués furent réunis

Ce jour-là était celui qui avait été fixé au programme pour l’inauguration de la statue de Bellorius. Dans le square, des palissades et des échafaudages marquaient l’emplacement du monument proposé, mais les délégués savaient déjà que la statue n’était pas arrivée. Ils n’avaient vécu que de rumeurs, les trois derniers jours ; rien, dans leurs aventures diverses, n’avait jamais exactement correspondu au programme imprimé. « On raconte que l’autobus est retourné à Bellacita pour y chercher de nouveaux pneus ! » – « Avez-vous entendu dire que nous devons dîner avec le lord-maire ? » – « J’ai entendu le Dr Fé déclarer que nous ne devons pas partir avant trois heures. » – « Je crois que nous devrions tous nous trouver à la salle du chapitre » ; etc., etc. Telle était l’atmosphère du voyage. Les barrières sociales qui menaçaient de diviser les délégués à Bellacita avaient promptement disparu. Whitemaid était oublié, Scott-King lui-même se trouvait de nouveau traité en ami, en membre d’une camaraderie fondée sur un ahurissement commun

Deux jours durant, ils furent sur les routes, dormant en des endroits parfois très éloignés de l’itinéraire prévu. Ils furent abreuvés de vin, régalés de bonne chère à des heures inattendues, salués de façon déconcertante par des fanfares de cuivres et des députations, abandonnés d’une façon non moins déconcertante dans des squares déserts. Une fois, ils barrèrent la route à un groupe de pèlerins avec qui, pendant plusieurs heures frénétiques, ils échangèrent leurs bagages. Une autre fois, ils eurent deux dîners à une heure d’intervalle ; une autre fois encore, ils n’eurent pas de dîner du tout. Mais, pour finir, ils furent où ils devaient être, à Simona ! Le seul absent était Bellorius.

Le Dr Fé improvisa :

– Mademoiselle Bombaum, messieurs, un petit supplément à notre programme Aujourd’hui, nous allons rendre hommage au Mémorial National !

On regagna docilement l’autobus. Quelques philatélistes y étaient couchés et dormaient d’un profond sommeil. Il fallut bien les déloger. On embarqua une douzaine d’énormes couronnes de laurier.

– Qu’est-ce que c’est ?

– C’est pour notre hommage !

En travers du feuillage, des rubans rouges portaient les noms des pays ainsi représentés. Ils sortirent de la ville par le quartier des chênes-lièges et des amandiers. Au bout d’une heure, ils firent halte. Une escorte de voitures blindées devait les accompagner. Elle se forma en avant et en arrière de l’autobus.

– Un signe de plus, dit le Dr Fé, de l’estime en laquelle nous vous tenons !

– On craint les partisans ! chuchota le Dr Antonic.

La poussière soulevée par les militaires enveloppait le car et lui cachait le paysage. Au bout de deux heures, nouvelle halte. Le Mémorial National se dressait sur un tertre nu. Comme toutes les architectures des gouvernements d’aujourd’hui, c’était un objet conçu sans amour et sans ornement, une grande pyramide tronquée en pierre, que sa masse seule réussissait à sauver de l’insignifiance. Un peloton de soldats s’employait, d’ailleurs mollement, à faire disparaître une inscription barbouillée à la peinture rouge en travers de la face principale du monument. On pouvait lire encore :

 

MORT AU MARÉCHAL !

 

Le Dr Fé feignit de ne porter aucun intérêt à leur activité. Il mena son groupe vers l’autre face, dénuée de toute légende, patriotique ou subversive. Ce fut ici, sous un soleil furieux, qu’ils déposèrent leurs couronnes, Scott-King ayant fait quelques pas en avant quand on l’eut invité à représenter la Grande-Bretagne. Le poète-journaliste s’accroupit avec sa caméra et fit un cliché. Les témoins poussèrent un hourra, ce qui fit que la corvée accourut avec ses éponges pour voir ce qui se passait. Le Dr Fé dit quelques mots en neutralien. La cérémonie était terminée.

On déjeuna, au bourg voisin, dans ce qui avait l’air d’une cantine militaire : une pièce nue ornée seulement d’une grande photographie du Maréchal. Repas substantiel, mais loin d’être somptueux, pris sur des tables étroites et servi dans une faïence épaisse. Scott-King but plusieurs verres d’un vin lourd et violacé.

Le car avait séjourné longtemps au soleil ; il ressemblait à une étuve. Le vin et le ragoût invitaient au sommeil. Scott-King passa les heures du voyage de retour dans une demi-somnolence, inconscient des murmures de mécontentement qui se manifestaient autour de lui dans cette atmosphère tropicale.

Car un mécontentement existait. Il trouva à s’exprimer à haute voix quand les délégués eurent enfin regagné Simona.

Scott-King s’éveilla, au point d’en avoir conscience, au moment d’entrer à l’hôtel :

– Il faut convoquer une réunion, disait le professeur américain. Voter une résolution !

– Protester ouvertement ! insistait Mlle Bombaum.

« ... Pas ici ! ajoutait-elle, s’apercevant que les collectionneurs de timbres occupaient de force les endroits réservés au public. En haut ! »

Il serait suprêmement ennuyeux de rapporter par le détail tout ce qui fut dit et redit dans la chambre à coucher de Mlle Bombaum après que l’on eut expulsé deux philatélistes qui s’y étaient réfugiés. Scott-King trouvait qu’il était déplaisant d’être enfermé dans une chambre alors qu’en bas, dans le square, l’eau des fontaines gargouillait, que la brise faisait chanter les orangers des murs de la cité. Des discours furent prononcés, répétés, traduits, et mal traduits. Il y eut des rappels à l’ordre, de courtes explosions de mauvaise humeur personnelle. Les délégués n’étaient pas tous présents. On n’avait pu trouver ni le professeur suisse, ni le Chinois ; les étudiants péruvien et argentin avaient refusé de venir ; mais enfin il y eut, outre Mlle Bombaum, six savants dans la petite chambre à coucher, tous, sauf Scott-King, profondément indignés par une chose ou une autre.

L’objet de l’offense finit par apparaître à travers le torrent des paroles et le brouillard que faisait le tabac. En bref, c’était ceci : l’Association Bellorius avait été victime des politiciens. L’insatiable curiosité de Mlle Bombaum avait seule déniché un grief qui, sans cela, n’eût jamais été découvert. Elle avait flairé, déniché la vérité sinistre comme on découvre une truffe. Les faits étaient patents. Le Mémorial National n’était ni plus ni moins qu’un fétiche, un fétiche municipal. Il commémorait le massacre, l’exécution, la liquidation violente, enfin ce qu’on voudra, survenus dix ans plus tôt, en ce même endroit baigné de soleil, de quelque cinquante chefs du parti qui régnait aujourd’hui sur la Neutralie par le parti qui régnait alors. Les délégués de l’Association Bellorius avaient été amenés par duperie à déposer là des couronnes ! Chose plus grave, ils avaient été photographiés sur le fait. À entendre Mlle Bombaum, son portrait était, en ce moment même, communiqué en hâte à tous les journaux de l’univers. Pis encore, ils avaient déjeuné au quartier général du parti, sur les mêmes tables où les hommes de main avaient l’habitude de venir se rafraîchir après leurs orgies de terreur. Ce n’était pas tout. Mlle Bombaum disait, elle venait d’apprendre, dans un livre en sa possession, que Bellorius n’avait jamais eu la relation la plus lointaine avec la Neutralie ; Bellorius n’était pas un poète ; c’était un général byzantin !

Scott-King voulut discuter le propos ; il le fit avec vivacité, avec turbulence. Des mots blessants furent lancés. On entendit : « Fasciste puant ! » « Sale réactionnaire ! » « Cannibale ! » « Bourgeois camouflé ! »

Indigné, Scott-King se retira. Le Dr Fé était dans le couloir. Il prit Scott-King par le bras et le conduisit lentement jusqu’en bas, puis dehors, dans une rue bordée d’arcades et de boutiques.

– Ils ne sont pas contents ! dit le Dr Fé. C’est une tragédie ! Une tragédie de première grandeur !

– Vous n’auriez pas dû nous faire ce coup-là !

– Je n’aurais pas dû ? Moi ? Mais, mon cher professeur, j’ai versé des larmes quand la chose m’a d’abord été suggérée. Pendant deux jours entiers, j’ai ajourné, retardé le voyage sur la route, dans l’espoir, justement, d’empêcher ceci. Pensez-vous qu’on m’a écouté ? J’ai dit au ministre de l’Éducation populaire : « Excellence, c’est un évènement d’ordre international, qui est du domaine de la plus pure érudition ! Ces grands hommes ne sont pas venus en Neutralie avec des arrière-pensées politiques. » Il a été presque grossier. Il m’a répondu : « Ils mangent et boivent à nos dépens ! Qu’ils manifestent leur respect pour le régime qui les accueille ! Les délégués de l’Éducation physique ont salué le Maréchal au Stade des Sports ! Les philatélistes ont été munis de l’insigne du parti et beaucoup d’entre eux le portent ! Les professeurs doivent, eux aussi, prêter leur appui à la Nouvelle Neutralie ! » Que pouvais-je dire ? Le ministre ignore la délicatesse ; son origine est des plus basses. Je suis sûr que c’est lui qui a décidé le Ministère du Repos et de la Culture à différer l’envoi de la statue. Vous ne comprenez pas la politique, professeur ! Je vais être franc avec vous. Il s’agit ici d’un complot...

– C’est ce que prétend Mlle Bombaum.

– Un complot, oui. Mais contre moi ! Il y a longtemps déjà que l’on conspire pour me perdre. Je ne suis pas un homme de parti, moi ! Parce que je porte l’insigne, que je fais le salut, vous croyez que je suis de la Nouvelle Neutralie ! Mais, professeur, j’ai six enfants, dont deux filles en âge de se marier ! Que peut-on faire, sinon chercher à s’enrichir ? Et voilà que je me considère comme ruiné.

– Les choses sont-elles vraiment aussi graves ?

– Je ne puis même pas vous dire à quel point elles le sont ! Il faut, professeur, que vous retourniez de ce pas dans cette chambre et que vous les persuadiez d’être calmes. Vous êtes Anglais. Votre influence est grande. Pendant notre voyage, j’ai vu combien tout le monde vous a témoigné de respect.

– Ils m’ont appelé « fasciste puant » !

– Oui, dit le Dr Fé, de l’air le plus naturel, j’ai entendu cela. J’écoutais... par le trou de la serrure ! Mais ils étaient si mécontents !

Après la chambre à coucher de Mlle Bombaum, les rues étaient d’une fraîcheur suave ; le contact des doigts du Dr Fé sur la manche de Scott-King avait une légèreté d’insecte. Ils marchaient en silence. À l’échoppe d’une fleuriste, le Dr Fé choisit une boutonnière, en marchanda violemment le prix, l’offrit à Scott-King avec une grâce arcadienne. Et la promenade mélancolique reprit :

– Vous ne voulez pas retourner là-bas ?

– Cela ne ferait rien de bien, croyez-moi.

– Un Anglais ! S’avouer vaincu ! dit le Dr Fé, levant deux bras désespérés.

– Oui, au fond, c’est cela !

– Mais vous-même, vous resterez avec nous jusqu’au bout ?

– Certainement !

– Eh bien, alors, rien d’important n’est encore perdu ! Les célébrations peuvent se poursuivre.

Il parlait poliment, courageusement, mais il soupira tandis qu’ils prenaient congé l’un de l’autre.

Scott-King grimpa sur les degrés usés des remparts et s’assit tout seul sous les orangers, regardant le soleil se coucher sur la mer.

 

L’hôtel fut calme ce soir-là. Les philatélistes avaient été rassemblés et transportés ailleurs. On les vit partir, renfrognés et muets, pour une destination inconnue, l’air de Personnes Déplacées balayées par la mécanique du Génie Social. Les six délégués dissidents s’en allèrent avec eux, faute d’un autre moyen de transport. Seuls le Suisse, le Chinois, le Péruvien et l’Argentin restèrent et dînèrent ensemble, en silence, à défaut d’un langage commun, mais pleins de bonne humeur. Le Dr Fé, le Dr Antonic et le Poète dînaient à une autre table, silencieux aussi, mais l’air affligé.

Le lendemain, la statue arrivait sur un camion ; le jour suivant fut fixé pour l’inauguration. Scott-King passa des heures heureuses à étudier les journaux quotidiens ; fidèles à la prédiction de Mlle Bombaum, tous publiaient de grands clichés de la cérémonie au Mémorial National. Il avait à peu près reconstitué le sens d’un article de tête consacré à la question. Il mangea, somnola, visita les églises fraîches et radieuses de la ville, composa l’allocution qu’on attendait qu’il prononçât le lendemain. Le Dr Fé, quand ils se rencontrèrent, montra cette réserve propre à l’homme délicat qui, dans son émotion, avait peut-être laissé trop paraître de lui-même. Bref, ce fut pour Scott-King une heureuse journée.

Il n’en fut pas de même pour ses collègues. Pendant qu’il flânait de son côté, deux calamités les frappaient. Le professeur suisse et le Chinois étaient allés se promener ensemble en voiture, dans les collines. Rapprochement motivé par une raison d’économie plutôt que par une sympathie mutuelle. Un guide importun, l’insensibilité au plaisir purement contemplatif de l’architecture occidentale, un prix apparemment avantageux, la promesse et l’espoir de brises fraîches, d’un vaste panorama, d’un petit restaurant, devaient causer leur perte. Quand on s’aperçut, le soir venu, qu’ils n’étaient pas rentrés, leur sort parut fixé.

– Ils auraient dû prendre conseil du Dr Fé ! disait le Dr Antonic.

– Il eût choisi une route plus sûre. Il les aurait fait escorter.

– Que va-t-il advenir d’eux ?

– Avec les partisans, on ne sait jamais. Beaucoup d’entre eux sont des gaillards qui méritent l’estime, des bandits à l’ancienne mode, capables de pratiquer l’hospitalité en attendant le versement de la rançon. Mais il en est, parmi eux, qui s’occupent de politique. Si nos amis sont tombés aux mains de ceux-ci, je crains qu’ils ne soient assassinés.

– Le Suisse ne me plaisait pas !

– À moi non plus. Un calviniste ! N’empêche que le Ministère ne sera pas content s’il est mort.

Le sort des Sud-Américains avait été moins romanesque. La police les avait enlevés au cours du déjeuner.

– Il semble bien, d’ailleurs, dit le Dr Antonic, qu’ils ne sont ni Argentin, ni Péruvien. Même pas des étudiants !

– Qu’avaient-ils fait ?

– Je suppose qu’ils ont dû être dénoncés.

– Il est de fait qu’ils avaient l’air de deux coquins.

– Oui, je pense que c’étaient des individus aux abois, des espions, des bimétallistes, qui sait ? De nos jours, ce qui compte, ce n’est pas ce qu’on fait, c’est le fait d’être dénoncé. Je suppose que quelqu’un de très haut placé doit avoir signalé ces deux-là. Sans cela, le Dr Fé aurait pu faire remettre l’opération de police jusqu’après notre cérémonie... À moins que l’influence du Dr Fé ne soit sur le déclin...

 

Pour finir, comme il était d’ailleurs et juste et convenable, une seule voix s’éleva pour célébrer Bellorius.

La statue, après qu’on eut tiré mainte fois sans succès la corde qui commandait la chute du voile, se trouva enfin découverte. Dégagée et massive, elle se dressait, sûre d’elle, insolente sous l’ardent soleil neutralien, tandis que la populace poussait des hourras, jetait des pétards sous les pieds des notabilités, comme c’est ici la coutume, que les pigeons voletaient en grande alarme et que la musique de la fanfare succédait à une ouverture par les trompettes.

La statue était effarante. Il n’existe plus de portraits contemporains de Bellorius. En leur absence, une substitution astucieuse était été pratiquée au Ministère du Repos et de la Culture. La statue qui venait d’être si ouvertement offerte aux regards avait dormi pendant des années dans la cour d’un maçon. À une époque de libre entreprise, elle avait été réquisitionnée pour surmonter la sépulture d’un magnat du commerce dont la succession était apparue illusoire. Ce n’était pas la statue de Bellorius ; ce n’était pas davantage le portrait du gros commerçant frauduleux. Elle n’était même pas, sans équivoque possible, celle d’un homme ; à peine celle d’un être humain, peut-être figurait-elle une des vertus.

Scott-King demeurait frappé de stupeur devant l’outrage qu’il venait de faire à ce joli square. Mais il avait fini de se faire entendre et son discours avait été un succès. Il avait parlé en latin, du fond du cœur, disant qu’un monde déchiré, ulcéré, s’unissait ce jour-là, pour se donner tout entier à la noble idée de Bellorius, pour se reconstituer, d’abord sous les espèces de la Neutralie, puis parmi tous les peuples impatients de l’Occident, sur les bases que Bellorius avait établies avec une telle certitude. Il avait dit que, ce jour-là, on allumait un cierge qui, avec l’aide de Dieu, devrait ne plus jamais s’éteindre.

Au discours avait succédé un déjeuner prodigieux, à l’Université. Après le déjeuner, Scott-King le latiniste avait été nommé docteur, docteur... en droit international. Après l’investiture, on l’avait fait monter dans un autocar et, avec le Dr Fé, le Dr Antonic et le Poète, reconduit à Bellacita.

Par la route directe, le voyage prenait cinq heures à peine. Il n’était pas minuit quand ils parcoururent le boulevard brillamment éclairé de la capitale. En cours de route, on avait peu parlé. En arrivant au Ministère, le Dr Fé dit :

– Voilà donc notre petite expédition terminée. Je voudrais pouvoir espérer, professeur, que vous en avez tiré ne fût-ce qu’une parcelle du plaisir que nous en avons éprouvé nous-mêmes !

Il avait tendu la main et souri, sous les lampes à arc. Le Dr Antonic et le Poète avaient ramassé leur modeste bagage. « Bonne nuit, dirent-ils. Bonne nuit ! Nous rentrerons à pied. Les taxis sont si chers ! Après neuf heures du soir, le tarif est doublé ! »

Le Dr Fé monta les marches du Ministère :

– C’est le retour au travail ! dit-il. J’ai reçu une invitation urgente à me présenter devant mon chef. On travaille tard en Nouvelle Neutralie !

Rien de furtif dans ce départ ; Fé était simplement pressé. Scott-King le rattrapa comme il était sur le point d’entrer dans l’ascenseur.

– Je m’excuse, dit-il. Mais... où dois-je me rendre ?

– Professeur, notre humble cité est la vôtre. Où aimeriez-vous aller ?

– Eh bien, je pense qu’il serait utile que je descende pour la nuit dans un hôtel. Jusqu’ici, nous étions au Ritz !

– Je suis certain que vous y serez bien. Dites au portier de vous appeler un taxi et veillez à ce qu’il ne cherche pas à vous estamper. Le tarif double, pas davantage !

– Mais... je vous verrai sans doute demain ?

– J’espère que ce sera souvent !

Le Dr Fé s’inclina, les portes de l’ascenseur se fermèrent sur sa courbette, sur son sourire.

Il y avait, dans l’un et dans l’autre, autre chose et plus que la réserve propre à un homme délicat à qui l’émotion avait laissé trop révéler de lui-même.

 

 

 

OFFICIELLEMENT, dit M. Horace Smudge, nous ne savons même pas que vous êtes ici !

Il dévisageait Scott-King à travers des lunettes hexagonales devant la corbeille du courrier en instance ; il jouait avec un stylo du tout dernier modèle ; une multiplicité de crayons dépassaient de la pochette de son veston ; son visage suggérait l’idée qu’il s’attendait à chaque instant à ce qu’un des téléphones posés sur son bureau lui apportât un message beaucoup plus important que la chose qui l’occupait ici. Scott-King se disait qu’il ressemblait étrangement à l’employé de l’économat du collège de Granchester.

La vie de Scott-King s’était passée loin des chancelleries ; un jour, pourtant, à Stockholm, il y avait de cela bien des années, il avait été invité par erreur, à la place d’un autre, à déjeuner à l’ambassade britannique. Le chargé d’affaires d’alors s’appelait Sir Samson Courtenay ; Scott-King se rappelait avec gratitude l’air de nonchalante bienveillance dont il avait reçu l’étudiant sans expérience, alors qu’il s’était attendu à voir paraître un ministre en exercice. Sir Samson n’avait pas fait une brillante carrière, mais, pour un homme au moins, pour Scott-King, il restait le modèle du diplomate anglais.

Smudge n’était pas comme Sir Samson ; il était le produit de circonstances plus dures, d’une théorie plus récente du service public ; aucun oncle n’avait dit un mot pour recommander Smudge en haut lieu ; un travail honnêtement accompli, de la présence d’esprit lors de l’examen, un enthousiasme sincère pour la géographie commerciale, l’avaient porté à sa situation présente de second secrétaire de Bellacita.

– Vous n’avez pas la moindre idée, disait-il, des embarras que nous causent les Priorités ! À deux reprises, à la dernière minute, j’ai dû faire descendre d’avion l’ambassadrice en personne pour faire place à des inspecteurs des vivres aux Indes. Le fait est que j’ai là quatre ingénieurs électriciens, deux conférenciers du British Council et un syndicaliste, qui, tous, désirent trouver place. Officiellement, je n’ai pas entendu parler de Bellorius. Les Neutraliens vous ont amené ici. C’est donc à eux qu’il appartient de vous reconduire.

– Je me suis présenté à eux deux fois par jour depuis trois jours. Le Dr Fé, qui avait tout organisé, semble ne plus appartenir au Ministère.

– Naturellement, vous pourriez toujours prendre le train. C’est long, mais, pour finir, ce serait encore ce qu’il y aurait de plus rapide. Je suppose que vous avez tous les visas nécessaires ?

– Non. Combien de temps faudrait-il pour les obtenir ?

– Trois semaines... peut-être davantage. Ce sont les autorités de la zone interalliée qui mettent des bâtons dans les roues.

– Mais je n’ai pas le moyen de vivre éternellement ici ! Je n’ai été autorisé qu’à apporter soixante-quinze livres sterling et les prix sont terribles.

– Oui, nous avons eu, l’autre jour, un cas similaire. Un certain Whitemaid... Il se trouvait à court d’argent et désirait encaisser un chèque ; mais, naturellement, cela est spécifiquement contraire aux dispositions monétaires. Le consul s’est chargé de lui.

– Est-il rentré ?

– J’en doute. Vous savez, on avait l’habitude de les rapatrier par mer, comme sujets britanniques en détresse et, à l’arrivée, de les livrer à la police ; mais tout cela a été suspendu depuis la guerre. Ce Whitemaid ne faisait-il pas partie de votre célébration Bellorius ? Elle nous a donné beaucoup de tintouin, et de toute sorte ! Mais, pour les Suisses, c’est plus grave. Ils ont eu un professeur assassiné et cela exige toujours un rapport spécial à l’étage du conseiller. Je regrette bien de ne pouvoir faire davantage pour vous. Je ne m’occupe ici que des priorités de l’air. En fait, votre affaire dépend du consulat. Vous feriez mieux, dans une semaine ou deux, de leur dire quelle tournure ont prise les choses.

 

La chaleur était à peine supportable. Pendant les dix jours que Scott-King avait passés dans le pays, l’été semblait avoir changé d’humeur et s’être tourné contre lui d’un air irrité. L’herbe du square avait roussi. On arrosait encore les rues, mais au bout d’un instant les pierres brûlantes étaient sèches. La saison était finie ; la moitié des magasins avaient fermé leurs volets, les petits aristocrates bruns avaient quitté leurs fauteuils du Ritz.

De l’ambassade à l’hôtel, la distance n’était pas très grande, mais, avant d’avoir atteint les portes tournantes, Scott-King titubait de fatigue. S’il avait fait le trajet à pied, c’est qu’il était obsédé par la nécessité de faire durer son argent. Il mangeait sans plaisir, évaluant ce que lui coûtait chaque bouchée, calculant le pourcentage pour le service, le droit de timbre, la taxe de luxe ; gémissait, au sein de cet été torride, sous le poids de l’impôt en faveur du Fonds du Secours d Hiver.

Il décida qu’il fallait quitter le Ritz au plus tôt. Mais il hésitait, se disant qu’une fois caché dans quelque pension modeste d’une ruelle éloignée, où jamais le téléphone ne sonnait, où jamais âme qui vive venant du monde extérieur ne mettait les pieds, il risquait d’être irrémédiablement perdu, noyé, méconnaissable dans son obscurité, oublié. Dans quelques années, on le verrait peut-être exhiber un petit carton tout fané, annoncer qu’il donnait des leçons de conversation anglaise, plus grisonnant, plus râpé, plus bedonnant, avec toutes les aggravations qu’apportent le désespoir et l’indigence, et finir par mourir ici, anonyme ? Il était un homme, un intellectuel, un érudit classique, presque un poète, mais il ne pouvait envisager sans terreur un tel avenir.

Il resta donc au Ritz, si désert que fût l’hôtel, et malgré le dédain avec lequel il s’y sentait regardé, comme au seul endroit de Neutralie où il pouvait encore être sauvé. S’il s’en allait d’ici, il savait que ce serait pour toujours. Il manquait de cette assurance, apanage d’une noblesse native qui reste assise là, jour après jour, comme par droit. Le seul droit de Scott-King résidait dans ses travellers’cheques. Heure par heure, il établissait de mémoire le montant de sa note. Pour l’instant, il avait en main près de quarante livres. Il décida qu’il déménagerait quand il serait réduit à vingt. En attendant, il faisait anxieusement du regard le tour de la salle à manger avant d’entreprendre le calcul quotidien du prix minimum auquel il pourrait déjeuner.

Or, ce jour-là, il fut récompensé. Son numéro sortit, autant dire, au tirage. Assise près de lui, même pas deux tables plus loin, et seule, il vit Mlle Bombaum. Il se leva pour la saluer. Toutes les épithètes pénibles sur lesquelles ils s’étaient séparés étaient oubliées.

– Me permettez-vous de m’asseoir ici ?

Elle leva les yeux, d’abord sans le reconnaître, puis avec ce qui semblait être du plaisir. Peut-être quelque chose, dans l’air désolé de Scott-King, dans la timidité de sa prière, l’innocentait aux yeux de la journaliste. Celui qui se tenait devant elle ne pouvait être un fasciste puant, un réactionnaire cannibale.

– Je vous en prie ! dit-elle. Le bonhomme qui m’avait invitée n’est pas venu !

Dans cette salle torride, une peur glaça soudain Scott-King, la peur d’être amené à payer le déjeuner de Mlle Bombaum : il voyait qu’elle mangeait un homard et buvait du vin du Rhin.

– Quand vous aurez déjeuné, dit-il, nous pourrions peut-être prendre le café dans le salon d’attente ?

– Impossible ! J’ai un rendez-vous dans vingt minutes. Asseyez-vous là !

Il s’assit et, tout de suite, en réponse à la question distraite de la dame, exposa en détail la situation fâcheuse où il se trouvait, insistant surtout sur ses problèmes financiers et, d’une façon ostensible, commanda le plat le moins cher du menu :

– C’est une erreur de ne pas manger quand il fait chaud, dit Mlle Bombaum. On n’a pas moins besoin de se soutenir !

Quand Scott-King eut parlé, elle dit :

– Franchement, je pense qu’il sera difficile de vous tirer d’affaire. Vous n’avez qu’une solution : prendre le Métro !

Un désespoir plus sombre, dans le visage déjà hanté de Scott-King, l’informa sur-le-champ qu’elle n’avait pas été comprise.

– Vous avez sûrement entendu parler du Métro ? C’est... (elle citait un passage d’un de ses récents articles) c’est comme qui dirait une carte de rechange de l’Europe, un réseau qui ignore toutes les frontières établies, toutes les grandes voies de communication. C’est, si l’on veut, le monde nouveau, prenant forme sous la surface de l’ancien, la nouvelle citoyenneté supranationale...

– Pas possible ?

– Écoutez. Je ne puis pour l’instant m’attarder davantage. Soyez ici ce soir. Je vous mènerai voir l’homme qu’il faut.

Cet après-midi-là, qui devait être son dernier à Bellacita, Scott-King reçut son premier visiteur. Il était monté dans sa chambre pour y dormir pendant la grande chaleur du jour quand son téléphone sonna et une voix lui annonça le Dr Antonic. Il pria qu’on le fît monter.

Le Croate entra, s’assit près du lit.

– Je vois que vous avez pris l’habitude neutralienne de la sieste ! dit-il. Moi, je suis trop vieux pour m’adapter aux nouvelles habitudes. Tout, dans ce pays-ci, me semble aussi étranger que lorsque j’y suis venu pour la première fois...

« J’étais ce matin au Ministère des Affaires étrangères pour savoir où en sont mes papiers de naturalisation. Le hasard a voulu que j’aie entendu dire que vous étiez encore ici. Je suis donc venu tout de suite. Je ne vous dérange pas ? Je vous croyais parti. Avez-vous entendu parler de nos mésaventures ? Le pauvre Dr Fé est en disgrâce. Tous ses emplois lui sont retirés. En outre, il y a des irrégularités dans ses comptes. Il paraît qu’il a dépensé plus pour la commémoration de Bellorius que ce que le Trésor avait autorisé. Attendu qu’il a perdu son emploi, il n’a plus accès aux livres et ne peut donc les rectifier. On dit qu’il sera poursuivi, peut-être envoyé dans les îles ! »

– Et vous, docteur Antonic ?

– Moi ? Oh ! Je n’ai jamais de chance. Je comptais sur le Dr Fé pour obtenir ma naturalisation. Vers qui me tourner maintenant ? Ma femme a pensé que, peut-être, vous pourriez, vous, faire quelque chose pour nous en Angleterre, nous aider à faire de nous des sujets britanniques.

– Il n’y a rien que je puisse faire !

– Non, je m’en doute. Ni en Amérique non plus ?

– Encore moins là-bas !

– C’est ce que j’ai dit à ma femme. Mais elle est Tchèque. Chez elle, l’espérance est plus forte. Nous autres Croates, nous n’espérons rien. Vous me feriez un grand honneur si vous acceptiez de venir expliquer cela à ma femme. Elle refuse de me croire quand je lui dis qu’il n’y a pas d’espoir. Je lui ai promis de vous amener.

Scott-King donc s’habilla et se laissa mener, par la grande chaleur, aux abords de la ville, dans un quartier neuf et vers un groupe de maisons de rapport.

– Nous nous sommes installés ici à cause de l’ascenseur. Ma femme en avait assez des escaliers neutraliens. Mais, hélas ! l’ascenseur ne marche plus !

Ils se traînèrent jusqu’au dernier étage, gagnèrent un petit salon plein d’enfants, où l’air était lourd de l’odeur du café et de la fumée de cigarettes.

– Je suis honteuse de vous recevoir dans une maison sans ascenseur, dit Mme Antonic, en français.

Puis, se tournant vers les enfants, elle leur parla dans une autre langue. Ils saluèrent, firent la révérence et quittèrent la pièce. Mme Antonic prépara le café et tira du buffet une assiette de biscuits.

« J’étais sûre que vous viendriez ! dit-elle. Mon mari est trop timide. N’est-ce pas ? Vous nous emmènerez avec vous en Amérique ? »

– Chère madame, je n’y suis jamais allé moi-même !

– Alors, en Angleterre ? Il faut que nous quittions ce pays. Nous n’y sommes pas bien.

– J’éprouve les plus grandes difficultés à rentrer moi-même en Angleterre.

Mme Antonic s’animait :

– Nous sommes des gens respectables ! Mon mari est dans la diplomatie. Mon père avait sa propre usine à Budweis. Vous connaissez M. Mackenzie ?

– Non, je ne crois pas.

– C’est un Anglais, un homme très respectable. Il pourrait vous dire que nous descendons de très braves gens. Il est venu souvent à la fabrique de mon père. Si vous pouviez trouver M. Mackenzie, il nous aiderait... Ainsi la conversation se poursuivait :

« ... Si seulement nous pouvions trouver M. Mackenzie ! répétait Mme Antonic, tous nos ennuis seraient finis ! »

Les enfants reparurent :

– Je vais les emmener à la cuisine, dit la mère, et leur donner des confitures. Ils cesseront de nous ennuyer !

– Vous le voyez, dit Antonic, comme la porte se fermait, ma femme est pleine d’espoir. Mais, moi, j’ai fini d’espérer. Pensez-vous que la culture occidentale puisse renaître en Neutralie ? Croyez-vous que ce pays-ci ait été préservé par le Destin des horreurs de la guerre afin de pouvoir être un phare d’espérance pour l’univers ?

– Non, dit Scott-King.

– Vous ne le croyez pas ? fit le Dr Antonic, l’air soucieux. Vous ne le croyez pas ? Eh bien, moi non plus !

 

Ce soir-là, Mlle Bombaum et Scott-King prirent un fiacre pour gagner les faubourgs. Ils quittèrent la voiture à la porte d’un café où ils trouvèrent l’homme qui, le premier soir, était assis au Ritz avec Mlle Bombaum. Aucun nom ne fut prononcé.

– Qui est ce type, Martha ?

– Un ami anglais. Je vous demande de l’aider.

– Il va loin ?

– En Angleterre. Pourrait-il voir le chef ?

– Je vais m’informer. Il est sûr ? Affranchi ?

– Tout à fait sûr !

– Ne vous éloignez pas pendant que je vais voir.

Il alla au téléphone et revint, disant :

– Le chef va le voir. Nous pouvons le déposer. Nous causerons ensuite.

Ils prirent une autre voiture, s’éloignèrent encore de la ville, atteignirent un quartier de tanneries et d’abattoirs, reconnaissable à ses odeurs, dans l’obscurité chaude, finirent par faire halte devant une villa non éclairée.

– C’est là ! Ne sonnez pas. Contentez-vous de pousser la porte

– Je vous souhaite bon voyage ! dit Mlle Bombaum.

Scott-King n’était pas un lecteur de romans populaires. La phrase « Tout se passa si vite que ce ne fut qu’ensuite... etc. » ne lui était pas familière. Elle eût pourtant exactement décrit la situation. Le fiacre s’éloigna. Scott-King monta presque à tâtons le sentier du jardin, poussa une porte, entra dans un vestibule obscur et désert. Une voix venant d’une autre pièce cria : « Entrez ! » Il se trouva dans un bureau sordide, devant un Neutralien en uniforme de major de la police qui s’adressa à lui en anglais :

– Vous êtes l’ami de Mlle Bombaum ? Asseyez-vous ! Que la vue de mon uniforme ne vous inquiète pas. Certains de nos clients s’alarment. Un jeune idiot, la semaine dernière, a voulu tirer sur moi quand il est entré. Il croyait être tombé dans un piège ! Vous désirez aller en Angleterre, je crois ? C’est très difficile. Si vous m’aviez dit au Mexique, au Brésil, ou en Suisse, c’eût été beaucoup plus facile. Vous avez des raisons de préférer vous rendre en Angleterre ?

– J’ai des raisons.

– C’est curieux. J’ai passé là-bas pas mal d’années. J’ai trouvé que l’endroit n’avait guère de distractions. Les femmes manquaient de modestie et la nourriture me bouleversait l’estomac. J’ai un petit groupe de clients en route pour la Sicile. La Sicile ne ferait pas votre affaire ?

– Je crains que non.

– Eh bien, nous allons voir ce qui peut être fait. Vous avez un passeport ? C’est une chance ! Les passeports anglais coûtent les yeux de la tête en ce moment-ci. J’espère que Mlle Bombaum vous a expliqué que mon organisation n’est pas une entreprise charitable. Nous sommes là pour faire des bénéfices ; nos dépenses sont élevées. Je suis constamment importuné par des gens qui viennent à moi croyant que je travaille pour l’amour de l’art. Certes, j’aime beaucoup mon travail, mais aimer ne suffit pas. Le jeune fou dont je vous parlais tout à l’heure, celui qui a essayé de tirer sur moi (il est enterré dehors juste sous la muraille), croyait que ce bureau était celui d’une organisation politique. Eh bien, non. Nous aidons les gens sans considération de classe, de race, de parti, de croyance ou de couleur, moyennant argent, payé comptant, d’avance et en espèces. Il est vrai que, lorsque j’ai pris cette affaire en mains, il existait des associations d’amateurs. Elles avaient pris naissance pendant la guerre mondiale : prisonniers évadés, agents communistes, sionistes, espions et cætera. Je les ai rapidement mis hors cause. C’est là que ma situation dans la police m’a servi ! Je puis dire maintenant que j’ai un monopole virtuel. Notre travail augmente chaque jour. Il est extraordinaire de constater combien de gens qui n’ont pas les facilités indispensables semblent aujourd’hui désireux de passer les frontières. J’ai aussi de précieuses relations avec le Gouvernement neutralien. Des gaillards turbulents dont il désire la disparition me passent par les mains en grand nombre. Vous disposez de combien ?

– De quarante livres environ.

– Montrez-les-moi !

Scott-King lui tendit son carnet de travellers’cheques.

– Mais... je vois là que vous en possédez soixante-dix !

– C’est vrai. Mais il faut que je règle ma note d’hôtel...

– Nous n’aurons pas le temps de nous occuper de cela !

– Je regrette ! dit Scott-King d’une voix ferme. Je ne pourrais pas quitter un hôtel en laissant ma note impayée, surtout en pays étranger. Cela peut vous paraître ridiculement scrupuleux, mais c’est une des choses qu’un Granchesterien ne peut pas se permettre !

Le major n’était pas homme à discuter en partant de scrupules et de principes. Il prenait les gens comme ils étaient et, dans son entreprise de secours, traitait avec des types très divers.

– Eh bien, je ne la paierai pas ! dit-il. Connaissez-vous quelqu’un d’autre à Bellacita ?

– Personne.

– Cherchez bien.

– Il y avait à notre ambassade un attaché appelé Smudge.

– Smudge aura votre note. Ces chèques-ci doivent être signés.

En dépit de sa formation, de sa haute discipline, Scott-King signa. Les chèques disparurent dans le tiroir du bureau.

– Mes bagages ?

– Nous ne nous occupons pas des bagages ! Vous partirez ce soir. J’ai là un petit groupe qui va gagner la côte. Notre centre principal de répartition se trouve à Santa-Maria. De là, vous voyagerez par vapeur, peut-être pas avec un très grand luxe, mais que voulez-vous ? Étant Anglais, vous devez avoir le pied marin.

Il agita une sonnette, parla neutralien au secrétaire, dans une langue extra-rapide.

– Mon homme, ici, va s’occuper de vous. Vous parlez neutralien ? Non ? C’est peut-être préférable. Dans mon affaire, nous avons l’habitude de ne pas encourager les conversations. Je dois vous prévenir que la discipline la plus stricte doit être observée. À partir de maintenant, vous êtes soumis à des ordres. Ceux qui désobéissent n’atteignent jamais leur destination. Au revoir ! Bon voyage !

Quelques heures plus tard, une antique conduite intérieure roulait vers la mer, très secouée sur de mauvais chemins. Elle emmenait, assis, mais dans une incommodité extrême, sept hommes vêtus en religieuses ursulines. Scott-King était du nombre.

 

Le petit port méditerranéen de Santa-Maria se trouve très près du cœur de l’Europe. Une colonie athénienne avait prospéré là au temps de Périclès et bâti un sanctuaire à Poséidon ; des esclaves carthaginois avaient construit le brise-lames et approfondi le bassin à flot ; les Romains avaient amené l’eau douce des sources de la montagne ; des Frères dominicains avaient construit la grande église qui donnait à l’endroit son nom actuel ; les Habsbourg avaient disposé et planté la ravissante petite piazza ; un des maréchaux de Napoléon en avait fait sa base et y avait laissé un jardin classique. Les souvenirs de tous ces gentils conquérants restaient encore nettement visibles ; mais Scott-King ne vit rien de tout cela tandis qu’il roulait, à l’aube, sur les pavés, en direction du front de mer.

Le centre de répartition du « Métro » était un entrepôt. Trois grands étages sans cloisons, aux fenêtres aveugles, réunis par un escalier de fer ; une seule porte, près de laquelle la gardienne avait posé son grand lit fer et cuivre. À toutes les heures de la journée, elle s’allongeait là sous un couvre-pieds encombré de nourritures diverses, d’armes, de tabac, et d’un petit coussin sur lequel elle faisait parfois de la dentelle d’un modèle ecclésiastique. Elle avait un visage de tricoteuse du temps de la Terreur.

– Bienvenue à l’Europe moderne ! dit-elle, quand les sept Ursulines entrèrent.

L’endroit était bondé. Au cours des six jours qu’il y passa, Scott-King identifia, à leur langue, la plupart des groupes qui prenaient leurs repas en commun. Il y avait un détachement de royalistes slovènes, quelques nationalistes algériens, ce qui restait d’une association anarchiste syrienne, dix patientes prostituées turques, quatre millionnaires français pétainistes, des terroristes bulgares, une demi-douzaine d’anciens hommes de la Gestapo, un maréchal de l’air italien et sa suite, un ballet hongrois, quelques trotzkystes portugais. Le groupe qui parlait anglais consistait surtout en déserteurs des armées américaine et britannique de la Libération. Ils avaient, réparties dans les doublures de leurs vêtements, d’importantes sommes d’argent, récompense de nombreux mois de trafic autour des docks de la mer centrale.

Une grande activité se fit au cours de l’heure qui précédait le lever du jour. L’officier de service, qui paraissait être le mari de la gardienne, survint avec des listes et une poignée de passeports ; on fit l’appel ; l’un des groupes prit le départ.

Durant le jour, les soldats jouaient au poker : une première mise de cinquante dollars et une relance de cent. Parfois, pendant les heures obscures, de nouveaux arrivés survenaient. Mais le nombre total de ceux qui séjournaient au centre de répartition restait à peu près constant.

Pour finir, le sixième jour, il y eut une agitation inusitée. Elle débuta par un appel du chef de la police qui arriva sur le midi, avec épée et épaulettes, et s’entretint en neutralien, l’air absorbé et de mauvaise humeur, avec le gardien.

Un des Américains qui, durant son séjour dans l’ancien continent, avait appris plus de langues que la plupart des diplomates, expliqua : « Le type aux garnitures de fantaisie dit qu’il faut que nous décampions d’ici, que nous allions au diable. J’ai cru comprendre qu’un autre officier était sur le point de faire une descente dans ce tripot ! »

L’officier parti, le gardien et sa femme se mirent à débattre ensemble la question. La vieille disait : « Pourquoi ne les livres-tu pas ? Tu toucherais une bonne récompense ! » Le gardien répliquait : « En fait de récompense, la plus probable qu’on toucherait serait d’être pendus ! Il semble qu’il y ait des mouchards par ici ! »

Un capitaine de vaisseau parut, qui parlait grec. Tous les voyageurs du « Métro » l’écoutaient, muets, immobiles, cueillant un mot par-ci, un mot par-là.

– Ce type a un bateau ! Il pourrait nous emmener !

– Où ça ?

– Ben... quelque part ! On dirait que le père les intéresse plus que la géographie !

Un marché fut conclu. Le capitaine sortit et le chef du « Métro » exposa aux groupes divers et à chacun dans son langage que le programme était légèrement décalé.

– Mais ne vous en faites pas ! dit-il. Allez en paix ! Tout va très bien. Nous veillerons sur vous. Vous irez tous où vous voulez aller. Simple question de temps ! Pour l’instant, il s’agit de se grouiller en douce ! Voilà tout.

Ainsi, sans protester, à la nuit tombante, un groupe des plus bizarrement assortis fut poussé à bord d’une goélette. Les animaux de l’arche de Noé ne durent pas avoir moins la notion du but de leur voyage.

Le petit bâtiment n’avait pas été fait pour transporter pareille cargaison. On descendit dans une cale obscure ; les panneaux furent condamnés ; le bruit, auquel on ne peut se tromper, des amarres larguées parvint aux passagers dans leur prison de bois. Un moteur Diesel auxiliaire se mit à tourner ; des voiles furent hissées ; bientôt, on fut en haute mer, par très gros temps.

 

Telle est l’histoire de vacances d’été ; histoire légère. Au pis aller, elle traite de malaises réels et de doutes intellectuels. Il serait inopportun de parler ici des angoisses et du désespoir, ces abîmes de l’esprit humain, des jours de Scott-King qui suivirent. Même à la muse de la Comédie, à l’errante, à l’aventureuse entre toutes les sœurs célestes, qui ne s’offense de presque rien de ce qui est humain, qui peut entrer presque partout, se mêler à n’importe quelle compagnie, même à elle, il est des lieux interdits. Laissons Scott-King en haute mer par très gros temps et contentons-nous de le retrouver, triste et tout changé, quand il finit par débarquer dans un port. On enlève les panneaux, le soleil du mois d’août semble tiède et paisible, l’air méditerranéen neuf et printanier, quand il monte enfin sur le pont. Mais que voit-il ? Des soldats sont là, des fils barbelés ; un camion attend les passagers, les emmène à travers un paysage de sable vers d’autres soldats, vers d’autres barbelés. Durant tout ce temps, Scott-King est resté plongé dans une sorte d’hébétude. Il ne retrouve pleinement conscience de lui-même qu’assis, tout nu, sous une tente, tandis qu’un soldat vêtu de toile kaki lui tapote le genou avec une règle.

– Dites donc, docteur, dit le soldat, mais... je le connais, moi, cet homme-là !

Scott-King lève la tête ; ses yeux rencontrent un visage vaguement familier.

« ...Vous êtes M. Scott-King, n’est-ce pas ? Que diable faites-vous, monsieur, dans ce troupeau ? »

– Lockwood ! Grands dieux ! C’est Lockwood ! Vous étiez dans ma classe de grec ! Où suis-je ?

– Au camp 64 ! Camp d’immigrants juifs illicites. En Palestine !

 

À Granchester, on se réunissait au cours de la troisième semaine de septembre. Le premier soir du trimestre, assis dans la salle des maîtres, Scott-King entendit, conté par Griggs, le récit de son propre voyage à l’étranger.

– Sortir de l’Angleterre, disait Griggs, vous fait voir les choses sous un angle tout neuf. Dites-nous, Scottie, ce que vous avez fait ?

– Pas grand’chose. J’ai rencontré Lockwood ! Vous vous souvenez de Lockwood ? Le pauvre ! Il était assuré d’avoir une bourse à Balliol. Or il a fallu qu’il aille à l’armée !

– Je l’y croyais encore. Combien typique de notre vieux Scottie que tout ce qu’il a à nous dire, après huit semaines d’absence, c’est qu’il a rencontré un ancien élève, un bon élève ! Je ne serais pas étonné d’apprendre aussi que vous avez un peu travaillé, vieux renard !

– À dire vrai, je me sens plutôt désœuvré. Il faut que je trouve un nouveau sujet.

– Avez-vous fini par arriver au bout de l’autre, au bout du vieux Bellorius ?

– Oui. Jusqu’au bout !

Un peu plus tard, le recteur fit appeler Scott-King.

– Vous savez, lui dit-il, que nous débutons, cette année, avec quinze étudiants de moins qu’au trimestre dernier dans la section classique ?

– Je me disais aussi que ce serait à peu près ce chiffre-là !

– Comme vous le savez, je suis moi-même un vieux de l’examen final de la licence ès-lettres ! Je déplore donc la chose autant que vous. Mais que faire ? Cela n’intéresse plus les parents de sortir « un homme complet ». Ils entendent préparer leurs garçons aux situations du monde moderne. On ne peut guère les en blâmer, n’est-il pas vrai !

– Pardon ! dit Scott-King. Je puis très bien les en blâmer. Et je ne m’en ferai pas faute !

– Je le dis bien souvent, vous êtes ici beaucoup plus important que moi. On n’imagine pas Granchester sans Scott-King. Mais vous êtes-vous jamais dit qu’un temps pourrait venir où il n’y aura plus du tout d’élèves classiques ?

– Oh ! oui ! J’y ai pensé souvent.

– Ce que j’allais vous suggérer, c’était... Mais je me demande si vous accepteriez... de vous charger d’une autre matière, en même temps que des classiques. L’histoire, par exemple ? Et même, de préférence, l’histoire économique ?

– Non, monsieur le recteur.

– Vous savez, il se pourrait très bien qu’il y ait une espèce de crise en perspective...

– Oui, monsieur le recteur.

– Alors ? Qu’avez-vous l’intention de faire ?

– Si vous êtes d’accord, monsieur le recteur, je resterai ce que je suis, aussi longtemps qu’il restera un seul garçon qui voudra étudier les classiques. Je pense qu’il serait vraiment très coupable de faire quoi que ce fût pour aider à l’adaptation d’un jeune homme à ce monde qu’on appelle moderne.

– N’est-ce pas là, Scott-King, raisonner à bien courte vue ?

– Sur ce point-là, monsieur le recteur, avec tout le respect que je vous dois, je diffère totalement d’opinion avec vous. Je pense, au contraire, que c’est la vue la plus lointaine qu’il soit possible d’adopter.

 

 

 

Evelyn WAUGH, Les invités de Bellorius

(Scott-King’s Modern Europe), 1955.

 

Traduit de l’anglais par Maurice Beerblock.

 

Paru dans Les Mains libres en 1955.

 

 

 

 

 



1 La République de Neutralie est composite autant qu’imaginaire ; elle ne représente aucun État réellement existant.

2 La stance du poète anglais Edmund Spenser, dans Faerie Queen, comporte huit vers décasyllabiques suivis d’un alexandrin final. (Note du trad.)

3 À Tolpuddle, village du comté anglais de Dorset, six ouvriers agricoles fondèrent, en 1834, une association pour la défense de leurs intérêts. La loi contre les sociétés secrètes, invoquée par les avocats des fermiers, les fit condamner à la déportation ; mais la pression de l’opinion publique sur le Gouvernement britannique les fit rapatrier. (Note du trad.)

4 Au cours de la guerre de Chine, lord Elgin étant ambassadeur d’Angleterre, des soldats du régiment d’East Kent furent faits prisonniers. L’un d’eux préféra subir le supplice plutôt que de se déshonorer comme Anglais, estimant que, dans cette circonstance, il représentait son pays tout autant que l’ambassadeur. Le poète Newbolt a tiré de cet épisode un poème auquel il est fait ici allusion. (Note du trad.)

 

 

 

 

 

 

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