Les cieux perdus et regagnés

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Franz WERFEL

 

 

 

 

 

 

1944

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 « Il semble que les hommes n’aient tout simplement pas le courage

de se représenter vivement leur propre immortalité. »

– JEAN PAUL RICHTER.

 

 

 

 

Première Partie

 

PROLOGUE À GRAFENEGG

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

L’ICÔNE

 

J’ai connu Teta. C’était une vieille femme, trapue et rondelette ; elle avait de larges pommettes et des yeux clairs couleur de myosotis, dont l’expression attentive paraissait obstinée et souvent soupçonneuse. Quand on la voyait passer parfois en coup de vent, on était frappé par sa démarche de canard, hâtive et forcée, comme le pas craintif d’un animal nocturne qui fuit le voisinage redoutable des hommes et gagne l’abri de sa tanière. Je ne supposais pas alors que je tenterais un jour de raconter l’histoire de cette vieille servante, qui savait tout juste lire et écrire.

Me voici pourtant assis à une table étrangère en pays étranger évoquant avec soin un monde disparu où mon héroïne ne jouait certes qu’un rôle effacé de servante. J’évoque le château de Grafenegg. Je vois le parc merveilleux. Et le coup d’œil enchanteur sur les abruptes solitudes de la Montagne Morte, ce paysage en terre autrichienne, lunaire en été, et que le printemps et l’automne voilent de brouillards saturniens.

La belle propriété de Grafenegg appartenait à la famille Argan. Les Argan étaient mes amis les plus chers. De tout temps ils avaient été des miens et, dans mes périodes les moins sociables, ne s’étaient pas détournés de moi. Célibataire sans grand succès, peu soigné et fort instable, je trouvai dans leur propriété ce qui pouvait le plus se rapprocher d’un foyer. Parmi les hôtes innombrables des Argan, je ne me suis jamais senti un invité entre beaucoup d’autres ; j’ai toujours eu le sentiment de faire partie de la maisonnée, pour ne pas dire de la famille. Les deux enfants, Philippe et Doris, que j’avais connus au berceau, que j’avais vu grandir, m’appelèrent d’abord « mon oncle », puis plus tard en camarades « Théo » comme faisaient leurs parents. Ce n’est pas chose facile pour moi que de présenter simplement comme en passant ces quatre personnes extraordinaires qu’étaient les Argan. Mon cœur m’exhorte à consacrer un livre distinct à une sorte de requiem que je voudrais prononcer sur leur destinée cruelle. Je ne m’en sens pas la force. Et puis, tout est encore en suspens. Je choisis une créature modeste, sur la périphérie de leur monde, pour en suivre l’itinéraire jusqu’au bout. Mes chers amis et leur maison ne seront donc rien de plus qu’un seuil et disparaîtront plus tard de mon histoire comme moi-même.

Je dois davantage à la maison Argan qu’une amitié et une hospitalité sans réserves. Dans ce monde en crise, fruste et brutal, où le malaise collectif est symbolisé par la motorisation, et l’insatisfaction compensée par le record de vitesse, cette demeure était une île de joie située hors du temps. Quelle noblesse, chez ces quatre êtres, et quelle pureté dans le son que rendaient leurs âmes ; Léopold, Livia, Philippe, Doris : ils enchantaient également tous ceux qui franchissaient leur seuil, par leur flamme, leur sourire, leur voix, par leur chaude et intime cordialité et l’intégrité parfaite de leur tempérament. Que ce soit dans leur appartement de Vienne ou dans la campagne de Grafenegg, leur table était toujours ouverte, les repas délicieux, les vins servis avec munificence, et, surtout, dans toute la demeure régnait la musique, dont tous quatre étaient grands amateurs et virtuoses, dépassant de loin le bon dilettantisme. Léopold – qui était de mon âge – était sorti lauréat de la classe de piano au Conservatoire National, avant de se conformer aux vœux de sa famille et d’entrer au service du ministère des Affaires Étrangères. Livia possède une voix de soprano dont l’émouvant souvenir vit encore dans la mémoire de plus d’un fervent de l’Opéra qui l’a entendue dans les années qui suivirent la guerre, tour à tour Agathe, Amélie, Elsa ou Léonore. On ne s’expliquait pas pourquoi cette femme, cette chanteuse éblouissante, avait renoncé dans le plein éclat de sa jeunesse, sans nécessité ni motif apparent, à la carrière théâtrale. Et Livia n’était pas comme trop de sopranos dramatiques d’une corpulence informe ; elle avait au contraire la silhouette d’une jeune fille, une taille élevée et un profil d’une précision de camée surmontant un cou élancé. La jeune Doris, âgée de dix-huit ans, avait hérité de la chevelure sombre, du teint opalescent et de la belle voix de sa mère. Quant à Philippe, il jouait de tous les instruments possibles et imaginables ; il alliait à l’oreille infaillible d’un ange musicien, la virtuosité à toute épreuve d’un chef d’orchestre de jazz et le génie inventif d’un clown musical. Combien de nuits chez les Argan se passaient ainsi à chanter et à jouer, piano, basse ou violon, jusqu’au lever rapide d’un matin étonné ! Après quoi, délicieusement obnubilé, on allait se coucher avec l’ivresse de la musique dans les veines, ivresse couleur d’ambre, la meilleure des ivresses humaines, lorsque l’âme tout entière parcourue de mille parcelles mélodieuses, accepte dans un grand mouvement de tendresse le rythme du sommeil. Je n’ai jamais vu d’êtres ouverts aussi grand aux seuls présents véritables de la vie et de la nature – à la mélodie et à l’image sous toutes leurs formes. Un jour à Grafenegg, je m’en souviens, en feuilletant un volume d’Adalbert Stifter, je tombai sur sa description de l’éclipse du soleil en 1842. Après dîner, je fis lecture de ces quelques pages. Arrivé au passage le plus beau, celui où, le « crépuscule couleur de plomb », est vaincu, où « les objets jettent à nouveau une ombre » que la surface des eaux regagne son reflet et que les arbres reverdissent, je levai les yeux et regardai à la ronde. Je n’oublierai jamais l’expression qui se peignait sur le visage de la petite Doris qui avait alors treize ans à peine. J’étais en présence de l’acte d’écouter en soi, de l’idée platonicienne de l’audition en quelque sorte ; c’était une contemplation et un abandon attentifs, une absorption sereine de la beauté spirituelle, et l’âme invisible se manifestait dans sa pureté visible – c’était un de ces rares moments où, par la grâce d’un tel visage, un émouvant amour des hommes et de l’humanité s’empare de vous. On imagine quel public les Argan étaient pour un adepte du verbe. Je ne faisais pas imprimer une ligne que je n’eusse soumise à leur jugement. Et ce jugement s’exprimait moins dans les conversations qui s’en suivaient, qu’au cours même de ma lecture par les signes incorruptibles de la froideur ou de l’échauffement. Ces hauts et ces bas de leur attention, c’était en quelque sorte le bain de fixation où se développaient sans indulgence la valeur ou la non-valeur, la réussite ou l’échec, la justesse ou l’impropriété de mes écrits.

Ainsi vivaient les Argan dans la plénitude de leurs âmes fortes et animées, comme dans une sorte de monde bienheureux de l’au-delà, qu’ils s’étaient ménagé au sein d’une réalité bien différente. Car, pendant ce temps, de tous côtés approchait le déluge, le crépuscule douleur de plomb de l’éclipse de soleil spirituelle et morale. Je crois entendre une objection : « Vos amis n’avaient pas de peine à se ménager une vie heureuse dans le siècle, ni à mener l’existence oisive et sociable d’esthètes, de mélomanes et de rêveurs qu’enchantent la nature et les livres. Cette île de bonheur hors du temps dont vous parlez, plutôt qu’un anachronisme, n’est-elle pas la résultante de conditions économiques particulières ? » Nous devrions avoir honte de chercher sans cesse l’explication de l’homme dans ce qui le conditionne et le lie, et, avec un clignement d’intelligence supérieure, d’avouer notre assujettissements aux mille formes de la gravité ; animés d’une malice assassine de nous-mêmes, nous nous sommes épris de ce déterminisme qui comme une pieuvre étouffe la poitrine des hommes et l’étouffera éternellement par la nature des choses ! On dirait presque que nous désirons moins nous donner un peu d’air que trahir, dans la fureur contenue du plébéien, la grandeur et la liberté divines de notre âme. – Non, quelles qu’aient été les circonstances, les Argan auraient été ce qu’ils sont. Et cela par la force de leur grand talent, de leur originalité authentique et de la plénitude sans contraintes de leur vitalité. D’ailleurs Léopold n’était pas un homme riche. Il avait comme on dit d’honnêtes revenus, qu’il dépensait du reste en tout temps jusqu’au dernier centime et malheureusement au-delà, comme il apparut clairement après la catastrophe. Peut-être devait-il cette insouciance dorée, cette hospitalité généreuse à une obscure prescience. Quant à la propriété de Grafenegg – le vieux domaine assez vaste avec son parc mystérieux, au pied d’une des plus étranges chaînes de montagne d’Autriche – ce n’était pas une acquisition, mais un héritage.

J’y possédais une chambre d’ami. Je dis bien « possédais » car elle m’était expressément et exclusivement attribuée, et nul autre n’était autorisé d’y loger. N’ayant plus depuis de longues années, ne fut-ce qu’à cause de mes voyages, de demeure qui fût à moi, ma chambre de Grafenegg se trouvait être la seule pièce qui je puisse appeler mienne ; aussi l’avais-je meublée de toutes mes affaires, de tout ce que le temps avait déposé sur ses rives. J’y avais mes livres et mes manuscrits, empilés les uns sur les autres, toutes les œuvres terminées et interrompues, sans parler des nombreux commencements, ébauches et esquisses, ni de l’attirail de fiches qui s’accumule de manière angoissante en une décade dans les tiroirs d’un écrivain. Il n’est pas impossible que cet amas de pages écrites au long de nuits tourmentées ou enthousiastes s’y trouve toujours à la même place ; pour autant que je sache, la propriété de Grafenegg n’a été jusqu’ici ni requise, ni vendue. Qu’importe ce qui adviendra de tous ces écrits : la perte en est oubliée. Je ressens l’exil comme un appel au renouvellement lancé par le destin. Car la même mission de recommencement sans merci incombe à tous les exilés, à tous les émigrants, quelle que soit l’heure précoce ou tardive, que marque leur propre vie. Nul ne peut se soustraire à cette mission, et nous autres, nous sentons de jour en jour plus intensément à quel point tout le passé, tout l’acquis est usé. Mais je ne nierai pas la mélancolie qui s’empare de moi à cette heure et dans ce lieu, lorsque je pense à la maison de Grafenegg et à la belle chambre que j’y avais à moi. En toute honnêteté, ce n’est pas la perte matérielle de mes manuscrits qui me chagrine, c’est plutôt la vie qui a été scindée de moi, ce sont les fantômes que ma fantaisie a mis au monde : je les sens évoluer dans une crépusculaire insatisfaction. D’une manière générale je travaille avec beaucoup de difficulté. Quelles peines il m’a fallu, quel déploiement de foi, de doutes, de bonne et de mauvaise conscience, pour conjurer toute cette société de fantômes penchés maintenant à ma fenêtre le regard fixé, par delà la silhouette élevée d’un hêtre rouge, sur la plus haute cime de la Montagne Morte, le Grand Priel. Ce sont mes fantômes ; ils m’appartiennent au même titre que mon sommeil. Chaque année au printemps, lorsque je venais à Grafenegg pour me mettre au travail – bien avant l’arrivée du reste de la maisonnée – j’étais accueilli à l’entrée de ma chambre par mes fantômes zélés à se reproduire. Cette première heure avait à chaque fois quelque chose de curieusement plaisant et de véritablement confortable. Je me promenais dans la pièce donnant le bonjour à l’un et à l’autre, prenant dans la main un objet puis l’autre ; tantôt je lisais une phrase, tantôt un vers ; je goûtais avec gourmandise le sentiment plénier de la richesse que je possédais en moi-même. Dès cette première heure je ne me sentais plus isolé, comme un atome suspendu dans l’atmosphère ; j’avais soudain une parenté innombrable, éloignée ou proche, qui m’était entièrement dévouée et répondait au moindre de mes gestes. Non, certes, je n’étais pas à plaindre, et je ne doutais nullement que tout continuerait ainsi, que cet accueil annuel se répéterait d’innombrables fois, jusqu’à ce qu’un jour, majestueux aïeul de mes créatures spirituelles, je m’éteigne doucement si Dieu le permet, dans cette chambre que mes amis les Argan m’avaient réservée à vie. Alors seulement, avant de me remettre au travail, je descendais dans les appartements du rez-de-chaussée, saluer les fantômes beaucoup plus joyeux de Livia, Léopold, Philippe et Doris ; ils vivaient là comme l’écho rieur de leurs nobles voix de l’été dernier, prélude aussi de l’été à venir.

En cet été de Grafenegg, beau comme tous les précédents, mais qui ne devait être pour moi suivi d’aucun autre, la famille Argan était venue s’installer plus tôt que de coutume. Nous passâmes le mois de juin et la première quinzaine de juillet en bons compagnons. Mais pour être tout à fait sincère, le bonheur de ce séjour campagnard n’était plus aussi pur et complet qu’auparavant. Nous évitions, il est vrai, par une sorte de convention tacite, tout sujet de conversation politique ; mais nous n’en ressentions pas moins le poids des évènements présents et les menaces de l’histoire : la guerre civile espagnole et surtout l’incertitude et l’ambiguïté des destins de notre pauvre pays. Nous étions rassemblés déjà tous les jours à quatre heures lorsque le facteur paraissait sous le portail, boiteux messager des évènements, armé des quotidiens de la capitale, et nous commencions aussitôt à nous disputer les journaux. Même la T.S.F. qui n’était autrefois sollicitée que lorsqu’il s’agissait de faire accoucher l’éther des harmonies d’un concert ou d’un opéra, Philippe en manipulait à présent les boutons malgré les protestations de Livia ; il comparait les messages haineux et mensongers des États despotiques aux compte rendus dangereusement indifférents des États encore libres. Certes, nous partagions tous, à quelques nuances près, les mêmes convictions et les mêmes vœux. Mais l’avant-veille Doris avait rendu visite à des voisins et avait dû entendre des opinions qui lui faisaient horreur ; la veille Philippe avait failli en venir aux mains, dans l’auberge du village, avec de juvéniles touristes sac au dos, à cause de leur salut antipatriotique. Les enfants rentraient après de telles rencontres profondément troublés, et nous autres de la vieille génération, la même oppression nous gagnait. À cela s’ajoutaient les craintes de Livia, fondées sur la position catégorique que Léopold avait officiellement prise. Bien qu’il eût depuis deux ans résigné ses fonctions, il avait à plusieurs reprises pris fait et cause, en paroles et en écrits, et de la manière la plus formelle, pour l’indépendance de l’Autriche menacée au dedans et au dehors.

Vers la fin de juillet, mes amis quittèrent pour quelque temps la maison de Grafenegg. Philippe et Doris étaient invités dans un château du Tyrol qui regorgeait de jeunes gens du type courant. Léopold pensait qu’il ne serait pas mauvais que ses enfants très gâtés et très critiques passent quelques jours parmi un tout venant sans prétentions. Lui-même se rendait avec Livia à Salzbourg, pour assister pendant le Festival à certaines représentations d’opéra. Je déclinai son offre de les y accompagner. Tout le monde devait être de retour pour le douze août, car l’anniversaire de Livia tombait le dix-sept, et on avait coutume de le fêter tous les ans par de véritables jeux académiques, moitié cérémonie, moitié divertissement. Je restai donc seul dans la grande maison, comme cela m’était arrivé si souvent déjà, car, à l’exception de Teta la cuisinière, toute la domesticité était partie en congé. Cette solitude soudaine ne me déplut pas tout d’abord. Je m’étais laissé aller dans les derniers mois ; j’avais coulé des jours oisifs et j’étais sérieusement en retard sur mon programme de travail.

Lorsqu’un travail artistique tombe en panne et ne veut plus avancer, il y a toujours une bonne raison à cela. Bien entendu l’auteur se persuade généralement qu’il n’est pas dans l’humeur voulue, ou que la matière choisie s’entête à lui résister. Pour moi, l’expérience m’a appris que la faute n’est jamais à l’humeur, ni à la matière. Lorsque l’humeur n’est pas bonne, c’est que quelque chose n’est pas juste. Et ce n’est pas la matière qui s’entête, mais la vérité blessée en quelque point. Une seule erreur dans la trame, et tout le tissu est gâté. Il n’est pas d’œuvre humaine où la réussite formelle soit liée aussi indissolublement à la logique et à l’éthique que l’œuvre artistique, dans ce « monde des belles apparences ». Un vieux poète plein d’expérience m’a dit un jour : « Dieu peut se passer de logique, c’est-à-dire de suite perceptible dans les idées ; l’écrivain, non. » Il a raison. Il faut que dans un récit tous les degrés de vérité soient respectés, depuis la triviale vraisemblance, en passant par la justesse plus subtile et la sincérité, jusqu’aux dernières adéquations ; alors seulement l’auteur atteint cet état rare et miraculeux, où, pour employer une métaphore, les sources de la vie inventée concourent comme d’elles-mêmes pour se rejoindre en une surface d’eau épique, qui le soulève et le porte comme un nageur heureux. Sa gravité propre semble alors diminuer et la primitive volupté de la création le pénètre. Dans ces cas exceptionnels, il est acteur et spectateur à la fois, et il ne lui reste que la peine de mettre par écrit sans perdre une seconde ce qui est déjà noté en lui et autour de lui, prêt à être lu.

Je n’ai jamais été plus éloigné de cet état merveilleux que pendant les journées d’été qui suivirent le départ de mes amis. Brusquement seul, je me pris à faire le déplorable bilan du travail auquel j’avais déjà consacré près de deux années. Le sujet historique de mon livre me parut tout à coup terriblement artificiel, les personnages raides et sans vie, leurs conversations construites, leurs actions alambiquées et tout l’ensemble faux et manqué jusqu’à l’absurde. Que faire ? L’œuvre était très volumineuse et je m’étais déjà arraché près de cinq cents pages. Je ne me sentais pas le courage moral de détruire cette pile de pages, ni même la patience de défaire tout ce qui était assemblé et de recommencer à neuf un assemblage entièrement différent. Ce travail à la Pénélope est le seul mode qui convienne à l’art. Mais notre monde changeait de visage tous les jours ; ce qui hier encore était digne de foi, aujourd’hui s’avérait duperie. Où prendre alors la ferme tranquillité, ou bien l’aveugle surdité nécessaire pour continuer à tisser avec un zèle égal le même tissu imaginaire ? Je m’y efforçais cependant de mon mieux. Tous les matins je m’asseyais en gémissant à mon bureau. Je mettais en route mon imagination que je sentais grincer comme une machine rouillée, et je remplissais un ou deux feuillets. Puis je me levais d’un bond et je me sauvais comme si j’avais le diable à mes trousses. Mais au milieu de la magnifique journée et du paysage que j’aimais tant, un sombre désespoir me gagnait et je retournais dans ma chambre ; je n’avais pas joui des rayonnantes beautés du matin, ni de l’air fort de la Montagne Morte qui goûte le miel ; je n’avais pas pris conscience avec gratitude du bonheur de ma situation qui me permettait dans un entourage magnifique, gâté, libre de soucis, de m’adonner à mes travaux spirituels. Je prenais avec colère et dégoût ce que je venais d’écrire, je le relisais encore et encore pour le froisser en fin de compte et le jeter au panier. J’appelais alors de tous mes vœux le retour de mes amis pour qu’il me délivre de cette confrontation quotidienne avec ma propre insuffisance. Plus d’une fois je fus sur le point de prendre la fuite, de partir en voyage. Je n’étais plus tout jeune et passé maître en toutes sortes de solitudes. Mais cette solitude-ci, je ne me sentais pas de taille à l’accepter ; j’étais altéré d’un public bienveillant, le meilleur des somnifères pour toute espèce d’introspection. Puis, parfois, je réussissais une phrase, un caractère, une petite scène, ou du moins je le croyais. Aussitôt je reprenais un présomptueux courage et je me sentais soulagé sans motif. Mais à quoi sert une phrase réussie dans un ensemble manqué ? Je n’en fixais ensuite ma feuille que plus désespérément. Je suppose que seul un écrivain comme moi sera en mesure d’apprécier cet épouvantable état, ce va-et-vient épuisant, cet enfer fait de découragement sans issue et de duperie passagère. Je me croyais éteint, fini et mon talent perdu pour toujours.

Un jour je pris la décision d’en finir jusqu’à nouvel ordre et j’enfermai mon manuscrit pour ne plus le regarder pendant au moins deux semaines. Comme toujours lorsque l’homme se soustrait à un effort, succombe à une tentation et par là fait moralement naufrage, il s’en suivit pour moi non pas une horrible dépression mais un incroyable bien-être. Je m’étais considéré comme mon propre patron et je m’étais octroyé un congé. Il m’était donc loisible à présent de gaspiller les heures sans scrupules, et de m’adonner aux rêveries les plus désordonnées, sans avoir à conjurer hors du néant d’indociles fantasmes. J’étais affranchi, je ne pensais plus au travail, je faisais des promenades et je me sentais assez bien.

Le parc de Grafenegg se compose de diverses parties. Devant la façade du château s’étendait une vaste pelouse, où les enfants et leurs compagnons de jeux se livraient tant qu’ils étaient petits à leurs ébats. À main droite s’en allait un spacieux verger, qui couvrait la vue sur les serres, le potager et les champs de pommes de terre. De l’autre côté la propriété s’abaissait peu à peu jusqu’à la route. C’est là que se pressaient l’un contre l’autre les plus nobles vieux arbres, ormes, platanes, marronniers, hêtres rouges d’une hauteur et d’une beauté que je n’ai retrouvées nulle part ailleurs. Mais le vrai parc, le parc « sauvage » commençait un peu en arrière de la maison et escaladait une face de la montagne. Il se perdait sur la hauteur en une forêt interminable de frênes, dont une partie seulement appartenait à la propriété des Argans. L’ancienne clôture était écroulée en plusieurs endroits et le passage de la nature Domestiquée à la nature Libre se faisait sans démarcation sensible. C’est dans cette partie du parc et dans la montagne attenante qui s’en allait en plateau à peine coupé de sentiers, que je partais tous les jours à la découverte. On y trouvait un grand nombre de « sites » pittoresques et il n’était pas rare que même après dix ans de séjour dans la région on y tombât sur un point nouveau, sur un bouquet d’arbres inconnu, avec une vue surprenante.

Un jour, assez tard dans l’après-midi, j’entendis, à travers le bruissement profond des frênes dans la distance, le pincement d’une cithare et, l’accompagnant, une voix étrangement ténue, interrompue de temps à autre par le douloureux aboiement d’un chien. Je suivis le son et j’arrivai à une clairière assez étendue, à l’intérieur encore de l’enceinte du parc. Sans doute y avait-il eu là autrefois une modeste demeure ; un vieux puits couvert de mousse en faisait foi ainsi que deux magnifiques filleuls centenaires, qui n’avaient défleuri que maintenant, juste avant l’Assomption, comme partout dans la montagne. Sous la voûte dorée et transparente de ces filleuls il y avait un de ces fameux « sites », avec une table à moitié effondrée et rudimentaire et un banc branlant. Sur la table était posée la caisse de la cithare. Une partition avait été glissée entre les cordes. À côté s’entassaient des monceaux d’herbes cueillies, de menthe, d’érica et de thym dont le parfum parvenait jusqu’à moi. Assise sur le banc, Teta, et à ses pieds le chien Wolf, le plus vieux et le plus grognon des vétérans de la meute de Grafenegg, gardien redouté et ennemi juré de tous les facteurs, constamment tenu à la chaîne en raison de son humeur irascible. Wolf était aveugle. Mais ni l’âge ni la cécité ne lui avaient acquis une conception détachée de la vie. Il s’était levé d’un bond à mon approche, me fixait de derrière l’opale vitreux de ses yeux d’un air à la fois colère et méchant et grondait tout bas, mais de tout cœur. La vieille servante aussi s’était levée. Elle morigénait le chien, sans le regarder :

– Eh bien, voyons, qu’est-ce qu’il y a, mon chien ? Qu’est-ce qui lui arrive, à mon gars ? C’est monsieur, voyons...

Wolf réfléchit un instant au crédit qu’il devait accorder à ces déclarations tranquillisantes, puis il se laissa retomber sur ses pattes plein de mauvaise humeur en me faisant sentir que j’étais un indésirable intrus qui lui avait gâté une agréable heure de musique. Teta, elle, resta debout et me regardait d’un air expectatif de ses yeux étrangement clairs et beaux. Je me souvins d’une phrase que j’avais souvent entendu prononcer à Doris : « Je viens de rencontrer Mamzelle Teta et M’sieur son époux. » Par « Monsieur l’époux » on entendait Wolf, que sa bienfaitrice avait tendrement surnommé « mon gars ».

Il y avait à Grafenegg un certain nombre de chiens de race, un Doberman, un setter, un charmant caniche. Mais Teta manifestait à tous ces personnages bien nés qui partageaient son toit une hostilité marquée. Son affection jalouse et amère se reportait tout entière sur le chien de garde aveugle, très antipathique, et une légende voulait que nul rôti ne venait garnir la table des Argan, dont Wolf n’ait eu au préalable la part du lion. Chaque année, lorsque la famille se rendait à Grafenegg, Teta ajoutait aux bagages des Argan un certain nombre de corbillons et de cartons ficelés, qui contenaient toutes sortes de bonnes bouchées soigneusement conservées à cet effet et en partie dures comme pierre, à l’intention de son favori chargé d’ans. Nul n’osait lui faire la moindre observation sur ce bric-à-brac répugnant. Mamzelle Teta, ainsi que ses maîtres eux aussi appelaient la vieille femme, avait su se faire respecter de toute la maison. On la maniait avec soin. Je ressentis moi aussi cette étrange sorte de respect, lorsque, m’approchant d’elle, je lui dis comme pour m’excuser :

– Je regrette de vous avoir dérangé, Mamzelle Teta... Vous faisiez de la musique à l’instant... C’est bien naturel dans une maison si musicienne...

Les traits mongoloïdes de Teta furent gagnés par un sourire apeuré.

– Monsieur n’a pas dérangé, si je puis me permettre... Il faut bien que Monsieur se promène...

Comme si sa position soumise ne lui permettait pas l’audace d’une réponse directe, elle s’adressa de nouveau au chien :

– Nous ne faisions que chanter un petit peu... N’est-ce pas, mon gars... Rien que deux petites chansonnettes... Pas vrai, mon gars ?

L’interpellé se dressa sur ses pattes de devant, avança sa tête de vieillard grognon et poussa un long hurlement en trémolos qui ressemblait à l’appel au secours d’une sirène dans le brouillard. Après cette manifestation il se laissa retomber avec indifférence. Teta émit un petit rire court et gloussant :

– C’est un brave petit gars, il chante bien, le petit gars... Il comprend tout ce que l’on dit... Mieux que bien des personnes...

Teta parlait avec un dur accent slave, dont la tonalité était cependant curieusement adoucie par le dialecte autrichien. Elle était habillée d’une robe noire avec un tablier bleu clair et un bonnet blanc sur le sommet du front. Le vent jouait dans ses cheveux fins, d’un brun encore vif. Je jetai un regard autour de moi. Je n’avais pas visité le site aux filleuls depuis bien des années. C’était le joyau du parc tout entier. Vers l’Ouest une large coupe forestière ouvrait à la vue la perspective des cimes et des aiguilles de la Montagne Morte. Cette étendue désertique de montagne et de rochers au-dessus de la limite des végétations, grande tache blanche sur la carte, que révère même l’alpiniste expérimenté, monde étrange et sévère parmi les bourgeoises chaînes alpestres, prenait sous cet angle des proportions gigantesques. Le soleil déjà couleur de vieil or, jetait des teintes d’un violet cosmique sur les innombrables éperons, failles, précipices et sur l’ombre dentelée des pans de roc. La large vallée entre la chaîne et nous disparaissait dans une teinte bleue confuse qui absorbait toutes les formes. Seule la sirène d’une usine et quelques autos ronflant dans le lointain témoignaient de l’existence d’une vie humaine dans cet évanescent creuset. De manière insensible le tendre gazon devenait vibrante terre forestière et l’odeur des aiguilles de pins qui s’exhalait de cette terre se condensait par endroit en un parfum d’un millier de cyclamens.

– Vous avez choisi là un bien joli site, Mamzelle Teta, dis-je, on ne peut rien imaginer de plus beau.

Teta poussa un grand soupir et dit d’un air pénétré :

– Oui, c’est une vraie splendeur de par ici...

Entre une voyelle « a » et la consonne suivante elle insérait une sifflante, et elle secouait longuement la tête comme pour exprimer tout son étonnement devant tant de splendeur.

– Je voudrais aussi vous remercier bien fort, Mamzelle Teta, repris-je, pour la manière dont vous prenez soin de moi...

– Pourvu que Monsieur trouve la cuisine à son goût, déclara Teta avec brièveté en commençant à ranger les herbes dans sa corbeille.

– Je ne la trouve que trop à mon goût. Et cela se voit. Vous les gâtez trop, ceux qui mangent de votre cuisine, Mamzelle Teta...

– Les maîtres ont tout arrangé, fit Teta, écartant d’elle tout mérite personnel : – Mais à présent je dois me sauver préparer le dîner...

Elle rangea ses affaires à la hâte, comme si notre conversation avait déjà dépassé les limites admises entre maître et servante. Puis elle disparut, elle, sa cithare, sa corbeille et le chien, s’enfonçant sous les frênes à petits pas malhabiles. Je la regardai s’éloigner. De la main droite elle tenait une branche coupée en guise de bâton. Mais sentant mon regard dans son dos, elle ne s’en servait pas comme d’appui, apparemment honteuse. Je poursuivis ma promenade et je songeais avec étonnement que c’était la première conversation un peu prolongée que j’avais eue avec Teta. Depuis près de vingt ans qu’elle était au service des Argan, je l’avais rencontrée sans arrêt en ville comme à Grafenegg, sans que jamais nous eussions échangé autre chose qu’un salut. Pourtant l’anodine conversation de cet après-midi continua en moi ses vibrations. Je sentais chez la vieille servante quelque chose de solide et d’achevé qui me frappait. Sans doute si quelqu’un m’avait affirmé alors que je passerais un jour des semaines entières à m’occuper de Teta, je n’aurais pas compris. Et cependant, déjà, elle occupait mon esprit. Le spectacle de la vieille servante avec le chien aveugle se serrant contre ses jambes, s’engageant dans la forêt d’un pas rapide et maladroit pour y disparaître, me hantait. Je me mis à songer que Teta était passée maître dans sa branche, comme le savaient fort bien tous les amis et hôtes de la maison Argan ; je songeai aussi qu’on parle à bon droit d’« art culinaire » et non de « métier culinaire », puisque cet art, qui est la musique du goût, repose comme tout art véritable sur la combinaison du don, de l’intuition formelle, d’un zèle sans réticence et d’une personnalité authentique.

Le surlendemain je rentrai à la maison vers midi et je voulus fumer une pipe. Je manquais d’allumettes et je dus aller à la cuisine et demander du feu à Teta. La cuisine se trouvait au rez-de-chaussée, à l’extrémité d’un long couloir. Or, en arrivant à la porte vernissée de blanc, je surpris une conversation à haute voix qui me retint de tourner la poignée. C’était une conversation philosophique qui s’était engagée entre Teta, « mon gars » et Bichler, le jardinier, et à laquelle je me mis à prêter une oreille indiscrète. Ce Bichler, mécanicien en chômage, nanti d’une femme pâlotte et de deux enfants affamés, avait été engagé à Grafenegg par Léopold Argan il y a plusieurs années sur la foi d’une quelconque recommandation en qualité de jardinier et d’homme de peine. Il ressemblait à cette époque avec ses joues creuses et ses yeux brillants à un saint offensé de voir son sacrifice repoussé. Mais, depuis, son âme semblait avoir suivi une évolution parallèle à celle de son poids corporel. Il avait la tête farcie d’idées étranges ; il portait un blouson de velours, les cheveux longs, la cravate envolée ; à la manière d’un buvard il absorbait tous les mots d’ordre extrémistes du jour ; il peignait des aquarelles, bricolait en radio T.S.F. et, se prenant pour un génie méconnu, coulait des jours oisifs. Madame Bichler au contraire se donnait beaucoup de mal. Mais lui point, et si deux fois par an on n’avait pas fait appel à d’autres jardiniers, le potager et le parc eussent subi une ruine entière. Léopold et Livia n’avaient pas le cœur de mettre à la porte ce garçon oisif et ses deux enfants, quelle que soit la négligence qu’il apportât à ses fonctions et l’énervement qu’il leur causait. À ma connaissance Livia n’avait été obligée qu’une seule fois de congédier une domestique du jour au lendemain. Et ce brusque renvoi l’avait presque rendue malade tant cela la mettait mal à l’aise. J’entendais à présent la voix de M. Bichler. Elle avait le timbre haut et étroit, l’intonation à la fois insistante et plaintive :

– J’avais un ami, disait-il, un certain Hromada, qui était en service à l’anatomie, dans la rue Waehringer. Des cadavres, ma pauv’ demoiselle, il en a disséqué des centaines et des centaines. Eh bien, jamais il n’a trouvé un organe où elle aurait pu se loger, l’âme immortelle, je vous le jure sur mon âme... Et puis du reste, une personne intelligente comme vous l’êtes, Mamzelle Teta, devrait avoir d’autres idées sur les choses... Moi non plus, je n’ai pas été en classe bien longtemps, mais je dois reconnaître que je me suis fait une culture...

– Et qui discuterait avec vous de ces choses-là, répondait la voix bougonne de Teta. Puis je l’entendis qui remuait dans la cuisine, pour s’adresser au chien, après un silence.

– Il va nous falloir des résinés pour allumer le feu, n’est-ce pas, mon gars, et un seau de charbon...

Mais Bichler continuait son discours incendiaire :

– Et pourquoi est-ce que vous et moi nous n’avons pas été longtemps en classe, Mamzelle Teta... C’est parce que nous sommes gouvernés par des juifs et des curés... Et les curés savent bien pourquoi ils veulent abrutir le peuple avec leurs histoires d’enfer et de paradis... C’est parce que le peuple, s’il est tout plein d’idées stupides sur l’autre monde, alors il est bien sage ici-bas et avale tout... Et alors les juifs et les curés peuvent continuer à se soigner la panse... S’il n’en était pas ainsi, vous seriez une dame vous-même, Mamzelle Teta...

– Et puis il nous faudra encore deux belles têtes de salade... N’est-ce pas, mon gars... Et des carottes et des petits pois du jardin, qu’il va falloir que M. Bichler nous apporte...

– La fortune du peuple allemand va d’Autriche à Rome chez le Grand Curé et à Paris et à Londres aux juifs internationaux... C’est bien certain, cela. Vous ne pouvez rien dire là contre... La religion est l’opium du peuple...

– L’opium s’achète chez le pharmacien, déclara Teta, c’est un assez bon médicament, quelquefois...

Bien répondu ! La parade n’est pas mauvaise, pensai-je. Mais la voix de Bichler reprit et il semblait profondément offensé :

– Mamzelle Teta, une compatriote comme vous empêche le progrès humain et la victoire de l’idée...

La cuisinière avait remué les casseroles avec bruit sur le fourneau. Elle interrompit brusquement cette activité qui contenait sa colère :

– Qui est votre compatriote ? Je ne suis pas votre compatriote, moi... Et d’ailleurs je vous ai regardé hier travailler dans les pommes de terre, M. Bichler... Un jeune homme qui a besoin d’un fauteuil pour s’asseoir quand il travaille la terre, comme dans un bureau, il n’a pas voix au chapitre... Il ne peut rien comprendre à ces choses-là... Hein, qu’est-ce que tu en dis, mon gars ?...

Ainsi violemment sollicité, le chien se mêla à la conversation sans modération. Je sentis très nettement comment derrière la porte close le farouche chevalier de la cuisinière faisait taire par ses aboiements le propagandiste qui dut se retirer en pâlissant. Au bout de quelques instants Teta rappela « mon gars » au calme et termina la discussion avec un réalisme brutal :

– Il est onze heures et demi... Il faut que le déjeuner de monsieur soit prêt à l’heure... Ne me dérangez pas plus longtemps...

Je m’éloignai doucement sans avoir allumé ma pipe.

Le soir vers huit heures je souffris d’une violente dépression. J’avais été sujet à ces attaques jadis, mais depuis que j’avais atteint la quarantaine elles avaient complètement disparu. Cela commença comme d’habitude par un reflux de sang vidant la tête, accompagné de palpitations et d’un refroidissement de tous les membres. Le souffle glacial de la mort caressait ma nuque. Il me semblait que de tous côtés convergeait sur moi la masse inéluctable d’un inconcevable malheur. Ou plutôt, moi, cette chambre, cette maison, ce paysage grisonnant sous la fenêtre, nous paraissions nous précipiter avec l’assourdissante rapidité d’une automotrice vers ce malheur en attente, ce malheur semblable à un brouillard et immobile pourtant, trônant là comme de toute éternité. Je me jetai sur mon lit, pour chasser toute représentation de cet inéluctable vers quoi nous étions lancés. Ce ne fut qu’à la nuit tombée que l’étau où mon crâne était pris se brisa. Il ne resta rien que le sentiment sans saveur de ma vie passée et de sa solitude arctique, une vie, du même coup, irrémédiablement gaspillée. Comme un lâche je me sauvai de ma chambre. J’éprouvai le besoin de voir des êtres vivants, les Bichler, Teta, les chiens...

La cuisine où je me rendis était vide et plongée dans l’obscurité. Aussi je montai jusqu’à l’étage mansardé où logeaient les domestiques. L’angoisse ne m’avait pas encore quittée. Mon cœur battait précipitamment et je dus me retenir pour ne pas me couvrir de ridicule en appelant Teta au secours comme un enfant peureux. J’avais l’irrationnelle conviction que personne ne pouvait plus sûrement me sauver de la mort que la vieille servante aux yeux de myosotis et aux larges pommettes. Au bout du couloir, sous la porte, un rai de lumière. Je frappe deux fois. Pas de réponse. Teta n’est pas là. J’ouvre la porte. Une vraie petite chambre de bonne. Sur le lit étroit une couverture au crochet représentant, pâles et baroques, les héros d’une idylle champêtre. Cette couverture jaunie par le temps, émouvant témoignage, était sans doute le bien précieusement conservé de Teta, un héritage probablement qui l’accompagnait toute sa vie. La chambre était encombrée de corbeilles, cartons et paquets de toutes sortes. Les deux malles en osier antiques, fortement verrouillées, ne paraissaient pas suffire à contenir les bibelots et tout le bric-à-brac de la cuisinière. Dans un coin, entassées en divers monceaux, des herbes séchées. Une violente odeur de menthe me frappe au visage. Sur le rebord de la fenêtre, deux, sur la table dans deux verres à eau, deux bouquets de cyclamens. Au-dessus du lit, pendue à la place où j’aurais imaginé une Vierge Marie, se trouvait encadrée et sous verre une gravure représentant un saint d’une grande beauté agenouillé en prière devant sa hutte dans une forêt malhabile, tandis que d’une plaie ouverte au ciel d’un bleu presque vénéneux descendait vers lui la mêlée angélique toute corporelle de sa vision. Mais le visage du jeune extatique était frais, doux à l’extrême et en contradiction joyeuse avec l’auréole, symbole du renoncement. Au dessous de cette gravure imposante, une autre image était suspendue, plus modeste, encadrée aussi et sous verre. C’était la photographie d’un jeune ecclésiastique en robe de chœur, tenant son bréviaire. Le regard myope de ses yeux romantiques se perd dans la distance, comme s’il venait seulement de lever les yeux de dessus son texte pieux. Cette photo de format « cabinet » paraissait dater déjà de plusieurs années. L’attitude pathétique du jeune prêtre et les nuages surnaturels cristallisés derrière sa tête en un ciel toujours menaçant en témoignaient. De nos jours encore dans les foires, les photographes produisent de ces images au fond orné de solennelles perspectives. Coincé derrière le cadre, il y avait quelques tiges d’edelweiss desséchées, vieilles elles aussi sans doute de plusieurs années. Sans y entrer je regardai longuement la mansarde et je fus frappé de la même impression d’étrange achèvement et de fermeté que deux jours auparavant. La personne qui habitait cette chambre avait su la marquer du seau de sa personnalité au moyen de quelques pauvres objets. Je sursautai lorsque j’entendis derrière moi la voix de Teta. Elle portait des pantoufles en feutre et je ne l’avais pas entendu arriver. Je crus percevoir dans ses paroles de la méfiance et de la mauvaise humeur :

– Qu’est-ce que Monsieur désire par ici ?

– Je ne me sens pas très bien, Mamzelle Teta, dis-je, embarrassé, j’ai peur d’avoir la fièvre... Ce serait bien gentil à vous de me faire un peu de thé... Je vous ai cherchée...

Teta me jeta un regard suspicieux. Puis elle alla jusqu’à ses herbes et se mit à remuer frénétiquement les petits tas.

– J’ai là une tisane, fit-elle en continuant sa recherche, qui guérit tous les rhumes et les migraines et les maux d’estomac en moins d’une demi-heure comme par enchantement...

Et tout en préparant sa mixture, encore courbée parmi ses herbes, elle me jetait un clin d’œil :

– La tisane sera bientôt prête... Que Monsieur aille dans sa chambre... Si je puis me permettre...

Non seulement Teta ne m’avait pas invité à entrer, mais elle me renvoyait. Probablement qu’elle ne tenait pas du tout à ce que quiconque approche de son sanctuaire.

– Me voilà encore à vous donner du mal, dis-je pour m’excuser.

– Je vous en prie, il n’y a aucun mal... Monsieur est toujours seul et toujours à l’étude tellement tard dans la nuit... Et les maîtres m’ont bien commandé de veiller sur Monsieur... Je vais aller chauffer une bouillotte...

– Mamzelle Teta, dis-je, cela va être fini, notre ménage ici tous les deux en commun. Après-demain vos maîtres rentrent, j’en ai été informé. Je voudrais bien vous témoigner ma reconnaissance...

Je tirai un billet de ma poche et le lui glissai dans la main, avec le sentiment pénible de faire quelque chose d’inconvenant. Mais elle referma la main sur le billet assez avidement et le fit disparaître dans la poche de son tablier, tout en se donnant un air gracieux et en s’exclamant avec un petit rire :

– Mais qu’est-ce que Monsieur fait là... Non, mais voyons... Il ne fallait vraiment pas...

Je dus retirer ma main qu’elle essayait d’embrasser, selon la coutume des vieilles servantes d’autrefois. Puis pour trouver une formule terminale, je désignai la gravure du saint au dessus du lit :

– C’est une bien belle image que vous avez là, Mamzelle Teta...

Elle inclina la tête plusieurs fois, et dit avec un profond soupir :

– Oui, c’est une splendeur, cette image...

Mais mon regard se posa longuement sur la photographie de l’ecclésiastique au bréviaire. Un courant confus s’établit entre Teta, cette photographie et moi-même. Je sentais que Teta m’épiait, comme si elle craignait de m’entendre poser une question à laquelle elle n’était pas disposée à répondre. Je n’en posai aucune.

 

 

 

 

CHAPITRE DEUX

 

UN PLAN DE VIE

 

Les histoires que Livia avait racontées sur le festival, avaient évoqué le monde agité au-delà de la Montagne Morte, ce monde, distant de Grafenegg d’une heure en auto, et en même temps lointain comme les étoiles. Après déjeuner un formidable orage alpin avait éclaté. Puis le soleil d’août avait percé, affaibli par la tourmente, et il baignait agréablement la terrasse où nous étions assis, tournés vers le parc épuisé et purifié. Nous étions seuls.

– Et toi, Théo, demanda Livia, a-t-on pris bon soin de toi et as-tu bien travaillé tous ces jours derniers ?...

– On a pris très bon soin de moi comme toujours chez vous, et pour le travail... ça n’a pas mal marché...

Je mentais. Livia tenait beaucoup à ce que mon travail me réussisse dans sa maison. C’était son ambition. Je la regardai. Cette femme, qui représentait tant pour moi, n’avait rien perdu de sa beauté. Son front qui semblait taillé dans un sélénite pâle était baissé, car elle avait les mains occupées à un tricot vert clair. Je pensai à moi, à ma destinée. On prenait au sérieux l’intellectuel en moi, on lui manifestait du respect, une amitié et une sympathie sans réserves. Mais l’homme trouvait toujours une dernière porte fermée et j’entendais tourner le verrou de cette dernière porte. J’étais apparemment, par excellence, l’hôte, le compagnon, l’outsider auquel on fait confiance parce qu’il n’entre pas en ligne de compte comme partenaire dans le jeu impitoyable de la vie. Était-ce la faute des autres ? Était-ce une secrète faiblesse, une indifférence de ma propre nature ? Ou bien Livia avait-elle su tout simplement dans sa grande sagesse me tenir à l’exacte distance sur le périmètre de son cercle qui ne mettait pas en danger ce qu’il y avait entre nous tous de beau ? Quoi qu’il en soit, ce jour-là dans ma quarante-cinquième année, je croyais avoir surmonté enfin toute espèce d’amertume, et j’acceptais volontiers le présent d’une heure comme celle-ci. Livia leva les yeux de son ouvrage.

– Jamais encore tu n’as eu un sujet aussi excellent, Théo... J’ai l’impression que ce livre te portera bonheur...

– Je ne suis malheureusement pas tout à fait aussi optimiste, très chère Livia,... Au contraire, j’en ai soupé de ce sujet et de tous les sujets historiques...

– Ce qu’il y a de plus sympathique chez toi, Théo, c’est que tu n’as absolument aucun flair pour ce qui est actuel et pour ce qui plaît... Crois-tu donc que c’est par hasard que les gens s’arrachent de nos jours les romans historiques et les biographies ?

– Je ne crois pas du tout que ce soit un hasard ; c’est un signe exact de notre gigantesque inculture, de notre éloignement pour l’art et de notre hostilité à l’égard des choses de l’esprit... Les gens ont peur de tous les produits et figures de l’imagination, cela leur semble « inventé » : ils cherchent ce qui s’est « vraiment » passé et ils le veulent « tel quel ». Tout ce qu’il leur faut, ce sont des coupures de journaux des temps passés, habilement sélectionnées, et que n’importe lequel des brillants routiniers de notre temps accommode à sa façon... Je ne saurai dire à quel point tout cela me dégoûte : ces cancans en robe de velours, cette psychologie épicée, ce snobisme de l’intimité avec toutes les gloires garanties immortelles, interviewées, bon gré mal gré, par leur prénom... Et je n’ai même pas le droit, moi, de faire le dégoûté. À franchement parler, Livia, mon roman historique là-haut me fait horreur... Je suis fatigué de guerres, d’atrocités, d’hécatombes et de martyrs, d’actions d’État, de noms retentissants et de costumes d’apparat ; je rêve d’un sujet tout simple, à voie étroite, de l’originalité des hommes ordinaires, je rêve d’un être humain simplement, je veux dire d’une figure réelle, je ne sais quelle ni comment... Mais il faudrait que ce soit un être authentique et tout entier à moi, tu comprends, tout entier mien...

– Eh bien, vas-y... Trouve un sujet de cette sorte...

– Ce n’est pas nous qui trouvons les vrais sujets, chère Livia, ils nous trouvent...

– Mon cher, tu as toi-même défini une phrase comme celle-là un jour : c’est une lapidaire échappatoire...

Elle se tut quelques instants, puis me jeta un regard chargé de mécontentement :

– Théo, tu as mauvaise mine, tu as maigri... As-tu été malade ?... Est-ce que Teta ne t’as pas fait de bonne cuisine ?...

– Teta, ne pas faire de la bonne cuisine ?... C’est une artiste qui ne manque jamais d’inspiration... D’ailleurs j’ai fait la connaissance de Teta ces derniers jours et je me suis rapproché d’elle...

– Non, vraiment ?... rapproché d’elle ?... De cette femme-là personne ne s’est encore rapproché...

Le tranchant du ton m’étonna de la part de Livia :

– Quoi, ce vieux meuble domestique, demandai-je, je suis sûr qu’elle vous est très attachée à vous tous... Elle a un air de fidélité proverbiale...

– Oui, elle est fidèle... Fidèle à elle-même...

– Comment ? Et les enfants ? Ils ont grandi sous ses yeux... Sûrement elle aime les enfants...

Livia posa son tricot sur la table. Elle laissa errer un regard pensif sur le parc :

– Si les enfants, si nous tous, devions disparaître de ce monde demain, dit-elle, cette chère Teta ne s’attendrirait pas sur notre mémoire...

– Vraiment je n’aurais pas cru que tu pouvais avoir à te plaindre de cette perle, Livia...

Elle fronça vivement la surface lisse et pure de son front, comme elle avait l’habitude de faire chaque fois que son sens du vrai était offensé par l’inexactitude d’une tournure :

– Me plaindre, répéta-t-elle, ce n’est pas le mot. Oui : j’ai aussi à me plaindre de Teta : elle est difficile, elle ne s’entend pas avec les femmes de chambre, elle est cupide, se fait payer par les fournisseurs, se trompe quelque fois dans ses comptes à son avantage ; de toutes les bonnes choses elle prélève une part de butin et la manière dont elle gâte cette horrible bête de Wolf est insupportable... Mais tout cela ne m’importe pas beaucoup parce que Teta est, comme tu dis, une artiste de la cuisine et qu’elle travaille du matin au soir, même à présent qu’elle est une vieille femme... Non, ce qui me gêne, tu trouveras peut-être cela stupide, ce qui me gêne, c’est que depuis vingt ans circule dans ma maison un être éternellement étranger, une personne qui ne prend pas la moindre part à notre vie, qui est incapable de s’échauffer et pour qui moi-même je suis incapable de m’échauffer...

– Un être éternellement étranger qui circule dans la maison, dis-je en riant, cela pourrait bien s’appliquer à moi aussi...

– Ne te surestime pas, mon cher Théo, dit Livia d’un ton sérieux. Tes plans de travail sont à court terme. Ils ne prévoient pas à plus d’une ou de deux années en avance. Mais Teta a un plan de vie qui vise l’éternité, et ce n’est pas une simple phrase... Dans son genre Teta a quelque chose de grandiose et je ne me sens pas toujours de taille.

À ces mots, je me représentai vivement la photographie du jeune prêtre accrochée au-dessus du lit de la cuisinière

– Il y a quelques jours, dis-je, j’ai vu sa chambre...

– Quoi ? ! Tu es parvenu à cela ? dit Livia étonnée, pourtant Teta verrouille sa porte dès qu’elle quitte sa chambre une minute. Tout le monde en rit dans la maison... Moi-même, sa maîtresse, je n’ai pénétré que deux fois dans le cours de toutes ces années jusque dans sa tendre alcôve, une fois lorsque Teta était malade, et l’autre fois de force : j’avais insisté sans faiblir pour que chez elle aussi les murs soient repeints...

La forte impression de solidité et de fermeture que m’avait fait non seulement la personne mais aussi la mansarde de la vieille servante, me revint à l’esprit :

– Elle est certainement très dévote, cette vieille Teta, fis-je, cette icône au mur... Et puis j’ai surpris une conversation curieuse entre elle et ce libre penseur breveté de M. Bichler, qui vient de se transformer avec le plus grand succès de communiste en nazi... Teta a du reste remporté une victoire éclatante dans cette discussion. C’était au moins du dix à zéro...

Le regard de Livia était plus sérieux et plus pensif encore que tout à l’heure :

– Oui ! Teta est dévote, dit-elle, dévote dans un sens tout à fait extraordinaire... C’est une dévotion que lui envieraient non pas seulement des gens comme nous mais tout véritable croyant. Une dévotion où ne se mêle pas de sentimentalité, une dévotion sans demi-mesure, sans incertitude, le mot foi même ne suffit pas. Toutes ces choses qui nous paraissent difficiles à comprendre, pour elle – comment te dire – c’est du tout cuit, du sûr et certain, inchangeable et corporellement existant comme cette table ou comme un indicateur des chemins de fer...

– Une seconde, Livia, interrompis-je, Teta a un fils, un fils illégitime, naturellement. Elle vit pour lui et mourra pour lui. C’est le bel ecclésiastique de la photo au-dessus du lit. Et c’est à lui que se rapporte ce que tu appelles son plan de vie...

Livia partit d’un éclat de rire moqueur.

– Comme la littérature est toujours de reste sur la vie, mon pauvre Théo... Teta est une vierge immaculée, garantie... Mais le rapport entre son plan de vie et la photo, oui, là tu as vu juste... Je vais abuser de sa confidence, car je crois qu’à mon exception près, elle n’a pas initié âme qui vive à son plan de vie... Et cela elle ne l’a fait qu’à cause de certaines lettres, pour lesquelles elle a eu besoin de mes conseils...

Livia se retourna deux fois, assez intimidée. Puis elle commença à raconter d’une voix atone.

 

Je fais donc suivre ici une esquisse du plan de vie de Teta Linek. Elle est basée non seulement sur le récit de Livia, tel qu’il est resté gravé dans ma mémoire depuis cette belle soirée d’été, mais elle a été complétée par les communications du chapelain Johann Seydel dont j’ai fait la connaissance à Paris il y a quelque temps. De telles rencontres justifient la formule : « Le monde est petit. » Seydel est le même ecclésiastique qui a assisté la vieille servante aux jours suprêmes de sa vie et à sa mort. À lui, cette femme jalouse et renfermée a ouvert son cœur et légué tous les documents de son séjour sur cette terre. Il conserve, souvenir étrange d’une créature étrange, ces lettres dont il sera question plus loin, Johannes Seydel, âgé de vingt-huit ans, l’image idéale du directeur de conscience et du philanthrope catholique, vit aujourd’hui – et comment pouvait-il en être autrement – persécuté et exilé.

Les Argan étaient les septièmes et derniers maîtres de Teta Linek. C’est la preuve qu’au cours de ses cinquante-cinq années dans le service elle n’eut à changer d’emploi que très rarement et, qu’en dépit des défauts que Livia signalait, elle acquérait rapidement la durable approbation de ses employeurs. Comme beaucoup d’autres de son espèce, elle arriva à l’âge de quinze ans, paysanne des plaines de Moravie, dans la résidence du monarque de l’époque. Son village natal s’appelait Hustopec. L’ascension qui fit de la petite plongeuse une « parfaite cuisinière », puis une vedette de l’art culinaire, Teta la devait à diverses qualités autres que son talent propre, qui lui valaient la faveur des plus sévères maîtresses de maison. Jamais elle n’introduisit d’homme dans la maison, fût-ce de brillants militaires, et cela même dans sa florissante jeunesse. Jamais elle ne rentrait comme d’autres domestiques vers minuit, les jours de sortie, dans une tenue débraillée, les cheveux flottants, un rire désordonné parant une physionomie d’ivrogne. Le plus souvent, elle renonçait à son jour de sortie hebdomadaire et passait le dimanche dans sa mansarde, modestement, toujours prête à servir. Tous les matins à six heures elle allait à la première messe, mais cela ne gênait en rien l’ordre du ménage et contribua de bonne heure à établir pour Teta une renommée de pieuse dignité. Quant aux visites de famille, elle n’en recevait presque pas du tout. Elle avait cependant un grand nombre de parents dans la capitale, mais que l’usure des années ramena finalement à deux femmes, les deux sœurs de Teta. Elle-même n’avait pas un sens bien développé de la famille. De plus, une conception étrangement sévère de son métier, que la servante avait héritée des générations de ses ascendants, lui faisait considérer les visites de famille dans la maison des maîtres comme incorrectes et contraires aux bonnes mœurs.

À l’époque où commence cette histoire, elle avait déjà atteint la quarantaine ; elle était au service de Monsieur le Conseiller de section au Ministère de l’Instruction Publique Slabatnigg. Un dimanche de juillet – ses maîtres étaient heureusement sortis – une femme en toilette campagnarde tenant par la main un garçon de dix ans se présenta chez elle. Elle ne reconnut pas tout de suite la veuve de son frère Mojmir Linek qui venait de mourir. Rien d’étonnant, du reste, car elle n’avait vu cette femme que deux fois dans sa vie. Teta n’avait pas pour son frère Mojmir une estime particulière. Il n’était jamais sorti de Hustopec, où, selon des informations dignes de foi, il avait gaspillé en boisson la ferme paternelle, s’était fait une réputation redoutable d’alcoolique, et avait passé les dernières années de sa courte vie à travailler dans une échoppe de cordonnier. Il n’y avait pas de bienveillance dans le regard que la tante fit peser sur son petit neveu, qui s’appelait Mojmir comme son père et qui, de son côté, l’examinait avec insistance entre des paupières bridées et curieusement gonflées.

– Ah, quelle misère – geignait la veuve – son père a toujours voulu que le petit Mojmir devienne quelqu’un, un Monsieur instruit, ou quelque chose ; parce qu’il est malin, le gamin, et bien trop bon pour la terre ; et puis c’était son dernier souhait, le pauvre, que Dieu lui pardonne, et puis toi tu es sa sœur et pas mariée, avec une bonne place, et des économies...

– Comment le sais-tu, que j’ai des économies ? fit Teta avec brusquerie. Je n’ai pas d’économies, si tu permets...

Mais la mère poussa le garçon devant elle, passa la main sur ses cheveux rebelles de paysan en tripotant nerveusement son costume des dimanches :

– Regarde-le, ce petit garçon, belle-sœur, le fils de ton seul frère... que puis-je faire pour réaliser le dernier vœu du défunt... Monsieur l’instituteur l’a dit, y’en a pas deux comme Mojmir dans toute l’école... il te sait tout par cœur... Tiens-toi droit, petit, et récite quelque chose à ta tante...

Mojmir se redressa, renifla vigoureusement, fit une courte révérence, et se mit à débiter une poésie, sans points ni virgules, de sa voix croassante de garçon, qui retentissait bruyamment dans la cuisine étonnée du Conseiller Slabatnigg. C’était une production du poète Neruda, intitulée « La sorcière de midi ». À peine avait-il terminé qu’un clin d’œil de la mère l’exhortait à faire succéder à cette poésie dans la langue natale de Teta, qu’elle avait oubliée à demi, une autre dans le plus pur allemand. C’était le « Chasseur de Chamois » de Schiller, que le gosse récita à toute vitesse :

 

          Que ne gardes-tu les agneaux ?

          Les agneaux sont si doux et bons,

          Ils broutent les fleurs des prairies,

          Qui poussent au bord des ruisseaux.

 

Sa récitation terminée, il jeta à la mère et à la tante un regard qui quémandait la louange, comme un chanteur des rues qui s’apprête à faire la quête avec sa timbale. Teta n’eut pas un mot d’approbation, mais attira le garçon vers la fenêtre, lui souleva le menton et examina son visage inexpressif, couvert de taches de rousseur, avec une insistance inquiète. N’y avait-il rien d’autre en lui que l’impétuosité hardie à laquelle aspirait le jeune homme de Schiller, le chasseur de chamois ? La mère, que cet examen troublait, lui souffla quelque chose et Mojmir dévida aussitôt cette phrase apprise par cœur :

– Si la chère tante nous aide, je promets d’être bien sage et de me montrer reconnaissant à la chère tante jusqu’à la mort.

– Mais qu’est ce que je peux faire pour vous ? – marmonna Teta – je suis aussi pauvre que vous...

Toutefois, elle alla à son fourneau, réchauffa du café, tira de dessous son lit un Kougelhof qu’elle avait mis de côté et servit à goûter à ses visiteurs. Le petit Mojmir fit preuve d’un bel appétit pour son âge et redemanda trois fois une autre tranche de gâteau, ce qui fit venir les larmes aux yeux de la mère mortifiée qui s’exclama dans un hoquet :

– Tout cela, il faut que je le gagne pour lui, moi-même, à la sueur de mon front, moi, une pauvre veuve sans appui...

Ce n’est qu’au moment des adieux que Teta, jusque là froide et assez fermée dans son attitude, se prononça brusquement :

– Pour le petit, là, je parlerai demain en sa faveur à Madame la Conseillère...

Finalement elle sortit une pièce de nickel et la tendit à Mojmir. La main du petit se referma vivement autour de l’argent comme la gueule d’un requin.

Le lendemain, fidèle à sa promesse, Teta se présenta dans le salon de sa maîtresse vêtue de ses plus cérémonieux atours et avec sa révérence la plus compliquée. Celle-ci prêta une oreille favorable à la prière de sa servante et obtint de son époux, le conseiller de section au ministère de l’instruction publique, que le jeune Linek, Mojmir, de Hustopec, recevrait une bourse pour le collège et l’internat à Olmuetz. Car, en regardant à la lumière de la fenêtre dans sa cuisine le visage inexpressif du garçon, couvert de taches de rousseur, Teta avait mûri dans son âme et avait donné une forme précise au grand plan de vie dont jusqu’alors elle ne rêvait que confusément.

À quarante ans, Teta avait déjà le même visage de vieille que plus tard à soixante. La brièveté de la vie lui apparaissait clairement lorsqu’elle se regardait dans une glace. Un jour suit l’autre, à pas mesurés d’abord, puis plus vite, et rien ne distingue l’un de l’autre. C’est toujours la même histoire : se lever, s’habiller, aller à la messe, allumer le feu, faire le petit déjeuner, ranger, faire des courses, préparer le déjeuner, laver la vaisselle, faire le thé ou le café dans l’après-midi, compter les dépenses de la journée, faire le dîner, laver la vaisselle, nettoyer la cuisine, se coucher. Ce n’est pas que Teta se fût plainte de ce cours monotone. Elle aimait son travail. Elle ne pouvait pas prétendre que cette vie était pour elle une vallée de larmes. Les autres femmes étaient bien plus misérables pour la plupart. Elles ajoutaient à tous leurs tracas la misère et la mort dans le foyer, des vauriens ou des poivrots ou des chômeurs ou des soldats ou des vétérans déjetés pour maris, les fausses couches, les enfants malades, tous les deux ou trois ans un cadavre sur la civière et à longueur de journée rien que tourments et malheurs. Certes, ces craintes et ces douleurs étaient épargnées à Teta, mais elle sentait en même temps qu’avec tous ces maux quelque chose était perdu pour elle que la plus misérable des épouses possédait tout en le maudissant peut-être cent fois par jour. L’absence de tout lien, dont Teta se félicitait vivement, comportait incontestablement, à côté de l’équilibre et de la tranquillité des jours, une certaine monotonie particulièrement remarquable les dimanches et jours de fête. Aussi Teta était-elle devenue membre de l’Association des Vierges Catholiques, et l’estime dont elle jouissait auprès de ses sœurs de l’Association formait un lénitif à ce sentiment de vide et fit disparaître dans les années ultérieures la plupart des difficultés des premiers temps. Mais sous quelque jour qu’on la considère, la vie n’est que ce qu’elle est. Et avant toutes choses, la vie n’était pas la vie véritable ; ce n’était qu’une bizarre interruption, une sorte d’excursion ou de congé, où nous étions envoyés dans un but obscur. Voilà ce qu’enseignaient les hommes initiés qui étaient placés bien au-dessus des autres humains et qui par conséquent ne pouvaient pas manquer de la savoir. La vie véritable commençait après.

C’est pour cette vie véritable qu’il s’agissait de prévoir sagement ; car qu’est-ce que c’est que soixante-dix ans de plus en plus vite passés en regard de la place permanente et sans renvoi où l’homme devait entrer lorsque les temps seraient révolus ? Car il n’était pas question de rentrer de ce congé dans l’éternité comme si rien ne s’était passé d’important. Il y avait certains obstacles à vaincre pour obtenir ce retour. Entre les trois lieux de séjour là-bas, le voyageur n’avait pas le choix. Pour éviter l’étage inférieur, celui de la peine du feu, la pénitence, la confesse et la communion offraient une solide garantie. Teta savait pertinemment que son âme n’était pas d’une blancheur immaculée et qu’elle commettait tous les jours ses petits péchés inévitables de cuisinière. Mais elle recevait les saintes hosties avec zèle, qui l’absolvaient temporairement de leurs impitoyables conséquences, et elle avait le ferme espoir de n’être pas reconnue si mauvaise que la mort la puisse surprendre en état de péché. Mais ce n’est pas le tout ! Il n’était pas possible d’avoir une assurance formelle dans cet ordre de choses et la sagesse exigeait que l’on se prémunisse pour toute espèce d’éventualité. – Pour ce qui était de l’étage du milieu, le purgatoire, il n’y avait pas lieu de douter que toutes les pauvres âmes passaient dans ce lieu très inconfortable de purification. Teta se faisait de la chose des idées fantastiques mais assez précises. Ce devait être une sorte d’immense piscine, où coulait au lieu d’eau du feu liquide bleu clair comme des flammes d’alcool éthylique, emplissant les baignoires et giclant des douches ; les âmes qui s’y baignaient recevaient sans doute de grands coups de brosses électriques. La pensée de cette inéluctable nécessité ne lui plaisait guère, mais elle ne pouvait rien entreprendre d’efficace là contre et après tout la purification des âmes n’avait qu’un temps et posait en principe leur ascension ultérieure dans le troisième étage, le seul séjour désirable. Car rien d’autre ne comptait vraiment que cela : le paradis. C’est lui qu’il s’agissait de mériter ici-bas, tant qu’il en était temps encore, c’est notre place définitive là-haut qu’il s’agissait de mettre à l’abri de toutes les menaces. Ce qu’il y avait derrière cette voûte bleue, éclatante le jour, et que nous regardons la nuit lorsqu’elle se couvre d’un manteau d’étoiles avec une secrète appréhension, nul ne savait. L’homme, de par son naturel mélancolique, imagine bien plus aisément l’horrible que le délectable. Il est de fait que l’Enfer de Dante a plus de relief que son Paradis. Teta de même n’avait des lieux bienheureux dans les hauteurs azurées qu’elle mettait tant de précautions à gagner, qu’une idée des plus confuses. Ce qui s’en rapprochait le plus, c’était une sorte de capitale suspendue, largement bâtie, se composant d’une infinité de jolies pensions de famille entourées de vastes jardins, où chaque âme possédait une petite chambre monacale mais confortable, dans laquelle elle jouissait enfin d’une existence inaliénable. En sorte que tous les défunts, comme elle, étaient les pensionnaires de Dieu, ne pensant ni à gagner leur vie, ni à payer leur loyer. Restait à savoir si c’était là-haut tous les jours dimanche ou si en guise de distraction des jours ouvrables y avaient été institués. Quoi qu’il en soit, l’essentiel était que notre cher MOI y était sauvegardé pour l’éternité. Teta, en chair et en os, la Teta intégrale et complète sans la moindre retenue ou modification, Teta, telle qu’elle avait pris l’habitude d’elle-même depuis son enfance, serait conservée là-haut sans crainte d’être amputée de la moindre parcelle de son essence. Vu sous cet aspect, le trépas terrestre, qui ne faisait en somme que rétablir la continuité de la vie véritable, perdait son apparence terrifiante.

Certes, nul autre qu’un imbécile ne pouvait croire qu’il était facile de gagner sur terre ce céleste objectif. Une âme défiante et calculatrice avait pleine conscience des dangers incessamment provoqués par l’intervention de Satan, qui essayait de l’entraîner à sa perte. Mais comment faire front à ces dangers ? Tout d’abord il s’agissait de s’acquitter régulièrement de ses devoirs religieux, le plus sûr des remèdes, et de les augmenter encore si possible de quelques charges volontaires. Bien ! Ces devoirs devenaient peu à peu de véritables réflexes. Mais pour cette raison même, comme ils n’étaient plus au cours des ans un sacrifice mais une habitude dont on ne peut pas se passer, cela diminuait d’autant leur valeur aux yeux d’une conscience scrupuleuse. Restaient les soi-disant « bonnes œuvres » comme moyen de salut accessoire. Mais de ce côté-là, la situation n’était pas rose. Premièrement : l’occasion de faire une bonne œuvre se présentait rarement. Et deuxièmement : lorsqu’une rare occasion se présentait, la chair trop faible généralement cédait. Quelle consommation d’énergie dans le simple acte de ne pas commettre un péché, par exemple de compter à sa maîtresse les fraises du marché à leur prix réel, sans forcer de quelques sous ! Cet exemple négatif prouve suffisamment que pour accomplir une bonne action véritable et active, l’énergie à déployer est inconcevable. Il faut que la raison s’obscurcisse, que le cœur déborde et que l’on aille à l’encontre de l’intérêt personnel qui se défend farouchement. La vieille fille pouvait compter ses bonnes actions sur les doigts de la main. Ces actions ne suffisaient pas. Non, il fallait trouver un moyen plus radical et plus pratique pour s’assurer le paradis et échapper aux innombrables tentations. Le Seigneur lui-même n’avait-il pas envoyé un Messie sur la terre, pour venir en aide aux pauvres humains avec leurs nombreux péchés et leurs rares bonnes actions ? Ne fallait-il pas suivre ce grand exemple et se servir d’un messager privé pour acheter sa part de ciel ?

Certes, Teta n’avait pas formulé de cette manière l’intuition qui s’était fait jour lorsqu’elle avait scruté les traits inexpressifs du petit Mojmir Linek. (D’ailleurs ces traits n’étaient peut-être pas si dépourvus d’expression. Dans les yeux bridés, entre les paupières gonflées, avait brillé une lueur d’intelligence et peut-être de savoir. Il avait une voix claire et sonore, qui se prêterait à l’oraison.) Teta prit une résolution : ce neveu sera mon médiateur, de sorte que, grâce à lui, je ne perdrai pas ma part de paradis. Elle y consacrerait toutes ses économies, elle se priverait et mettrait de côté, plus que jamais, mais il serait nourri et vêtu et ses études, payées jusqu’au jour de son primiciat. C’était une œuvre pieuse et une bonne action à la fois. Et en fin de compte elle espérait bien que Mojmir, une fois prêtre, lui serait personnellement attaché, qu’il dirait pour elle, plein de gratitude et de fidélité, jusqu’à sa propre fin lointaine, bon nombre de messes pour le repos des âmes, ce réconfort et cette joie infinie des morts, tant qu’ils n’ont pas atteint leur résidence définitive. Et du même coup, elle éviterait le cruel destin de toutes les vieilles filles et de tous les vieux garçons : la solitude et l’oubli total après la mort.

Sans perdre de temps et avec toute l’obstination qui la caractérisait, Teta se mit à la réalisation de son grand plan de vie, ce plan qui devait préserver de l’anéantissement sa modeste personne jusqu’au delà du Jugement dernier et l’immortaliser sous son aspect familier. De ce jour elle n’acheta plus elle-même ses vêtements ou l’étoffe qui servait à les fabriquer ; elle se mit à s’habiller exclusivement avec les cadeaux qu’on lui faisait pour Noël ou avec les débris caducs de la garde-robe de ses maîtresses qu’elle savait faire céder à ses prières. Elle veillait fréquemment toute la nuit pour tailler dans ces matériaux les vêtements qui lui servaient. Elle se refusait les petits plaisirs et divertissements de la vie, le petit verre de bière ou de cognac après la messe du matin, le tramway pour aller au marché. Le chanteur de rues avec son orgue de barbarie avait beau égrainer ses rengaines favorites, plus de gros sou enveloppé de papier ne venait atterrir près de lui dans la cour. Teta parvenait effectivement à ne plus dépenser un liard. Les objets les plus insignifiants acquéraient à ses yeux un grand prix. Tous les vieux morceaux de tissus, le moindre bout de fil étaient soigneusement gardés ; il lui fallait un effort pour se décider à jeter une boîte ou un carton vides. Avec l’astuce circonspecte d’un cambrioleur professionnel, elle faisait disparaître de la table des maîtres une portion honorable de nourriture qu’elle enfouissait dans son tiroir ou sous son lit. Tout ce qui pouvait se conserver, elle l’envoyait à Olmutz, veillant à ce que son futur représentant devant le trône du tout-puissant soit fort et bien nourri, comme il se doit. (Quant aux frais de poste, elle ne les comptait pas dans les dépenses de sa vie terrestre, elle les portait au budget de sa vie éternelle.) Les aliments corruptibles qu’elle ne consommait pas elle-même pourrissaient dans leur cachette. Aussi Téta acquit-elle rapidement une renommée d’avarice sans exemple et de cupidité sauvage. Cette renommée n’était pas justifiée. Il faut des sommes d’argent incroyables pour transformer un jeune paysan, pauvre prolétaire, en un monsieur instruit, même lorsque l’État paie les frais d’études du candidat et le nourrit maigrement dans un internat. Il fallait que le premier du mois Teta puisse aligner au moins quarante bonnes vieilles couronnes d’or. Si l’on songe que de ce temps son salaire s’élevait à cinquante ou soixante couronnes tout au plus, on jugera différemment de son avarice. Pour comble de malheur, le neveu Mojmir mit neuf ans à terminer les huit classes du lycée. Il fut obligé de redoubler une quatrième où il avait complètement échoué en plusieurs matières et où sa note de conduite avait été plutôt inquiétante. En vertu de tous les règlements de l’école, il était voué à un renvoi et ce n’est que grâce à l’intervention du bon conseiller Slabatnigg que les projets de Teta furent sauvés d’un naufrage prématuré. « Comme c’est touchant, cet amour maternel d’une vieille fille pour l’enfant d’une autre », pensait le conseiller, dont le violon d’Ingres consistait à publier des nouvelles dans la « Gazette au salon » et dans le « Journal des Étrangers ». Il ne pouvait évidemment pas deviner que non seulement Teta n’éprouvait pas d’affection pour son neveu, mais qu’elle n’avait même pas pour lui le moindre intérêt personnel. Ainsi dans la bataille, le commandant se soucie des jours de son lieutenant, non pour lui-même, mais pour la mission qui lui est confiée.

Lorsqu’après bien des soupirs et des grincements de dents, le neveu eut passé l’examen final et qu’il fut entré au séminaire des Prémonstrates à Prague, la Grande Guerre éclata et il fut « déclaré apte » dès les premières semaines. Tragique interruption. Nouveaux frais, nouvelles dépenses, plus que jamais. Teta ne pouvait pas admettre que ce médiateur acheté au prix de tant de sacrifices fût exposé à la fureur indiscriminatrice de la guerre ; tout son céleste avenir pouvait être déchiré dans l’éclatement d’une grenade. Elle était à cette époque au service d’un médecin connu, son avant-dernier emploi. Cet homme, en tant que professeur à l’Université, avait rang de médecin d’État-major. Les soupirs et les larmes de la servante eurent sur lui le même effet que sur le bon conseiller, quoique le docteur publiât non des nouvelles mais divers articles sur les troubles intestinaux dans la Revue Médicale Hebdomadaire. Au bout de peu de mois, Mojmir fut examiné par une commission de réforme qui le déclara inapte au service armé et le remisa dans une chancellerie du train des équipages, à l’abri du feu. Teta respira, puis reprit les envois-de « petits cadeaux » à son protégé, l’alimenta en argent de poche, car, en temps de guerre, il fallait qu’un futur prêtre fût solide et bien soigné, en conformité avec la dignité de son futur état.

Ainsi furent perdues quatre années et il fallut recommencer depuis le début les coûteuses études de théologie. Peu après, Teta reçut une lettre, écrite comme toutes celles de son neveu d’une superbe ronde dont la vue ne manquait jamais de remplir la servante de satisfaction : c’était en quelque sorte le témoignage visible de l’efficacité de son sacrifice. Dans cette lettre, Mojmir avouait qu’il avait quitté la confrérie des Prémonstrates pour continuer ses études par ses propres moyens. Il possédait, disait-il littéralement, une nature libre et enthousiaste, peu faite pour le clergé régulier et le monastère ; il avait l’espoir de servir bien mieux le Seigneur, sa sainte Église et sa chère petite tante comme prêtre séculier et comme directeur de conscience. Son idéal était d’assister les pauvres humains dans leurs souffrances, soit dans une paroisse perdue, soit dans une commune de travailleurs. En outre, il était bien moins lié, en tant qu’ecclésiastique séculier, à la volonté de son supérieur et pourrait ainsi, si besoin était, se consacrer corps et âme aux soins de sa chère petite tante. Tout d’abord, Teta prit peur ; cet aveu témoignait d’un caractère égoïste et désordonné qui s’était manifesté dès ses années de collège. Mais d’un autre côté, les aspirations exprimées dans cette lettre lui paraissaient très louables et quant à l’organisation compliquée du monde ecclésiastique, elle n’y comprenait goutte. Le plus dur, c’était que la décision de Mojmir allait de pair avec un accroissement bien naturel des frais mensuels. Teta fit ce qu’elle put et expédia régulièrement l’argent à une adresse privée dans un faubourg de Prague. Comme il arrive fréquemment aux pauvres, l’étudiant était poursuivi par la malchance. Insuffisamment nourri, il tomba gravement malade de l’intestin, et dut à deux reprises, subir une dangereuse opération à l’Hôpital Général. Ces opérations, écrivit-il avec désespoir, l’avaient retardé dans ses études de deux semestres entiers. Teta, qui avait tremblé pour sa vie pendant des semaines, et n’avait ouvert les lettres de l’Hôpital qu’après de ferventes prières, fut bien heureuse, en fin de compte, de s’en tirer avec la perte d’une année d’études.

Chose étrange, Teta n’avait vu qu’une seule et unique fois celui à qui était confiée la garde de son avenir céleste ; elle ne l’avait jamais revu depuis le jour où elle avait reçu la visite de petit paysan morveux à taches de rousseur que sa mère tenait par la main, dans la cuisine du Conseiller à la Cour Slabatnigg. Les raisons à cela ne manquaient pas. Une servante qui ne prenait jamais fût-ce un jour de congé, ne pouvait se permettre de longs voyages. L’argent péniblement acquis et plus péniblement encore mis de côté ne pouvait vraiment pas être gaspillé. Et puis, s’il était venu en ville, où l’aurait-elle logé ? Il était bien naturel que Mojmir passât ses vacances chez sa mère à Hustopec où l’air était bon et où il se livrait à des travaux de paysan qui lui forgeaient les muscles et le caractère. Mais en plus de tous ces motifs raisonnables, Teta n’avait pas le moindre désir de rencontrer avant l’heure l’objet de ses sacrifices. Mojmir Linek n’était pour elle qu’une idée à incarner plus tard. Il fallait le forger et le polir pendant de longues années, afin qu’il puisse un jour réaliser son plan de vie, et par la grâce de son état la payer de ses peines. Il n’y avait pas place, dans une affaire aussi sérieuse, pour des sentiments tendres, et le fait que son élu était un certain Mojmir, son propre neveu, la laissait assez froide.

Il n’y avait qu’un point sur lequel elle ne pouvait réprimer un vœu ardent. Bien que les études de Mojmir, par suite de son fâcheux état de santé, en fussent déjà à leur cinquième année, l’heure devait venir un jour, la grande heure de l’ordination, l’heure où il prononcerait ses vœux, où un jeune homme comme les autres serait miraculeusement transformé, par la simple apposition de la main du Grand Pâtre, en un être quasi surnaturel qui pourrait, pour la première fois, l’âme bouleversée, célébrer le sacrement de la messe. N’était-ce pas une séduisante perspective que de s’imaginer assistant à cette première messe, le cœur délicieusement battant, et de se réjouir de l’œuvre menée à bien avec une détermination inflexible ? Le jeune prêtre ferait alors, dans un mouvement de gratitude, sa prière la plus pure, pour sa bienfaitrice ; et le grand projet entrerait véritablement dans la phase de son accomplissement. Fallait-il laisser échapper le bienfait d’une telle cérémonie, unique dans la vie, d’autant plus qu’elle mettrait fin à l’époque des sacrifices puisque le jeune prêtre jouirait des bénéfices de son état ? Il serait de nouveau permis alors de se laisser aller à quelque émotion. Une lutte acharnée se livrait dans l’âme de Teta – lorsqu’elle considérait cette heure solennelle entre son avarice innée et le désir d’assister à la première messe de ce prêtre qui le serait autant grâce à elle que par la grâce de Dieu.

C’est le neveu lui-même qui eut la discrétion de trancher le débat. Et il le trancha dans le sens de l’économie. Vers la fin de son douzième semestre, il annonça son ordination prochaine, sans toutefois préciser la date ni le lieu. Un jour à Grafenegg – Teta servait depuis longtemps déjà chez les Argan – elle reçut, sous pli recommandé, le portrait du jeune ecclésiastique en robe de chœur, un rosaire, plusieurs petites images de saints et un diplôme sur parchemin à en-tête de l’ordinariat archiépiscopal, par lequel un signataire illisible décernait toutes les louanges possibles au nommé Mojmir Linek. Il y avait joint une lettre magnifique, témoignage éclatant de son âme délicate. Sa petite tante n’était plus jeune, à en croire la remarquable épître, et surchargée de travail, et ses maîtres séjournaient dans une campagne à plus de vingt heures de train sans doute de son pauvre neveu. Il avait pleuré toute une nuit avant de se décider à passer cette journée suprême sans en avertir sa chère tante. Mais il ne s’était pas senti le droit, avec les chaleurs terribles de l’été, d’exposer sa seconde mère à un tel voyage, surtout à l’idée qu’elle eût été fort probablement obligée de subir les mêmes souffrances pour rentrer dès le lendemain, en supposant même que dans un château distingué, il eût été de bon ton de demander un congé à cette occasion. La pensée de sa chère tante que ce voyage eût pu rendre malade et celle de ses maîtres indisposés contre elle lui auraient causé trop de chagrin. Mais à l’heure où pour la première fois il s’était approché de l’autel en qualité d’officiant, il avait eu de la peine à supporter l’assaut simultané de la joie et de l’amertume. Partout il croyait la voir, elle, à qui il devait tous ces privilèges, et que pourtant il connaissait si peu. Dès le début de l’introït, il avait prononcé dans son âme reconnaissante sa première prière muette pour sa bienfaitrice.

La lettre poursuivait en expliquant qu’une place de vicaire lui avait été promise et que dans un avenir prochain il prendrait avec humilité les fonctions qui lui étaient réservées dans une paroisse de banlieue, conscient des souffrances et des épreuves que comportait sa noble et lourde charge. Mais il considérerait comme toujours son premier et plus beau devoir d’inclure sa chère tante avec ferveur dans sa prière quotidienne et à lui exprimer ainsi sur le plan spirituel sa reconnaissance, qu’il espérait un jour démontrer au centuple en lui témoignant les soins d’un fils véritable. Cette lettre émouvante était suivie d’un post-scriptum. Il avait malheureusement besoin d’un dernier envoi d’argent assez considérable. Son linge, comme la tante pouvait bien penser, était déchiré, ses souliers en piètre état. Sans moyens ni appui, il ne savait comment faire face à ces coûteuses acquisitions, afin de se présenter correctement vêtu et chaussé ainsi qu’il sied à un homme de Dieu. De plus, diverses petites dettes s’étaient accumulées, qui n’étaient que naturelles chez un étudiant, mais qui n’étaient pas bien séantes pour un prêtre. Avant de s’engager sur la voie du Seigneur, il fallait les rembourser. Tout compris, il ne pourrait pas s’en tirer cette fois avec la plus grande économie à moins de mille couronnes.

Teta s’assit sur son tabouret dans sa cuisine et lut cette lettre dix fois d’un bout à l’autre. La photographie était posée sur ses genoux. En la scrutant attentivement, il lui semblait reconnaître sous ces traits minces et nobles d’ascète comme le reflet distant, mais transfiguré par l’étude et la sanctification, du visage de ce petit garçon qui, dix-huit ans avant, l’avait persuadée de lui confier la réalisation de son plan de vie, avec sa voix vibrante et déclamatoire. Quel beau visage que celui de Mojmir, grave et inapprochable ; le cœur lui en chantait. Même dans le petit nuage derrière le visage du jeune homme il y avait de la gravité ; il semblait solennellement rider le front du prêtre. L’œuvre était accomplie à présent, l’œuvre pieuse et bonne à la fois, dont elle avait à elle seule tout le mérite. Le Seigneur lui-même ne lui devait-il pas quelque reconnaissance ? Par la seule grâce de sa fidélité dévouée, une messe de plus était dite tous les jours dans le monde ; une main de plus distribuait la Sainte Communion. Elle, la cuisinière Teta Linek, avait ainsi accru sur terre le nombre des ouailles de Notre Seigneur et augmenté le salut du monde. Elle poussa un profond soupir et se signa. Puis, prenant la lettre, la photographie et le diplôme, elle alla voir Livia Argan. Elle fit sa révérence accoutumée et pria sa maîtresse de bien vouloir lui payer d’avance son salaire d’une année. La maîtresse lut les documents attentivement et l’impression qu’elle ressentit à cette lecture, au style de Mojmir et aux circonstances qui entouraient l’évènement n’était pas bien nette. Mais Livia n’aurait pas été Livia si elle avait refusé la prière de sa servante. Aussi un beau billet de mille fit-il route jusqu’au jeune prêtre, afin qu’il entre dignement dans ses nouvelles fonctions.

Le personnel des Argan était bien mieux payé que dans d’autres maisons, conformément a la manière généreuse et insouciante qui les caractérisait. C’est ainsi que Teta gagnait à l’époque cent trente schillings par mois. Elle se trouvait dans une maison hospitalière qui ne ressemblait que trop, à midi et le soir, à une auberge. Cela doublait et triplait son travail, de sorte qu’à son âge elle avait fréquemment peine à suivre. Elle ne cessait de fourrager dans sa cuisine, pressée et de mauvaise humeur, et elle était si peu ponctuelle que, secrètement, on lui avançait la grande aiguille de sa montre. Mais, par contre, il ne se passait guère une journée sans que les pourboires généreux ne pleuvent. La caisse de la plus experte des économes ne manquait donc pas de se remplir à nouveau.

Pendant quelque temps, il n’y eut plus de post-scriptum aux lettres aussi joliment rédigées que calligraphiées du jeune vicaire, bien que plus d’une phrase y fît toujours allusion aux « soins maternels ». Mais Teta s’était déjà tellement accoutumée à donner, qu’elle continuait à préparer de petits cadeaux et à envoyer aussi de temps à autre une petite somme d’argent. Ce n’était pas seulement l’habitude ou la sollicitude féminine qui la poussaient à agir ainsi, mais aussi une vague inquiétude de se voir perdre brusquement le contact avec son médiateur, avant qu’il n’ait mené à bien sa grande tâche. Tous les jours, matin et soir, elle regardait le portrait qui ornait à présent sa chambre à coucher et qu’elle ne manquait jamais de parer des plus nobles fleurs. Il n’y avait toujours pas d’amour dans le sentiment qu’elle portait à son filleul, nourri par le travail de ses mains et qu’elle n’avait cependant vu qu’une seule fois. Mais au lieu de l’indifférence d’autrefois, elle éprouvait à présent une sorte de vanité maternelle à l’égard de cette créature sanctifiée et infiniment supérieure, qui était née non pas de ses entrailles mais d’autant plus manifestement d’une décision de sa volonté. Elle seule avait réussi à transformer le petit paysan aux taches de rousseur en ce bel adolescent aux rêveries éthérées, qui ressemblait presque à l’ermite en prières de sa magnifique gravure en couleur.

Ainsi passèrent quelques années, au cours desquelles, par intervalles assez longs mais réguliers, le neveu rendait compte de son activité d’assistant à l’église paroissiale de Straschnitz. Il se plaignait de ce que son office comportât principalement d’assez sombres charges, telles que derniers sacrements, funérailles, oraisons et messes d’âmes. Il avait tout le travail, tandis que les frais d’enterrement et les cadeaux que faisaient les parents des défunts revenaient habituellement à son collègue plus âgé. Il était clair qu’ici comme partout la redoutable vieillesse était un obstacle hostile dans le chemin des jeunes vers la vie. – Teta n’était pas médiocrement satisfaite à l’idée de ces sombres charges qui ne pouvaient être qu’une excellente école pour le service le plus important que le neveu élu aurait à lui rendre un jour.

Une visite de Mojmir faillit même un jour se réaliser. Le neveu fit part à sa tante en termes ardents de son désir de la rencontrer enfin personnellement ; justement il avait un peu de temps libre et une occasion de faire le voyage sans trop de frais ; son cœur battait de joie en écrivant ; en tout et pour tout il s’en tirerait avec deux billets de cent tout au plus. Teta jeta un long regard sur le portrait du fils de sa sœur ; après quoi elle prit une décision, s’assit devant une de ses cartes postales habituelles et, de son écriture malhabile et infantile, refusa cette offre de visite. Les causes de ce refus étaient très complexes. Tout son être répugnait à une dépense sans objet pratique autant qu’à une rencontre agréable dont elle supportait elle-même les frais. Et autre chose aussi : serait-ce une rencontre agréable ? Elle ne se défendait pas d’une secrète honte. Que ferait-elle, pauvre cuisinière entre ses fourneaux et son évier, avec le Révérend, même si celui-ci ne devait qu’à elle sa position élevée, sa culture et sa dignité ? Elle avait une sorte d’avant-goût de ce qu’il y aurait de ridicule à ce spectacle : – un ecclésiastique sur un tabouret de cuisine – et sa propre timidité par-dessus le marché, qui la tourmenterait. Le tact de son état était trop profondément ancré dans sa nature ; elle appartenait bien à la vieille génération des serviteurs. Et en plus de tout cela, un malaise plus obscur avait achevé de lui faire écrire la lettre décisive. Le Révérend Père Mojmir Linek, lui, n’appartenait jusqu’ici qu’au monde de son imagination. Pourquoi opposerait-elle au Révérend de ses pensées le Révérend de la réalité ? Jusqu’ici ce n’était pas nécessaire. Jusqu’ici... Le Révérend accepta ce refus avec bonne grâce et dévouement. Comme toujours, sa chère tante avait raison, soupirait-il par écrit, le ciel ne souffrait pas que ceux dont la naissance est pauvre se soulagent par la réalisation de vœux très chers au cours de leur temps d’épreuve sur cette terre. – Mais à quelque temps de là, un évènement considérable devait illuminer comme d’un éclair l’âme de Mojmir et son ambitieuse inquiétude, et donner à Teta les plus vives émotions. Elle reçut une épaisse missive non affranchie pour laquelle elle eut à payer une grosse amende. J’ai vu cette lettre moi-même à Paris chez le chapelain Seydel. Nous eûmes une longue conversation sur la vieille servante dont l’histoire mêlée de farce et de légende constituait un point de contact entre nous. C’est pourquoi je suis en mesure de reconstituer la lettre en partie. Les mots n’étaient peut-être pas les mêmes, mais le sens et le ton de l’original ont été préservés :

– Ma chère tante, écrivait le neveu, je suis forcé de vous causer un chagrin, pour la première fois, je l’espère, de ma vie. Moi-même j’en souffre autant que vous, mais je n’y peux rien changer. Cette vie sans grand mérite et si profondément ennuyeuse, je ne la supporte pas plus longtemps. Je suis jeune encore. La flamme de l’idéal en moi n’est pas encore éteinte. Être le bureaucrate subalterne de ce qu’il y a dans l’homme de plus bas, non, j’aspire plus haut. Mon cœur dont l’ardeur est encore entière m’exhorte à chercher de plus grands mérites, dont je ne serai pas seul à profiter un jour, mais dont j’aspire à partager avec vous, ma tante, le bénéfice. En conséquence, je vous informe que j’ai pris l’irrévocable décision d’aller en mission. Les Pères de Saint-Gabriel préparent une mission en Patagonie. C’est le pays que l’on nomme Terre de Feu ; il y règne cependant non la chaleur mais un froid glacial, car il est limitrophe des terres du pôle sud. C’est pour cette raison précisément que l’équipement personnel du missionnaire revient à quatre vingt livres de monnaie anglaise, deux mille schillings de votre monnaie. Cela ne couvre que les besoins les plus élémentaires pendant trois ans. Tous les membres doivent fournir cette somme. Saint-Gabriel pourvoit au restant. Un petit nombre de postes pour jeunes missionnaires étaient disponibles. J’ai déjà posé ma candidature, je m’en excuse auprès de vous. J’aurai pour tâche non seulement de porter à des païens la lumière de la foi, mais aussi de prendre soin, d’éduquer de pauvres sauvages ignorants qui vivent dans la maladie, la saleté et l’abandon. On prétend à vrai dire que ces sauvages sont d’humeur fort guerrière et malicieuse. Ils sont armés de sarbacanes et de flèches empoisonnées dont une simple égratignure tue. Mais ne craignez rien pour moi, ma chère tante ! Vous n’êtes pas sans savoir que la mort comme martyr d’un missionnaire dans l’exercice de sa charge peut faire figure de mort sainte. Si donc je devais tomber dans ces contrées sauvages recouvertes de neige, une flèche empoisonnée au cœur, c’est à vous, chère tante, que le petit garçon de Hustopec devra d’avoir atteint la couronne de la vie. Je demeure néanmoins fermement convaincu que mon ange gardien ne me quittera pas et qu’il détournera de moi les flèches des Patagons. – Je suis navré d’être obligé de recourir une fois de plus à votre appui financier, ma chère tante. Vous m’avez entièrement entretenu pendant dix-huit ans, et constamment soutenu pendant huit autres années, et je ne puis croire que vous dénierez un dernier versement à celui qui témoignera pour vous devant le Tribunal de Notre Seigneur Jésus-Christ le jour du jugement dernier... Si vous voulez, vous pouvez obtenir toutes informations sur notre expédition auprès de la Maison des Missions à Modling...

Teta se rendit effectivement à Modling le dimanche suivant et alla se renseigner à Saint-Gabriel. Mais la célèbre maison mère des missions les plus audacieuses formait toute une cité où elle s’égara. Elle échoua enfin dans une chancellerie quelconque où un grand nombre de prêtres très occupés entraient et sortaient ; elle posa sa question d’une petite voix timide. Elle apprit qu’en effet la mission qui la concernait quittait Hambourg dans trois semaines pour l’Amérique du Sud. Il était exact aussi que plusieurs jeunes gens faisaient partie de l’expédition. Mais après toutes ces questions Teta ne se sentit pas le courage d’ennuyer avec le nom de son neveu le prêtre géant et barbu qui la renseignait. Elle estima qu’elle en savait assez et quitta les murs de Saint-Gabriel sérieusement soulagée. Puis elle conjura son neveu, dans une lettre, de renoncer, pour l’amour de Dieu, à une décision qui lui faisait tant de peine. Il répondit pour la première fois non pas sur un ton fleuri et discursif, mais avec brièveté et presque avec grossièreté. S’il lui était interdit d’être missionnaire, il laisserait tomber tout le bazar de l’Église et passerait au journalisme. Teta eut alors recours à une épreuve qui jette une lumière étrange sur ses doutes intimes et sur le jugement qu’en réalité elle portait secrètement sur son neveu. Elle lui offrit l’argent à condition qu’il renonçât expressément à ses projets de mission. La réponse cette fois ne fut pas brutale, mais profondément froissée : le prenait-elle pour un maître chanteur, pour un malotru corruptible ou un loustic bigot ? Il prenait son office au sérieux. S’il ne lui était pas permis comme prêtre de s’adonner aux devoirs les plus élevés et les plus sacrés, tant mieux, il trouverait bien un autre moyen de gagner sa vie ; l’idée lui en faisait le plus grand plaisir. L’heure décisive de sa vie avait sonné. Que la tante garde son argent.

Il y avait dans cette lettre quelque chose de menaçant. Si Teta ne voulait pas voir s’effondrer son projet, il lui fallait céder. Elle avait le sentiment très net qu’il valait mieux ne pas plaisanter avec l’âme ardente et enthousiaste de Mojmir. Cette âme était capable de tout. Les économies de Teta s’étaient de nouveau quelque peu accumulées et elle envoya l’argent. À la fin de l’automne, elle reçut une carte postale de Hambourg. Devant la passerelle d’un transatlantique, plusieurs figures étaient debout, drapées dans des fourrures, le col haut. L’une de ses figures était surmontée d’une petite croix et Mojmir avait rajouté à la main : « C’est moi. »

L’époque qui suivit, celle de l’activité de Mojmir Linek comme missionnaire, causa toutes sortes de chagrins et d’ennuis, non seulement à Teta elle-même, mais à toute la maison Argan. Il arriva bien plus fréquemment que jadis qu’un plat fût manqué ou que l’heure d’un repas fût retardée d’une demi-heure. Tous les jours, il y avait des disputes avec le reste du personnel, et en particulier M. Bichler ne cessait de se plaindre du mauvais caractère de toutes les « brûleuses de chandelles et bonnes sœurs » – « Mamzelle Teta a ses nerfs » chuchotait la domesticité. Quant à Doris qui avait une tournure d’esprit ironique, elle mettait alors un doigt sur sa bouche et murmurait en guise d’avertissement : « Attention, fragile ! Manier avec précaution. » En réalité, Teta ne s’inquiétait pas tant des sarbacanes et des flèches empoisonnées : elle avait plutôt le sombre pressentiment que le médiateur des prières qu’elle s’était préparé pourrait lui échapper à jamais et résoudre en fumée son coûteux plan de vie.

Aussi fut-ce avec un soulagement très réel qu’elle apprit le retour du missionnaire, bien avant le terme prévu, par une lettre de Zizkow, commune des environs de Prague. Le neveu confessait qu’il était rentré brisé de corps et d’esprit. De ses souffrances corporelles il se contenterait de signaler que son ancienne entérite s’était transformée en une maladie incurable sous l’action combinée des exigences sévères d’une vie vouée au Seigneur et d’un régime à base exclusivement de conserves. Il lui faudrait plusieurs mois de diètes choisies, de cures coûteuses et de médicaments hors de prix pour espérer survivre. Mais sur le chapitre de son abattement moral, c’étaient d’intarissables tournures à la Rousseau. Ce n’étaient pas les tribus pygmées de la Terre de Feu végétant sans malice dans l’état de nature qui avaient étouffé en lui la flamme de l’idéal et la foi en l’humanité. C’étaient les représentants de race blanche, de la culture et de la chrétienté, tous ces très renommés docteurs et professeurs et politiciens et commerçants, ces bienfaiteurs et ces aventuriers et ses frères du clergé, oui, eux aussi, et en toute première ligne. Avant même d’avoir atteint sa quarantième année, lui, Mojmir Linek, misérable membre du clergé catholique, était devenu un vieillard chauve, au teint jauni, déçu jusqu’à la mort par la bassesse des humains. Certainement sa tante ne reconnaîtrait pas le jeune homme du portrait jadis si ressemblant. Qu’il avait donc payé cher la foi aux yeux bleus de sa jeunesse enthousiaste ! Par surcroît il boitait d’une jambe à la suite d’une diabolique piqûre d’insecte. Elle, sa seule bienfaitrice sur cette terre, n’avait jamais cessé d’avoir raison, et il avait été durement puni de sa désobéissance impie. Plus jamais il ne se montrerait désobéissant ni ne s’élèverait contre les jugements de sa chère tante. En écrivant ces mots il levait deux doigts pour attester le ciel de son serment. Il n’avait plus d’autre désir que de chercher asile dans une petite paroisse quelconque, après avoir péniblement rétabli son cadavre brisé, le plus humble et le plus misérable des serviteurs du Christ. Il s’était déjà jeté aux pieds de son Supérieur pour obtenir la réalisation de ce dernier vœu...

Teta eut les larmes aux yeux en lisant l’épître de son neveu, rentré sans gloire dans sa patrie. C’étaient moins des larmes de compassion, du reste, que des larmes de soulagement indicible, à la pensée de savoir en vie son neveu consacré. (Elle avait trouvé tout naturel de ne recevoir aucun courrier de la Terre de Feu en raison du caractère sauvage de cette contrée.) Elle remercia le ciel de ce que le but de son existence n’avait pas périclité à cause de la légèreté enthousiaste de Mojmir et de sa témérité coupable. Elle ne connaissait que trop bien le caractère douteux et menaçant de son neveu. Pour son malheur, elle n’avait pas su trouver de meilleur exécutant pour ses vastes projets que ce garçon paresseux, inquiet et instable qui galvaudait l’argent comme un tonneau creux. Le fils d’un ivrogne, soupirait-elle. Mais jetant alors un rapide coup d’œil sur la photographie au-dessus de son lit, elle se libérait de ses crises de criticisme inopportun. Quelque fut le caractère de Mojmir, c’était un instrument du Seigneur, élu pour nouer et dénouer les liens, et il avait dans ses mains les clefs du royaume des cieux, de ses cieux à elle en particulier. Il n’était qu’accessoirement un faible humain. Elle était bien obligée de l’accepter avec toutes ses fautes, ses insuffisances, ses abîmes, car à son âge il ne lui était plus permis de choisir. Le neveu restait avant tout et toujours le prêtre transfiguré de la photographie, qui dirait après sa mort d’innombrables messes pour le repos de son âme éternelle. Aux heures de doute, un coup d’œil sur la photo lui donnait de nouvelles forces. Ne pouvait-on pas espérer qu’après ses cruelles expériences de missionnaire, il trouverait enfin la paix, la satisfaction et des revenus assurés, comme tous les autres Révérends Pères ? À cette question son portrait répondait mille fois : Oui. Teta sortit de son coffret les économies qui s’étaient de nouveau gonflées en l’absence de leur consommateur fantaisiste ; elle compta une assez grosse somme qu’elle envoya à Prague avec la mention expresse qu’elle ne devait servir qu’au paiement des médicaments nécessaires et de la cure prescrite. Il fallait que son ecclésiastique de neveu soit sain et fort et doué de longévité, c’était l’essentiel. Mais rien ne pouvait réconcilier Teta avec l’image d’un vieillard chauve et jauni, traînant la jambe en étole et en dalmatique.

Elle fit un effort de volonté pour reléguer définitivement dans l’oubli cette représentation par trop réaliste.

Pour ses envois d’argent, c’était un cas assez particulier. L’habitude de ces envois était devenue chez elle une seconde nature au même titre que la rage des économies et la cupidité. Certes, en conscience, elle gémissait et maudissait les éternels appels au secours de son insatiable neveu. Mais le soin constant d’un jeune homme, le trajet jusqu’à la poste, l’enregistrement des lettres-mandats, la collecte des petits reçus, tout cela, par une répétition continue pendant des dizaines d’années, était devenu pour la vieille fille un besoin intérieur, une occupation qui comblait agréablement les espaces vides du sentiment. Le vicaire Mojmir Linek était donc assuré, dans le cours de ses tribulations, de subventions régulières. Mais ces tribulations étaient innombrables, car, à la différence de sa tante, il se trouvait amené à changer tous les six mois de lieu de travail. Pendant cette période, Teta avait honte de son neveu. Elle n’allait plus montrer les lettres de Mojmir à Livia Argan, comme elle l’avait fait les années précédentes de temps à autre pour demander l’interprétation d’un passage difficile.

Ce ne fut que l’été 1936 que Teta reçut une lettre d’une telle importance, dans la ronde calligraphique bien connue, qu’elle se présenta à sa maîtresse non sans un sentiment de triomphe, cette missive à la main. Elle n’était pas seulement inattendue, mais d’une exceptionnelle beauté de cœur, révélant sous un jour nouveau le calligraphe distingué. Voici quels en étaient les termes :

– Bonne nouvelle, cette fois, ma chère tante, et pour vous, je l’espère, une surprise agréable. Nos prières ont été exaucées. J’ai réussi à échapper à mon diocèse passé où je ne comptais que des ennemis, des haineux et des persécuteurs, depuis l’archevêque jusqu’au dernier misérable sacristain. Je suis reçu dans le diocèse morave, celui de mes parents, et de vous, ma mère spirituelle. Réjouissez-vous donc, ma bonne vieille tante, car le curé de Hustopec, dans sa quatre-vingtième année, se démet cet automne de sa cure, et je compte lui succéder avant le début de l’hiver. Tout cela est déjà convenu par écrit et en bonne forme, et le Malin lui-même y serait si tout se terminait une fois encore en fumée comme cela n’est arrivé, hélas, que trop souvent dans mon existence. Réjouissons-nous donc et louons Dieu, et oublions toutes les épreuves passées ! Vous souvenez-vous du beau vieux presbytère de notre hameau ? Il va falloir l’arranger un peu, le remettre en état – il paraît que mon vénérable prédécesseur était d’une saleté incorrigible – il faudra mettre l’électricité, l’eau courante, le téléphone, une salle de bains. Tout cela ne peut pas coûter les yeux de la tête en pleine campagne. Mais c’est dans cette maison que je finirai mes jours, c’est là que je planterai des tournesols et que je ferai pousser de beaux rosiers rouges et que je ferai de l’élevage d’abeilles. Mais écoutez la chose essentielle, ma chère tante : si vous êtes fatiguée de toujours travailler et si vous voulez enfin prendre du repos au soir de votre vie, venez chez moi, venez chez nous à Hustopec. Nous y vivrons côte à côte, jusqu’à ce que Dieu rappelle l’un de nous. Nous verrons y venir le temps si ardemment attendu où je pourrai vous soigner avec gratitude et vous gâter avec tendresse. Pardonnez-moi, il m’est presque douloureux d’ouvrir le coin le plus sensible de mon cœur endurci par les luttes de la vie. Mais j’en rêve, de ce moment où nous nous reverrons après plus de trente ans, après avoir suivi si longtemps des sentiers parallèles à travers la vie sans jamais nous rencontrer... Écrivez-moi, je vous en prie, écrivez-moi immédiatement ce que vous pensez de tout cela...

– Et qu’en pensez-vous réellement, Teta, demanda Livia Argan, après avoir rendu sa lettre à la servante.

Sur les traits mongols de la vieille femme passa la vague d’un sourire à la fois doux et malicieux :

– Oh ! non, avec votre permission, Madame, Teta est encore capable de travailler, Dieu merci, malgré les pieds qui font mal... Et tant que Madame et Monsieur me gardent, et tant que je ne suis pas tout à fait bonne à rien, oh non, je ne veux être à charge à personne...

– Je crois, Teta, que vous avez raison, dit Livia après quelques instants de réflexion.

Mais la vieille servante reprit la lettre d’un geste de prière hésitante et dit :

– Mais il a écrit de bien belles choses, ce Mojmir, Madame ne trouve-t-elle pas ?

 

Livia m’avait conté une grande partie des évènements relatés plus haut de sa manière inimitable, où se mêlait au talent du narrateur qui participe intimement à son récit, une délicieuse moquerie qui donnait à l’ensemble un recul nouveau. Doris avait hérité d’elle ce talent. Le soleil se remit à piquer d’entre ses nuages. Une fois de plus ce mois d’août là, le vieil orage disposait ses coulisses pour une reprise de son programme.

– Ce qui m’étonne, dis-je, c’est l’audace de ce garçon... Il va jusqu’au bout des choses avec une impudence... Est-ce que, sans parler de tout ce qui a précédé, cette histoire de mission en terre de Feu n’aurait pas dû être découverte pour peu que Teta ait fait une enquête plus sérieuse à Saint-Gabriel ?... Et puis qu’arrivera-t-il si elle finit par dire oui un jour et va à Hustopec pour s’installer avec son neveu chéri au presbytère ?...

– Théo, tu sais bien, répondit Livia, que tout vrai joueur va jusqu’au bout des choses, et que c’est précisément la joie de tous les fourbes d’atteindre les dernières limites... On peut avoir absolument confiance en Linek. Lorsqu’il aura reçu l’argent pour l’aménagement du presbytère (le comble, c’est cette salle de bains !), ses ennemis mortels veilleront à ce que la cure ne lui soit finalement pas confiée au dernier moment. Et avec toute son audace, il se laisse toujours une retraite assurée : il n’a qu’à s’évanouir en fumée, si le danger devient trop grand, n’est-ce-pas...

– Et on dit que Teta est méfiante, cette incroyable idiote...

– Attention, Théo, interrompit Livia, c’est une chose qu’un homme ne comprend pas, cette contradiction. Les femmes les plus extraordinairement méfiantes ont leur point crédule et c’est généralement leur point douloureux. Est-ce que les jaloux les plus perspicaces ne sont pas le plus facilement dupés ? Chaque femme a sa crédulité particulière, sans laquelle elle ne pourrait pas subsister parce qu’elle y a investi tout le capital de sa vie... Et pense aussi, cher ami, quelle proche parenté unit la crédulité de la méfiante Teta et sa croyance...

Je restai silencieux quelque temps, les yeux fixés sur ma tasse vide ; puis je confessai sans ambages :

– C’est toi, chère Livia, que je comprends le moins. Cette femme renfermée t’a donné sa confiance. N’aurais-tu pas dû l’éclairer à temps, la mettre en garde contre son vampire de neveu, la pauvre vieille ?

Plus d’or brilla dans les yeux sombres de Livia. Elle me sourit gravement :

– J’attendais de toi cette accusation, Théo... Je sais que ce sont les hommes les plus sensitifs, ceux qui ont peur du dentiste, qui sont les moralistes les plus impitoyables. Permets-moi donc de plaider ma défense : lorsque Teta vint me trouver pour la première fois avec ces lettres étonnantes, ce n’était déjà plus, à ce qu’il me semblait, « à temps », comme tu dis. Elle avait déjà investi dans ce neveu depuis sa dixième année non seulement toutes ses économies, mais tout son capital vital, son capital psychique, veux-je dire. Et puis il m’a fallu longtemps à moi aussi pour être sûre de mon fait. Et jusqu’à ce jour je n’ai pas de certitude sur bien des points. Est-ce que le neveu a terminé ses études ? Est-il un ecclésiastique ou non ? La photographie au-dessus du lit de Teta le représente-t-elle, lui, ou un autre ? Toi-même, cher Théo, n’aurais-tu par hasard aucun doute sur tous ces points ? Que devais-je faire en somme, d’après toi ? Mettre l’affaire entre les mains d’un détective, peut-être ? Ou mettre les économies de Teta à l’abri du neveu, pour les voir perdre dans un krach financier ou dans une nouvelle inflation ? Faire triompher la vérité, selon les termes pompeux de la morale masculine ? Détruire le soi-disant mensonge vital de ma cuisinière ? Plus je vieillis, mon cher Théo, plus je suis fanatiquement partisan de ces mensonges vitaux. Le mot est entièrement faux du reste. Il faudrait dire croyance vitale ou illusion nécessaire, ou que sais-je... Malheureusement, vous nous avez enlevé notre croyance vitale, vous tous, avec votre vérité, qui n’est elle-même qu’un mensonge et une illusion, et plus pauvre par-dessus le marché... Notre Teta a presque soixante-dix ans. Elle ne sera donc plus bien longtemps en danger d’être éclairée et d’apprendre la vérité. Je ferai quant à moi tout ce qui sera en mon pouvoir pour lui épargner cela. Je me fie pour cela en Dieu et aussi en ce joli monsieur de neveu, qui je l’espère bien ne se matérialisera jamais, tel que je le connais. Qu’il hérite de Teta à la fin, je n’y vois pas d’inconvénient ; il aura par son ingénieux tissu de mensonges maintenu pendant trente ans déjà le plan de vie de Teta. J’aime encore mieux que ce soit lui, plutôt que l’une des sœurs répugnantes qui guettent déjà la succession...

Je me levai et baisai la main de mon amie :

– Pardonne-moi, Livia, je suis un âne... Tu ne pouvais pas agir différemment. Et sur ce que tu dis de la vérité et de la croyance vitale, je te donne cent fois raison... Certes, nous sommes responsables de bien des crimes, je veux dire nous autres auteurs modernes. Nous éclatons de vanité satisfaite, lorsque nous avons ramené une figure ou une action quelconque à ses éléments microscopiques et que nous l’avons réduite à sa plus simple expression. Notre réalisme avéré consiste à prouver sans cesse au miracle du réel que ce n’en est pas un. Les disciples favoris de cette école spirituelle sont MM. Bichler et consorts, et il en va ainsi de longue date. Et cela se venge à juste titre en matière de politique... Vois-tu, ce qu’il y a de grand chez Teta, c’est qu’elle n’a pas seulement la foi, mais encore l’inébranlable volonté de son immortalité et du salut de son âme.

Le soleil avait disparu. Une atmosphère lourde dans les tons gris bleus pesait sur la terrasse. Toutes sortes de bestioles ailées s’entrecroisaient avec un bruit d’hélices, bourdons, guêpes, grosses mouches aux reflets métalliques. Sur la nappe, en ordre de marche, tendue vers son but, passait une armée de fourmis rougeâtres.

– Dieu sait, dit Livia d’une voix profonde, que c’est la pensée de la mort qui est notre contenu, le tien et le mien et celui de Teta, cette pensée incessante, pôle des pensées, que la pudeur nous empêche de reconnaître. Regarde ces fourmis, Théo, et dis-moi quelle différence il y a entre elles et nous. Si on leur barre le chemin vers la gauche, elles iront vers la droite. C’est l’image de toute notre politique humaine. Alors par quoi notre moi se distingue-t-il du leur ? Et qu’est-ce qui nous permet d’assumer que nous jouons un rôle tout à fait spécial ? Une fourmi morte ne s’éclipse pas autrement de la vie qu’un homme, plus proprement tout au plus. S’il y a un au-delà préparé pour nous, il doit y en avoir un aussi pour les fourmis, et quel au-delà – une belle fourmilière aromatique en aiguilles de pin spirituelles dans l’azur... Ah, Théo, lorsque je pense parfois la nuit à mes chers enfants si frais et que je me représente qu’eux aussi seront jetés un jour sur cet affreux charnier de la nature, j’ai du mal, je t’assure, à croire en Dieu...

– Dieu, dis-je, est exactement l’espace en nous que ménage la mort.

Mais Livia avait un regard triste et insatisfait.

– Possible, dit-elle. Et peut-être que Teta transforme toute la mort qu’il y a en elle en Dieu... Mais nous autres ; je ne pense qu’à moi ; je suis ce qu’on appelle une catholique passable, et pourtant lorsque je vais à l’église j’ai l’impression de faire une bonne action, non envers moi, mais envers le Bon Dieu. C’est comme si j’allais rendre visite à un vieux parent malade... Probablement, on a honte vis-à-vis de ces parents riches que sont nos lumières scientifiques...

La couverture de nuages s’était entièrement refermée. Émues et confuses, les alouettes passaient comme des éclairs. Je réfléchis comment je présenterais ce que je voulais avouer à Livia, sans falsification :

– Moi-même, fis-je après un temps, j’ai éprouvé plus d’une fois et toujours avec délice une forte disposition à croire... À croire au sens le plus strict même...

– Disposition ! – Il y avait de la moquerie dans le rire de l’ancienne cantatrice. – Il en va de même avec cette disposition qu’avec celle du chant. Il arrive que l’on ait de la voix. C’est un cadeau du ciel, cela. Mais qu’est-ce que tu en fais de ta voix, si tu n’apprends pas à chanter et que tu ne t’exerces et ne peines sans un jour de repos ? Sûrement que l’art de croire aussi demande à être appris et exercé, exercé et appris, comme l’art du chant probablement...

Un coup de vent balaya la table. Doris et Philippe rentrèrent de leur partie de tennis. Les enfants embrassèrent non seulement leur mère, mais aussi moi, par vieille habitude. J’éprouvai une joie paternelle à voir une beauté si accomplie et tant de jeunesse. Cette impression n’avait jamais été aussi forte que ce jour-là ; les paroles de Livia sur les grands abattoirs de la nature sonnaient encore dans mes oreilles. En même temps j’eus plus clairement que jamais conscience de ce qu’il y a d’étrange à voir grandir des jeunes gens et que cela représente une sorte d’éloignement presque hostile. Livia se leva d’un bond. Il était tard. Nous attendions une foule d’invités. Léopold était allé les chercher à Liezen, où s’arrêtait l’express. Le dix-sept approchait, grand jour de fête. Les femmes rentrèrent précipitamment dans la maison pour apprêter les chambres d’amis. Je commençai une partie d’échecs avec Philippe. On entendait déjà le tonnerre. Les histoires de Teta et de son neveu sombrèrent dans ma conscience comme tant d’autres apports du jour, jamais ressuscités.

 

 

 

 

CHAPITRE TROIS

 

NUL SIGNE AVANT-COUREUR

 

De toutes les nuits de fête du dix-sept août que j’aie partagé au cours des ans avec les maîtres de Grafenegg, celle-là fut la plus mouvementée et la plus longue. Chacun de nous se sentait, pour je ne sais quelle raison, incité à tendre au plus haut point ses facultés de réjouissance collective. Il me semble aujourd’hui que de cette nuit du grand adieu j’ai senti, pendant qu’elle s’écoulait, le goût particulier et compris par une sorte d’intuition qu’une pointe morbide en déformait l’ivresse joyeuse, en révélait le caractère exagéré, presque forcé. Il se peut toutefois que ce ne soit qu’une retouche assombrissante venue après coup modifier ma mémoire.

Mais je n’en suis pas sûr. Il est étrange de penser qu’au matin de ce dix-sept août Livia m’avait déclaré, d’un visage pâle et sincèrement tourmenté, qu’elle en avait assez de se donner en spectacle. Ce serait la dernière fois aujourd’hui, sans rémission, que serait célébrée cette fête provocante. Un anniversaire au chiffre aussi élevé que le sien ne devait pas donner lieu, Dieu sait, à des chants ni à des lampions, mais bien plutôt au voile tolérant du silence. Si nous avions l’intention de recommencer l’an prochain nos stupides enfantillages, elle nous invitait à choisir toute autre journée d’été, mais pas le dix-sept. Et là-dessus elle nous tourna le dos, à Philippe, à Doris et à moi qui accrochions avec un zèle fiévreux les lampions de papier aux ficelles tendues entre les arbres. Je pris peur, car je connaissais trop bien Livia, pour ne pas sentir que si elle s’était éloignée d’un pas si rapide et si farouche, c’était pour ravaler ses larmes. Pour ma part, j’avais contribué à la cérémonie par la composition d’une petite parodie que les enfants devaient jouer et dont nous étions en train de faire rapidement la répétition.

Cela commença comme toujours par un grand et glorieux dîner, l’apport festival de Teta. Il y avait plus de vingt personnes à table. En plus de nous cinq – je me compte avec la maisonnée en qualité d’Hôte Perpétuel – il y avait quelques amis du voisinage, camarades des enfants, et les visiteurs plus rassis que Léopold était allé chercher à la gare. Je m’étonnais de ne pas voir parmi ceux-ci les anciens bons amis des Argan, mais par contre un grand nombre de visages nouveaux. L’explication en était simple. Le creuset de l’évolution politique avait transformé toutes les relations humaines, et comme Léopold avait pris parti de manière catégorique et univoque, tous les acrobates de l’opinion – et cela représente quatre-vingt-dix-neuf pour cent de toutes les classes de la population – ne voyaient ni nécessité ni avantage à maintenir et à manifester une amitié de longue date pour des gens que l’on n’avait vraiment jamais « pris au sérieux ». L’héliotropie de l’opportunisme humain rentrait dans ses droits. Tous les actifs tournaient les yeux vers le soleil nouveau, alors même qu’un crépuscule falot lui barrait encore l’horizon. La plupart ne se doutaient même pas de ce qu’il y avait de trahison dans leur attitude, tant ce mouvement de rotation est un processus spontané et non pas réfléchi spirituellement ; et l’homme est né si faible qu’il est prêt à accepter fidèlement toute « vision des choses », pourvu qu’elle ait le pouvoir et qu’elle lui procure sa nourriture quotidienne. Cette espèce d’homme n’hésiterait pas davantage à immoler ses propres enfants, si une vision des choses endurcie par l’exercice du pouvoir et recouverte du vernis de la science venait à l’exiger de lui. Rien de plus facile alors que de laisser choir négligemment de vieux amis.

Quant aux visages nouveaux, leur grand nombre était dû à l’absence de sélection propre à la nature généreuse de Léopold. Quand la nuit s’avançait et qu’il en était à son huitième whisky et que son âme débordait, il se mettait à inviter tous ceux qui se trouvaient sous la main de parfaits étrangers et jusqu’aux garçons qui lui servaient à boire. Aussi avait-il de par le monde plus d’un ami qui le tutoyait mais dont le visage lui était à peine connu et le nom entièrement oublié. Mais jamais il ne montrait son ignorance et lorsque l’un de ces mystérieux tutoyeurs le saluait quelque part avec un « Hallo, Poldi » cordial, il répondait par un accueil aussi chaleureux et ne manquait pas de gratifier d’une grande tape amicale sur l’épaule le camarade inconnu d’une nuit d’ivresse reléguée dans l’oubli. Il n’y a pas lieu de s’étonner que de pareilles habitudes de fraternisation ne choquent chez un fonctionnaire important au service de la diplomatie. Ce que l’on exige des diplomates, c’est non pas des bras ouverts, mais le passage de leurs fréquentations par le tamis d’un snobisme exclusif et limitatif. Rien d’étonnant alors à ce que la carrière de Léopold ait souffert de cette indifférence généreuse, d’autant que lui-même comme Livia se défendaient par surcroît de rendre des visites ennuyeuses ou de recevoir chez eux des raseurs.

Les Argan étaient les Argan, non pas des ombres que l’éclairage du jour jetait sur l’écran des temps présents, mais des êtres originels, rayonnant de leur éclairage propre. Il en existe un bien petit nombre, de ces flambeaux, sources de leur propre lumière, et eux seuls n’ont pas besoin de chercher à jouer un rôle, de désirer d’être influents ou de courtiser le succès. Il semble donc presque logique qu’une sorte de nécessité secrète qui tend à niveler partout les êtres libres, éminents et insouciants à la taille d’une masse aux réflexes automatiques, dresse précisément sur le chemin de ces flambeaux ses plus mortelles embûches.

Lorsque Léopold était rentré quelques jours auparavant, sa voiture pleine à craquer des « nouvelles acquisitions », Livia m’avait lancé un clin d’œil amusé : qu’adviendrait-il d’eux ? Heureusement il n’advint rien qui puisse gêner notre communauté ni la surmener. Outre un couple marié connu de vieille date, Léopold avait ramené un acteur sans nom, une jolie femme avec un nom, un bel esprit qui souffrait de tics nerveux, et finalement un petit homme en redingote, le crâne rond comme une bille et chauve comme un œuf, qui ressemblait à un conseiller municipal de campagne ou à un maître d’école vieilli. Et justement ce petit homme fut une révélation. Nous ne l’appelions plus que le « Grand Rieur ». C’était le bon public par excellence, car le petit homme ratatiné possédait un art du rire comme je n’en ai jamais encore rencontré ailleurs. Il riait en musique, sur toutes les gammes, suivant tous les rythmes, à toutes les cadences, dans les tons graves, en arpèges rapides et toujours inconsciemment et du tréfonds de son être. Aussi ne contribua-t-il pas peu par sa collaboration imprévue au succès de notre festival.

L’une des bonnes habitudes de sans-gêne de la maison Argan était de commencer à servir les boissons non pas au deuxième plat, mais dès la soupe. Doris et Philippe maniaient deux redoutables terrines remplies d’un bol aux pêches et aux fraises des bois et veillaient à ce que nos verres ne désemplissent pas. Arrivés au moka, aux liqueurs et au whisky, nous nagions tous individuellement dans le délice et nous étions prêts à accepter la vie comme un cadeau indéniablement divin. L’acteur faisait donner son organe sonore encore anonyme. Le bel esprit étincelait entre deux tics. Il distribuait les pointes que lui inspiraient nos conversations comme s’il les sortait d’un sucrier ou plutôt d’un poivrier constamment sous la main. La jolie femme mirait son sourire prisé, tantôt dans tous les regards, tantôt dans sa petite glace portative, consultée avec soin. Et le vieux rieur riait sans discontinuer.

Puis Livia leva la séance. Nous nous rendîmes, verres et bouteilles en main, dans le parc derrière la maison. Les sièges y étaient déjà disposés pour les spectateurs face à la grande terrasse qui tenait lieu de scène. Il y avait tout à coup un public nombreux. Car les domestiques avaient, à l’imitation des coutumes très libres qui avaient cours dans la maison, invité à la représentation leurs amis du voisinage. Une superbe pleine lune se balançait au-dessus de nos lampions de couleur. D’entre les cimes des grands pins, on apercevait le reflet osseux des pans de roc de la Montagne Morte.

C’est Léopold lui-même qui avait monté le premier numéro, bravement – car c’est le début qui représente toujours pour l’artiste le plus gros effort pour surmonter non seulement la froideur du public mais encore son propre trac. C’était du reste l’un de ses triomphes. Il se mettait au piano qui avait été tiré sur la terrasse et demandait à ce qu’on lui nomme une rengaine à la mode pour lui servir de motif. Le choix de la plupart se porta sur la rengaine de l’année dont la mélodie était bâtie autour des paroles stupidement malicieuses que voici :

 

          – Ah, donne-moi donc ta photo,

          Juste une tout’ petit’ photo.

 

Léopold Argan transformait cette chansonnette vulgaire, littéralement en un tour de main, en la dense construction cubique d’une fugue de Bach, en un clapotis de variations à la Liszt, en un Arioso à la Puccini transperçant l’ouïe, en une nue couleur de crépuscule à la Debussy et enfin en une fugitive guirlande de faux accords à la manière de quelques-uns de nos plus hardis modernes. Sa poigne et ses accords étaient si puissants qu’il enchantait même ceux qui n’entendaient rien aux secrets de la musique et par là-même ne comprenaient pas sa brillante parodie. – Puis suivit ma saynète. Elle me faisait l’effet d’être le point le plus faible du programme tout entier. Bien qu’un peu grisé déjà, je transpirai de honte et de mauvaise conscience. Je me sentis infiniment soulagé lorsque ce fut le tour de Doris. Elle chanta, accompagnée par Livia, la Czardas et les Voix du Printemps de Johann Strauss. Que de progrès la jeune fille n’avait-elle pas faits en deux ans ! J’ai rarement eu l’occasion d’entendre une voix qui corresponde aussi exactement à la définition de « soprano léger ». Elle escaladait sans peine toutes les hauteurs, se jouait des staccatos les plus casse-cou et des fioritures les plus extravagantes, et demeurait suspendue sans angoisse et sans poids aux trilles les plus prolongées. En même temps cette voix portait la marque d’un humour étrange, apparent dans le fond clair de sa nature, comme une sorte de supériorité fraîche et gracieuse, impassible et tranquille, dont aucun de nous ne perçut jamais le sens prophétique. J’avais recommandé à Livia d’envoyer Doris cette année-là déjà à Milan pour y donner à sa voix le dernier vernis de l’art. Mais sa mère dont le jugement était impitoyable, estimait qu’il était encore trop tôt. Si seulement elle avait alors envoyé l’enfant en Italie pour quelques années, peut-être alors... Mais à quoi bon, tout cela ? « Si seulement » et « alors peut-être » ne sont que les expressions grammaticales de la stérilité du repentir.

Philippe faisait le compère. Il m’étonnait ; il m’effrayait presque. Jamais je ne l’avais vu comme ce jour-là. Et pourtant je connaissais bien son tempérament et son rythme sauvage de musicien, deux caractéristiques, du reste, qui n’en font qu’une. Mais dans la vie courante ce garçon blond et élancé – le modèle des jeunes gens – se faisait passer pour réservé, attentif et presque mesuré. Dans son langage, il affectait une emphase curieusement sèche, formulant des objets idéels en verbes plats, comme par exemple : « J’ai l’intention de fabriquer une chanson ou une sonate », et inversement décrivant les faits quotidiens avec des expressions artistiques : « Mam’zelle Teta est courroucée aujourd’hui et a modulé la tarte aux pommes sans raisins en la mineur. » Ces calembours cachaient, chez Philippe, comme l’ironie tranquille de la sœur, quelque chose qu’il ne voulait pas livrer. Parfois le matin il m’adressait la parole à la troisième personne : « Monsieur a-t-il eu sa ration suffisante de sommeil cette nuit ? »

Il lui arrivait de ne pas s’adresser à moi directement pendant des jours entiers. Souvent je me promenais avec lui et nous causions comme des gens qui se connaissent et s’estiment de temps immémorial, et qui, dans l’ensemble ont sur les choses le même point de vue. Il m’écoutait alors avec bienveillance et me demandait conseil parfois sur telle ou telle question. Mais bien plus souvent Philippe se sentait mon protecteur, et comme j’étais un peu plus petit que lui, posait sur mon épaule un bras affectueux. Il semblait prendre pitié en moi d’un être sans défense émanant d’un monde maladroit et préhistorique et dont il devait guider les pas. Mais en dépit de son attachement, je n’eus jamais l’impression de vraiment le connaître intimement. Je m’expliquais cet état de choses par la loi de la vie qui sépare impitoyablement les générations et qui de nos jours agit avec d’autant plus de violence que sans doute une décade correspond en envergure à un siècle d’une époque plus paisible. Toutefois je le comprenais suffisamment pour sentir qu’il y avait en Philippe quelque chose d’indomptable dont il voilait l’action intérieure au moyen de ses locutions bien tournées, pour ne pas trahir le rôle de la sécheresse et de la précision modernes.

Cette nuit-là, tout ce qu’il y avait d’indomptable dans la nature de Philippe se révéla, formulé il est vrai par son talent très brillant. Sans être à proprement parler grisé, il était comme enivré par une vitalité des plus extravagantes. Son beau visage laissa tomber le masque pour faire place à la flamme. Il joua de manière inimitable le conférencier zélé d’un théâtre de faubourg. Sans s’y être le moins du monde préparé, il débordait d’inventions géniales, tout en présentant et en introduisant ses camarades ; il se surpassait en improvisations brillantes, en sentences comiques, en observations impertinentes. Les spectateurs ouvraient de grands yeux, le rieur-chef se tordait et entraînait tous les autres à l’imiter. L’un des numéros avait été confié à M. Bichler, qui avait énoncé le désir de paraître comme prestidigitateur. Il bafouilla les tours les plus usuels avec la raideur méprisante et la susceptibilité toujours en éveil qui le caractérisaient. Qu’ils réussissent ou non, il terminait chacun de ses tours de carte par le « voilà » orgueilleux des vrais artistes, puis ouvrait les bras et s’inclinait. Philippe jouait son aide, un pauvre jeune homme affamé et inquiet, qui suit des yeux le travail de son incapable patron, redoutant visiblement qu’à tout instant quelque chose ne manque lamentablement et que les pommes cuites ne se mettent à voler. Il était parfait. Puis il annonça sa propre apparition comme l’« Orchestre symphonique de Jazz Argan ». La batterie accouplée d’une musique de jazz fut poussée sur la scène ; la grosse caisse et le tambour étaient activés avec les pieds par des pédales ; dans la main droite Philippe tenait un saxophone, sur ses genoux une trompette bouchée, et un accordéon à côté de lui. Léopold aidait au piano. Un véritable enfer se déchaîna. On aurait cru le délire de toute une tribu de nègres. Le tambour battait inlassablement. La grosse caisse hurlait. Tantôt le saxophone lançait dans la nuit sa véhémente mélancolie. Tantôt la trompette le relayait d’un aboiement injurieux. Et au milieu de cela les accords étirés de l’accordéon. Nous écoutions médusés à l’idée qu’un seul homme réussissait à conjurer cette rage rythmique de tout un orchestre de jazz. Sur les traits, fouettés par l’action, du jeune homme, se peignait un fanatisme incontrôlable, dont je n’avais pas jusque là soupçonné l’existence en dépit de sa joie de musicien. C’est alors que cette terreur s’empara de moi. Mais ce numéro n’était pas encore la pièce principale. Il revint comme compère et annonça d’un ton profondément sérieux :

– Et maintenant, Mesdames et Messieurs, nous vous présentons une artiste que vous connaissez et appréciez tous et toutes. Elle chantera une ravissante chanson populaire et s’accompagnera elle-même. Il ne nous a été possible que grâce aux plus grands sacrifices et après d’interminables tractations, qui déjà menaçaient de ne pas aboutir, de convaincre cette artiste à participer à notre académie festivale. Il faut que je me dépêche de la présenter, car la cantatrice – émule de Garbo en timidité et en sensibilité – est tenue dehors par deux membres de la troupe, qui l’empêchent de se sauver et de briser son contrat...

Philippe se pencha en avant et murmura :

– Je voudrais attirer votre attention sur un attrait tout particulier de ce numéro musical. L’artiste, dans son obstination caractéristique, joue et chante sans dièse ni bémol, elle répugne à faire entrer en ligne de compte les petites croix ou « b » des notes et obtient par là d’étranges effets, que lui envierait plus d’un compositeur moderne. Je prie l’honorable assistance d’encourager tout de suite notre attraction timide par un tonnerre d’applaudissements et de bannir ainsi chez elle toute idée de fuite.

Sur ses mots il se précipita dans la maison et ne revint qu’après un intervalle émouvant, tenant par le bras, récalcitrante, Teta. Lorsqu’elle eut atteint la table déjà préparée au milieu de la terrasse, Philippe, d’un geste chevaleresque, libéra la servante vêtue de ses plus festifs atours et lui arrangea sa cithare avec la partition glissée entre les cordes. Elle gloussa un rire intimide, fit sa petite révérence curieuse et murmura comme pour s’excuser :

– Puisque le jeune monsieur a tellement voulu... je le fais avec votre permission... Et pour Monsieur et Madame...

Puis elle s’installa, sortit sa paire de lunettes en acier et se plongea attentivement dans l’étude de la partition, pendant que ses doigts osseux et usés venaient toucher avec hésitation les cordes. Et elle chanta. Si j’ai bonne mémoire ce fut l’air de Koschat :

 

          – Seule et délaissée, délaissée je suis,

          Comme une pierre sur la route...

 

C’est sur ce haillon soupirant, d’une tristesse mortelle et attendrissante, qui rappelait des temps plus heureux, que s’était fixé le choix de Teta. Apparemment son répertoire n’était composé que de pièces tristes. Mais la douce prononciation slave de son chant enlevait à son morceau son caractère sentimental d’abandon qui gémit sur lui-même. À quoi s’ajoutait l’absence des signes. Le sens et l’objet des demi-tons avaient échappés à Teta dans le cours de son éducation musicale autodidactique. Or ces demi-tons exigeaient des touches spéciales sur les cordes de la cithare dont elle s’abstenait tout simplement. J’avais craint tout d’abord un effet terriblement comique qui inciterait le rieur à donner le signe d’une hilarité générale qui paraîtrait à la servante l’expression de la raillerie. J’étais déjà un peu fâché contre Philippe d’avoir mis Teta en cause. Mais ce ne fut pas comique ; ce fut, conformément aux termes mêmes employés par l’impresario, bizarre et étrange. Le rieur et sa suite ne rirent pas ; ils regardaient le spectacle avec un air étonné. Teta ne chantait pas comme une vieille femme. Elle avait la voix fraîche et claire d’une jeune fille, et même d’un enfant. Une voix ténue, et je dirais presque blond cendre. En fermant les yeux on pouvait croire entendre une petite bergère sur un pâturage solitaire en montagne. Non, cela n’est pas tout à fait exact. Son chant avait quelque chose de pénible et de récalcitrant dans son cours, car les doigts avaient toutes les peines du monde à suivre les cordes prescrites. Aussi le jeu tâtonnant et le chant clair et ténu étaient-ils en même temps un labeur sérieux dans lequel Teta semblait plongée, tout comme si elle s’était trouvée assise toute seule avec sa cithare là-bas sur le joli « site » au pied des tilleuls centenaires.

Mais la deuxième strophe n’était pas terminée qu’un grognement enroué et un aboiement sourd jaillirent de l’obscurité accompagnés d’un halètement passionné, et un chien hirsute se glissa parmi les spectateurs. D’un bond, « mon gars » était sur la terrasse. Il avait la langue pendante. Derrière lui traînait sa chaîne. Était-ce une gaminerie de Philippe ou un acte de vengeance de Bichler, ou bien Wolf s’était-il libéré de ses attaches par la force de sa propre plénitude émue, en entendant la voix de sa compagne musicale à laquelle lui seul avait droit ? Il émit un grondement jaloux et l’opale lactée immobile de ses yeux fixait avec hostilité le public qui s’agitait.

Teta s’était levée et le gourmandait :

– Qu’est-ce qu’il y a, voyons, mon gars, mon vilain gars ? Allons donc ! ? Qu’est-ce que tu veux par là ? Attends un peu ! Couchez !

Sur cet exorde le chien-loup s’étendit à ses pieds, nullement mécontent et plein d’espérances. Mais elle fit une nouvelle révérence, puis un rire embarrassé, et dit :

– Je vous prie de l’excuser la petite bête... Elle ne peut pas supporter la chaîne, tout simplement...

Elle tendit la main vers son instrument, dans l’intention de mettre fin à sa présentation et de se retirer, mais elle en fut empêchée par un tonnerre d’applaudissements. Les gens criaient :

– Bis, bis ! Encore ! Nous en voulons une autre !

Teta hésita, rit, jet un long regard à Livia, et dit :

– Si ces messieurs et ces dames veulent bien le commander...

Et la voilà assise de nouveau entonnant de sa voix claire de jeune fille la troisième strophe de « Seule et délaissée, délaissée je suis » qu’elle termina avec le même laborieux abandon que les précédentes. Cela me fit penser à son plan de vie et son essence m’apparut plus nettement au travers de ce chant conséquent. Cette fois mon gars se montra généreux. Il fit l’honneur à l’assistance éclectique de n’interrompre le solo de l’artiste que par deux courts duos.

Quand ce fut fini, le maître de maison s’avança vers Teta sur la terrasse et lui tendit un verre rempli en disant :

– Je vous suis très reconnaissant, Mamzelle Teta. C’est très gentil à vous d’avoir tant contribué au succès de notre fête... Je bois à votre santé...

– Alors ça, fit Teta, Monsieur et Madame, et elle but une petite gorgée de cup.

Philippe lui donna le bras et la conduisit jusqu’au bas des marches de la terrasse parmi les invités. Tous lui adressèrent la parole et la complimentèrent. Entre temps – il était bien plus de minuit – les jeunes gens se mirent à danser. On fit asseoir Teta à l’une des petites tables dressées dans le parc. Elle y était installée parmi nous, buvant du Kummel à petites gorgées attentives et grignotant des petits fours, que lui servait Livia. Elle parlait peu et seulement lorsqu’on lui posait une question. Je tentai de lier conversation avec elle :

– N’est-ce-pas que c’était réussi, ce soir, notre petite fête, Mamzelle Teta ?...

– Très gai et très divertissant, dit-elle.

– Et nous avons eu de la chance avec le temps... Quelle belle nuit !

Elle commença son hochement de tête admiratif et chercha du fond de sa gorge le refrain :

– Oui, c’est une vraie splendeur, cette nuit...

Elle portait une robe de servante noire et démodée – vraisemblablement un cadeau de Noël de Livia – et elle était coiffée d’un bonnet blanc, insigne de l’état domestique, qu’elle n’avait pas quitté ce soir-là, à la grande indignation de M. Bichler, qui s’était montré en costume de velours marron et souliers de tennis blancs. Elle était assise bien droite, les mains jointes sur ses genoux, et ses yeux clairs se promenaient en cercle comme ceux d’une personne dure d’oreille qui suit attentivement une conversation ; elle écoutait les spirituelles railleries du bel esprit comme s’il n’était jamais trop tard pour apprendre lorsque l’on se trouve avec des gens intelligents, cultivés et haut placés. Les mots que ces personnes prononçaient enrichissaient même celui qui ne les comprend pas. Mais moi, je savais bien que ce bel esprit était un pauvre feu-follet sans volonté, comparé à la servante qui construisait sa vie avec prévoyance conformément à des conceptions temporelles qu’un esprit, désireux uniquement d’efficacité immédiate, n’est pas même capable d’envisager. Je compris mieux aussi ce que Livia disait de l’« être éternellement étranger qui vit dans votre maison ». Teta ne ressemblait vraiment en rien à ces âmes domestiques, qui lorsqu’elles vieillissent dans des familles plaisantes, se dissolvent entièrement comme un ingrédient, perdent toute leur propre identité et obtiennent par compensation une tombe amicale et modeste dans un coin perdu de la mémoire de leurs maîtres. Teta avait conservé son identité comme sa chambre dont la clé ne restait jamais sur la porte. Sa participation était conditionnelle et révocable. Elle était venue il y a vingt ans. Elle pourrait partir demain sans avoir engagé son cœur ni perdu le foyer de sa vie. Ce n’étaient certes pas les Argans qui portaient la responsabilité de cette réserve sans cesse perceptible. Elle présentait un exemple vivant du grand art qui consiste à ne pas donner une pleine valeur au temporel, au passager, ou du moins de n’y pas sombrer entièrement. Certes dans le provisoire il convenait de faire son devoir, puisqu’il y avait entre le provisoire et le permanent des liens indissolubles. Mais lorsqu’une chose était terminée, elle l’était entièrement et il restait l’identité du moi. Dans le seul cas de la mère et de l’enfant, il y avait peut-être contact direct entre le provisoire et le définitif. Heureusement Teta était vierge, et le neveu n’était pas son enfant, mais seulement son délégué.

Son devoir, elle ne l’interrompait à aucun moment ; même ce soir elle ne quittait pas sa maîtresse du regard pour voir si elle ne pourrait lui être de quelque service en lui donnant un coup de main. Elle fit preuve d’un tact surprenant, ne restant parmi nous que peu de temps après quoi elle se leva modestement et s’adressa à Livia :

– Je demande la permission de ne pas déranger plus longtemps... Si vous le voulez bien, il faut que je prépare à présent les saucisses et les sandwiches et la bière...

On la remercia encore et on ne regretta pas de la voir partir. Nous avions tous besoin d’une bonne boisson fraîche.

 

J’avais avalé trois grands verres de bière et là-dessus deux petits verres d’eau de vie de framboise. Je me sentais si léger et si heureux que j’éprouvai le besoin de rester seul avec moi-même pour goûter ma joie en pleine conscience. J’allai dans ma chambre, sans allumer de lumière, je poussai la fenêtre et passai la tête et le haut du corps qui s’animèrent d’une respiration et d’une existence nocturne. La lune s’était couchée. La Montagne Morte et le Grand Priel étaient à l’ouest un vaste pressentiment. Tandis que la Voie Lactée d’août au dense tissu, ce voile nuptial de l’univers, se voûtait sous mes yeux, claire et ridiculement proche.

Salut Voie Lactée ! Je te fais part de ce que je me porte extraordinairement bien, car je sais que tu t’intéresses certainement à mon bien-être. Je sais aussi que l’on ne peut t’exprimer qu’en nombres de millions de chiffres, et que moi je suis une fourmi égayée, pour ne pas dire une punaise.

Mais qu’est-ce que cela signifie, grand et petit ? Ce sont des proportions stupides. Il faut bien que je sois plus grand que toi, puisque tes milliards d’années de lumière sont enfermées dans mon regard de fourmi. Pour que nous ne nous disputions pas sur notre signification réciproque, je te propose une formule conciliante : je t’abrite en moi, et tu m’abrites en toi... D’ailleurs je suis très bien abrité. Les Argan sont mes amis. Ils me prennent tel que je suis. Moi, si irritable, ils ne m’irritent presque jamais. Et cette chambre est à moi. C’est ma chère chambre que personne n’est en droit de m’enlever. Et quant à mon nouveau travail, je l’ai incontestablement sous-estimé. Livia trouve qu’il est plein de promesses et mon éditeur m’écrit qu’il attend mon manuscrit avec impatience. Il faut vraiment que j’aie été insensé de douter de cet excellent sujet. Demain je me remets au travail. Nous ne rentrerons sûrement pas en ville avant la mi-octobre. Octobre, c’est le mois le plus beau à Grafenegg. Cette flamboyante coloration de l’automne alpestre ! Encore soixante matins, matinées, après-midi, soirs, nuits. Je vais bien, vraiment bien. Après tout, comme artiste, on n’est encore qu’au début de sa carrière à quarante-cinq ans. Tolstoï en est un exemple et naturellement Goethe. Les exemples du contraire sont, il est vrai, plus fréquents encore, mais il faut considérer la vie et l’œuvre d’un homme comme un tout ; l’âge relatif dépend du nombre total des années. Même en comptant modestement et en supposant que j’atteindrai l’âge de soixante-cinq ans – et pourquoi n’aurai-je pas soixante-cinq ans – il me reste encore vingt années pleines. Vingt étés à Grafenegg. Dorénavant je viendrai en avril, cela me fera gagner vingt mois de travail dans ma vie, presque deux années de plus que soixante-cinq. Et peut-être qu’après tout je vivrai jusqu’à quatre vingt-trois ans ; ce n’est pas d’un agrément parfait pour un célibataire, mais Philippe et Doris ne m’abandonneront certainement pas. Philippe et Doris. C’est drôle, j’ai en somme l’espoir de finir ma vie comme parasite de l’amour filial d’une descendance étrangère...

Sans discontinuité, la musique de danse d’un gramophone trop bruyant pénétrait jusqu’à moi du jardin. Il s’y mêlait sans cesse la voix claire et rieuse de Philippe qui ne semblait pas admettre la contradiction. Il était en quelque sorte sur la passerelle de commandement de cette nuit de fête. Je me promenai de long en large dans ma chère chambre obscure. J’effleurais en passant le dos de mes livres. Je me nourris de la moelle de mes propres fantômes vieillissants qui déambulaient à mes côtés dans la chambre. Encore une fois je fis la constatation : je me porte bien. Mais du même coup j’eus quelque frayeur de voir se répéter si souvent cette constatation. La véritable santé est ignorante d’elle même. Puis je redescendis dans le parc.

Les domestiques étaient allés se coucher. La plupart des invités s’étaient déjà retirés. Dieu sait quelle heure il était. Les amis et les amies des enfants tenaient le coup. La danse sur la terrasse continuait. Seule la voix du gramophone me paraissait éraillée de fatigue. Je trouvai Livia et Léopold attablés avec le rieur, dont la tête lunaire se balançait dans l’obscurité. Le petit homme chauve avait déjà gaspillé la majeure partie de son trésor. Il arborait maintenant un sourire transfiguré.

– Par ici, mon vieux, me lança Léopold, viens boire ! Nous ne serons plus jamais si jeunes ensemble...

– Il ne veut rien savoir pour aller se coucher, cette nuit, dit Livia en riant, et il a bien raison...

Léopold me versa du whisky pur. Sur son visage large et bon, le soleil nocturne de l’alcool avait déjà posé son hâle profond :

– Naturellement, j’ai raison, Théo... Cette jeunesse, nous ne l’aurons plus demain... Car la vieillesse, tu sais, elle ne vient pas comme le prétendent ces imbéciles de docteurs, goutte à goutte, peu à insensiblement, non, mon cher, elle vient tout d’un coup... Il frappa la table du poing... Comme dans cette pièce de Raimund, Paysan et millionnaire, t’en souviens-tu ? La porte vole, un vent froid se met à souffler et un petit vieillard goutteux à la voix éraillée en manteau de fourrure et bonnet de nuit fait son entrée : la vieillesse...

– Adieu, chers camarades, adieu, faut se quitter, chantonnait le rieur en balançant sa pleine lune.

Léopold couvrit tout à coup son verre de la main dans un geste de refus.

– Ça, c’est une des scènes les plus émouvantes de la littérature, dit-il, pour moi du moins ; d’abord la jeunesse en petit tutu qui fait ses adieux, et puis l’entrée de la vieillesse en cape de fourrure enneigée. Cela atteint Shakespeare. Un Shakespeare aimable, puéril et viennois et pourtant très retors... Oui, en fin de compte, il n’y a que ces quelques génies qui aient vraiment vécu, comme ce pauvre Ferdinand Raimund... Et nous autres nous ne vivons que pour recevoir leurs dons... Prosit, Théo...

Nous bûmes en silence.

Brusquement Philippe émergea de l’obscurité :

– Avec votre permission, Messieurs et Mesdames.

Son père lui tendit un verre. Mais il le refusa et resta debout :

– Pour la déclaration que je suis sur le point de faire, commença-t-il de son ton le plus élégant et le plus solennel, il est indispensable que j’assume la position debout et que je témoigne d’une complète sobriété. Monsieur Léopold Argan, Madame Livia Argan, j’ai un compliment à vous adresser. On prétend que nul n’est en droit de se choisir ses parents. Mensonge ! Moi, je vous ai choisis, sinon je ne...

Il s’interrompit quelques instants et rougit vivement, car il avait honte devant nous. Mais l’aveu éclata dans toute sa force :

– Je suis si terriblement heureux d’être au monde !

– C’est vraiment le plus grand compliment que l’on puisse adresser à ses géniteurs, fit le rieur en extase.

Quant à Léopold, il examinait avec soin l’imposante batterie de bouteilles rangées sur la table :

– Ça, mon sobre vieil idiot, ça s’arrose et avec quelque chose de sec...

Mais déjà Philippe avait disparu de nouveau. Le phonographe, qui avait fait une courte pause pour reprendre haleine, recommençait ses hurlements. Je remarquai que Livia n’avait pas bu avec nous à la joie de vivre de son fils.

Tout d’un coup, l’obscurité où nous nous allongions, bavardant ou silencieux, comme dans un bain tiède, avait revêtu les couleurs du lilas. Les grillons de Grafenegg – bestioles de poids à en juger d’après la force de leurs signaux – s’arrêtèrent comme sous l’effet de la baguette d’un chef d’orchestre. La nature, avec une netteté extraordinaire, annonçait un interlude, comme si elle avait besoin d’un moment d’arrêt pour changer de décor et d’atmosphère. Cet intervalle de transfiguration, qu’accompagnait un coup de froid, durait encore lorsque les premières lueurs vertes traversèrent le lilas pâlissant ; le ciel nocturne avec la plupart de ses étoiles fondait en une masse liquide et sur les crêtes de l’ouest apparaissaient comme puisées au creux même de la Montagne Morte des colorations mauves indiciblement spiritualisées. Mais l’aiguille indiquant l’heure matinale fit son prochain mouvement et l’interlude de la nature prit fin ; aussitôt les oiseaux se mirent de la partie. Une lutte ambitieuse, une lutte presque vulgaire commença. Les oiseaux semblaient moins désireux d’accueillir l’approche du soleil que de reprendre leurs jérémiades de la veille au point précis où ils les avaient laissées. Après l’effet de paralysie cosmique offert par la nuit, ces piailleries et cris d’oiseaux introduisaient à nouveau toute la banalité, toute la basse conjuration de la vie, ses querelles et ses envies mesquines de petits bourgeois, seul truchement, en apparence, qui rende supportable aux habitants de cette terre le fait énorme et bouleversant de notre existence au milieu du Grand Tout. Et Léopold avait raison. Les grandes transformations ne se font pas peu à peu, mais d’un seul coup. À l’encontre de la formule scholastique bien connue, la nature fait des sauts, chaque fois qu’elle peut.

Mais avec nous entrait dans le jour croissant une étrange fierté. Non seulement nous avions passé toute la nuit à boire, mais nous avions participé de toute notre nature propre, de tout notre corps tendu à cette maturation du matin. Épuisés et reposés à la fois, calmes et joyeux, vides de pensées et pleins de sagesse, voilà comment nous surprit le froid bref qui précède le lever du soleil.

– Comme c’est rafraîchissant, dit Livia, de faire une fois encore cette expérience du matin. Lorsqu’on a dormi, ce n’est pas la même chose...

Elle appela Doris et ses amies et alla préparer le petit déjeuner avec elles dans la maison. Un quart d’heure plus tard la table était mise. On servit du café chaud et fort, du pain et du gâteau, du beurre et du miel, des œufs et du jambon. Nous nous précipitions sur ces bonnes choses comme des affamés, car il fallait récupérer le sommeil perdu, en nourriture et en boisson. Le rieur, qui avait tenu jusqu’au bout avec nous en dépit de son âge, se trouva être aussi un complimenteur. Il déclara n’avoir jamais rencontré de ménagère aussi accomplie que Livia.

– Pensez donc, dit Livia, pour que la louange soit équitablement répartie, Teta était déjà debout, et elle avait tout préparé...

Avant que nos tasses de café ne fussent vides, Philippe exprima, comme on s’y attendait, l’intention de partir immédiatement et de faire avec ses amis l’ascension du Schrockenspitz. C’était le sommet le plus voisin appartenant à la chaîne de la Montagne Morte, un pic d’environ deux mille trois cent mètres considéré comme « délicat » à cause de quelques parties rocheuses difficiles à escalader. Livia jeta à son fils un regard rapide :

– J’étais persuadé que tu avais horreur de toute espèce de dilettantisme, dit-elle.

– Qu’entendez-vous par là, très chère maman, dit-il.

– Peut-être Théo pourra-t-il t’expliquer cela...

Je savais que Livia ne défendait quelque chose à ses enfants que tout à fait à contrecœur, et Léopold encore davantage. Aussi j’entrepris de lui servir d’interprète.

– Ta mère veut dire que seul un dilettante songerait à entreprendre une telle ascension après une nuit blanche. Les vrais alpinistes vont se coucher à huit heures du soir, ménagent leurs membres et s’abstiennent d’alcool la veille, c’est bien connu. Vous seriez certainement obligés de faire demi-tour, pas plus loin qu’à la ferme de Bernegg et vous rentreriez à la maison avec le sentiment d’une défaite inutile mais assez méritée, à moins que vous ne tentiez de nous raconter des histoires de montagnards gascons...

– Mais sacré nom de dieu, s’obstinait Philippe, je n’y tiens plus...

Et s’adressant aux jeunes gens :

– J’ai des tiraillements dans les jambes... Après notre cabaret de festival, il faut bien se dégourdir un peu les jambes, n’est-ce-pas, Messieurs, après tant de triomphes !

– Dégourdissez-vous les jambes tant que vous voudrez, intervint Léopold. D’ici jusqu’au sommet du Ballon Croate, par exemple, il ya une bonne marche de deux heures, fils intrépide, et là-haut à l’auberge on vous donnera même un déjeuner très convenable... La vitalité ostentatoire de cette nouvelle génération est vraiment quelque chose de répugnant...

Philippe se mit la main sur le cœur et fit une révérence dans le style propre à l’artiste Bichler :

– Voilà, s’exclama-t-il. Un conseil modeste mais sage. Comme on voit, l’art de la diplomatie réside dans le compromis... Le ballon croate est une promenade vespérale rêvée pour Mamzelle Teta avec monsieur son époux... Je prierai de noter que je sacrifie une fois de plus mes plans exaltés et radicaux à la romantique pusillanimité de la génération aînée...

Philippe avait raison. Une large promenade escaladait le Ballon Croate, une colline boisée des environs ; sur les côtés du chemin on trouvait l’ornement de bancs de repos pour flâneurs et amis de la nature. Moi-même je montais le serpentin deux ou trois fois par an jusqu’à l’auberge populaire. C’était vraiment une promenade pour personnes âgées ou pour âmes rassises dépourvues de toute ambition d’alpiniste. Cette ascension douce et soignée n’avait pas de quoi donner une maladie de cœur.

Après avoir encore une ou deux fois souligné ce qu’il y avait de déshonorant dans ce but trop facile à atteindre, les jeunes gens promirent de remettre à un autre jour l’ascension du Schroeckenspitz ou même du Grand Priel, car ils ne voulaient pas qu’on puisse les traiter de dilettantes. Dilettante, cela veut dire amateur. Or, l’homme moderne n’est pas un amateur mais un organisateur. Donc, pour le dégourdissement, le Ballon Croate suffirait. On serait de retour tôt dans l’après-midi.

Philippe nous fit un rapide signe d’adieu. Puis il s’élança en tête de ses camarades de toute sa longueur. Nous suivîmes les jeunes gens des yeux ; laissant de côté la grille du parc nous les vîmes enjamber d’un bond la palissade.

 

 

 

 

CHAPITRE QUATRE

 

IL FAUT PRENDRE CONGÉ

 

Je dormais d’un sommeil de plomb lorsque Doris vint me réveiller :

– Descends voir maman, Théo... Elle t’attend...

J’eus beaucoup de mal à me dégager de la léthargie qui s’était abattue sur moi depuis la seconde où je m’étais jeté sur mon divan, Dieu sait quand. C’était en quelque sorte un double sommeil condensant en une paralysie tourmentée la sieste du jour et le repos nocturne manqué.

– Que se passe-t-il, m’exclamai-je, est-il arrivé quelque chose ?

Doris elle aussi semblait épuisée ; ses yeux étaient cernés de noir.

– Rien de grave, Dieu merci, fit-elle, on nous a avertis par téléphone que Philippe s’était foulé un pied... Papa est déjà parti le chercher en voiture...

Je reprenais lentement ma lucidité ; je rejetai la couverture et m’assis sur le bord du divan :

– Foulé un pied ?... Où ?... Sur le Ballon croate ?...

– Mais, non, Théo, pense donc... Pas même en haut, mais à côté de la maison du terrassier, là où commence le serpentin ; ils étaient en train de descendre de là-haut en courant, probablement au grand galop, comme des gamins...

– Et lui qui voulait escalader le Schroeckenspitz ce matin, fis-je en bâillant, il aurait mieux fait d’escalader son lit

Je jetais un coup d’œil sur la chambre. Un voile rouge était tendu devant mes yeux, crépusculaire. Mes pensées étaient visqueuses et collantes et je ne parvenais pas à les mettre en mouvement. Je ne me rendais pas compte si la journée ne faisait que commencer ou si c’était le soir. Il ya un sentiment de vertige temporel comme il y en a un dans l’espace. C’est de ne plus savoir à quel point du parcours on se trouve. Ce vertige temporel me faisait tourner la tête :

– Aide-moi, Doris... Je suis abruti de sommeil... quelle heure est-il...

Elle me tendit les deux mains, pour m’aider à me lever. Ces mains sveltes de jeune fille, aux doigts longs et beaux, comme celles de sa mère, étaient froides de fatigue :

– Il est plus de quatre heures... Fais-vite, tu veux bien, Théo... Maman est assez inquiète...

Livia arpentait le salon. Elle avait mis un costume de ville, comme si elle s’apprêtait à quitter Grafenegg d’un moment à l’autre.

– C’est trop bête, s’écria-t-elle en m’apercevant, d’avoir tous ces étrangers dans la maison précisément aujourd’hui... En tous les cas je sais maintenant pourquoi quelque chose m’avait paru suspect tout au long de votre fête...

Encore à demi paralysé par le sommeil, je me jetai dans un fauteuil et la regardai fixement et sans attention. Mes yeux me faisaient mal et j’avais le sentiment d’avoir les paupières enflammées.

– Voyons Livia, dis-je d’un ton assez indifférent, un pied foulé, un muscle froissé, cela se guérit en trois quatre jours, ce n’est pas bien méchant... Que diras-tu si Philippe, qui est un homme après tout, vit un jour loin de vous dans une ville étrangère, s’il est peut-être sérieusement malade et que tu ne t’en doutes même pas...

Livia resta debout près de la fenêtre et appuya sa paume droite contre la vitre :

– Tu me croiras si tu veux, Théo, je me fais des reproches d’avoir retenu Phil ce matin d’aller faire la grande excursion.... Oui, je me fais de très gros reproches... Sur le Schroeckenspitz il ne lui serait rien arrivé, je ne sais pas comment je le sais, cela, mais j’en mettrai ma main au feu.... Non, il a fallu que ce soir cette promenade ridicule, il a été pris là, précisément là et nulle part ailleurs... J’en avais le pressentiment depuis des jours, que quelque chose tournerait mal...

Je fouillais dans diverses boîtes et étuis à la recherche d’une cigarette. Je ne parvenais pas à en trouver une. Déçu et énervé, je grognai :

– Ma chère Livia, c’est la première fois de ma vie que je perçois chez toi une exagération maternelle...

Son visage était légèrement bouffi, plus gros de grain que de coutume et jaunâtre. Elle me jeta un regard dur et méchant :

– Il t’est facile de n’avoir pas d’exagérations, toi, un homme sans liens...

J’attribuais cette caractérisation sévère, mais non injustifiée, à son état nerveux. De plus je me réjouissais d’avoir découvert au fond de ma poche une vieille cigarette chiffonnée que je me mis à allumer avec un vif soulagement :

– Si tu le juges nécessaire, Livia, dis-je, je vais téléphoner au docteur de Liezen et lui demander de venir de suite...

Elle parut regretter sa remarque sarcastique qui comportait des harmoniques de reproches tout à fait personnels. Elle prit ma main entre ses deux mains et la caressa :

– Oui, je t’en prie, sois gentil, Théo, et téléphone à Liezen... Si le docteur vient, je me sentirai plus tranquille...

La propriété d’Argan était à bonne distance du village de Grafenegg. C’est à Liezen, petit centre régional situé à proximité, que l’on faisait toutes les courses nécessaires au ménage. C’est à Liezen également qu’habitait le docteur Kohlfuss, médecin de campagne, un homme d’un certain âge, assez populaire auprès des autochtones et des villégiaturants. Au cours de toutes ces années, il n’avait rendu visite à la maison de Grafenegg que cinq ou six fois. Et deux de ces visites avaient été pour moi. À la différence des Argan d’esprit léger, j’ai le tempérament plutôt enclin à l’hypocondrie. Le docteur Kohlfuss n’était pas à la maison. Je rappelai dix minutes plus tard. Il n’était toujours pas de retour ; mais j’appris qu’entre temps il avait reçu un appel urgent, également de la même région, on ne pouvait pas préciser exactement de quel endroit, que l’on était allé chercher le docteur en ville et qu’il se rendrait à Grafenegg immédiatement en voiture, dès qu’on aurait mis la main sur lui. La nouvelle de cet autre coup de téléphone urgent me parut suspecte. Je n’en parlai ni à Livia ni à Doris en rentrant au salon.

Les invités s’étaient réunis entre temps pour le thé. Livia ne donnait pas le moindre signe d’inquiétude. Elle ne mentionna même pas l’accident. Avec beaucoup d’amabilité, elle remplissait les tasses, offrait du beurre, des toastes et conduisait la conversation comme si elle n’avait nul autre souci. Le tourment exagéré de tout à l’heure semblait l’avoir entièrement abandonnée. Certes la conversation était fanée et traînante. L’enthousiasme de notre nuit de fête n’était plus, au même titre que les mégots et les cendres, que le fumier du révolu. Le grand rieur était devenu un petit homme muet ; il suivait en clignant des yeux les conversations malhabiles d’un air appliqué et incompréhensif. La jolie femme d’hier n’était plus qu’une défloraison renfrognée d’avant-hier. Ni glace ni rouge à lèvres n’y faisaient plus rien, dut-on les brandir deux fois plus souvent qu’au cours de la brillante nuit de fête. Le couple connu de longue date traînait sur des sièges, la mine grise et mélancolique, pleinement occupé à combattre un duo de bâillements réciproquement infectieux. Le bel esprit au tic nerveux avait perdu son esprit et gardé son tic. De temps à autre, il laissait fuser, comme par devoir, une pointe faiblarde, qui s’évaporait – bulle fade sur le calme plat de la conversation. L’air même de la pièce était lourd et gris comme nous. Sur tous les meubles pesait l’épaisse poussière de la fatigue. Depuis des heures, de lointains orages grondaient au firmament indécis. Ils n’avaient ni la force ni la jeunesse nécessaires pour éclater.

Lorsqu’enfin le bruit de la voiture à la grille du parc se fit entendre, Livia se leva en souriant :

– Je prie la compagnie de bien vouloir m’excuser quelques instants...

La compagnie resta assise en rond, tournant le dos aux murs crépusculaires. Ils n’avaient vraiment rien de plastique, mais formaient une espèce de bas-relief. Doris et moi nous fîmes un sourire forcé en guise d’excuse et suivîmes Livia.

Ce ne fut qu’en sortant Philippe de la voiture que nous nous aperçûmes qu’il était sans connaissance. Sa bouche était ouverte et sa langue pendait un peu. Le visage estival, tanné de l’adolescent avait gardé sa bonne couleur. Seules les paupières fermées se tachaient d’une ombre bleuâtre. Léopold semblait bien plus malade que le garçon inconscient. La sueur ruisselait de son front. Sa chemise était trempée et il soufflait. Nous portâmes Philippe dans sa chambre, le déshabillâmes et le couchâmes dans son lit. Son corps encore enfantin, blanc et pur, ne portait pas la moindre trace d’égratignure, de contusion ou de bleu. J’interrogeai l’un de ses amis qui l’accompagnait – il s’appelait Benno – sur ce qui était arrivé et comment, pour l’amour du ciel, cela avait bien pu se passer.

– Je ne sais pas moi-même, avoua ce garçon aux yeux éperdus et à la voix pleurnicharde, visiblement stupéfait, nous avons voulu faire une course, en descendant la montagne... Phili s’était comporté toute la journée comme un vrai fou... Toujours en tête de nous, toujours à rire et à crier. Arrivé au dernier tournant près de la maison du voyer, je le vois qui glisse et tombe par derrière comme sur du verglas, et qui roule au bas du remblai, peut-être trois mètres, sûrement pas davantage... C’est une pente tout à fait légère, vous la connaissez certainement, des prairies fauchées, pas un arbre, pas une racine, pas un caillou, un enfant ne s’y ferait pas mal... Mais Phili, lui, reste immobile, alors on se dit que ça doit être une de ses blagues et nous lui jetons des pommes de pin. Et puis nous continuons même, notre chemin, parce que nous croyons que c’est encore une de ses lubies, et qu’il veut nous impressionner... Bien plus tard seulement, nous revenons sur nos pas et nous nous apercevons qu’il est toujours là, couché, et nous prenons peur et nous courons le secouer, et nous nous apercevons qu’il a perdu connaissance... Et il n’a pas repris connaissance depuis, du tout... Quand on pense que la route est aussi lisse et aussi large qu’une voie publique... Alors j’ai couru tout de suite jusqu’à la prochaine villa et j’ai téléphoné à M. Argan. Pourvu que ça ne soit rien de dangereux...

Moi aussi je crus encore quelque temps que ça ne pouvait rien être de dangereux. Livia vida des flacons entiers d’essences fortes et d’eaux de toilettes dont elle frotta le visage et la poitrine de Philippe. Teta apporta également diverses lotions et remèdes de son stock. Une odeur violente et angoissante se répandit dans la chambre sobre de jeune garçon avec sa table blanche, son placard avec les livres et tous les instruments de musique de l’« homme-orchestre ». Je poussai la fenêtre. Rien ne ramenait à la vie le jeune homme inconscient. Parfois seulement sa bouche s’ouvrait tout grand et la poitrine se soulevait et s’abaissait rapidement.

Enfin le docteur Kohlfuss arriva dans sa petite voiture rapiécée et brinquebalante. Il fit sortir tout le monde de la chambre, y compris Livia et Léopold. À moi, il me fit signe de rester. Il procéda à un examen rapide. Quelques regards et quelques gestes légers. Le vieux médecin avec sa barbiche éveillant la confiance, qui donnait lui-même l’impression d’être gravement malade, semblait déjà tout savoir. Je frémis de sa mine ravagée. J’osai à peine poser une question :

– Lorsqu’un jeune homme tombe en courant, dites-moi, cher docteur, que peut-il arriver de grave ?

– Il faut que nous éloignions le lit du mur, répondit Kohlfuss.

– Un si long évanouissement. À dix-neuf ans. Probablement une commotion cérébrale, quoi ? demandai-je cherchant à le faire parler.

– Aidez-moi, ordonna le médecin. Il faut qu’il soit couché complètement à plat... Prenez-le sous le dos. Des deux mains, s’il vous plaît. Faites très attention, vous m’entendez... Comme ça...

Avec beaucoup de douceur il glissa la main droite sous le crâne de Philippe, comme on soulève un nourrisson, et retira d’un geste brusque les oreillers, qu’il jeta par terre.

– Et votre diagnostic, docteur, murmurai-je d’une voix glaciale.

Il me regarda quelque temps, l’esprit visiblement ailleurs. Puis il tira de sa poche une boîte métallique. Et tout en limant l’une des ampoules dont il versait le contenu dans une seringue, il marmonna sans s’adresser particulièrement à moi :

– Lésion de la base crânienne...

Ce mot fit sur moi l’effet d’une décharge électrique et me fit frissonner jusqu’à là racine des cheveux :

– Mais, cela c’est... C’est quelque chose de très grave, fis-je.

– Je pense bien, mon cher Monsieur..., dit-il.

– Désespéré ? réussis-je à balbutier d’une voix à peine audible.

Le visage du docteur semblait de plus en plus ravagé. Il murmura dans le vide :

– Si on avait pu le transporter en ambulance à l’hôpital de Liezen... Mais je n’ai pas le courage de le tenter... Le moindre mouvement.

– Désespéré ? demandais-je encore une fois d’une voix atone.

Il chercha un autre médicament dans sa boîte en nickel. Il repoussa ses lunettes jusqu’au sommet du front et grogna :

– Il serait en tout cas préférable qu’en tant qu’ami de la maison, vous prépariez la famille...

– Mais enfin, c’est incroyable, voyons... C’est tout à fait impossible... Une chute sur une route toute plate... Il doit pouvoir être sauvé, docteur...

Kohlfuss ne répondit pas. Il enfonça l’aiguille à injection. Puis il posa sa tête sur la poitrine de Philippe pour vérifier le cœur et les poumons. Au bout de quelques minutes, il se releva en soufflant et traça quelques hiéroglyphes sur un bout de papier qu’il me tendit :

– Nous aurons besoin de quelques ballons d’oxygène... Le centre respiratoire n’est pas en bon état... Il faut que quelqu’un se rende à Liezen le plus rapidement possible... Il faudra demander au pharmacien de mettre ces choses-là avec... J’espère qu’il en aura en réserve... Faites-moi monter ici tout ce qu’il y a de siphons dans la maison... Il faudra que je fabrique moi-même du gaz carbonique...

– J’ai besoin de ta voiture, dis-je plus tard à Léopold, il y a diverses choses à chercher à la pharmacie...

Léopold se borna à hocher de la tête sans détourner de moi son regard. Personne ne disait rien. En bas, les invités complètement éteints me demandèrent de les ramener à Liezen en voiture. Ils voulaient disparaître discrètement et ne pas rester en charge à cette maison après l’horrible incident. Conformément à une loi naturelle inéluctable, tout fuyait devant le malheur. Moi aussi je fuyais. Lorsque, sous la pression de mon doigt, le moteur se mit en route et que je pilotais mécaniquement la voiture à travers le portail, je m’aperçus que j’avais consciemment évité d’envoyer Bichler ou Benno à Liezen, pour me libérer ne fut-ce que quelques instants de l’atmosphère pesante de Grafenegg. C’était une faiblesse mesquine, que je ne me dissimulais pas. Et pis que cela : une voix faible mais corrompue se fit entendre dans un coin infâme de ma conscience. C’est le fils de tes amis. Mais ce n’est pas ton fils. Réjouis-toi d’être seul au monde, Invité Perpétuel. Le malheur te frôle sans te frapper...

Je dus attendre longtemps dans la pharmacie. Il fallait emprunter les ballons d’oxygène à l’hôpital de la petite ville. À mon retour, la route ascendante se précipitait pour déboucher dans un ciel tardif et désordre, où s’ouvraient des mares vertes et venimeuses sous d’étranges nuages couleur de sublimé. Doris m’attendait à l’entrée :

– Dieu soit loué, Théo... Phili a repris connaissance... Il a parlé... Il dort à présent...

J’eus le sentiment d’un étau de fer autour de ma poitrine qui se rompait et pour la première fois depuis des heures je respirai un grand coup :

– Qu’a-t-il dit ? m’écriai-je à trop haute voix.

– Il ne se souvient de rien... Il ne sait pas qu’il est tombé... Il est tout ce qu’il y a de gai, assez excité, et n’arrête pas de parler du Grand Priel et que dans quelques jours il tient absolument à mettre à exécution le grand projet avec Benno et les autres...

La chambre de Philippe était à côté de la chambre à coucher de Livia. J’y trouvais Léopold et elle-même. Le malade qui dormait à présent ne devait pas, selon le désir du médecin, être excité par la présence de ses parents. Nous parlions à voix basse. Léopold me prit le bras à deux mains et le pressa :

– Si ceci nous épargne, Théo, si ceci finit bien... Je serai reconnaissant pour chaque heure de vie qui me sera accordée après cela. Je ne considérerai plus rien comme mon dû...

– Ne pas parler de reconnaissance, se taire, dit Livia.

Elle dont les traits, quelques heures auparavant, m’avaient parus bouffis et vieillis, ressemblait maintenant à une jeune fille. Ses yeux avaient un éclat fiévreux. Sa peau était tendue et rougie comme par un vent frais. Nous restâmes assis en silence le souffle suspendu, jusqu’à ce que l’obscurité se fît complète. Chaque minute écoulée semblait une parcelle de temps arrachée à la mort.

Les pas rapides du médecin, interrompant brusquement le silence, révélèrent tout. Je l’entendis qui s’efforçait de pousser dans la chambre les lourds ballons d’oxygène pesés dans le couloir. Nous accourûmes pour l’aider. Le visage de Philippe s’était horriblement transformé. La bouche grande ouverte happait faiblement l’air. Il avait les yeux chavirés et les mains soudain maigres cramponnées à la couverture. Parfois des syllabes, des mots incompréhensibles s’échappaient de sa gorge. Entre lui et nous, il y avait déjà l’abîme final. Enfin l’oxygène pénétra dans le masque vitré que Kohlfuss pressa sur le visage de Philippe qui étouffait. Rien ne fit plus d’effet. Trop tard. Le point d’équilibre des balances de la vie était dépassé. Impitoyablement le plateau s’abaissait. Nous ne pouvions plus rien faire d’autre que d’assister impuissants à la mort de ce jeune homme, comme au déroulement d’un phénomène naturel régi par une loi dont même les plus proches sont exclus. Spectacle interminable, il glissait en luttant, et l’on apercevait le cheminement laborieux sur la route ardue et sans repos, pleine de monts et de vaux, pénible ascension jusqu’à l’ultime cabane, jusqu’au dernier abri. Livia s’était agenouillée près de son fils. Sa bouche ne laissa pas échapper un son. Elle le regardait avec cette attention passionnée et entière, qui est plus puissante que n’importe quelle douleur. La révolte et les sursauts de l’alpiniste, suspendu sans chance de secours entre deux pans de rocher, se faisaient de plus en plus rares. Le corps se tendait dans l’agonie, se tendait dans l’enfantement douloureux de la mort. Avec une extraordinaire précision, on vit arriver l’instant de la fin. Sensible à l’extrême, la frontière linéaire entre quelque chose et rien.

Tous les muscles de mon corps me faisaient mal. Comme l’enfantement du matin de ce même jour, j’avais à présent participé de toutes mes forces à cette longue agonie. Livia se leva et quitta la chambre. Léopold, beaucoup plus tendre, commença à balbutier des paroles plaintives. Je reconnus cette phrase :

– Je suis si terriblement heureux d’être au monde...

Il y avait un mort dans la maison. Mais nous nous mîmes à table comme tous les soirs. Peu de larmes coulèrent en ces heures. Livia était assise, droite et rigide. Son visage était resté très tendu et très rouge. Cela me fit penser aux visages des étudiants quittant la salle d’examen avec les mêmes joues rougies et tendues. Tous les détails de cette soirée se sont incorporés à moi, inoubliables. Je revois la femme de chambre allant de l’un à l’autre sur la pointe des pieds et tendant les plats. Je revois le vieux Kohlfuss fixant les mets d’un air affamé, remplissant son assiette et repoussant ses lunettes sur le sommet du front pour jouer de la fourchette et de la cuiller sans aucune espèce de pudeur. Comme un travailleur de force, qui a gagné son repas par son dur labeur et que les bonnes mœurs ne sont pas en mesure d’amener à jouer aux proches une inutile comédie. Je revois aussi Livia, observant avec soin l’assiette du docteur et faisant signe à la femme de chambre, dès que l’assiette était vide, pour qu’elle présente encore une fois le plat à l’invité tragique. Pour adoucir quelque peu l’impression faite par son sauvage appétit, Kohlfuss poussa un profond soupir et hocha la tête philosophiquement avant de se servir une deuxième fois.

Cette soirée épouvantable à Grafenegg était remplie d’une quantité de gestes et de tournures de phrase sans signification qui se déroulaient toutes comme derrière une vitre épaisse. Certes, la douleur était déjà présente en formation. Mais c’était une douleur comme une inflammation qui ne rassemble que progressivement le sang de tous les côtés en son centre, et elle devait n’arriver que bien plus tard à sa pleine maturation. Et aussi, cette douleur non encore mûre, il fallait qu’elle se répartît également sur toute la vie d’une mère ; cela supposait une croissance progressive sans consommation trop brusque. Ce n’était pas encore le tour de la douleur, mais celui d’un étonnement obtus en couches superposées, le précurseur et héraut de la douleur. Cet étonnement nous remplissait jusqu’au bord. Nul d’entre nous, pas même Livia, n’était en mesure de rattraper la mort de Philippe. Nous le suivions malhabilement, avec nos consciences surmenées à la traîne. Chacun succombait toujours à nouveau à la même série de considérations : Que s’est-il passé ? Supposons que nous soyons quelques heures plus tôt, midi ou ce matin cinq heures, quand nous étions encore tous si gais ! Je ferme les yeux, et je nous vois tous ensemble assis à la table de cet excellent petit déjeuner après notre nuit blanche et il ne s’est rien passé... Comment cela s’explique-t-il ? Une simple promenade. Philippe glisse et passe par-dessus le talus. N’est-ce pas une blague ? Ne va-t-il pas se relever tout de suite, après nous avoir fait peur assez longtemps avec son mimétisme ?...

Ainsi, au lieu d’éprouver une véritable douleur, nous entrions tous dans une sorte de préambule étonné et interrogateur à la douleur, qui n’était en somme que l’effet de l’ébranlement de nos habitudes, répugnant à accepter le labeur d’une transformation effrayante.

Une fois dans le cours de cette soirée, je crus qu’un chalumeau avait pénétré à travers cette vitre épaisse derrière laquelle je vivais. Un sentiment brusque et violent à l’égard de Livia me força à la prendre dans mes bras et à appuyer ma joue contre la sienne. Mais elle n’éclata pas en larmes, comme je l’avais espéré ; elle resta froide et réticente sous cette caresse. Honteux, je me retirai avec le sentiment que mon élan n’avait pas été tout à fait authentique, pas tout à fait désintéressé et qu’il avait offensé le sérieux infini de sa peine. L’attitude de Livia, dans la sécheresse de sa sincérité, était une énigme pour moi. Elle ressemblait presque à de l’insensibilité. Léopold, par contre, était beaucoup moins calme et moins maître de lui. Il témoigna d’un grand besoin de s’appuyer sur moi. De temps en temps il laissait échapper un sanglot, puis se reprenait aussitôt comme s’il craignait que sa complainte ne fût pas à la hauteur de cette heure tragique. Il ne cessait de sortir de la pièce et d’y rentrer quelques secondes plus tard, l’air égaré et sans but.

Vers dix heures, Kohlfuss me prit à part :

– Il est malheureusement nécessaire de s’acquitter dès ce soir de quelques obligations bien tristes, murmura-t-il d’une voix macabre mais pratique. Je vous propose de m’accompagner à Liezen... Ce n’est pas la peine d’ennuyer M. Argan avec ces histoires...

J’éprouvai le même sentiment de soulagement en sortant du garage la voiture de Léopold pour suivre le docteur. Mais au moment de monter en voiture, Doris me barra le chemin :

– Théo, ne nous quitte pas, pas cette nuit...

– Je serai de retour dans une heure au plus tard, Doris. Le docteur Kohlfuss et moi nous avons deux ou trois choses à régler...

– Et tu ne vas pas te sauver Théo... Toi aussi ?...

– Mon Dieu, Doris, quelle opinion as-tu de moi ?... Jamais je ne vous quitterai, jamais...

Elle saisit ma main et la serra contre sa poitrine :

– J’ai très peur, tu sais, de rester seule avec les parents cette nuit... Et puis j’ai peur...

J’approchai ma figure de son visage étroit qui, dans le noir, me paraissait pâle et émacié. Elle n’avait pas pleuré davantage que sa mère :

– De quoi as-tu peur, Doris... Dis-moi tout...

Son visage recula :

– Est-ce qu’il faut vraiment que je te dise tout pour que tu comprennes, Théo... ?

J’eus beaucoup de mal à prononcer le nom du défunt :

– Tu as peur à cause de Phili ?...

La jeune fille ne répondit pas tout de suite, elle luttait visiblement pour trouver une expression juste :

– Tu peux sûrement imaginer ce que c’est, que je ne le reverrai plus jamais, et s’il en va ainsi vraiment...

Je caressai ses cheveux dont le contact était sec et électrique :

– Regarde là-haut la voie lactée, Doris, dis-je sans toutefois me sentir très satisfait de cette onctueuse généralité. Il y a là un ordre si fabuleusement plein de sens, n’est-ce pas ?... Mais si tu ne revoyais pas Phili, alors il n’y aurait pas de sens, il n’y aurait pas cet ordre, qui existe pourtant.

– Je trouve ta voie lactée simplement horrible, dit Doris en se secouant. Je ne veux même pas la regarder, parce qu’elle ne peut que rendre malheureux et elle n’aide personne... Et ce que tu viens de dire, Théo, ça se trouve dans tous les manuels pour les grandes classes, il y a longtemps que je n’y crois plus... Ce n’est pas la vérité, c’est comme un onguent à la camomille, préparé à l’avance...

Quelques grosses étoiles filantes de la nébuleuse du Lion descendirent en traînées de feu. Mais elles ne convainquirent pas davantage la petite Doris :

– Va, Théo, fit-elle, et oublie que je t’ai retenu avec mes bêtises...

J’étais de retour à onze heures. Toutes les fenêtres de la maison étaient brillamment illuminées. On aurait pu croire facilement que c’était hier, que notre fête était en train et que l’effroyable réalité n’était qu’un résidu de cauchemar de mon somme de l’après-midi. Doris avait de ses propres mains allumé la lumière dans toutes les chambres et jusque dans le grenier et avait provoqué cet éclat de fête qui peignait de vives taches vertes le noir funèbre des cimes d’arbres. Livia, par contre, était assise au chevet du mort et le regardait avec une effrayante fixité comme si elle voulait aspirer en elle son image et l’y conserver ainsi toute sa vie. Elle avait l’intention de rester là, près de Philippe, aujourd’hui, demain, tant qu’on le lui laisserait. Mais vers minuit elle eut un évanouissement. Elle se laissa alors mettre au lit sans offrir de résistance. Elle s’endormit aussitôt, incapable de trouver une autre solution à son immense stupéfaction. Jusque dans le sommeil, son visage était tendu, rose et juvénile. Je forçai Léopold à faire un petit tour dans le parc avec moi :

– Je devrais être là-haut, ne cessait-il de répéter, je devrais veiller mon fils... C’est mon devoir...

– Ce n’est pas du tout cela, ton devoir, objectai-je. Ton devoir est de dormir et de rassembler des forces pour les jours qui viennent...

Irrité, il lâchait mon bras et s’obstinait :

– Mais non, mais non... Naturellement que c’est cela mon devoir... Qu’est-ce que tu en sais, toi, un rêveur, qui n’as jamais eu d’enfant ?... Je devrais... Mais je ne le puis pas, je te jure, je ne le puis tout simplement pas...

Je m’abstins intentionnellement de demander pourquoi. Mais il commença aussitôt à donner des explications et à s’accuser :

– C’est une infamie, Théo, mais je n’y tiens pas, là-haut... Je ne peux pas le regarder... Non pas parce que c’est mon enfant, mais parce que ce n’est pas mon enfant, est-ce que tu comprends cela, Théo ?... Celui qui est là-haut n’est pas mon enfant, c’est un étranger... Si étranger, si étranger, si mortellement étranger, et c’est cela qui me serre le cœur, que mon propre garçon soit si étranger, si mortellement étranger... Il a suffi de quelques heures pour qu’il ne me reconnaisse plus et que je ne le reconnaisse plus... Et c’est ça la mort stupide, cet étrangement infâme et misérable... Et ce matin encore, je me suis fait à moi-même le serment de sortir Philippe de ce triste pays ; il n’y a pas d’avenir ici pour un garçon génial comme lui ; et je voulais l’envoyer en Angleterre, bien que les frais d’un collège anglais ne soient guère faciles à supporter pour une bourse comme la mienne... Et maintenant, songe à ça, Théo, entre midi et minuit, il est devenu un étranger, un parfait étranger, et je ne peux pas le regarder, il m’est même désagréable de le regarder, et si je m’écoutais, j’irais moi-même en Angleterre ou quelque part, Dieu sait où, mais loin d’ici, loin de Livia et de vous tous, m’asseoir quelque part dans un bar et boire...

Je dois avouer que les idées de fuite de Léopold me firent le plus grand bien moralement. Elles prouvaient en effet que mes propres idées de fuite correspondaient à une faiblesse humaine générale et non à mon infamie personnelle.

– Viens, Léopold ! dis-je, allons boire quelque chose !

Il se laissa conduire jusqu’à la terrasse. J’apportai la bouteille de whisky. D’un trait, il vida son verre rempli jusqu’au bord. Après le deuxième verre archiplein d’alcool pur, ses yeux se mirent à scintiller de manière inquiète ; ils n’avaient plus l’éclat joyeux habituel. Il brandissait le poing et lançait des cris blessants dans cette nuit qui enfermait son mort :

– Sais-tu pourquoi nous autres modernes nous sommes si irrémédiablement damnés ?... Avec la vie, nous nous débrouillons tous très bien, dégoûtamment bien... Au contraire, là-haut dans la chambre, cher Théo, aucun de nous, personne....

Je remplis encore une fois son verre. Il le vida de nouveau d’un trait. Après cela il se sentit plus léger. Il balbutiait déjà :

– Je suis incapable de l’apprendre... La leçon de la chambre là-haut... Incapable...

Je le menais à sa chambre à coucher, l’aidai à se déshabiller et attendis qu’il fut couché. Je posai la bouteille de whisky sur la table de nuit, puis avant de sortir je dis doucement :

– Tu peux dormir tranquille, Poldi. Je veillerai Phili moi-même cette nuit...

Il esquissa un baisemain. Ce geste du cavalier ivre de douleur et de whisky m’émut étrangement. Il ajouta dans un murmure à moitié assoupi déjà :

– Oui, je sais, Théo, tu es mon vieil ami, toi, mon seul ami... Et je te remercie beaucoup...

La chambre du mort avait été ornée de fleurs à profusion, principalement de gentianes aux longues tiges, bleu profond, réparties en cruches et en vases à travers la pièce. Le parfum des derniers cyclamens se mêlait à l’odeur forte des essences et des médicaments, odeur inexpugnable. Aux quatre coins du lit une main soigneuse avait disposé des cierges dans des candélabres d’argent à trois branches. Le corps était couché haut ; la belle croix d’améthyste de Livia reposait sur sa poitrine. C’était l’heure où les visages des morts deviennent pointus et se contractent en un sourire bizarre et souvent moqueur. Philippe lui aussi derrière ce sourire semblait en train de tenir un de ses discours mi-blagueur, mi-sarcastique d’une élégante solennité ; mais cette fois sa manière était terriblement exagérée et irréfutable. Le sourire méchant était reste figé, la bonne vérité en dessous avait été soustraite. Je comprenais que son propre père répugnait à regarder ce visage caustique. Je détournai les yeux à mon tour. Alors seulement j’aperçus Teta, assise devant la fenêtre ouverte, en robe d’apparat noire avec un jabot blanc. Sur ses genoux elle tenait un petit livre de prières et entre les doigts un rosaire.

– Allez dormir tranquillement, Mamzelle Teta, murmurai-je, je prends la veille jusqu’à demain matin six heures...

Elle secoua la tête gravement.

– Ça n’est pas pour Monsieur, cela, avec votre permission... Que Monsieur veuille bien aller se coucher tout de suite... À moi, cela ne me fait rien de veiller ici auprès du jeune maître jusqu’au matin... J’ai déjà dormi, moi...

Voyant que Teta ne céderait pas en dépit de mes prières renouvelées, je pris une chaise près de la fenêtre et m’assis silencieusement en face d’elle. Sans se laisser déranger, elle chaussa ses lunettes en acier tordues et se mit à lire en remuant les lèvres. On s’apercevait nettement de la difficulté qu’elle éprouvait ; sa lecture était lente et laborieuse. La pleine lune poursuivait au ciel son parcours perceptible. Un nuage la voila quelque temps. Dans cet intervalle obscur, on entendit le cri prophétique et répulsif d’un oiseau tout proche, probablement dans le grand hêtre rouge. Teta jeta un regard sur le mort, comme pour vérifier que tout était en ordre, puis se remit à épeler son livre de prières, moissonnant les lignes des yeux l’une après l’autre. Je regardai l’heure en cachette. Il semblait que le temps ne fît pas le moindre progrès. Je luttai encore quelques moments avec ma fatigue. Puis le courant irrésistible du sommeil m’entraîna, et je perdis conscience du lieu et des circonstances.

Lorsque j’émergeai de cette bienfaisante inconscience, la lune obstinée avait repris possession du ciel. Il me fallut quelques instants pour retrouver mes esprits. Mon premier regard tomba sur les arêtes osseuses du Grand Priel. Teta était en train de changer un cierge consumé. Je ne m’aperçus qu’alors du bruit étrange qui m’avait réveillé. Un hurlement long et plaintif sur plusieurs gammes, qui pénétrait, semblable à une antique complainte, impudemment par la fenêtre. Je ne reconnus pas d’abord l’origine animale de ses sons :

– C’est mon gars, dit Teta, sauf votre respect... Il pleure le jeune maître...

– Il va réveiller Monsieur et Madame, répondis-je irrité.

Elle n’accorda aucune attention à cette remarque, et se contenta de déclarer avec orgueil :

– Hé, oui. Un chien comme celui-là sait tout... Il sait et voit tout, mon gars...

– L’odorat des animaux est plus développé que le notre, expliquai-je assez rudement.

Mais Teta ne se laissa pas démonter par ma science :

– Mon gars, lui, il a bien beaucoup de sentiments et d’idées, ah ! que oui, avec votre permission... Je le connais bien, mon gars, oui, je le connais...

Au même moment, un bruit clair se fit entendre du lit du mort. Je tressautai. La croix d’améthyste avait glissé et était tombée à terre. Le cadavre avait dû subir une transformation, car le sourire sarcastique avait disparu et un joli visage de poupée en cire reposait sur les oreillers. Philippe, à présent, n’était plus un être humain, mais une chose rejetée, une figure rapidement ébauchée de cabinet de cire, l’horrible prototype de toute indifférence. Teta ramassa la croix et la posa doucement sur la poitrine du mort. Je l’entendis soupirer, en ce faisant :

– Je ne voudrais pas mourir comme cela, pas comme ce pauvre jeune monsieur...

Je la regardai, surpris :

– Que voulez-vous dire par là, Mamzelle Teta ?...

Elle était assise de nouveau près de la fenêtre, la tête penchée sur son missel :

– Je ne me permettrai pas de dire quelque chose, avec votre permission... je suis une vieille femme stupide...

À ce moment-là, je la compris. Son soupir comportait une amère critique de la famille Argan, de nous tous. N’aurait-il pas fallu quérir à temps le curé de Grafenegg, pour qu’il munisse l’âme de Philippe des viatiques salutaires et la mette sur le chemin, pourvu de tout le nécessaire ? Était-ce là des parents affectueux, qui laissaient leur fils unique pénétrer sans aucun secours, sans aucune consolation dans la région irrévocable et définitive de son existence ? Je me souvins moi-même des paroles de Shakespeare :

– Encore à jeun dans la fleur printanière de ses péchés...

Alors une rage soudaine contre Teta s’empara de moi :

– Le Seigneur a rappelé à lui notre Phili sans qu’il se soit aperçu de quoi que ce soit... Il projetait une excursion dans la Montagne Morte pour ces jours prochains, voilà de quoi il a parlé jusqu’au dernier moment... Je voudrais bien, moi, mourir un jour aussi éloigné de toute inquiétude, Mamzelle Teta, que l’a été notre pauvre cher Phili...

Ses yeux clairs m’examinèrent quelques instants non sans une sévérité étonnée. Elle ne dit plus un mot. Mais sous la couche superficielle de ma colère, je sentis que je venais d’essuyer dans cette courte lutte une défaite. Je repensais à l’exclamation de Léopold sur les « modernes » que nous sommes. La seule personne, dans tout l’entourage, qui fût capable de « se débrouiller » avec la mort, c’était Teta. À ses yeux seuls, la mort avait, dans l’ordonnancement total, une place rationnelle. Elle seule conservait sa forme vis-à-vis de la mort. Tandis que les « modernes » que nous étions n’avaient pas gardé du tout, vis-à-vis de cet évènement le plus important de toute notre vie, la forme. Notre attitude à l’égard du pivot de tout devenir terrestre était instable, désordonnée, délabrée, pleine d’incertitude, de doute, de passivité et même de lâcheté. Qui donc manifestait plus de spiritualité lorsque se posait la grande question par excellence, nous, les soi-disant intellectuels, qui ne percevaient dans la mort que la pourriture, ou cette naïve cuisinière, qui y reconnaissait le gradin le plus significatif de l’édifice clair et lumineux de l’univers ? Nous traitions de puériles et de primitives les représentations qu’elle se faisait de cette architecture rayonnante, mais nous, nous ne possédions pas même cela, pas même cette représentation puérile et primitive, rien que le néant spirituel, comme les animaux. Nous nous raccrochions, l’âme éteinte, à des traditions et à des coutumes datant d’époques plus riches en thèmes spirituels, pour ne pas être obligés de mettre nos morts dans un trou en terre, sans un mot et sans un son, comme eux et nous-mêmes l’eussions mérité.

De telles méditations me tourmentèrent plus cruellement que jamais au cours de la longue veillée funèbre. Quand viendrait enfin le jour où nous autres, modernes, ne serions plus condamnés à un matérialisme inventif et critique dépourvu de tout souffle, le jour où nous pourrions à notre tour nous ranger sans réserve et sans restrictions présomptueuses dans un édifice universel plein de claire lumière depuis le bas jusqu’en haut ? Je me sentais malade, désespéré, privé d’issue. Que nous est-il encore réservé ?! Quels châtiments cette horrible carence spirituelle nous vaudra-t-elle encore ? ! Teta s’était glissée hors de la pièce pour aller me chercher un verre de vin. Ensuite nous ne prononçâmes plus une parole jusqu’à l’aube.

 

Nous avions accompagné Philippe jusqu’à sa dernière demeure dans le cimetière villageois et solitaire de Grafenegg. Mais les deux journées avaient été extraordinairement bourrées et ne nous avaient point laissé le loisir de prendre pleinement conscience de ce qui s’était passé. Elles ressemblaient à des journées de fête intense, d’une fête traînante et solennelle, sans une parole prononcée à haute voix, la maison toute remplie d’un épais silence ou de murmures. La grande popularité des Argan se manifesta une dernière fois. La mort du fils unique avait été un appel impératif même pour ceux des amis qui s’étaient montrés auparavant froids et indifférents. Ils accoururent de Vienne, de Salzbourg, de Bohème et de Hongrie, d’Allemagne même et d’Italie. Non seulement la maison de Grafenegg était pleine de monde jusque sous le toit, mais aussi les deux petites auberges de Grafenegg. Notre table de salle à manger était aussi largement étendue que le dix-sept août, et près de trente personnes s’y retrouvaient à chaque repas. C’était du reste une très bonne chose. Livia, même si elle ne venait pas à table, était du moins amenée à s’occuper d’un grand nombre d’hôtes et à maintenir l’ordre dans la maison. Elle y accordait le plus grand soin, restant elle-même dans sa chambre à coucher où elle ne recevait que les plus proches parents. Entre le mort et nous, cette activité interposait son bénéfique écran, avec les visages étrangers ou à moitié connus de tous les parents, connaissances et amis, leurs soupirs attristés et leurs piètres phrases de consolation, avec ce perpétuel retour des questions, ce perpétuel retour des récits, qui pressait en avant le temps lourd et lent. Ainsi notre effort de rattraper la mort de Philippe était sans cesse interrompu. La plante de la douleur n’arrivait pas à croître. Seul le constant ébahissement et la brusque consternation avaient fini par devenir une habitude.

Et puis d’un seul coup ce fut fini, la maison vide, plus cruellement vide qu’avant, car le plus vivant manquait. Nous ne manquions pas du reste d’exagérer dans notre souvenir la vivacité de Philippe. Léopold avait fait déménager ses instruments de musique. C’était lui aussi qui avait ordonné le départ immédiat. Je décidai d’accompagner mes amis en ville et d’y habiter quelque temps chez eux. Ce n’était pas seulement pour ne pas les laisser seuls, mais aussi pour ne pas rester seul. Je ne me sentais en aucun cas capable de travailler dans les semaines à venir, surtout pas à Grafenegg.

Le camion qui devait amener nos bagages à la gare devait venir à quatre heures de l’après-midi. Nous-mêmes, nous avions l’intention de nous rendre à Leoben en voiture et d’y prendre le rapide. Teta était la seule de la domesticité qui nous accompagnerait en voiture. Il était plus de midi et nous avions du travail plein les bras pour mettre nos affaires en place. Tandis que je jetai du linge et des complets dans les deux petites valises et ne prenais de toutes mes paperasses que l’ébauche angoissante du nouveau livre, je ressentis tout à coup comme un avertissement très net qui me commandait d’aller chercher la grande malle, d’emballer toutes mes possessions accumulées là au cours des ans, mes livres, manuscrits et autres affaires et de tout envoyer en ville. Cette impulsion non motivée m’étonna moi-même à tel point que je restai debout longuement, inactif, les mains pleines de chaussettes et de chemises, le regard fixe, aveugle. Comment ? Cette maison de Grafenegg était-elle un navire qui va couler ? Et moi, étais-je par hasard un rat ? Je jetai à ma grande malle, où la poussière s’accumulait depuis des années déjà dans son coin, un regard méprisant.

Cependant je compris, par une conversation avec Doris, que je n’étais pas le seul dans la maison à envisager un déménagement complet. La porte de sa chambre était grande ouverte. J’entrai. J’éprouvais depuis la mort de Philippe un grand besoin de témoigner doublement à l’autre enfant mon ancienne tendresse. Doris, elle aussi, faisait ses malles. Elle avait ouvert tout grand toutes les boîtes et tous les tiroirs. En désordre multicolore, des jouets d’enfant aux lointains échos, émergeaient de l’un de ces tiroirs : il y avait là un grand nombre de poupées grandes et petites, l’intérieur d’une minuscule boutique, les ustensiles d’une cuisine de poupée, et surtout un magnifique fourneau, avec ses plaques et ses tuyaux, cadeau que je lui avais faits jadis, un petit costume de peau-rouge avec l’accoutrement correspondant, un habit brodé du dix-huitième siècle, que Doris avait porté à l’âge de douze ans pour jouer une pièce de théâtre un dix-sept août. Celles-là et d’autres choses encore.

– Excuse-moi, Doris, fis-je pour annoncer ma présence, tu es une grande jeune fille de dix-huit ans, n’est-ce-pas... Et je te trouve en train de fouiller dans les reliques de ton enfance ?

Elle tourna vers moi sa tête étroite et sombre, tout en restant agenouillée :

– Je ne fouille pas dans des reliques, je démantèle... Toutes les affaires qu’il y a ici, je veux les amener en ville ou les jeter...

Je m’étonnai d’un pareil bilan chez un être si jeune :

– Je ne comprends pas bien, Doris, dis-je. C’est ici à Grafenegg, que se trouve la maison de ton enfance... Laisse-ici ces reliques... Chaque fois que tu y reviendras, tu les retrouveras... Peut-être que plus tard elles te feront plaisir...

Sans me regarder elle sortit du fond d’un tiroir un fusil à air comprimé et un petit bateau à voiles. Puis elle dit d’une voix hésitante, comme si elle n’avait pas tout à fait l’esprit à ce qu’elle disait :

– Et peut-on savoir, Théo, si l’on reviendra ?... Même du Ballon Croate on n’est pas absolument sûr de revenir... Même à dix-neuf ans... Est-ce qu’il faut que je te raconte cela à toi, un philosophe couvert de mousse ?

J’exprimai ma conviction d’un ton assez farouche :

– Moi, je reviendrai certainement, Doris, car ailleurs que chez vous je ne peux pas travailler...

Avec son petit voilier à la main, elle me jeta un long regard critique. C’était presque le regard de Livia :

– Tout a changé depuis le dix-huit... Tout est devenu autre... Alors il faut mettre un terme à toutes ces bêtises... Je n’aime pas les choses oubliées... Et jamais plus nous ne niaiserons gentiment ensemble comme autre fois...

Les enfants avaient appelé « niaiser » un jeu particulier, où je m’asseyais à côté d’eux, inventais des histoires fantastiques et idiotes, jouais avec les mots, imaginais des calembours stupides et faisais étalage de langues bizarres et fictives. Les enfants aimaient beaucoup niaiser et m’imitaient avec zèle. C’était notre secret d’enfants, que nous ne révélions pas même à Léopold et à Livia. Dans l’été même qui s’achevait nous y avions rivalisé.

– Pour l’art de niaiser, je resterai toujours un classique, dis-je. Je te le promets...

Elle se leva et me prit par la main :

– Viens Théo, assieds-toi près de moi sur le lit... Il faut que je te niaise rapidement quelque chose de très niaisé... Fais bien attention...

Nous étions assis l’un à côté de l’autre. Sa main n’était pas froide cette fois, comme d’habitude. Elle pressait la mienne et ne la lâchait pas. Un frisson passait autour de ses lèvres :

– Écoute-moi. Le dix-huit août, qu’est-ce que tu crois que c’est, ce dix-huit août milneufcent trente-six ?... C’est une petite gare, comme celle de Grafenegg, tu la vois, avec deux préaux devant, des fleurs de flammes, un banc, une lampisterie, etc., et la petite sonnette sonne tout le temps... C’est là que se tient Phili, à présent et pour toujours... Peut-être même est-il chef de gare... Mais nous nous montons dans le train et nous lui faisons des signes, lui aussi fait des signes, très dignes, comme tu le connais, il fait des signes avec son bâton de chef de gare... La locomotive siffle, le train est en marche, nous faisons des signes, des signes, mais Philippe est debout là-bas, il est debout et de plus en plus petit... Nous le voyons encore tout un temps devant sa station qui s’appelle « Dix-huit août mil neuf cent trente-six »... Nous sommes à la fenêtre du dernier wagon et derrière nous les rails s’enfoncent dans le sol et disparaissent et nous ne nous en apercevons même pas... Comprends-tu, Théo, ce que c’est que cette petite gare ?... Et Phili, lui, ne peut plus bouger de son Dix-huit août, et nous, nous ne pourrons plus jamais y repasser dans ce Dix-huit août, et c’est pourquoi nous ne nous reverrons plus jamais, jamais, et à cela personne n’y peut rien, pas même le soi-disant Ciel...

Elle avait récité ce conte sur le module puéril que nous affectionnions dans notre jeu. Mais moi je ne parvins pas à inventer un si joli conte, et ne pus combattre son incrédulité que par une réponse un peu scolastique :

– Très joliment niaisé, Doris, mais niaisé seulement... Ta jolie petite gare avec notre cher Phili, elle est située sur le réseau ferré du temps. Mais pour bien comprendre la mort, il faut nous imaginer un monde hors du temps...

– Pauvre niais de classique, dit-elle et me regarda avec un étrange effroi dans les yeux.

Puis elle éclata brusquement en sanglots et son visage couvert de larmes tomba contre mon épaule. Je caressai ses mains et les serrai contre mes lèvres. Nous restâmes longtemps ainsi.

Quelques heures plus tard, nous étions tous les quatre debout autour de la voiture, dans le froid, Livia, Doris, Léopold et moi. Pour de longs trajets ç’avait généralement été Philippe qui avait pris le volant. Aujourd’hui Léopold avec sa dignité et sa maladresse habituelle examinait si les pneus étaient bien gonflés et si M. Bichler avait mis assez d’eau dans le radiateur pour le trajet fatigant par la montagne. Il pleuvait et il y avait de la tempête. Un froid précoce d’automne marquait cette journée. La Montagne Morte avait remis ses écharpes et ses bonnets de neige qu’elle n’enlèverait plus jusqu’à l’été prochain. Léopold mit ses gants. Il avait peine à se tenir droit, bien qu’il se fût abstenu sévèrement, depuis la fameuse nuit, de tout whisky :

– Alors, allons-y... Qu’est-ce que nous attendons, dit-il impatiemment.

Livia le regarda sans remuer un trait de son visage pâle, plus transparent, plus pierre précieuse que jamais. Depuis trois jours, ce beau visage si mobile en général était devenu immuable. Mais jamais la figure de mon amie ne m’avait parue aussi hautaine, intangible, et même négatrice. Elle portait un manteau sombre, mais nul autre signe de deuil. Toute sa silhouette semblait voilée d’ombre.

– Tu le demandes ? répondit-elle à son mari. N’est-ce pas tous les ans la même chose, au départ ?... Qui se fait attendre ?... La personne la plus importante et la plus grande égoïste de la maison naturellement...

– En voiture, s’écria Léopold et s’assit au volant d’un brusque élan méchant. Doris, cours voir Teta et dis-lui que nous partons sans elle, si elle n’est pas sur place dans deux minutes...

Doris refusa de se charger de cette commission :

– Je me garderai bien de déranger Mamzelle Teta pendant les adieux déchirants d’avec Monsieur son Époux... Vous allez voir, elle va arriver en Père Noël...

– Ceux qui ne tiennent à personne ont bien de la chance, dit Livia.

Léopold klaxonna furieusement. Quant à moi, je parcourus une dernière fois la maison d’un regard circulaire et rapide. À l’année prochaine, donc, pensai-je. Sans doute serons-nous tous sur place dès le mois de mai. Car Philippe attend dans sa petite gare. Léopold avait déjà mis en marche un moteur irrévocable lorsque Teta arriva essoufflée et à petits pas. Elle ressemblait vraiment à un Père Noël lourdement chargé. Elle avait sa belle icone sous le bras. À chaque main, elle portait une corbeille. Son dos s’inclinait sous le poids d’un gros rucksac d’où sortaient un vaste bouquet de fleurs ainsi que diverses herbes ; dans le sac se dessinait la forme de la cithare. Derrière elle, la suivant fidèlement, chargé de cartons ficelées et de paquets, l’ennemi juré de la pieuse servante, le libre-penseur citoyen Bichler. Bien évidemment Teta avait « démantelé » et complètement déménagé sa chambrette, comme si elle savait de science sûre que pour elle il n’y avait pas de retour.

– Je demande pardon à Madame et à Monsieur, gémit-elle, mais j’ai eu bien du mal, cette fois... J’ai fait de grands rangements, avec votre permission... Et mon pauvre gars a tant pleuré...

Tandis que Bichler rangeait le rucksac et le restant des affaires dans la voiture avec un rictus significatif, tous les occupants gardaient les yeux méchamment fixés droit devant eux et personne ne prononça une parole. Teta s’assit à l’arrière. Le chien Wolf hurla violemment dans le silence, et on l’entendait qui tirait sur sa chaîne et se dressait désespérément en dansant. La pluie battait les vitres de la voiture fermée, qui s’engagea en grinçant sur la mauvaise route vicinale. L’obscurité dans la voiture était presque totale. On ne voyait briller au dehors, sous la pluie, que les buissons et les « chandelles du roi », de leurs couleurs claires mais maladives, le long du chemin. Ce fut pendant ce trajet que je vis pour la dernière fois Teta en chair et en os.

 

Comme on a peu étudié ce phénomène généralement reconnu qui s’appelle la loi de la série ! On rencontre un homme que l’on n’a pas vu depuis des années, trois fois de suite le même jour. En l’espace de peu d’heures, les hasards les plus fantastiques se pressent, hasards pour la compréhension desquels la vie entière ne semblait pas suffire. Nous nous apercevons alors, avec une évidence exagérée, combien le mot hasard est stupide. Suffit-il cependant de parler d’une loi de la nature mal connue, la même, par exemple, qui régit le cours de la boule à la roulette ? N’y aurait-il pas lieu plutôt de faire entrer en ligne de compte des concepts comme ceux de providence, de prédestination ou de délibération suprême ? Certes, la série se complaît fréquemment à des détails si mesquins que l’on répugne à déranger des concepts aussi pathétiques. Y a-t-il délibération suprême dans le fait qu’au cours d’une même matinée on se coupe le doigt, on se froisse un muscle et on s’enfonce une écharde dans la main ? Qui sait ? Et d’un autre côté, on voit cette loi ou cette prédestination, distinguer de l’humus qui constitue la masse, un homme, une famille, tout un groupe, en faire des élus pour démontrer sur eux sa terrible puissance. Nul ne comprend alors pourquoi cet homme ou cette famille sont jetés à terre par une chaîne finement maillée de coups successifs du sort.

Je soupçonne que le malheur des Argan n’est pas imputable à quelque loi de nature aveugle et inconnue de nous, mais à la vengeance de l’esprit du temps, de son côté le plus vigilant organisme policier de la providence divine. J’entends par là le plus terrifiant et le plus étrange de tous les despotes, qui fait que les hommes d’une certaine époque se butent brusquement comme sur un mot d’ordre, s’aigrissent et se tournent vers les ténèbres, ignorant la lumière. Comme tous les tyrans, l’esprit du temps ne tolère rien moins que des âmes libres et des esprits indépendants. Il couronne celui qui l’exprime de la manière la plus soumise et broie ceux qui offrent avec lui la plus pure contradiction. Il a sa mission à remplir et n’a que faire de réfractaires et de non-conformistes, qui se mettent en travers de son chemin et le retardent. Ainsi se manifeste, dans plus d’une phase de l’histoire, cette paradoxale énigme que Dieu lui-même ne veut pas que Dieu soit. Malheur alors aux pieux et aux mystiques qui le perçoivent et le proclament. Il semble qu’ils pèchent alors contre ses intentions. Il y a de même des périodes où le bonheur et la joie sont en contravention contre cet organisme policier. Dans notre temps, condamné sans doute comme à un châtiment au mécontentement bruyant, des hommes qui portent en eux la joie et le bonheur doivent être déblayés. Trop heureux, trop joyeux, mes amis les Argan, dans la perfection de leur équilibre, devaient par conséquent être balayés...

En écrivant ces lignes sur une serviette en papier, je suis assis Boulevard Montparnasse à la terrasse de la Coupole et mes yeux suivant en clignant la marée humaine qui passe, inépuisable. Devant moi, un verre de Pernod, laiteux, verdâtre. J’ai rempli la serviette de papier de cette écume d’idées, faute de pouvoir trouver des mots assez brefs et assez sobres pour raconter ce qu’il faut raconter. Je suis rentré à présent dans mon petit hôtel et je suis assis à mon bureau et je regarde par la fenêtre où je vois une cour désolée. Je serre les dents.

Après notre retour en ville, je continuai à habiter chez Livia et Léopold pendant deux semaines. Puis je vis que ma présence à leurs côtés n’avait pas de sens. Comme avait dit Doris, tout était devenu autre. Je pris une chambre dans un hôtel de Hietzing et je me remis à mon travail, sans être davantage en mesure de le mener à bonne fin qu’à Grafenegg. En novembre, Doris attrapa la grippe. La maladie parut d’abord bénigne. Nous ne savions pas qu’à cette époque une épidémie sévissait à Vienne, sur laquelle les autorités faisaient silence. Le nom de la redoutable maladie était « encéphalite léthargique ». C’est un mal généralement incurable et rarement mortel ; il détruit la conscience et la vitalité de ses victimes. Doris en fut une. Je tairai le spectacle qu’offrit au bout de peu de mois la magnifique créature, que j’aime tant. Je tairai aussi le mensonge cruel où vivaient Léopold et Livia. Il me fallait, à moi aussi, prétendre que j’étais fermement convaincu de la complète guérison de la jeune fille. D’ailleurs, je me prenais fréquemment ces derniers temps à donner dans cette aveugle croyance. Il n’est pas possible qu’un être comme Doris puisse être détruit pour toujours. Au début de l’année 1937, mes amis liquidèrent leur maison pour aller habiter au voisinage du sanatorium où leur fille était soignée. Ils congédièrent également Teta.

Vers la fin du printemps, j’acceptai l’invitation d’un camarade de classe à me rendre en Amérique. Mes compatriotes là-bas me conjurèrent de ne pas retourner dans un pays qu’ils considéraient comme perdu et livré à Satan. Je me laissai convaincre et passai l’hiver à New York. J’eus mauvaise conscience. Un grand désir de rentrer en Autriche s’empara de moi, surtout à cause de Livia, qui avait tant à supporter. À Paris, je fus surpris par la nouvelle de l’impudente agression.

Dès les premiers jours, Léopold Argan, en sa qualité d’ennemi déclaré des brigands, avait été arrêté, torturé et jeté en prison. Plus tard, on l’emmena dans un de ces camps qui resteront pour toujours une honte ineffaçable attachée au nom allemand. On ne l’a pas encore libéré jusqu’à ce jour où j’écris ces brèves lignes à contrecœur et avec tant d’angoisse. J’ai tenté tout ce qui était humainement possible, mais il n’y a pas de puissance au monde qui puisse et veuille l’aider. Il vit. Des camarades de souffrance à lui, qui ont eu plus de chance et présentaient moins de surface à l’infernale vindicte qu’un haut fonctionnaire, m’ont raconté ici, à Paris, que Léopold supportait son destin avec une force surprenante et une dignité inaltérable, qu’il était fort amaigri à la vérité, mais encore sain et résistant. Il est employé à des travaux de terrassement et de carrières. Lorsque je m’imagine l’artiste et l’homme du monde généreux et qu’il était dans cette situation, je deviens fou. Je le revois comme il était, lorsqu’après la mort de Philippe, je l’eus mis au lit et qu’il me jetait un baiser de son geste touchant de cavalier. Ce geste, c’était l’adieu de sa belle vie. Je n’ai plus eu de nouvelles de Livia depuis ces jours de mars. Elle doit éviter, en tant que femme de Léopold, de faire parvenir des lettres à un banni aussi décrié que moi. Je ne puis donc pas savoir comment va Doris. Mes pensées ne les quittent jamais. Elles ne quittent ni Livia, ni Léopold, ni Doris. Mais je dois à présent prendre congé, et d’eux et de moi-même...

Je reporte mon regard sur Teta, qui sera toujours pour moi une partie de la maison Argan, c’est-à-dire du lieu qui a été pour moi dans le cours désordonné de ma vie, non seulement un abri, mais un foyer. En m’attachant à Teta, il me semble retrouver ici à l’étranger les liens de ma patrie. Elle vient de quitter sa petite chambre dans la maison citadine de la famille Argan. Sous son bras, elle porte de nouveau l’icône. Elle descend les escaliers. Sans se retourner.

 

 

 

 

Deuxième Partie

 

À L’ÉCHOPPE DE SATAN

 

 

CHAPITRE CINQ

 

LA DERNIÈRE LETTRE

 

Sans se retourner Teta sort de la maison. Puis elle s’arrête et gonfle ses poumons. C’est le deux mars 1937 ; il fait encore bien froid, mais l’air est déjà chargé des effluves annonciateurs du printemps, âpres, aromatiques. L’odeur du printemps est particulièrement énergique dans ces villes voisines des pentes alpines. Tout le bagage bien bouclé et verrouillé de Teta, elle l’a expédié devant elle à sa sœur, la veuve de monsieur le surveillant principal de la compagnie de chemin de fer subventionnée du Sud Zikan. Parmi ces bagages il y a la cithare à laquelle son cœur est attaché. La seule chose qu’elle n’ait pas confiée au livreur, c’est l’icône et naturellement pas non plus la photographie de jeunesse de son neveu, qu’elle porte sur elle. Contre sa poitrine elle serre son petit sac à main que les ans ont rendu friable. Là, dans des enveloppes scellées, se trouve tout son avoir, jusqu’au dernier sou, une somme agréablement arrondie. Depuis des années déjà Teta a retiré sa confiance à toutes les caisses d’épargne, qu’elles soient nationales ou municipales. Plus sage, en ce point, que les plus grands financiers, elle tenait pour plus sûre sa petite valise paillée, que fermait un verrou modeste, que tous les coffres bardés d’acier des banques monumentales, qui ne s’ouvrent qu’à la combinaison d’une formule secrète et d’une clef magique. Quant à la rondelette somme, en voici l’origine. La veille Teta avait été appelée chez Léopold Argan. Il lui avait pris les deux mains, l’avait fait asseoir et l’avait adressée en ces termes :

– Chère Mamzelle Linek... La maladie de ma fille est seule cause que nous soyons obligés aujourd’hui de nous séparer, je veux dire que sinon nous aurions vécu ensemble de longues années encore, et comme je vais regretter votre excellente cuisine... Voyons, racontez-moi quels sont vos projets... Avez-vous l’intention de reprendre du service ?... Avez-vous déjà quelque chose en vue ?...

– Les pieds, M’sieur le Baron, gémit Teta, je m’en vais avoir de plus en plus de tourment avec mes pieds...

Léopold Argan hocha une tête compréhensive :

– Oui, oui, bien sûr ; chaque métier a ses douleurs spéciales, Mamzelle Linek... Pour nous autres fonctionnaires, c’est l’immobilité, pour vous c’est l’excès de mouvement... Mais je vous conseille sérieusement de faire examiner vos artères par un médecin... Et puis, bien que vous ne les paraissiez pas, vous avez je crois soixante-dix ans, n’est-ce pas ?...

Sur la question de son âge, Teta était aussi chatouilleuse que n’importe quelle femme :

– Avec votre permission, pas encore s’il vous plaît, constata-t-elle. Mais à Pâques prochaines, si Dieu le permet, j’aurais soixante-dix ans...

Le sourire de M. Argan était consolateur, comme si c’était là un chiffre très satisfaisant et que rien de meilleur ne pouvait être souhaité :

– Mais vraiment Mamzelle Linek, alors vous pouvez bien vous mettre au repos, après de si longues années de service.... Rien que chez nous vous avez travaillé plus de vingt ans, vingt années heureuses, et nous et les enfants... Les enfants ont vécu avec vous toute une éternité... Écoutez-moi bien... Vous avez droit à une pension complète que je vous verserai le premier de chaque mois... J’espère que je m’en trouverai toujours capable...

Teta tenait la tête penchée sans prononcer un mot.

– Mais il existe une autre forme, poursuivit M. Argan, et peut-être préférerez-vous cette forme... Je suis prêt à vous verser un dédommagement forfaitaire, une grosse somme, mettons dix mille... Cela correspondrait approximativement à votre salaire de sept ans... J’espère que vous vivrez beaucoup, beaucoup plus longtemps que cela, chère Linek, mais une grande somme payée comptant, cela a aussi ses avantages... On ne peut pas savoir, n’est-ce pas, ce qui peut advenir de nous tous, de l’Autriche...

Teta ne releva pas le regard de ses yeux de myosotis. Elle exprimait par là tout d’abord l’humilité qui convient à une servante. Et d’autre part elle ne trahissait pas la lutte peu convenable de ses réflexions.

– Je vous prie de décider vous-même, fit Léopold Argan après un silence.

Mais Teta, la tête baissée sur sa poitrine murmura, confuse :

– Je serai bien reconnaissante à Monsieur pour la somme forfaitaire....

D’un esprit prompt elle avait examiné les deux propositions de son ancien patron. Les raisons données par lui avec tant de franchise venaient à la rencontre de ses propres désirs et de ses propres doutes. Dix mille comptant sur la table, – c’est un sentiment bouleversant de joie, auquel il n’est pas si facile de renoncer, même si la pension complète avait été assurée pleinement, à vie. Mais dans ces temps si durs et si difficiles à comprendre, demeurait-il quelque chose qui soit pleinement assuré ? Et le maître lui-même n’avait-il pas clairement mis en doute sa propre capacité à payer ? J’espère que je m’en trouverai toujours capable. Les maîtres – des personnes d’une parfaite bonté, Teta ne perdait pas une occasion de l’affirmer – avaient prodigué leur argent à des ingrats et des importuns, comme par exemple à la famille Bichler ; ils n’avaient jamais vérifié exactement les livrets de ménage et n’avaient montré aucun zèle à suivre les prix véritables du marché. Teta en avait bien tiré quelques profits personnels, mais dans son for intérieur elle avait toujours condamné cette légèreté. Cela ne pouvait pas bien finir, d’autant que le ciel courroucé avait déjà commencé sur cette terre à mettre en œuvre un tribunal sévère et cruel. La sagesse commandait donc de se retirer tout d’une pièce et de ne plus dépendre de gens manifestement engagés dans une procédure divine. L’esprit de Teta était occupé à ces réflexions et considérations remarquablement peu sentimentales ; mais elle ne put cependant retenir ses larmes à la pensée de Philippe et de Doris et un sanglot furtif s’évada de sa gorge. Elle se passa un coin de tablier sur les yeux.

Monsieur Argan lui aussi garda la tête baissée plus longtemps qu’il n’eût été nécessaire avant de sortir du tiroir de son bureau une forte liasse de bank-notes, rien que des cents, qu’il se mit à compter par paquets de dix devant Teta.

– Voulez-vous avoir l’obligeance de vérifier, Mamzelle Linek, dit-il en exhortant sa servante.

Mais celle-ci secoua violemment la tête, prit dans ses doigts tremblants le trésor offert et le fit glisser dans les deux larges poches de son tablier de même qu’elle faisait d’habitude pour les petits pourboires. Puis elle fit sa plus gracieuse révérence, baisa la main de Monsieur Argan, promit de faire de nombreuses visites à Madame et à Mademoiselle Doris et prit congé. Mais rentrée dans sa chambre elle recompta l’argent non pas une, mais cinq fois et ses doigts ne tremblaient pas moins qu’auparavant. Et puis vint le moment suprême de réunir la somme forfaitaire qu’elle avait reçue et les économies qu’elle avait faites. Et voilà qu’en tout il y avait vingt mille et le dur labeur n’avait pas été vain et elle n’était plus une pauvre domestique, mais une femme fortunée, non seulement libre de tout souci, mais propriétaire par surcroît d’un héritage qu’il lui était loisible de laisser à qui bon lui semblerait. Alors, sa porte verrouillée, Teta s’assit sur le lit à la couverture brodée en mille couleurs, prit sur ses genoux tout cet argent et éprouva la pleine jouissance de cette richesse acquise qui devait la soutenir jusqu’au-delà de la satisfaction temporelle, pour un bien-être durable. Moment de profonde satisfaction, tel qu’elle n’en pouvait guère espérer même aux cieux de beaucoup plus complète. À cela près qu’ici, il était passager. Là-bas il serait permanent. Ainsi se disaient les initiés, ainsi le savaient-ils par leurs études.

Mais aujourd’hui, vingt-quatre heures exactement après ce grand moment, Teta est debout bravement dans la foule citadine avec son visage de tartare aux yeux clairs ; elle attend le tramway, qui doit la conduire jusqu’à l’extrémité de la route d’Ottakring. Sous son bras gauche elle porte l’icône enveloppée d’un beau papier propre. Et de la main droite elle serre contre soi le petit sac usé, un très ancien cadeau de Noël de Livia. Elle tremble de penser, que quelque « méchant » pourrait venir le lui arracher. Et ce qu’elle y conserve, ce n’est pas seulement son avoir terrestre mais aussi son compte-courant céleste, les nombreuses lettres du révérend neveu, collection de récépissés des avances versées régulièrement pour son bienheureux habitat à venir.

 

La sœur de Teta, la veuve de Monsieur le surveillant principal de la compagnie des chemins de fer du Sud, s’appelait Katherina et on l’appelait Kati. Ce n’était pas une veuve ordinaire, mais une personne hautement confirmée dans le veuvage, ayant acquis cette qualité à trois reprises par la mort du conjoint respectif. Le premier, un homme beaucoup plus âgé qu’elle, l’avait laissé seule de temps immémorial, alors qu’il était un quinquagénaire robuste ; le second, plus adapté à elle par l’âge, lui avait été arraché à peine la cinquantième année achevée, tandis que le surveillant principal Zikan, qui aurait pu être son fils, n’avait pu tenir que jusqu’à quarante-huit. En somme les trois époux de Kati avaient eu tous trois la même pensée de profiter du tournant dans la vie de l’homme pour se retirer discrètement.

Après les deux premiers deuils, Kati avait chaque fois repris du service, non pas comme cuisinière de grande classe, dans des maisons de grande classe, comme sa sœur renommée, mais comme servante ou « bonne à tout faire » et ce exclusivement chez ses semblables, c’est à dire chez des veuves seules d’âge avancé. En effet Katherina ne se montrait pas experte seulement dans la survie de ses légitimes époux, mais dans la survie tout court. Elle avait une incontestable routine d’héritière. « Bonne à tout faire » infatigable, entremetteuse bavarde et divertissante, elle avait su exercer sur deux de ses veuves seules un tel empire, que sur leur lit de mort elles avaient pensé à pourvoir la fidèle ménagère, garde-malade et potinière intéressante. Ainsi dans sa soixante et unième année Kati avait accumulé un quintuple héritage. Celui-ci comprenait tout d’abord la petite pension de monsieur le surveillant principal et son très bel appartement (deux pièces, cabinet et cuisine), de plus, les divers objets ménagers des deux premiers mariages et enfin une quantité incroyable de vaisselle, de tasses en porcelaine peinte en rose et en bleu ciel, d’estampes encadrées d’or, de bibelots de toute sorte, de couvre-pieds, traversins, pendules, figurines et de tout un somptueux bric-à-brac, originaires de l’héritage de ses collègues en veuvage. De toute la ville c’était l’appartement le plus rempli de « mobilier », que celui de Madame la surveillant principal. Dans sa pompe surchargée et baroque, cet appartement symbolisait l’ascension de la pauvreté de Hustopec jusqu’à la sphère bourgeoise de la métropole. Même les murs de la cuisine étaient pavés de tableaux pleins de noblesse représentant des scènes d’un bel effet moral telles que la rencontre de Dante et de Béatrice sur le pont de l’Arno ou le Maure Othello, tenant dans ses bras sa Desdémone blonde comme les blés sous une pleine lune de Venise.

Les commères voisines de Madame Zikan dans la grande vieille maison du 315 Ottakringer Haupt strasse se creusaient fréquemment la tête pour savoir qui hériterait un jour de tout ce mobilier fidèlement collectionné. Car Kati Zikan n’avait pas eu d’enfant. Ses maris, tous tant qu’ils étaient, maladifs et chétifs, ne s’étaient pas montrés capables d’assurer à eux-mêmes et à leur veuve présomptive un héritier corporel. Kati ne laissait du reste pas subsister le moindre doute sur le fait qu’elle n’était quant à elle nullement responsable de cette regrettable circonstance, mais que la faute en était à la partie mâle respective. Le premier avait été un vieillard rhumatisant. Le second avait voué ses loisirs et ses forces au vin nouveau. Et finalement en ce qui concerne le surveillant principal de la compagnie du Sud, elle avait eu pitié du pauvre petit homme solitaire et pulmonaire, car dans sa faiblesse physique personne d’autre ne prenait soin de lui, parce qu’il lui était tellement reconnaissant de chaque geste qu’elle faisait pour lui, et parce que, selon sa propre expression, elle souffrait d’un trop bon cœur. Les voisines en étaient depuis longtemps arrivées à la conclusion que personne d’autre n’hériterait de l’essoufflant mobilier de Madame Zikan que Mila, la cadette des sœurs Linek. Cette Mila était tombée sur la tête, non pas au sens figuré mais au sens réel à Hustopec quand elle était une petite fille. Elle était restée arrêtée dans la croissance, souffrait d’une hydrocéphalie et d’un défaut de prononciation ; mais l’imbécile, infirme alerte et active, se remuait dans l’appartement et abattait double besogne. Katherina Zikan la traitait très sévèrement et faisait observer fréquemment que Monsieur le surveillant principal avait dit qu’en réalité Mila était un « cas » et que sa place était non pas dans la vie « sociale » mais sous la tutelle d’une organisation de l’État. L’infirme ne trouvait rien à redire contre le fait que par suite de son existence douteuse elle devait deux fois plus travailler. Jamais elle ne perdait la bonne volonté ni la bonne humeur bien souvent propres aux enfants déshérités et pauvres d’esprit de la vie. Et du travail il y en avait tant et plus, car pour profiter de son grand appartement, Madame Zikan avait sous-loué à deux messieurs. Du reste, il n’est guère vraisemblable que le court entendement de Mila ait jamais goûté l’anticipation d’être un jour propriétaire unique de la splendeur de cette installation. Elle n’éprouvait à l’égard de toutes ces fragilités en porcelaine, verre, plâtre ou albâtre, que la crainte la plus vive, car si jamais l’une d’elles se brisait, la maison ne manquait pas de retentir de pleurs et de grincements de dents. Mais Madame Zikan elle-même n’avait jamais la pensée qu’elle n’était pas seulement héritière mais laisserait un jour elle-même un héritage. La robuste veuve, survivante avérée d’autrui, ne songeait pas un seul instant que d’autres un jour lui survivraient. À la ressemblance de sa sœur Teta Linek, la femme du surveillant était douée elle aussi d’un sentiment vivace de l’incontestable permanence de sa personnalité. Peut-être ce sentiment était-il secrètement lié à l’absence de progéniture, ou bien au contraire l’absence de progéniture à ce sentiment. Mais la différence résidait en ceci, que Teta, touchée par un rayon de la grâce, transférait ce sentiment d’invulnérabilité à l’Autre vie, tandis que Kati, dépourvue de toute foi religieuse, songeait à s’éterniser dans ce monde. Cette différence prouve bien que ce n’est ni le milieu ni l’éducation qui décident de l’homme. La même caractéristique se développe de manière diamétralement opposée dans deux âmes qui subissent les mêmes influences sociales. Et enfin, disons maintenant toute la vérité, sans plus de retenue. La femme du surveillant principal spéculait avec beaucoup de passion sur l’héritage de Teta, dont elle se faisait une haute idée. Sa sœur était son aînée de neuf ans. Il semblait donc que conformément à la nature des choses, elle, Katherina, devait tôt ou tard, en prenant les précautions nécessaires, se trouver en possession des mystérieuses économies de Teta. Mais si quelqu’un lui avait posé cette question : que veux-tu de plus, tu as enterré trois maris, tu as fait cinq héritages, toi, une domestique fruste, on t’appelle Madame la Surveillant principal, tu touches une pension et tu es propriétaire de ton légendaire mobilier – elle aurait répondu d’un rire sarcastique. Toutes ses ambitions, tous ses rêves tournaient autour des économies de Teta. Sa sœur l’avait toujours traitée avec hauteur et avait limité leurs relations à quelques rencontres par an ; même l’ascension vertigineuse de Kati dans le monde des fonctionnaires de l’État n’avait pas impressionné Teta. En avarice, l’aînée avait encore dépassé la cadette. Et de loin. Teta avait dû économiser intégralement année après année ses salaires, à moins... à moins qu’un certain danger n’ait joué sur lequel la veuve n’avait pas été en mesure de se faire une idée nette en dépit de longues cogitations. Elle ne dormait pas de la nuit à l’idée que l’argent de la septuagénaire lui revenait à elle seule selon toute justice humaine, car Mila, en tant que réprouvée de la société, n’entrait pas en ligne de compte. Elle n’aurait guère su que faire de toutes ses richesses – des chiffres fantastiques dans les soixante-dix ou quatre-vingt-mille lui trottaient dans la cervelle – puisqu’elle n’avait d’autres désirs que ceux d’une vieille bonne à tout faire arrivée à la limite des jouissances. La bonté de cœur dont elle prétendait souffrir ne lui occasionnait guère de frais, et il ne lui serait pas venu à l’esprit de s’offrir une paire de bas de soie, une bouteille de vin fin ou un savon de luxe. Sa seule dépense consistait dans l’infatigable acquisition de billets de loterie. Mais quel rapport y a-t-il entre les soi-disant « besoins raisonnables » et le rêve voluptueux de la possession ? Ce rêve est une des formes de l’instinct de persévération des êtres. Car qui veut durer toujours doit sans cesse croître. Ainsi la cupidité de Katherina va à l’encontre des théories de Darwin ; la lutte pour l’existence est une formule insuffisante, et devrait être remplacée par le concept nouveau de lutte pour une existence accrue. Elle prouve aussi que l’âpreté au gain et la soif de profit ne sont pas les effets d’une cause sociale modifiable, mais sont elles-mêmes causes invariables. De tout ce qui précède on jugera aisément quel doux frisson parcourut la femme du surveillant principal à la nouvelle inattendue que Teta voulait séjourner quelque temps chez elle.

Aussi, au bout de trois journées de sévère nettoyage, l’appartement du digne fonctionnaire se trouvait ciré, poli et balayé, et le fameux mobilier brillait de mille feux. Mila la « pauvre bêtasse », comme l’appelait sa sœur en soupirant, n’avait pas dû rire pendant ces trois journées. Depuis une demi-heure déjà, Madame Zikan se trouvait dans l’escalier, sur le pas de sa porte, pour donner à la nouvelle candidate à héritage, Teta, un accueil festival. Enfin, cette sœur tant désirée monta les marches mal commodes, sans se presser, soufflant et faisant de nombreuses pauses. Katherina lui tendait ses bras osseux. Plus grande et plus maigre que Teta, elle avait la même figure large, qu’une verrue sur la joue gauche faisait apparaître cependant plus vulgaire. Les yeux étrangement clairs et très beaux de l’aînée, elle ne les possédait pas. Les siens étaient rougis et délavés, clignotaient sans arrêt et semblaient dire : tout ce que je vous en dis, messieurs et dames, ce n’est pas tout à fait sérieux. De loin, déjà, elle jeta sur Teta le lasso de son verbiage :

– Te voilà enfin, ma Teta, Tetichko, petite sœur... Eh bien, la vie nous a donc quand même réunies pour une fois... Habiter dans la même ville, et ne se voir qu’à Noël et à Pâques (ai-je tort ?)... J’ai eu mes jours et tu as eu les tiens. Mais les miens ont été durs, très durs, ma Teta, une célibataire comme toi ne peut pas s’en faire une idée. J’ai enterré trois maris et Monsieur le Surveillant principal, ça a même été un enterrement de première classe avec deux voitures pour la famille, comme il convient, et lui si jeune encore, un homme sensible et fin et hautement cultivé, mais je l’ai su tout de suite qu’il était menacé, dès le début, oui, ça me serrait le cœur, sœurette, et toi tu ne l’as pas assez connu, malheureusement... Ne parlons plus de ces choses tristes ; que veux-tu, j’ai toujours besoin de m’occuper de quelqu’un, je ne suis pas heureuse sans ça ; c’est pour ça que j’ai été si contente quand tu m’as téléphoné, ma Teta, et j’ai donné congé à un de mes locataires et je t’ai préparé la grande belle chambre, avec la pauvre bêtasse, et je ne te laisserai plus repartir... Mila, où te caches-tu ?... Prends le paquet de ta sœur et débarrasse-la de son sac et apporte-nous tout de suite le café bien chaud, que j’ai acheté chez Meinl, et les petits fours...

Mila balançait sa grosse tête grisonnante ; la joie de l’exceptionnel l’excitait et elle bondissait comme un enfant tout en tendant la main pour débarrasser Teta. Mais celle-ci ne lui donna ni l’image sainte ni le sac à main qu’elle serrait contre elle, et dit d’une voix tranquille :

– À onze heures du matin je ne bois pas de café, je n’en ai pas l’habitude, et je te remercie bien, ma sœur, avec ta permission je resterai chez vous quelques jours avant de chercher quelque chose....

– Chercher quelque chose, chercher quelque chose, dit Mme Zikan avec un soupir, pour qui vas-tu donc encore te donner du mal, à ton âge ? Et du bon café chaud, ça se boit à n’importe quelle heure....

Elle la poussait dans la grande pièce, où l’odeur de cirage et du vernis acide l’emportait sur la moisissure originelle. On y discernait aussi des relents d’insecticide. La table était recouverte d’une nappe blanche. Teta dut s’asseoir sur le divan aux coussins rouges, au dossier orné d’une étrange monture de créneaux et de tourillons, qui le faisait paraître semblable à une sorte de château fort. Devant les créneaux étaient fièrement rangés les symboles des cinq héritages : timbales, pots de bière et figurines de bronze. Madame Zikan versa le café :

– Pourquoi dis-tu quelques jours seulement, ma Teta... Veux-tu me rendre malheureuse ?... Une personne âgée a besoin de soins, et les soins ça me connaît (ai-je tort ?). La sœur principale du deuxième dit toujours qu’il n’y a pas de meilleure infirmière que la femme du surveillant principal : les professionnelles peuvent toujours s’aligner.... Est-ce que la chambre te plaît ?

Teta jeta un regard myope au grand lit large qui avait appartenu au défunt :

– Et où dormiras-tu, toi, ma sœur ? demanda-t-elle.

Le sourire de Madame Zikan se fit saintement indulgent :

– Moi ? Ne te fais pas de souci pour cela. Moi, ça m’est bien égal. Je me mettrai une paillasse dans la cuisine, à côté de la pauvre bêtasse...

– Et l’autre locataire, il est toujours dans le petit cabinet ? s’enquit Teta après quelques instants de réflexion.

– Renvoyé, lui aussi, ma sœur, je lui ai donné congé pour le premier du mois, pour que tu le saches... Il n’avait pas de moralité celui-là, Marie et Joseph, non ; toutes les trois semaines il amenait une créature, ce paresseux, ce vaurien ; les choses que l’on peut entendre par la cloison, pour sûr, tu aurais été écœurée... Kati, me suis-je dit, tu as eu la chance que ta sœur t’ait annoncé sa visite, l’aînée, la pieuse, et tu sais bien qu’elle est membre active des vierges catholiques et tu as appris ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, et tu ne peux pas exposer Teta à ce garçon sans moralité et à ses petites amies, sinon elle pourrait bien être dérangée la nuit par des gloussements ou des bruits d’eau et cela ne se fait pas, alors je lui ai donné congé, même qu’il me doit encore quinze jours de loyer, petit déjeuner inclus.... J’en suis de soixante schillings comptant, mais Teta elle me connaît, elle sait que je ne suis pas de celles qui font des histoires pour un peu d’argent et que c’est même moi qui ai toujours nourri la pauvre bêtasse et qu’aucun des frères et sœurs n’a donné un liard pour elle, même que feu le surveillant principal disait toujours que la place de Mila n’était pas dans la vie sociale, mais à l’assistance publique, et moi je lui répondais au surveillant principal, mon cher monsieur, c’est ma petite sœur, que je lui disais à feu mon mari, cette pauvre bêtasse, et ma petite sœur je ne l’envoie pas hors de la vie sociale et je ne la mets pas à l’assistance publique, dans ces horribles établissements, tant qu’il me reste mes deux mains pour travailler, moi....

Teta avait laissé passer l’intarissable bavardage, les yeux mi-clos. Elle ne goûtait à sa tasse de café que pour la forme. Mais Mila, en entendant la vieille chanson comme quoi on ne la mettait pas à la porte de la vie sociale et qu’elle aurait le droit de continuer à se crever dans la maison, fit entendre un rire joyeux et battit des mains. L’aînée la gratifiait à peine d’un regard. Exception faite pour « mon gars », elle n’avait pas de sympathie pour les infirmes, les scrofuleux, les déments et autres créatures manquées de Dieu. Mais après quelque temps elle donna voix à la décision qu’elle avait secrètement prise :

– Avec ta permission, ma sœur, j’aimerais avoir le cabinet pour y coucher....

La femme du surveillant principal fit montre de la plus vive émotion :

– Mais la belle grande chambre, ma Teta, et le lit seigneurial, avec matelas à ressort de première qualité, même que le surveillant principal y est mort....

– Je ne suis pas accoutumée à des choses seigneuriales, déclara Teta d’un ton ferme et se leva.

Le cabinet avec ses fenêtres mornes sur la cour ressemblait exactement à la minuscule chambre de bonne de ses débuts. Le lit était un sommier de fer branlant recouvert d’un matelas aplati. Teta hocha la tête d’un air satisfait. Par contre elle examinait d’un œil critique les nombreuses œuvres artistiques qui pendaient au mur. D’une veuve dont le mari avait été grand turfiste, Katherina avait hérité d’une masse de gravures hippologiques, qui ornaient à présent le cabinet. Il y avait en outre un Guillaume Tell tirant sur la pomme et une course de taureau magnifiquement agitée.

– Si tu permets, il faut enlever tout ça, ordonna Teta. Une seule peinture trouva grâce à ses yeux. C’était un paysage dans les tons brun tabac avec un lac alpestre bleu d’encre et au-dessus un glacier sans air et sans perspective, qui ressemblait à un vieux gâteau au chocolat rassis, dont coulerait sans interruption une crème fouettée jaunâtre.

– Ça peut rester, décida Teta et peut-être qu’elle pensait à Grafenegg où elle avait vécu tant d’étés.

La question du trumeau souleva quelque aigreur.

– Où est la clef du trumeau, s’enquit Teta.

La femme du surveillant principal fronça visiblement le nez en déclarant que les locataires n’avaient jamais jusqu’ici exigé de clef. Et il s’était trouvé dans le nombre jusqu’à un officier de la police criminelle.

– Avec ta permission, ma sœur, il me faut une clef, déclara Teta sans se démonter.

Madame Zikan ne se décida qu’après une petite pause dangereuse à se montrer docile :

– C’est parce que nous nous connaissons si peu, ma Teta, déclara-t-elle avec une pacifique amertume. Nous ne nous sommes toujours vues que pour Noël et pour Pâques, par ta faute... Mais pour moi, tu es comme une mère... Veux-tu que Mila aille chercher le serrurier tout de suite ?

– Qu’elle aille le chercher, décida Teta avec la plus parfaite tranquillité.

Puis elle tourna vers sa sœur ses yeux clairs :

– Naturellement je paie pour le cabinet le même prix que les locataires, ma sœur, et pour la nourriture nous ferons le calcul....

Rien n’y fit, ni protestation ni conjurements de la femme du surveillant principal désespérée, car elle ne demandait qu’à voir Teta devenir le plus rapidement possible sa débitrice.

 

Dans les jours qui suivirent, il se passa régulièrement la même chose. Ponctuellement à neuf heures du matin et quatre heures de l’après-midi, heure à laquelle le facteur montait l’escalier, Teta se glissait de son cabinet dans l’entrée pour recevoir à la porte de l’appartement en mains propres tout courrier qui lui serait destiné. Par une fente dans la porte de la cuisine, Madame Zikan observait ce manège avec une inquiétude croissante et une curiosité suspicieuse. Elle se résolut enfin à ne pas attendre plus longtemps et à faire face carrément au secret danger. Elle échafauda son plan sur deux faiblesses de Teta qu’elle connaissait de longue date. L’une était la prédilection de sa sœur pour un bon petit verre de cognac, bien sucré, si possible, relevé d’un arôme d’anis ou de kummel. L’autre faiblesse de Teta, c’était la musique. Chaque fois qu’on chantait ou qu’on faisait de la musique chez les Argan, elle laissait sa porte ouverte pour que les sons mélodieux pénètrent jusqu’à elle. Cela aidait tellement à rouler la pâte ou à battre en mesure les œufs en neige. De plus la musique jouait un rôle important dans l’inébranlable certitude que Teta avait des cieux. Là-haut elle était confiée aux anges. Mais il était bien entendu que les anges ne se bornaient pas aux chants d’église ; ils formaient aussi de nombreux orchestres pour instruments à vent et autres chœurs mixtes à quatre voix, du type le plus séculier, et donnaient inlassablement des concerts gratuits dans les parcs toujours verts et les salles largement aérées de l’éternelle Pensionopolis. Katherina Zikan possédait un gramophone un peu enroué, mais représentatif, issu de l’héritage numéro trois, son second mari. L’amateur fidèle du vin nouveau et de la musique de java en avait fait jadis l’acquisition ainsi même que de quelques disques, dont le plus merveilleux faisait entendre l’air mondialement connu :

– Ah, qu’il est bon le vin, lorsque l’on a vingt ans,

   À vingt ans que l’amour est bon !

*         *         *         *

   Puis quand vient l’âge, on est plus sage,

      On n’aime plus que le vin.

Madame Zikan fit jouer ce disque après avoir débouché une bouteille d’anisette d’au moins douze schillings et l’avoir fortifiée par l’addition d’alcool pur. Il était cinq heures un peu passées. En bas la rue endimanchée tendait son ruban vide. Déjà une rougeur solennelle colorait le ciel menu par la fenêtre. Kati tira Teta dans la grande pièce :

– Viens donc dans le salon, ma Teta, fit-elle encourageante. Pourquoi deux pauvres vieilles femmes ne se prépareraient-elles pas un agréable dimanche ? (ai-je tort ?) j’ai préparé quelque chose pour nous...

Elle remplit les verres. Elle fit courir l’aiguille. Et voilà que l’inapprochable Teta se mettait à balancer la tête en cadence et à jeter un regard aimable par la fenêtre ouverte sur le modeste ciel vespéral. Elle toucha d’abord la liqueur du bout de la langue pour la goûter, puis elle vida le verre d’un trait. Le Iago femelle remplit son verre pour la seconde fois. Ah, que le vin est bon, lorsque l’on a vingt ans, recommençait le disque. Après le troisième petit verre, Iago crut le moment venu :

– Est-ce que tu as des nouvelles de notre neveu ? demanda la femme du surveillant principal.

Teta rattrapa son regard qui flottait dans le ciel et se fit très attentive :

– De quel neveu ? demanda-t-elle d’un air détaché.

– Veux-tu l’entendre encore une fois, ce disque, ou un autre... ?

Teta gratifia le gramophone d’un regard hostile :

– Non, j’en ai assez... Arrête la machine...

Tout en exécutant ce commandement, Madame Zikan prononça d’un air indifférent :

– Tu sais bien, Mojmir, le garçon de notre frère Mojmir...

– Qu’est-ce que j’ai à voir, moi, avec Mojmir, le garçon de notre frère Mojmir, grogna Teta.

– Moi, ça ne me regarde pas, sœurette, sourit la femme du surveillant principal avec bonhomie. Mais je pensais, comme ça, que tu aurais des nouvelles de lui... Qui d’autre en aurait... ?

Teta d’un mouvement brusque tourna la tête vers sa sœur :

– Pourquoi dis-tu : qui d’autre en aurait ?... Pourquoi moi ?

Katherina Zikan leva la bouteille :

– Encore un demi-gobelet, ma Teta... Tu n’en as eu que deux encore... Et c’est de la bonne eau de vie, un vrai Mikulasch, à vingt schillings la bouteille, et léger comme pour des enfants.

– J’en ai déjà eu trois, rectifia Teta sans sourciller. Mais tu peux bien m’en donner un quatrième, même entier... Ça ne me fait pas de mal... Mais pourquoi as-tu dit : qui d’autre en aurait... Pourquoi moi ?

Katherina tenait le verre de Teta à la lumière déjà mourante et le remplissait précautionneusement jusqu’au bord d’anisette transparent. En même temps elle disait l’air pensif :

– Tu me l’as raconté toi-même, dans le temps... Il y a déjà très longtemps, vraiment... Comme le temps passe....

La voix de Teta restait très calme :

– Qu’est-ce que je t’ai raconté ?... Et quand est-ce que je t’ai raconté cela, dans le temps... ?

– Mais voyons, sœurette, ne t’en souviens-tu pas ?... Tu m’avais raconté que tu en faisais un docteur, de notre neveu, et à tes propres frais, même...

Teta bondit à ses mots et ses yeux brillaient d’un éclat noir.

– Je me souviens parfaitement, s’écria-t-elle. Je me souviens parfaitement de tout, ce n’est pas la peine d’essayer de me raconter des histoires... Je ne t’ai rien raconté du tout, dans le temps, rien du tout....

Le Iago femelle reconnut que sa méthode n’avait pas été assez raffinée et qu’il s’était dangereusement découvert. D’un geste de main aigri Teta refusa le cinquième verre.

– Bah, je dois m’être trompé du tout au tout, alors, ma Teta, soupira la femme du surveillant principal, ma tête n’est pas aussi bonne que la tienne... La belle-sœur me l’aura raconté, dans le temps, ou quelqu’un d’autre de la famille... C’était juste quand je venais de me marier pour la première fois, tu te souviens, des noces de première classe à Meidling et puis le banquet au Cerf d’Or pour vingt-deux personnes, avec le couvert à sept schillings cinquante, c’était un vrai cavalier, ce cher Alois, il faut le dire, mais ce rhumatisme ! il ne pouvait pas remuer un membre et il a fallu que je l’habille et que je le déshabille et que je le mette au lit comme un enfant et il était là, couché tout du long en gémissant, et moi je n’avais que dix-neuf ans, et qu’est-ce qu’on sait quand on est jeune fille... Moi, ça ne me regarde pas, Teta, qu’est-ce que cela peut bien me faire... j’étais bien contente simplement, parce que c’est une si belle action à toi....

Kati se moucha traîtreusement en signe d’émotion. Mais Teta était assise, le dos calé, les yeux mi-clos. Elle réfléchissait avec attention jusqu’où elle pourrait aller pour, d’une part, ne pas paraître invraisemblable, et pour mettre un terme d’autre part à la curiosité inquisitive de Madame Zikan. Le fait que son plan de vie très secret fut parvenu aux oreilles de sa sœur, même sous forme légèrement inexacte (docteur), lui procurait les sentiments les plus désagréables :

– Pour que tu le saches, dit-elle d’un air méchant et les yeux encore noirs de colère, c’est vrai, j’ai payé les études de ce Mojmir, et puis sa vie à Olmutz et encore plus tard... Mais ce que la belle-sœur ne t’a pas raconté, c’est que c’était un calvaire, que le garçon n’a pas bien tourné et que je n’ai eu que les frais, et encore des frais, et que j’ai dû demander des avances à mes maîtres et que je n’ai rien pu épargner, pas un sou d’économies de toute ma vie....

Teta remuait sur son fauteuil et s’essuyait le front :

– Si tu veux que nous restions bonnes amies, ma sœur, ne me parle plus de lui, ni à moi, ni à qui que ce soit d’autre... je ne veux pour rien au monde entendre parler de ce neveu Mojmir... Tu le sais maintenant...

Katherina Zikan hocha la tête pour exprimer l’indignation, la sympathie et la compréhension :

– Et moi, vieille bête, soupira-t-elle mélancoliquement, qui pensais que tu attendais une lettre de notre neveu Mojmir...

Teta lui lança un regard bref et aigu, incertaine si les explications confuses qu’elle venait de lui donner avaient satisfait la redoutable personne ou non.

– Ce n’est pas une lettre que j’attends, grogna-t-elle d’un air dédaigneux, c’est un paquet que mes maîtres m’enverront par la poste... Des affaires que j’ai laissées à la campagne à Grafenegg....

Après cette passe d’armes indécise, qui lui avait causé beaucoup d’émotion, elle ne retourna plus de la messe, les jours suivants, qu’après neuf heures et sortait juste avant quatre heures « faire une petite promenade », disait-elle. En réalité c’était à cause du facteur qu’elle voulait cueillir sans témoin devant le portail. C’est ainsi qu’un vendredi elle entra en possession de la lettre attendue. Elle la lut dans un jardin public de la ville, assise sur un banc, le cœur battant avec violence.

 

– J’ai bon espoir, écrivait le Révérend Père Mojmir, que cette lettre est la dernière, ma chère tante, que je vous écrirai. Avant de continuer à lire, prenez, je vous prie, l’enveloppe et examinez le timbre. Vous y déchiffrerez un nom qui aura pour vous une consonance familiale depuis l’enfance : Klobouky ! Oui, c’est dans la petite ville de Klobouky, à une petite heure de marche de Hustopec, que je mets cette lettre dans la boîte. Mais c’est à Hustopec même, dans notre Hustopec, en déjeunant à l’auberge, que je l’ai écrite. Vous comprendrez que j’aie décliné l’invitation de mon prédécesseur encore en charge. Il n’est guère poli d’envahir pour déjeuner un vieux monsieur de quatre-vingts ans qui par surcroît ne se sépare qu’avec beaucoup de peine de ses ouailles. C’est exprès que je ne vous ai pas écrit pendant une assez longue période depuis ma dernière lettre où je vous annonçais le brusque retard de mes affaires. J’ai derrière moi une période pénible et très douloureuse. Vous avez eu parfaitement raison, chère tante, de faire une condition de mon entrée en charge effective pour envoyer l’argent nécessaire à la remise en état de la cure. Ma vieille malchance s’en est mêlé une fois de plus, et la diabolique disgrâce qui me poursuit depuis toujours. Le croiriez-vous, qu’un misérable serviteur du Seigneur comme moi ait à subir l’hostilité d’un chanoine haut placé, prêtre indigne du reste, qui vit en concubinage avec une femme impudique de la soi-disant bonne société ? Mais passons. À présent, comme vous le voyez par le timbre et l’adresse de ma lettre, j’ai pour ainsi dire commencé mon office à Hustopec. Pour être tout à fait exact, je commencerai dans trois semaines, pour célébrer déjà moi-même les saints offices de la Semaine Sainte. Ce petit délai est bien naturel. Il relève d’une prière de mon vieux prédécesseur, et on ne peut tout de même pas jeter à la rue un prêtre vénérable. Par contre j’ai obtenu de lui l’autorisation de commencer dès maintenant les travaux les plus urgents. Les peintres sont déjà à l’œuvre. Je vous fais aujourd’hui la proposition de partager avec vous en parts égales les frais de remise en état de notre future demeure. Cela représenterait pour vous, d’après le devis ci-joint, neuf cent quatre-vingt sept couronnes de votre monnaie, ce qui correspond à environ cinq mille couronnes en monnaie de Bohême. Mon vieil ami de Prague, l’architecte Karl Fasching, a bien voulu se charger des travaux. Je vous joins son devis exact avec le plan. Il exécute les transformations à moins cher que tout autre, au prix coûtant rigoureusement, par vieille amitié. Moi-même je lui ai déjà remis ma part. Le plus pratique serait que vous lui fassiez parvenir la vôtre par virement bancaire. Le Tout-Puissant châtie le monde, le monde bourgeois en particulier, par les réglementations sur les devises dans les différents pays. Mais vous, ma tante, qui êtes intelligente, vous connaissez déjà le chemin de la banque d’où l’on peut envoyer ici quelques billets de cent sans autre difficulté. Ce n’est là rien qu’une suggestion. Il n’est pas destiné à mes mains indignes, cet argent, mais à notre vie en commun. Je ne veux par conséquent rien avoir à faire avec cet argent et ne pas m’en charger. –

Je vois devant moi la vieille route de Hustopec. Déjà j’ai réglé à l’aubergiste mon repas rustique mais très bon. Bientôt dans mon âme fatiguée entrera la paix des vastes champs de blé de Moravie et la satisfaction d’une vie simple, vouée au Seigneur, aux côtés de ma vieille bienfaitrice et véritable mère. Je me hâte de finir ; je veux mettre cette lettre à la poste à Klobouky, pour qu’elle atteigne l’express et vous parvienne plus vite. Si Dieu le veut, elle sera la dernière, suivie de nulle autre, et bientôt le fidèle neveu que depuis trente et un ans vous ne connaissez que par lettre, se transformera dans le véritable Père Mojmir, qui vous bénit. Si vous ne recevez plus de moi aucun signe de vie, vous savez où me trouver, où je vous attends avec impatience, sûr, tôt ou tard, de votre venue....

C’était toujours la même chose avec les lettres de Mojmir. Lues quatre et cinq fois, elles retenaient une parcelle de leur sens. Le pratique y était mêlé à l’idéal de la manière la plus vertigineuse. Pour la pauvre tête de Teta, elles passaient trop haut. Mais par là même, parce qu’elles passaient trop haut et élevaient ainsi insensiblement celle qui les recevait, leur charme de serpent s’exerçait étrangement sur la « chère tante ». Rien que le début offrait les plus grandes difficultés du point de vue chronologique. Voyons un peu ! Le neveu est assis à l’auberge de Hustopec et en même temps qu’il écrit sa lettre il la poste à Klobouky, dans la botte aux lettres. Si seulement Madame Argan était là pour interpréter ce processus contradictoire. Mais Madame est au chevet de son enfant moribond, jour et nuit elle ne s’en éloigne pas. Il ne peut être question de la déranger. Malgré tout, après la sixième lecture, Teta reconnut que la lettre la délivrait de cuisants soupçons et la remplissait d’une grande joie. Elle avait été véritablement écrite à Hustopec et postée dans le centre de district de Klobouky ; le tampon très lisible en témoignait irréfutablement. Les peintres étaient à l’œuvre. Et puis il y avait le devis joint. C’était un document imposant écrit à la machine sur papier ministre à en-tête de la Maison Karel Fasching surmonté d’un superbe titre en grandes lettres de ronde rouges à côté d’un timbre à deux couronnes : – Transformation et installation de la cure de Hustopec. Pour le Révérend Père Mojmir Linek, Curé. C’était donc écrit là, noir sur blanc, ou plutôt rouge sur blanc, et cela valait presque le certificat sur papier officiel de l’Archevêque de Prague. À cela s’ajoutait, renforçant la confiance qu’éveillait ce document, l’exactitude de chacun des postes du devis, calculé au centime près. Ainsi dans la salle de bains proposée, il était même fait mention d’un bidet au prix de quatre cent trente-huit couronnes, quarante sept centimes. La chose devenait sérieuse ! Teta mit la « dernière lettre » avec les autres, qu’entourait un ruban bleu ciel, dans son sac à main. Elle se sentait joyeuse et légère. Elle se décida dans les jours qui suivirent à faire trois courses importantes. La première la mena à la banque de Prague, ruelle des Seigneurs, spécialisée dans l’envoi de petites sommes autorisées par les réglementations sur les devises. Elle y apprit qu’elle avait le droit d’envoyer en Tchécoslovaquie, après l’accomplissement des formalités requises, jusqu’à cinq cents schillings. Elle remplit toutes sortes de fiches et feuilles de son écriture d’enfant et expédia à la Maison Karel Fasching, qui se trouvait dans la même rue que l’ancienne adresse de Mojmir, la somme permise.

Sa deuxième course la conduisit chez le médecin de la caisse d’assurances à laquelle elle était inscrite en tant que domestique. Elle dut faire plusieurs tentatives et attendre chaque fois de longues heures en vain, avant d’être admise à la salle d’examen, car des malades grossiers et égoïstes se pressaient par douzaine dans l’étroite salle d’attente. Quand ce fut enfin son tour, le docteur jeta à ses jambes un regard rapide et bégaya :

– Eh bien, Madame, il n’y a pas de quoi être fière de ses varices....

Teta se hâta de recouvrir sa nudité et demanda humblement :

– Monsieur le docteur va-t-il me donner une ordonnance, s’il vous plaît...

Le docteur était déjà assis à son bureau et grogna impatiemment :

– Je vais vous donner une note de service pour l’Hôpital Général.... Il faut me cautériser ces veines-là... Comme ça, vous aurez la paix....

Teta jeta un regard méchant au bureau :

– Est-ce que c’est une opération, cela, s’il vous plaît... ?

Le docteur cherchait son buvard l’air aigri :

– Une intervention sans gravité, fit-il excédé, comme si la mesure de temps à accorder à un malade des caisses d’assurances était comble depuis longtemps, pendant quelques jours vous porterez un bandage...

Le stylo grinçait une méchante signature. Mais Teta risqua encore une question d’une voix timide :

– Et sans intervention, s’il vous plaît, combien de temps pourrais-je encore avoir la paix ?

– Je ne suis pas prophète, je suis médecin des Assurances Sociales, fit le docteur d’un ton furieux en lui tendant sa fiche. Je ne peux pas savoir si vous mourrez en 1940 de thrombose ou si vous attraperez une pneumonie ou autre chose... La personne suivante....

Teta s’en alla joyeuse. Elle ne pensa pas un seul instant à se rendre à l’Hôpital Général avec son bulletin. Le docteur avait parlé de 1940. Cela représentait encore trois longues années. Ce millésime avait réjoui et tranquillisé son cœur ; elle se consolait même des douleurs de ses pauvres jambes qui avaient peine à la soutenir. La remise à neuf de ses jambes, contrairement à celle de la cure de Hustopec, pouvait donc de l’avis d’un homme du métier attendre encore un peu.

Sa troisième course conduisit Teta chez un marchand de valises. Elle trouva une malle de voyage assez bon marché en similicuir. Elle tenait à ne pas se présenter devant son initié de neveu avec des bagages indignes. Elle fit cet achat le lendemain du dimanche des Rameaux. Madame Zikan en parut tout bouleversée, quand elle vit sa sœur rentrer à la maison avec une valise tout flambant neuve :

– Mais ma Teta, pourquoi cela ?... Marie, Joseph.

– Avec ta permission je pars en voyage demain pour quelques jours, déclara Teta assez sèchement.

– Tu pars en voyage demain, cria la femme du surveillant principal dont le visage prit l’aspect douloureux d’un masque chinois. Qu’est-ce que nous t’avons donc fait, la pauvre bêtasse et moi, pour que tu sois fâchée contre nous... Pourquoi me traites-tu si mal, moi, ta petite sœur ?

– Vous ne m’avez rien fait du tout, répliqua Teta calmement, et je ne te traite pas mal du tout... Je serai de retour tout de suite après Pâques....

– Non, tu ne reviendras pas, pleurnichait Madame Zikan. Des larmes coulaient sur sa joue jaunâtre à la verrue poilue et son nez devint écarlate. – Tu disparaîtras et nous n’entendrons plus parler de toi, maintenant, vieille comme tu es, je ne saurai plus rien de toi et personne ne saura même que tu es ma sœur....

Ces paroles étrangement traîtresses semblèrent échapper à la perspicacité de Teta. Doucement elle tranquillisa la quintuple héritière :

– Mais pourquoi donc fais-tu tant d’histoires, Kati, dit-elle en souriant, je ne pars que pour quelques jours... Et avant je n’habitais pas chez toi non plus, voyons....

Madame Zikan renifla sa douleur avec une expression tragique et tout en continuant à sangloter, demanda :

– Et où donc vas-tu, comme ça, ma sœur ?

Teta mentit sans mentir :

– À la campagne, dans la région, déclara-t-elle sans préciser. Et je garde ton cabinet en location... Et je laisse toutes mes affaires chez toi, ma belle image de saint, le couvre-pieds et les deux valises, pour bien te montrer que je reviens encore une fois...

Cette déclaration changeait la situation de fond en comble. Les traits de Kati s’éclairèrent rapidement et le mauvais temps qui s’y lisait fit place à un ciel d’avril mi-joyeux, mi-mélancolique :

– Pourvu que tu reviennes vite et bien portante, ma Teta, dit-elle d’une voix monotone et larmoyante, parce que tu sais bien que je me fais tant de soucis pour toi, deux sœurs comme nous, et puis je m’étais habitué à toi déjà et s’il y a un bon Dieu je veux mourir avant toi, moi qui suis plus jeune de bien des années, car j’en ai bien assez de suivre des corbillards et j’ai déjà trois tombes chères qui pèsent sur moi et qui n’ont que moi pour en prendre soin, et j’en prends bien soin, personne ne peut dire le contraire et à Toussaint je fais brûler des cierges, à droite, à gauche, partout, à ne plus savoir où on a la tête... Et pour le temps où tu serais partie à la campagne par là, je ne prendrai pas de loyer, en aucun cas, et tu peux laisser ici tout ce que tu possèdes, les deux malles fermées à clef et le coffret fermé à clef et tout ce qui s’y trouve et j’en prendrai soin et j’y veillerai comme à mon propre mobilier, car tu es pour moi comme une mère....

Dès avant la fin de ces assurances prolixes, Teta disparut dans son cabinet et s’y enferma. Puis elle ouvrit l’une des malles en paille et en retira ce qu’elle avait de plus beau, deux blouses de soie noire et la robe de cérémonie qu’elle avait confectionnée avec le dernier cadeau de Noël de Livia Argan. Elle mit tout cela dans la nouvelle malle de voyage ainsi que quelques bottilles de lavande comme on en vend au long des rues. Elle n’oublia pas non plus ses bijoux, une broche en argent, deux colliers de corail et une turquoise montée en bague. Quant à son magot, elle le gardait dans le petit sac à main. La nuit, ce sac était posé sous son oreiller. De jour, elle ne le lâchait pas un seul instant des mains. Elle avait bien entendu dire que l’on n’était autorisé à passer la frontière qu’avec de petites sommes d’argent, mais avec tout le courage de son innocence, entière en ce qui concernait la vie présente, elle ne s’en souciait guère. Et elle avait raison. Quel douanier soupçonnerait de pareilles richesses dans le vieux sac à main d’une domestique ?! De bonne heure le matin du départ, Mila se glissa dans le cabinet de Teta.

– Rapporte-moi quelque chose de la campagne, ma Teta, rapporte-moi quelque chose, murmura-t-elle en s’empourprant jusqu’à la racine de ses cheveux gris. Précautionneusement Teta sortit un billet de dix schillings de son sac et le tendit à sa sœur cadette :

– Qu’est-ce que je pourrais bien te rapporter de la campagne ?... Il y a bien plus de choses à acheter en ville qu’à la campagne... Achète-toi ce que tu voudras, petite sœur....

La pauvre arriérée regarda l’argent dans sa main d’un œil avide et étonné :

– Cela m’appartient à moi, vraiment ? demanda-t-elle pieusement.

– La prochaine fois, je te donnerai encore quelque chose, annonça Teta fièrement. Elle qui autrefois recevait les pourboires s’était transformée à présent en distributrice de pourboires. Mais ne dis rien à Kati...

Le visage de la démente s’assombrit et elle semblait faire effort pour penser :

– Non, ce n’est pas possible, murmura-t-elle très tristement du fond du palais, il faut tout dire à Madame la Surveillante principale, tout...

Teta l’interpella avec brusquerie :

– Tu en es là, à ton âge, imbécile. Pourquoi faut-il tout lui dire ?...

La pauvre bêtasse attacha sur sa sœur un regard effaré :

– Il ne faut pas mentir, prononça-t-elle en bégayant de ses lèvres difformes, sinon on est renvoyé de la vie sociale...

Teta, furieuse, énonça le principe fondamental de son existence :

– Taire n’est pas mentir... Chacun en a le droit...

La démente cependant secouait la tête de plus en plus résolument :

– Celui qui ne dit pas tout est envoyé à l’assistance...

Alors une brusque et vive pitié s’empara de Teta. C’était peut-être la première fois depuis de longues, longues années. Elle ne s’était pas fait le moindre souci jusque là pour la pauvre bêtasse et elle avait accepté son infirmité comme un acte de Dieu. Mais qu’une créature humaine, que sa propre sœur à elle, ne possédât pas la force de garder pour elle un petit secret, cette misère d’entre les misères l’apitoyait davantage que n’importe quelle maladie.

 

 

 

 

CHAPITRE SIX

 

LE CURÉ DE HUSTOPEC

 

À Lundenburg, la station frontière, Teta était montée dans un train omnibus qui dessert les localités de Pavlovic et Hustopec et va se perdre dans la verdure des cultures de la terre de Moravie. Cette année là Pâques tombait tard, vers la fin d’avril. Mais la chaleur était en avance sur avril de plusieurs semaines et correspondait mieux à une journée éclatante de juin. À côté de deux paysans qui se hâtèrent de filer, Teta fut la seule à descendre du train poussiéreux et sale. Elle aspira une grande bouffée d’air comme pour goûter l’atmosphère de chez elle, et voir si elle en avait gardé le souvenir. Puis elle se mit en route, appuyée sur la canne qu’elle avait eu la précaution de se procurer à Vienne et, par le passage à niveau gagna la route qui mène à Hustopec, car la gare avait été construite hors de la localité à un kilomètre environ du village. Teta n’était pas en tenue de voyage mais en tenue de fête et en noir ; elle était coiffée d’un petit chapeau marron que Livia Argan avait porté quelque dix ans plus tôt. Elle serrait comme toujours sur sa poitrine le sac à main contenant son magot. Par contre, elle avait confié sa malle de voyage neuve au porteur de la station, qui devait le lui apporter au village sur sa demande. Par exemple, elle n’avait pas précisé où dans le village, en faisant établir le reçu de son bagage et en tendant après quelque hésitation un pourboire à l’homme.

La route était ourlée d’arbres fruitiers en fleurs. Sur le ciel métallique et figé ils ressemblaient à des nuages roses. À main droite s’étendaient des champs de betteraves et du topinambour aux fleurs jaunes, à main gauche du blé en herbe. Les premières pentes des Carpates blanches s’élevaient lointaines sur l’horizon oriental comme une faible fumée à la lisière de la Slovaquie. L’air reposait, immobile. La campagne était parsemée de bouquets d’arbres et de petits bois. Des maisons isolées sur le bord de la route s’abritaient derrière quelques peupliers marronniers ou acacias et s’ornaient parfois d’un buisson de lilas précoces. Déjà les feuilles des marronniers ne ressemblaient plus à de molles mains d’enfants, mais étaient complètement ouvertes. C’était un paysage sans aucune particularité, qui ne se comparait pas avec les fameux sites du parc de Grafenegg ni avec les menaçantes cimes de la Montagne Morte. Ce qui n’empêchait pas Teta de secouer la tête de temps à autre en répétant à haute voix : – C’est une vraie splendeur, cela. Et d’accentuer l’expression de son admiration par sa manière sifflante de prononcer les « S ». Les cloches des villages sonnaient midi.

À mi-chemin Teta eut le sentiment qu’elle ne pourrait bientôt plus continuer sans s’arrêter pour prendre du repos. Du reste il ne convenait pas d’envahir Monsieur le Curé à l’heure du déjeuner. Son propre repas qui se composait d’un morceau de pain, d’un saucisson du pays et d’une tablette de chocolat au lait, elle le portait dans son sac. Elle passa devant un minuscule kiosque avec quelques tables mal rabotées devant. Mais Teta ne s’assit pas ; elle acheta une bouteille de bière et alla à petits pas s’installer dans un jeune pré que traversait un ruisseau. Elle se souvenait de ce ruisseau. Certainement il allait se jeter dans la rivière Suvatka. Quelque peu en surplomb du ruisseau, un puissant vieux poirier étendait son branchage. La floraison blanche en était si vaste et si dense qu’il faisait au-dessous de lui une grande ombre douce. Teta avait un goût particulier pour ces grands arbres et elle n’avait rien eu de plus cher que ses heures de repos sous les filleuls centenaires de Grafenegg. Fidèle amie de la nature, Teta savait avec exactitude distinguer l’ombre des fleurs et l’ombre du feuillage. Celle-ci est dense et pleine et fraîche et bleu-noire, et celui qui repose à l’ombre du feuillage rend son âme à la terre. Mais l’autre, bien plus rare, l’ombre des arbres en fleurs, fugitive comme le printemps, est fine et douce et translucide et mauve, et celui qui repose à l’ombre des fleurs reçoit en partage un pressentiment du repos céleste que l’attend au bout de son chemin si toutes choses suivent le plus désirable des cours.

Teta étendit son manteau sous le poirier. Elle s’installa, ouvrit son paquet, coupa le saucisson en fines tranches, rompit le pain et se mit à mâcher lentement et méditativement. Comme elle avait très soif, elle vida la bouteille de bière en quelques longs traits. De ce point élevé où elle était installée, elle pouvait suivre du regard la route jusque dans le village voisin et elle apercevait au delà de la route, jusque vers où l’espace fondait dans l’infini, les champs de sa patrie, les champs de son enfance. Elle ne s’était pas assise sur cette terre depuis cinquante-cinq ans. Cela lui paraissait une chose bien étrange que, au cours de tant de lustres, elle avait cru tout oublier et n’avait en réalité rien oublié du tout. Elle se souvenait de chaque clocher dans la lumière scintillante du grand jour, de chaque bosquet suspendu dans la distance, elle reconnut les vieilles fermes, là-bas, et distinguait exactement ce qui subsistait d’autrefois et ce qui s’y était rajouté depuis. La pauvre maisonnette de ses parents que Mojmir Linek senior avait dissipée en alcool, elle ne l’apercevait pas d’ici ; peut-être avait-elle été démolie depuis longtemps. Mais dans son imagination elle se découpait avec une extrême netteté, avec son toit de chaume et les petites fenêtres fleuries. Dans les herbes au-dessous d’elle, le ronron des insectes que l’été affole s’amplifiait. D’où venaient donc toutes ces abeilles ? Ce ronron et le parfum des fleurs et la bière lui donnèrent sommeil, elle s’allongea sur son manteau, sans oublier toutefois de mettre sous sa tête le précieux sac à main. La douleur dans ses jambes s’évanouit. Elle se sentait bien jusqu’à l’âme.

Mais ce ne fut ni le profond sommeil, ni les rêves agréables qui s’emparèrent de son esprit tandis qu’elle était étendue sous l’ombrage des fleurs, ce fut quelque chose d’extrêmement repoussant, de difficilement racontable. Sa mémoire n’alla chercher ni le souvenir de ses parents qu’elle avait laissé jadis dans cette même campagne, ni celui du bon curé qui lui avait fait faire sa première communion, petite épouse du Christ en robe et voile blancs, ni rien d’autre d’aimable ou simplement de quotidien. Ce que sa mémoire évoqua, ce fut une très vieille femme des tout débuts de sa vie, qui s’appelait dans la langue natale de Teta « Babitchka », c’est-à-dire grand-maman. Mais le rôle de grand-maman n’était pas très clairement défini. Teta ne se souvenait plus si cette petite vieille avait été sa propre grand-mère, qui habitait dans une case confuse de sa mémoire, une petite figure, assise à côté des berceaux, donneuse de conseils de toute sorte, contant des histoires dans la pénombre et guérissant en un tour de main les bosses fraîches en y appliquant de grandes pièces d’argent rondes. Par malheur cet esprit somme toute propice n’apparaissait pas sous sa forme pure. Il était mêlé à un esprit nettement méchant et maléfique. Teta en connaissait fort bien le nom : Polednice, ce qui veut dire sorcière de midi. Née d’une poésie, cette sorcière de midi était la terreur de tous les enfants, jadis, lorsque l’heure chaude qui lui appartenait en propre revenait et qu’elle se faufilait parmi les épis de blé. Ce que Teta avait oublié depuis longtemps, c’est que c’était précisément son neveu Mojmir qui avait conjuré la dernière fois pour elle cette sorcière de midi, et cela le jour où il avait récité cette vieille poésie dans la cuisine du conseiller Slabatnigg. Aujourd’hui qu’elle venait lui rendre visite dans sa cure, il semblait qu’il lui envoyait ce fantôme pour aller la chercher. Car la sorcière de midi était bien en avance sur sa saison coutumière, l’été, de même que toutes ces fêtes de Pâques, du reste, et elle s’était aventurée hors de son élément jusque sous le poirier derrière le kiosque et maintenant elle était là sous les traits de grand-maman. Elle n’avait pas vraiment un visage méchant, mais ses cheveux étaient terriblement en désordre et elle avait un chignon pointu qui surmontait son crâne et une bosse sur la poitrine et des bras très longs que pendouillaient jusqu’à terre. Teta chercha à se lever pour saluer grand-maman. Mais déjà la sorcière de midi s’était à sa façon assise sur son épaule – elle était désagréablement légère – et avait saisi sa canne en l’exhortant :

– En avant, vieille paresseuse... Pourquoi traîner comme tu le fais ?... Chez Monsieur le Curé, chez Monsieur le Curé, pour qu’il ne se sauve pas...

– Laisse-moi, grand-maman, soufflait Teta. Après demain qui est Jeudi Saint je vais avoir soixante-dix ans... Et je n’ai pas été cautérisée encore... Alors je ne peux pas courir aussi vite que tu le voudrais....

– Ne mens pas, vieille paresseuse, grondait la sorcière, notre curé ne t’attendra pas...

La cavalière se faisait de plus en plus lourde. Teta faisait un signe de croix après l’autre. Elle invoqua la Vierge Marie et tous ses saints. Rien n’y fit. Elle dut trotter dans la poussière de la route avec son fardeau bossu sur le dos. Tout à coup elle se souvint qu’elle avait oublié sous le poirier son sac à main avec tout son magot :

– Grand-maman, aie pitié, cria-t-elle, mes économies, mon forfait....

La grand-maman-sorcière de midi n’avait pas pitié. Teta essayait en vain de dévier de la route, de tourner pour regagner le poirier. À chaque fois sa propre canne lui battait les mollets comme un coup de fouet et la faisait hurler de douleur.

– Je me moque de ton forfait, grondait le cauchemar, tout cela appartient à Monsieur le Curé...

Teta se servit d’une pierre pour trébucher et culbuter. Et l’idée était excellente. Car au même moment elle se réveilla de son cauchemar. Elle se mit sur son séant et secoua longuement la tête en riant d’un rire gloussant de pigeon : – Non, mais ça, alors ! Après quoi elle ramassa ses affaires et quitta la prairie en chancelant. Elle n’omit pas de se faire rembourser au kiosque le dépôt pour la bouteille de bière. Il était une heure vingt. Docile à l’exhortation de grand-maman-sorcière de midi, elle poussa le long de la route jusqu’au village.

 

Voilà donc véritablement, présent devant elle, la cure immémoriale de Hustopec. Elle n’était pas comme la plupart de ses semblables sur la place de l’Église, mais à quelque distance derrière l’Église, à l’écart des autres maisons, presque en rase campagne déjà. Le soleil jetait des rayons crus. Teta dut protéger ses yeux âgés du revers de la main. La fatigue du chemin activait son souffle. Peut-être aussi que les battements de son cœur provenaient d’une agréable surprise. Du premier coup d’œil elle avait vu que son révérend neveu n’avait pas menti. Incontestablement les peintres avaient été à l’œuvre ici récemment. Les murs brillaient de chaux blanche jusque sous le toit, qui lui-même, conformément aux indications du devis de la maison Karel Fasching, avait été rafistolé comme en témoignaient les plaques neuves d’éternité parmi les vieilles lattes de bois sombres.

Teta s’avança jusqu’à la porte d’entrée à laquelle conduisaient encore comme autrefois deux marches de pierre où poussaient de l’herbe et de la mousse dans les interstices. Elle reconnut le millésime au dessus de la porte : Anno Domini 1625, et en-dessous en lettres gothiques rongées par le temps l’inscription latine : « Fide vide cui. »

Avec l’Ave Maria et le Credo c’étaient là les seuls mots latins dont Teta comprisse le sens. Monsieur le Curé avait enseigné à la jeunesse écolière de l’époque que l’exhortation : « Donne foi, vois, à qui » était une maxime à observer avec beaucoup de soin dans la vie humaine et particulièrement dans la vie paysanne. Teta était restée au plus haut degré fidèle à cette maxime Fide-Vide-Cui toute sa vie durant. Mais aujourd’hui une installation électrique visiblement toute récente au-dessus de l’inscription prouvait qu’il y avait des hommes et des choses qui devraient être au-dessus de cette défiance proverbiale. La servante avait déjà levé la main vers le marteau de la porte. Mais brusquement elle la laissa retomber, redescendit les deux marches et se mit à longer le mur du jardin paroissial. Elle atteignit au bout de quelques pas une porte ouverte par laquelle elle entra courageusement. Quel jardin, pensa Teta avec un sentiment de vénération, un vrai jardin de cure, oui. Et comme le Révérend Père Mojmir avait dû travailler à ce jardin pendant les quelques jours de son activité ici, puisque son prédécesseur octogénaire avait dû lui laisser le jardin dans un état sauvage. Les chemins étaient semés de gravier frais. Une main zélée avait balayé et nettoyé le bassin de la fontaine centrale encore vide. Tout un régiment de rosiers était proprement aligné, chacun en particulier avait été soigné avec amour et fermement dressé contre son tuteur. Déjà, d’entre l’enveloppe verte de plus d’un bourgeon, un rouge délicat, un rose, un jaune, un blanc perçait au devant des baisers du soleil. Et il fallait voir les rangées de légumes et leur terre d’un beau brun rouille. Leurs rectangles impeccables de terre meuble étaient coupés comme au couteau. Le long tuyau de caoutchouc qui venait de servir à les arroser gouttait encore. Déjà les précoces légumes de la terre morave ensoleillée se pressaient en grande quantité. Sur d’autres planches, les pousses hardies des laitues, des carottes et du chourave ne dépassaient encore qu’à peine les mottes de terre. Grande économie pour le ménage, estima Teta, il n’y aurait pas à acheter beaucoup, et avec grande satisfaction elle entendait le caquetage des poules qui parvenait d’un coin séparé du jardin. Une seule chose la gênait. Sa sensibilité esthétique n’avait pas manqué de ressentir les effets de vingt ans de service chez les Argan. En effet, parmi toutes ces belles et utiles choses, était suspendu à une corde tendue entre deux platanes le linge de Monsieur le Curé, à sécher. Et il y avait en particulier des caleçons démodés et rustiques auxquels le vent conférait par moment une redoutable corpulence. Il faut changer cela, pensa Teta, et elle chercha du regard dans le jardin un lieu discret pour le linge du corps du Révérend Père. Ainsi son regard atteignit le coin le plus reculé du jardin de la cure et s’y figea net.

Cette fois, ce n’était pas une agréable surprise, mais une frayeur heureuse qui atteignait en elle la source même de la vie. Littéralement Teta chancela. Là-bas à la limite extrême du jardin, devant quelques ruches qu’entourait un bourdonnement actif, se tenait monsieur le curé lui-même, tel qu’il l’avait si ardemment désiré, tel qu’il se l’était dépeint dans l’une de ses lettres. Il était encore revêtu de la soutane, car il sortait sans doute de l’église et n’était pas encore entré dans la maison. Il s’était coiffé d’une sorte de heaume d’escrime, comme les apiculteurs en portent pour leur travail et ses mains étaient gantées d’énormes cuirs. Il est temps encore de s’enfuir, pensa Teta dans un sursaut de lâcheté. Mais elle ne s’enfuit pas ; à petits pas et très lentement elle se rapprocha du protagoniste central de sa vie, brusquement présent, en chair et en os. La basse d’orgue de l’essaim bourdonnant entourait le curé. Mais il se rendit compte d’un mouvement, se retourna et lança d’une voix grave et ferme de dessous son masque :

– Attention, petite mère, halte, arrêtez-vous... Les bestioles sont à moitié folles aujourd’hui... C’est leur grand jour...

Teta s’arrêta comme si elle avait pris racine. Elle n’aurait pas eu la force de faire un pas de plus. Ses yeux étaient fixés sur le Révérend Père. Sa silhouette, grande et svelte, correspondait exactement à l’image qu’elle s’était faite de lui d’après les photographies et les lettres. Elle ne parvenait pas à prononcer une parole de salut. Mais lui, sans se retourner, l’exhortait amicalement de sa voix cachée qui semblait venir de dessous terre :

– Allez dans la maison, petite mère... J’ai tout de suite fini, et je serai à votre service....

Comme éblouie par la réalisation trop complète de ses vœux, Teta fait demi-tour et s’en va en trottinant par le chemin entre les légumes jusqu’au dos de la petite cure. Elle franchit une étroite terrasse et pénétra à l’intérieur où elle resta debout modestement dans un couloir fort étroit et sombre. Un sentiment extraordinairement étrange la gagnait et elle ne pouvait s’y faire, à cela que ce qu’elle n’avait presque plus cru possible, ce à quoi elle s’était cependant accroché fermement et de toutes ses forces, se trouve ainsi réalisé, présent ; son cœur ne s’y faisait pas. Donc, l’âme désordonnée mais enflammée du neveu avait fait sa paix avec Dieu et ainsi la foule des sacrifices n’avait pas été inutile, depuis la lointaine après-midi dans la cuisine du conseiller à la Cour. À présent Mojmir Linek, qui avait été cause en elle de tant de soucis et de tant de rancune, était « à son service », il l’avait dit lui-même. Eh bien, les ultimes et durables services – et c’étaient ceux-là en réalité pour lesquels il devrait être « à son service » –, elle continuerait à les compenser et à les mériter, non pas en tant que créancière et éducatrice, mais dans sa véritable qualité de toujours, comme servante et comme domestique. Dans le lent cerveau de Teta se croisaient les pensées rapides. Heureusement que monsieur le curé avait à faire à ses chères ruches. Pourvu qu’il ne se presse pas, pour l’Amour du Seigneur ! Le temps lui manquait pour savourer ces minutes. Il l’avait appelé « petite mère ». La tendresse de ces mots qu’elle ne méritait pas lui caressait l’âme, car le ton avait été tendre sous le masque d’apiculteur. Mais en même temps la bouche de l’autorité avait prononcé un ordre auquel il fallait se plier : « Allez dans la maison, petite mère ! » Toute la vie future paraissait clairement dessinée par ces mots. Service et obéissance pour elle, tendre autorité pour lui. Le fait que pendant de trop longues années son neveu avait été un étudiant bohême, un fainéant, faiseur de dettes et missionnaire déserteur, avait perdu pour elle toute espèce d’importance. Ce qui restait, c’était l’homme initié, consacré, un homme incontestablement beau et magnifique, grande consolation pour l’âme à l’heure proche de la mort, un être qui la dépassait d’innombrables coudées, plus que n’importe quels maîtres sur cette terre. Son travail accompli – et elle se sentait des forces juvéniles pour travailler –, elle pourrait se réjouir par les soirs d’été ou au crépuscule de l’hiver, les mains croisées sur ses genoux, de ce que par ses seuls soins et sa peine constante un bon prêtre officiât devant les autels, un prêtre qui devant le trône de Dieu lui appartenait à elle de droit.

Malgré ces rêveries exaltées, Teta reniflait avec attention les odeurs de la maisonnée. Cela sentait la peinture fraîche et la maçonnerie. Par contre, point d’odeur de cuisine, ce que Teta nota avec désapprobation. Il fallait mettre bon ordre à cela. Un ecclésiastique qui porte la charge de tant d’âmes en peine a le plus grand besoin d’une nourriture saine, bonne et largement servie. De plus, une cuisine soignée et une boisson bien choisie – Teta ne l’ignorait pas – servent à éloigner certaines tentations, naturelles chez un jeune homme dans la force de la jeunesse, et dont malheureusement même un prêtre n’est pas exempt, d’autant que les femmes sont de vraies putains lorsque quelque chose de défendu se présente. Teta aurait aimé trouver tout de suite la cuisine et s’installer devant le fourneau pour commencer à faire cuire et à faire rôtir. On était aux portes des fêtes de Pâques. Il était par conséquent grand temps de préparer la pâte pour les beignets et de la découper et de la garnir de raisins de Corinthe et d’amandes douces. Elle était justement en train de penser avec quelque souci aux beignets à préparer, lorsque le curé entra d’un pas rapide, aperçut Teta qui attendait dans l’obscurité, ouvrit d’un geste prompt une porte sur la gauche et s’écria :

– Par ici, petite mère, si vous voulez bien... Je vous demande une petite minute....

Elle se trouvait dans une chambre à deux fenêtres. Et cette chambre était exactement ce qu’une telle chambre devait être. Un grand panneau de livres. Un crucifix au-dessus d’une petite lampe à huile allumée. Une image de la Vierge en couleurs vives. Une table au milieu recouverte d’une nappe verte. À l’une des fenêtres, un bureau surchargé de paperasses. Beaucoup de poussière et une odeur persistante, mais légère de vieille pipe. On voyait bien qu’il manquait encore la main ferme d’une ménagère pour essuyer les meubles tous les matins et pousser impitoyablement les fenêtres. Mais lorsqu’au bout de quelques instants le curé entra, la frayeur douce et paralysante parcourut Teta pour la troisième fois. Mojmir Linek, qu’elle n’avait jamais vu dans l’âge adulte, ressemblait donc vraiment à l’image du neveu de ses rêves jusqu’au moindre cheveu, ou plutôt jusqu’à l’absence du moindre cheveu, car, ainsi qu’il le lui avait écrit à plusieurs reprises, sa calvitie et son teint foncé, il les devait non au soleil morave, mais aux forêts vierges de la Terre de Feu. Elle remarqua aussitôt avec beaucoup de satisfaction qu’il ne traînait plus la jambe, ce qui provenait sans doute du fait qu’avec les années la piqûre d’insecte diabolique avait guéri. Le Révérend Père sourit aimablement et se frotta les mains qu’il venait de laver :

– Eh, oui, la Semaine Sainte, dit-il en hochant la tête, la Semaine des Saints Fardeaux, comme dit le poète... Saints Fardeaux même pour un vulgaire curé de campagne ; il faut que tout soit propre et net et festival et beau et que tout marche comme par enchantement, pour que cousins et voisins se croient assis à Rome chez Saint-Pierre et non à Hustopec... Mais asseyez-vous donc, petite mère, prenez un siège....

Teta se laissa tomber sur le rebord d’un fauteuil et ouvrait les yeux tout grand, tout grand. Elle ne se lassait pas de se gaver la vue du spectacle fier de son neveu et les oreilles de la mâle musique de sa voix. Le curé s’occupait dans un coin de la pièce tout en continuant à faire entendre ses complaintes ironiques :

– Grand nettoyage à l’église... Grand nettoyage à la maison... Grand nettoyage dans le jardin... Personne n’est à son travail, c’est une misère, cela, rien n’est à sa place... Après demain c’est Jeudi Saint, et mes paroissiens ne me laissent pas en paix, jusqu’à la dernière minute... Ma ménagère m’a laissé tomber, pensez-donc, petite mère, en plein remue-ménage, elle est allé voir sa sœur malade à Klobouky, et depuis le petit déjeuner je n’ai rien mangé, rien bu, l’estomac vide...

Il avait enfin trouvé ce qu’il cherchait, une bouteille Thermos. Il dévissa le couvercle et remplit une tasse de café au lait réchauffé qu’il se mit à boire tout en mâchant un morceau de pain noir à belles dents, la joue toute gonflée.

– Ne m’en veuillez pas, je vous prie, petite mère, s’excusa-t-il auprès de Teta la bouche pleine. Mais celle-ci ne réussit pas à se dominer plus longtemps et s’adressant pour la première fois en chair et en os à celui pour lequel elle avait souffert tant d’inquiétude et consenti tant de sacrifices :

– Avec votre permission, le Révérend Curé doit avoir un déjeuner mieux que cela, dit-elle d’une voix tremblante mais sévère, ça, par exemple, ce n’est pas possible, rien qu’un café et un morceau de pain, ce n’est même pas un repas de mendiant....

– Oui, il faut vraiment que cela change, petite mère, approuva le curé, ce n’est vraiment pas un ménage... J’ai eu de la malchance avec ma nouvelle ménagère, elle a toujours un parent qui ne va pas, et moi je n’ai rien à manger...

Teta déclara avec générosité, mais non sans reproche :

– Ce que Monsieur le Curé devrait manger à midi, c’est un bon bouillon avec des nouilles ou bien de la semoule et puis un vol-au-vent ou une truite au bleu le dimanche, et après cela un bon rôti ou bien un poulet de grain avec des pommes de terre nouvelles et des petits pois et puis une salade de saison et pour finir un joli entremet, un soufflet parfumé au marasquin ou une crème au chocolat ou quelque chose comme ça....

Le curé avait suivi cette énumération de bonnes choses en ouvrant grand les yeux :

– Bravo, bravo, petite mère, fit-il l’air ravi, je pourrais vous écouter pendant des heures... J’en ai l’eau qui me vient à la bouche rien qu’à entendre votre menu...

Teta retint son mouvement de joie exultante en la dissimulant sous les premiers projets pour la remise en état du ménage du curé :

– Il y a tout ce qu’il faut, là, dans le jardin, dit-elle. Des légumes et de la volaille et des œufs et le beurre est bon marché à la campagne, et on peut préparer une nourriture de maître pour fort peu d’argent... Il n’y a que la viande, il va falloir s’en occuper, de la viande, et bien surveiller ces messieurs les abatteurs, cela me connaît...

Le curé de Hustopec paraissait tout à fait égayé par le zèle sympathisant de sa visiteuse. Il alla jusqu’au buffet et remplit deux verres d’une eau-de-vie de blé, façon campagne :

– Il faut que nous trinquions à cela, petite mère, fit-il en riant de bon cœur et vida son verre d’un trait jusqu’à la base.

Après que Teta eut, elle aussi, par obéissante imitation vidé son verre d’un trait, le curé fit reposer un regard inquisiteur sur la vieille femme, assise dans une attitude raide mais visiblement émue avec sa canne et son petit sac à main :

– Vous êtes venue de loin, n’est-ce-pas.... demanda-t-il.

– Mais de Vienne bien sûr, avec votre permission, expliqua-t-elle.

– Revoir le pays, sans doute, et rendre visite à des parents, demanda-t-il.

– Mais voyons, Monsieur le Curé sait certainement... répondit-elle.

Le curé ne répondit rien tout d’abord et sembla réfléchir. Puis il toussota et adoptant un ton affairé, pour la première fois depuis le commencement de cet entretien :

– Et que puis-je pour votre service, ma petite dame...

Teta laissa passer quelques instants. Non seulement son visage rougi par l’eau de vie, mais aussi sa voix semblaient pâlir lentement :

– Je suis venue de la ville, n’est-ce-pas, avec votre permission, pour servir Monsieur le Curé, comme Monsieur le Curé l’a voulu lui-même....

Le vicaire de Hustopec clignait d’étonnement. Un rayon de soleil aigu jouait sur sa figure tourmentée :

– Me servir ? demanda-t-il en protégeant ses yeux du revers de la main. Comment, pour l’amour du Ciel, avez-vous eu cette idée, et à Vienne encore... Comment vous appelez-vous seulement, petite mère ?

Teta elle aussi se mit à protéger ses yeux contre les rayons de soleil et sa main lui couvrait la moitié de la figure :

– Le Révérend Père sait bien comment je m’appelle, murmura-t-elle confusément et ses lèvres semblaient brusquement se faner.

– Comment donc le saurais-je, ma chère dame, dit l’ecclésiastique et la première touche d’impatience se mêlait à la bonhomie rustique de son ton.

Teta baissa la tête comme une écolière peu douée, qui se concentre avec peine pour bien saisir la question que lui pose son maître. Puis elle prononça les paroles suivantes en syllabes dures et hachées :

– Votre Révérence, le curé Mojmir Linek, m’avez écrit à moi, sa tante Teta Linek, une lettre à Vienne à l’adresse de mes maîtres les Argan et il n’y a pas encore trois semaines de cela....

Tout en cherchant ses mots d’une voix étouffée, ses doigts tremblants sortaient de son sac la lettre irrévocablement ultime du neveu. Le curé la prit en hochant la tête d’un air grave. Mais avant de commencer à la lire, il frotta entre le pouce et l’index son menton mal rasé de curé avec un bruit de brosse nettement perceptible :

– Mais je ne m’appelle pas du tout Mojmir Linek, dit-il enfin après une hésitation, comme s’il n’en avait pas été sûr tout d’abord, je m’appelle Ottokar Janku et je n’ai écrit de lettre à personne à Vienne...

Teta entendit ces paroles sans broncher. Elle restait assise droite et raide comme il convient en présence d’un prêtre. Deux ou trois fois ses lèvres remuèrent mais elle ne parvint pas à former un son. Le curé lui jetait un regard interrogateur. Mais elle répondait à son regard par un regard bien plus interrogateur encore, si l’on peut dire, comme s’il lui restait une dernière lueur d’espoir que Ottokar Janku finirait par se souvenir et avouerait être Mojmir Linek. Mais lui secouait la tête lentement et inlassablement, plissa les yeux, également troublé par le rayon de soleil et par cette confusion. Dans sa rêverie distraite il murmura une douzaine de fois : Linek... Linek... Linek... Mais comme nul éclaircissement ne se présentait, il prit avec un profond soupir la superbe lettre calligraphiée et la lut, le front ridé, attentivement mais manifestement sans la comprendre, jusqu’au bout. Quand il eut fini, il posa l’épître sur la table, la défroissa de sa grande main blanche comme pour effacer du papier tout ce qui paraissait suspect :

– Aidez-moi, petite mère, supplia-t-il comme un homme fatigué d’une énigme. Qu’est-ce que c’est que ce curieux ecclésiastique, ce monsieur... De quel prédécesseur octogénaire parle-t-il là... ? Mon prédécesseur est mort à cinquante ans et je suis moi-même curé de Hustopec depuis douze ans... Je ne comprends pas un mot de tout cela, ma bonne dame... Cela me paraît être une vraiment bien pénible histoire... Ah, que voulez-vous, il y a toutes sortes de gens parmi nos collègues, j’en ai fait moi-même l’expérience plus d’une fois, hélas...

Sans un mot Teta tendit la main vers la lettre, la saisit et la rangea précautionneusement comme une pièce précieuse à côté des autres dans son sac à main. Janku, perdu dans ses pensées, s’était levé et se promenait de long en large dans la pièce. Ses sourcils noirs et épais étaient froncés et sa lèvre inférieure s’avançait. Il semblait avoir complètement oublié la visiteuse assise là à sa table, raide et silencieuse. Il ne s’aperçut qu’au dernier moment que le corps de la vieille femme s’inclinait sur le côté et menaçait de choir de la chaise. Il fut près d’elle d’un bond, attrapa Teta dans ses bras et la mena ou plutôt la traîna jusqu’au canapé sur lequel il la hissa. Elle se défendit contre ce soutien :

– Révérend Père... Avec votre permission... Non pas, non pas... C’est fini, ça va mieux... J’ai trop honte de moi... Je vais vous laisser tout de suite... Pas vous déranger...

Mais même la puissante énergie psychique de Teta ne suffit pas à surmonter la faiblesse causée par le coup de massue de la découverte. Elle perdit connaissance quelques instants. Mais de son évanouissement elle murmurait encore nerveusement :

– Mon sac... je vous en prie... Monsieur le Curé...

Janku avait été chercher un flacon d’eau de Cologne dans sa chambre à coucher et en humecta un peu le front blanc de Teta. Il voulut ouvrir aussi sa blouse boutonnée jusque sous le menton, mais n’y parvint pas, car elle se défendait. Il fut touché par la boucle d’argent et le collier de corail que cette vieille femme portait au cou. Tandis qu’il s’affairait autour d’elle, les lèvres de Teta remuaient sans arrêt. Les mots qu’elles formaient ne se distinguaient pas clairement. Les sons qui revenaient constamment étaient, « trouver » et « attraper ».

Au bout de trois minutes déjà son souffle redevint calme et elle s’endormit d’épuisement. Ainsi advint-il que Teta Linek put se reposer pendant une courte heure d’après-midi dans cette cure de Hustopec où elle avait espéré trouver le durable repos d’un soir de fête, tandis qu’un ecclésiastique assis à côté d’elle la soignait. Seulement ce n’était pas le bon.

 

Le Curé Ottokar Janku avait conduit Teta à l’auberge du village, premièrement pour lui faire servir un café au lait bien chaud avec une tranche de gâteau, deuxièmement pour obtenir des renseignements sur le dubitable homme de Dieu auteur de l’étrange lettre. Certes, elle n’était pas tout à fait d’accord sur cette manière de traiter officiellement son douloureux secret. Une brûlante honte la remplissait. Elle aurait voulu disparaître de Hustopec, disparaître du monde. Mais en même temps, contredisant sa honte brûlante, un désir obscur la tourmentait de « le retrouver » et de se procurer, après une éternité d’espérances craintives et de mensonge chéri envers elle-même, la brutale clarté de la connaissance.

C’était l’heure où les notables de Hustopec avaient coutume de se réunir dans la salle spéciale pour boire leur bière en jouant au tarot ou au mariage. Mais aujourd’hui, en vue de l’intéressant évènement qui leur arrivait comme par enchantement, ils avaient abandonné leur jeu et entouraient, debout, la table du curé et de son hôte. Les informations prodiguées par l’aubergiste indiquaient diverses traces. Il y a plusieurs semaines une compagnie d’ecclésiastiques et de séminaristes de la ville voisine de Brno s’étaient réunis à cette table pour déjeuner. Ces messieurs étaient en excursion à pied dans la montagne ; ils avaient fait preuve d’un appétit considérable et consommé jusqu’au dernier morceau toutes les provisions de la maison en viande fumée à la choucroute. L’un d’eux, un homme gai d’une quarantaine d’années, chauve, portant des lunettes d’écaille pouvait bien être le neveu de la petite mère. En sa qualité d’aîné et de plus malin, il avait parlé d’abondance et c’était certainement lui qui dirigeait l’expédition. Un homme plein d’esprit, que diable, l’aubergiste ne pouvait le nier, bien qu’il ne se fût pas attendu à ouïr de pareille bouche de semblables historiettes et anecdotes. Par exemple, il n’avait pas demandé de papier, d’encre ni de plume, comme l’aurait voulu monsieur le curé, ni lui, ni aucun de ces messieurs. Par contre, un autre voyageur, quelques jours plus tard, avait demandé de quoi écrire, un homme seul, de passage, et ce, après son déjeuner : goulasch de bœuf aux pommes de terre et beignet à la confiture. Était-ce un homme d’Église, l’hôte ne saurait l’affirmer. Le monsieur n’avait pas porté de rabat, mais d’après les traits prononcés de sa physionomie il l’aurait pris plutôt pour un artiste, musicien ou acteur. Peut-être bien que c’était un écrivain, car il avait écrit trois pages entières d’écriture après déjeuner. Un homme sombre en tous cas, conclut l’aubergiste. Teta écoutait en silence. Ses yeux clairs se posaient avec attention sur quiconque parlait et voyageaient plus loin lorsqu’un autre prenait la parole. Dans les descriptions de l’aubergiste, le neveu paraissait quelquefois tout proche, mais se retirait ensuite dans l’indéterminé et dans l’insaisissable, comme il en avait de longue date l’habitude.

Les hauts personnages de Hustopec réunis à l’auberge – il y avait parmi eux aussi le bourgmestre, le pharmacien et l’instituteur Hvizd – appartenaient tous à la jeune génération. Ils n’avaient plus connu la famille Linek, qui avait habité là quelques décades avant. La belle sœur de Teta, la mère du neveu, était morte pendant la Grande Guerre, qui constituait un fossé infranchissable entre la préhistoire et les temps modernes. Pour la plupart des habitants d’Hustopec, l’histoire du monde ne commençait qu’avec la fondation du nouvel état à Versailles, et tout ce qui précédait cette époque appartenait à une obscure légende, nonobstant le fait qu’eux-mêmes avaient vécu le déclin de cette légende. Aussi les notables se mirent-ils d’accord pour suivre le conseil du jeune instituteur Hvizd, de consulter M. Markus Prossnitzer.

Markus Prossnitzer était le vieux patron du seul et très considérable magasin de denrées diverses de la place. Depuis longtemps son petit-fils dirigeait le magasin, lui-même déjà grisonnant, car Markus Prossnitzer avait plus de quatre-vingt-treize ans. Il avait ouvert son magasin en 1866, l’année de la guerre, et faisait figure par ce fait de patricien local et le doyen, à la grande fierté des habitants de Hustopec. Le vert vieillard s’asseyait toujours, les jours de beau temps devant la porte du magasin qui portait son nom, et saluait les passants dont il reconnaissait le pas, car sa vue était presque éteinte. Mais son rang de personnalité très importante ne lui était pas dû seulement par sa renommée de doyen des habitants et des commerçants du village, mais aussi par sa prodigieuse mémoire et sa merveilleuse connaissance des hommes. Markus Prossnitzer réunissait en une personne la chronique, le cadastre et les registres de l’État-Civil de Hustopec. Il ne faudrait pas croire cependant qu’à la manière de beaucoup d’hommes très vieux il ne s’occupât sans cesse que du passé ; bien au contraire. Il n’avait nullement souffert de la concurrence des journaux du matin de la sous-préfecture voisine, ni de celle de la radio déversant les nouvelles du monde entier. Il ne se passait pas la moindre petite chose à Hustopec ou dans les environs sans que le vieux, bien qu’aveugle et presque sourd, n’en entendît parler et ne rangeât aussitôt dans son entrepôt de connaissance l’évènement dûment catalogué. De même, ce jour-là à l’heure où se passait cette conversation, Markus Prossnitzer exposait au soleil sa tête nue et tannée de tortue devant son magasin de denrées diverses, situé sur la place du Corso juste en face de l’auberge. On envoya le jeune instituteur prier le vieillard de quitter son banc et de venir dans la salle du fonds. Hvizd, un petit homme spirituel, était, conformément à la distribution du travail dans le village, le rebelle qui donnait bien du fil à retordre aux différentes administrations par ses idées neuves, ses réclamations radicales et ses projets humanitaires. C’était aussi, à la manière de beaucoup d’agitateurs et de conjurés, un homme très curieux. Aussi se hâta-t-il plein de joie d’interrompre la monotonie rustique, jusqu’au magasin de denrées diverses, pour affaires. La chronique de Hustopec ne demandait qu’à être consultée. Et quelques instants plus tard le vieillard entra dans la salle du fonds au bras de l’instituteur Hvizd, très agité. L’hôte prépara un bon fauteuil et alla chercher une fillette de vin rouge :

– Monsieur Prossnitzer, cria-t-elle bien fort, que savez-vous de la famille Linek.... Avez-vous compris ?... Linek, L comme Ludmilla....

Les yeux noyés de l’aveugle tournèrent d’abord en rond. Puis il demanda de sa voix sonore et aiguë :

– Pourquoi Linek, que signifie Linek ?... Qui donc est encore vivant de ces Linek ?

L’instituteur avide de sensations éclaira sa lanterne :

– Il est venu une Madame Linek de Vienne par le train de midi, Monsieur Prossnitzer....

Le visage de tortue de Prossnitzer centupla de colère son réseau de rides :

– Qu’une dame est venue aujourd’hui par le train de midi, vous n’avez pas besoin de me le raconter, Monsieur Hvizd, je le sais... Est-ce que cette dame est une Linek ?... Un moment... Il faut que je fasse le compte de tous ces Lineks...

Il dit cela comme si sa mémoire n’était pas une faculté intuitive mais mathématique et le souvenir une sorte de machine à calculer mécanique qu’il suffisait de régler correctement pour obtenir le résultat recherché. Sa tête se mit à se balancer et il se penchait sur une jambe puis sur l’autre comme un tisserand devant son métier. Après trois minutes de concentration, il avait retrouvé tout le cas Linek dans son entrepôt :

– Linek, Linek, c’était une fière récitation, la maison était entre celle de Kaschpar et celle de Schubert... Aujourd’hui il y a la maison Spritz à cet endroit-là... Je me la rappelle dans les années quatre-vingt... Dix jougs de terre, du seigle, de l’avoine, des pommes de terre, rien de particulier, trois vaches... Le vieux Linek a épousé la troisième fille du père Kaschpar et il n’a rien reçu en dot... Ils ont eu six enfants, rien que des filles, non, pardon, un garçon aussi... Mauvais paysan, il buvait, il a vendu sa terre à la commune vers les années cinq, mal vendu, il avait des dettes, mauvais ménage....

Le curé Ottokar Janku, qui avait écouté la récitation avec une attention tendue, l’interrompit :

– Et ce Linek avait un fils unique, Monsieur Prossnitzer, n’est-ce-pas ?

Le nonagénaire se redressa offensé, et se récusa :

– Je n’ai pas besoin de soutien, mon Père, grâce à Dieu... J’ai encore toute ma tête...

Un murmure d’approbation salua cette sentence courtoise de la chronique. Les milles rides dans le visage de Prossnitzer se plièrent et se déplièrent à nouveau. Il y avait dans ce tissu de rides comme une respiration. Le vieillard comptait sans doute le neveu de Teta, pour garder sa propre expression. La bouche édentée s’ouvrait et se refermait. Puis soudain sa voix sifflante éclata triomphalement :

– Le fils Linek... A fait des études... Aidé par une haute protection... Je le vois exactement... Un jeune homme en long surplis, où comment appelle-t-on cette chose...

Ses yeux délavés allaient en rond comme pour faire la quête des approbations. Le réseau de rides essaya un sourire. Markus Prossnitzer était encore à la hauteur. Il tenait le pont. Nulle question sur le présent ou le passé qui ne vienne se briser contre sa mémoire.

– Séminariste ou prêtre, lui criait à l’oreille le curé.

Prossnitzer se balançait agité et pédalait sur son métier imaginaire :

– Comment le saurai-je, gronda-t-il. Ce n’est pas ma religion à moi... Je n’y connais rien...

Ici, Teta prit la parole pour la première fois :

– Et est-ce que Monsieur Prossnitzer a vu et connu le neveu Linek personnellement, si je puis me permettre...

– Comment ça, connu, glapissait la chronique. Il est venu dans notre magasin, chez nous, et il a acheté et n’a pas payé... On ne peut pas dire non à un ecclésiastique, n’est-ce pas... Sûrement que sur notre registre on pourra retrouver les sommes dues...

La voix de Teta tremblait d’un espoir renouvelé. Le boutiquier Prossnitzer n’avait pas refusé sa marchandise au neveu, parce qu’il ne pouvait pas dire non à un ecclésiastique. Mais si Mojmir avait reçu les ordres, rien n’était perdu. Elle s’enhardit à parler plus fort que de coutume :

– Donc Monsieur Prossnitzer sait que le neveu Linek est un ecclésiastique...

La chronique de Hustopec avait vidé sa fillette de vin rouge. Fatigué par cette boisson et par l’effort, la tête du vieillard s’abaissait de plus en plus. Les jambes reposaient. Le métier invisible disparut. De rêveuses associations d’idées s’emparèrent de Markus Prossnitzer. Il se mit à bafouiller d’une voix confuse et pleurarde :

– Que la dame prenne audience chez l’Empereur... Pétition au cabinet civil... Je connais bien le chemin, depuis la semaine dernière... Si je connais le chemin ! En habit et haut-de-forme... L’Empereur aidera la dame...

L’instituteur Hvizd bondit comme si une mouche le piquait :

– Mais Monsieur Prossnitzer, s’écria-t-il indigné, vous faites erreur, vous confondez... Vous vous trompez d’époque... Nous ne vivons plus sous la monarchie, nous vivons dans une république démocratique et bientôt nous vivrons même dans une république socialiste, si vous le voulez bien.

Le vieillard se mit à s’agiter et à prendre l’air méchant :

– Voulez bien... Voulez bien, murmura-t-il avec obstination, Je ne confonds rien du tout... Je sais ce que je sais et je n’ai besoin ni d’avocat ni d’instituteur pour me l’expliquer... Si je connais le chemin ! En haut-de-forme et en habit... D’abord la pétition au cabinet civil, et ensuite l’audience... Est-ce que par hasard je n’étais pas à l’audience jeudi dernier ?

– Monsieur Prossnitzer, qu’est-ce que vous racontez là, vous, un homme cultivé, gémit l’instituteur Hvizd.

La tête de la chronique était retombée sur sa poitrine :

– Je veux rentrer à la maison, fit Prossnitzer.

La fatigue du vieillard réconcilia l’instituteur. Avec soin il raccompagna le nonagénaire et le remit à son vieux petit-fils et successeur. Mais les hauts personnages soupiraient :

– Ah, il se fait vieux, notre Monsieur Prossnitzer...

Dans l’âme, vite remise, de Teta il se passait quelque chose d’étrange. Les mots du vieillard « ecclésiastique » grandissaient en elle avec une étonnante force de poussée. Donc Markus Prossnitzer avait réellement vu le neveu en robe de prêtre, par conséquent son grand plan de vie n’était pas encore détruit. Il était même dans une certaine mesure réalisé, puis que la prêtrise non seulement constituait son propre mérite à elle, mais encore laissait entrevoir, en dépit du mauvais caractère du prêtre, d’heureuses possibilités. L’indestructible espoir de Teta se nourrissait de semblables pensées. Elle semblait déjà avoir surmonté l’écrasante déception de la journée. Le bon curé Ottokar Janku l’accompagna plus tard jusqu’à la gare. Tout au long du chemin Teta répétait les plus humbles excuses pour les peines et les dérangements qu’elle avait causés au Révérend Père par sa visite inattendue. Mais elle évitait avec beaucoup d’adresse toute conversation sur le véritable but de cette visite. Elle était redevenue bien vite, sur ce point, la vieille femme qui ne souffre aucune participation à son secret honteux et sacré. Le curé sembla avoir vite fait de s’en apercevoir, car lui non plus ne ramena pas la conversation sur son étrange collègue. Lorsqu’ils furent tout près de la petite gare, Janku s’adressa à Teta :

– Et alors vous vous apprêtez à retourner à Vienne, petite mère...

Teta s’arrêta. Elle ne s’aperçut qu’à cet instant qu’il ne pouvait plus y avoir de retraite lamentable ni de dissimulation par lâcheté. Elle était obligée de prendre sur elle toute la vérité :

– Si vous permettez, dit-elle, je n’irai pas à Vienne mais à Prague...

Ottokar Janku hocha la tête de manière encourageante devant ce choix comme s’il avait su que sa visiteuse s’était trouvée devant un croisement de chemins difficile :

– Je vous comprends, petite mère, fit-il. Vous avez un train plus rapide et une correspondance plus directe pour Prague.

Il écrivit quelques mots sur une carte de visite tout en restant debout. Teta n’aurait qu’à la présenter chez les Ursulines à Prague. La mère supérieure s’occuperait de la caser. Ils durent encore attendre un quart d’heure l’arrivée du train. Lorsque la locomotive basse sur pattes de la petite ligne locale s’approcha à grand bruit de soufflet de forge, Janku prit la main de Teta et dit :

– Soyez bien raisonnable à Prague, petite mère... Dans ma profession on fait plus facilement un faux pas que dans n’importe quelle autre profession et ce ne sont pas les plus mauvais qui font les faux pas... Mais si l’on veut sincèrement se relever, alors on trouve toujours une aide...

Teta était tout à fait de cet avis.

 

 

 

 

CHAPITRE SEPT

 

UN PÈRE DU MENSONGE

 

Teta reçut une minuscule chambre d’amis dans la Maison des Ursulines à Prague. La mère supérieure eut même la bonté de lui accorder une audience au cours de laquelle elle s’informa des affaires de la vieille servante dans la ville et offrit aimablement de lui rendre service. Teta la remercia à sa manière avec une petite révérence et les yeux baissés. Ses affaires étaient purement d’ordre privé et concernaient des parents à elle. Elle n’aurait pas besoin par conséquent de solliciter l’aide de la très révérende Mère Supérieure. Mais tout en murmurant ce refus d’une voix modeste, elle se rendait parfaitement compte combien elle rendait sa tâche plus difficile. En moins d’une heure cette nonne aux cheveux blancs – une grande dame imposante en habit de couvent – aurait pu constater si dans les différents diocèses de la république se trouvait un prêtre du nom de Mojmir Linek et où il exerçait présentement son saint office. Mais c’était justement là le point. Teta ne désirait rien éviter plus passionnément que de mêler les autorités ecclésiastiques à cette délicate question. Et vraiment on ne peut pas lui en vouloir. Si le neveu n’avait pas été moins coupable envers l’Église qu’envers sa tante, elle risquait d’être soupçonnée elle-même de complicité et de recel d’une épouvantable offense à la religion. À qui ferait-elle croire qu’une femme laborieuse avait en toute bonne foi tiré d’affaires pendant trente ans un faux prêtre, pour s’assurer d’une pérennité bienheureuse dans les Cieux ? Aux yeux d’un jugement sévère elle serait incontestablement considérée comme damnée elle aussi, aux yeux des plus indulgents elle passerait pour la plus ridiculement stupide vieille oie que la terre ait jamais portée. Elle n’avait donc le choix qu’entre le dégoût hautain et la raillerie ricanante. Chaque fois qu’elle repensait à l’heure épouvantable qu’elle avait vécue dans la cure de Hustopec, elle rougissait brusquement jusqu’à la racine des cheveux et la sueur lui perlait au front. Elle ne comprenait plus du tout elle-même l’illusion des sens qui lui avait fait prendre pour Mojmir Linek cet Ottokar Janku, alors que manifestement Ottokar Janku ne ressemblait en rien à Mojmir Linek, si elle se référait à ses souvenirs du petit garçon et à la photographie du jeune prêtre.

Ainsi Teta quittait la maison tous les matins de bonne heure, pour aller à la recherche de son neveu. Mais cette recherche même conservait encore un caractère contradictoire et retardateur. Elle commença en effet ses enquêtes avec les plus vieilles adresses de Mojmir, c’est-à-dire dans l’ordre inverse. Elle le faisait surtout pour avoir confirmation de sa qualité de prêtre, et les vieux appartements lui semblaient mieux s’y prêter, Dieu seul sait pourquoi.

Appuyée sur sa canne, elle trottinait et déambulait jusqu’à l’épuisement dans les longues rues de la capitale. Son sens invétéré de l’économie ne lui permettait que très rarement (mais pourquoi économiser encore !?) de prendre pour de très longs trajets le tramway ou l’autobus. Souvent elle était si fatiguée et ses jambes si douloureuses qu’elle avait envie de s’asseoir en pleine foule sur le pavé. Mais en même temps cette fatigue et cette douleur même lui procuraient une sorte de satisfaction bizarre, comme si elle commençait par là le remboursement de dettes gigantesques, que le neveu avait accumulées également sur son nom à elle devant l’instance suprême. Elle entra dans bien des immeubles, neufs et vieux, frappait chez bien des concierges, montait des escaliers jusqu’à des cinquième et sixième étages, cherchant les noms des anciennes logeuses de Mojmir sans en retrouver aucune. C’était un voyage dans un labyrinthe à travers la biographie écoulée du neveu, dans laquelle elle n’arrivait pas à circonscrire la moindre étape. Néanmoins Teta sonnait de temps à autre à des portes étrangères. Nul ne savait rien. Le cœur battant, elle gagna sur elle et entra dans la chancellerie paroissiale de l’église de Straschnitz qui est située à proximité des grands cimetières urbains. Ceci avait été le premier office de Mojmir comme jeune coadjuteur, et il s’était plaint dans plusieurs lettres de la surabondance des offices funéraires et des brimades qu’il avait à essuyer de la part de ses aînés. Mon Dieu, il s’était toujours et partout amèrement plaint et n’avait trouvé nulle part un office sans que sa personne n’éveille des hostilités obstinées et de savantes conjurations. Dans la chancellerie paroissiale de Straschnitz, elle reçut une réponse qui raviva son espoir chancelant. Il était bien possible, disait-on, que depuis vingt ans un jeune prêtre de ce nom avait assisté quelque temps les offices de ces autels et les enterrements de la paroisse. Il faudrait faire des recherches dans de vieux documents qui n’étaient pas actuellement sous la main. Que Madame revienne dans deux jours. Teta ne revint pas.

Teta laissa passer un anniversaire solitaire, une Semaine Sainte pleine d’amertume, une méchante fête de Pâques avant de faire ce qu’elle aurait dû faire tout de suite. Le mardi elle se rendit dans une rue du faubourg de Nusle pour trouver la maison d’où l’avant-dernière lettre de son neveu lui avait été adressée. Par opposition aux tristes et vieillots immeubles dans lesquels elle avait cantonné jusqu’ici ses recherches, c’était une maison toute neuve qui unissait de la manière la plus impudente l’architecture la plus moderne et la médiocrité de la banlieue. Ce dernier en date des appartements connus du neveu de malheur semblait formé par l’intrication ahurissante de plusieurs longues boîtes de béton, avec des reflets hautains de métal nu et de verre. Ce qui gênait Teta le plus, c’étaient les fenêtres qui n’étaient pas debout, mais formaient d’étroits rectangles couchés, semblables à des yeux malicieux de Chinois. Un prêtre pouvait-il habiter derrière de telles fenêtres ?

Le concierge était parfaitement adapté à la maison. Il ne ressemblait en rien aux portiers en bras de chemise et en pantoufles trop larges des maisons alentour ; il portait un uniforme sportif et serré et une sorte de casquette officielle. Il répondit à la question timide de Teta avec une sévère brièveté, sans la gratifier d’un regard :

– Qui donc, les Linek... Chambre et cuisine, sixième étage... Congé il y a deux mois... Déménagé...

Que le singulier du neveu se soit transformé brusquement dans la bouche du concierge en un pluriel, c’était un nouveau coup au cœur pour Teta que sa conscience n’assimila pas immédiatement :

– Déménagé où, je vous prie.. demanda-t-elle.

Un geste de la main dans le vide de la part du concierge sévère et sportif :

– Peux pas savoir... Peut-être de l’autre côté... Pas laissé d’adresse.... Savez sans doute pourquoi...

Teta tira une pièce de monnaie et la glissa dans la main du portier qui se referma mécaniquement autour de la pièce sans que l’homme eût l’air d’y prêter la moindre attention. Il n’en devint pas plus aimable d’un pouce. Teta demanda de sa voix la plus flatteuse :

– Est-ce que par hasard je ne pourrais pas quand même connaître par vous, Monsieur, la nouvelle adresse ; c’est très important, si vous me permettez...

– Allez à la police, conseilla le concierge monosyllabique de cette machine à habiter non moins monosyllabique.

Ce mot suspect de « police » ne signifia qu’un nouveau coup sourd. Mais Teta ne réfléchit pas davantage à présent et avec une figure étirée en largeur elle se hâta jusqu’au numéro de la maison, située un peu plus loin dans la même rue, où devait se trouver, d’après le devis qu’elle avait reçu, la maison Karel Fasching, Entrepreneurs. Elle avait fait virer à cette adresse quelques semaines avant par une banque viennoise cinq cents schillings comptant. Dans une entrée sombre, elle sortit ses lunettes d’acier bien dissimulées et lut fiévreusement de haut en bas et de gauche à droite les plaques des logeurs. Aucune trace d’un architecte Karel Fasching. Elle s’appuya sans force contre le mur et se demanda s’il ne valait pas mieux reprendre le prochain train pour rentrer. Entre elle et son neveu se dressaient des obstacles infranchissables à l’édification desquels elle avait elle-même prêté la main. N’était-il pas temps de considérer la partie comme perdue et de se résoudre à attendre avec patience le jugement sévère de Dieu ? Dans le fond de sa conscience résonna le mot « police ». Elle savait bien qu’il y a partout à la police des bureaux de renseignement où l’on peut demander l’adresse de chaque citoyen de la ville. Mais est-ce que le portier sévère d’un immeuble froid et dédaigneux n’avait pas laissé entendre l’autre signification, la signification dangereuse du mot police ? Peut-être le neveu était-il davantage qu’un offenseur de la religion contre lequel était pendante une action au Tribunal divin. Peut-être était-il de ces gens pour qui la police nourrit un vif intérêt et peut-être qu’elle, la parente coresponsable, serait mêlée, en cas d’enquête, à une sale histoire. Comment dans de pareilles conditions s’aventurer à la police ? Non, vraiment, il ne restait rien d’autre à faire qu’à se faire une raison, renoncer, retourner à la maison, laisser échapper pour toujours le grand plan de vie. Elle pouvait à peine se traîner dans la rue. Pour la première fois de sa vie, elle loua un taxi. Cette prodigalité n’était pas seulement le symbole du renoncement mais pouvait passer pour un indice du relâchement moral qui suit l’écroulement du plan.

Mais le lendemain elle était de nouveau dans la même rue, elle ne savait pas bien elle-même pourquoi. Mais cette fois ses yeux se dessillèrent brusquement et elle se demanda comment elle n’avait pas vu hier. En grosses lettres dorées le nom de « Karel Fasching » regardait Teta du haut de l’enseigne d’un magasin de Charcuterie-Épicerie, dans la maison même où elle avait hier cherché en vain un architecte du même nom. D’un pied hésitant, elle pénétra dans la boutique. Une clochette à la porte lui tinta son avertissement à l’oreille. Le propriétaire avait une minuscule moustache et un ventre redoutable, avec lequel il semblait tenir en respect devant lui son comptoir. Sa voix de baryton fit à la cliente un accueil mélodieux :

– Bien le bonjour, Madame, quelque chose de bon pour le dîner... Du jambon tout frais, je le commence pour Madame... quel temps superbe pour les Fêtes cette année, cela présage du mauvais temps en mai... Madame n’est pas de ce coin-ci....

– Eh bien, peut-être dix décas de jambon, murmura Teta embarrassée.

Le colosse aiguisa deux longs couteaux à lame étroite l’un contre l’autre :

– Pas de machines, chez moi, avoua-t-il, tout le travail est fait à la main... Moi, je fais ça au sentiment, cela a bien meilleur goût...

Teta baissa un peu la tête et sa voix était mal assurée :

– Et vous êtes Monsieur Fasching lui-même, demanda-t-elle tout bas.

L’homme au gros ventre souffla profondément :

– À votre service, Madame... Je suis mon propre personnel... On n’est jamais si bien servi que par soi-même, cela a toujours été mon opinion...

Teta esquissa un sourire compréhensif comme si elle partageait parfaitement cette conviction :

– Mais dans la maison ici habite un architecte Fasching, n’est-ce pas, un parent de Monsieur Fasching, monsieur votre frère sans doute....

Monsieur Fasching s’arrêta d’aiguiser ses couteaux et parut stupéfait ; puis il dit d’une voix sonore :

– Erreur, Madame... Je suis tout seul au monde, tel que vous me voyez... Ni femme, ni enfant, ni frère, ni sœur, un célibataire éprouvé.... Rien qu’un neveu du second degré à Chicago, c’est le dernier Fasching sur terre avec moi-même....

Après cet aveu le charcutier pointa ses grosses lèvres comme s’il s’apprêtait à siffler un air là-dessus. Mais Teta détourna la tête et murmura :

– Alors Monsieur l’Architecte Karel Fasching n’existe pas du tout dans cette maison...

Fasching, qui faisait glisser son couteau comme un archet de violoncelle hardiment sur le jambon, leva les yeux avec surprise :

– Mais qu’est-ce que Madame veut avec cet architecte Fasching... ? Est-ce qu’il sort d’une clef des songes, par hasard... ?

Teta raffermit sa voix et déclara en détachant les syllabes :

– J’ai envoyé une somme d’argent à Monsieur l’architecte Fasching.... Il se trouve que c’est moi, Teta Linek, de Vienne....

Il l’interrompit et posa son couteau :

– Ah, c’est donc vous, ma chère dame, c’est donc vous...

Teta, sans lever les yeux :

– Mon neveu, Mojmir Linek, m’avait écrit à ce sujet et il m’a envoyé les plans et la facture de l’architecte, alors je suis allée à la banque à Vienne pour le versement d’une somme de cinq cents schillings pour les réparations...

– Veuillez passer par ici, Madame, si je puis me permettre, fit le colosse en poussant la petite Teta avec son ventre dans une petite pièce annexe, remplie jusqu’au plafond de bouteilles de vin et de boîtes de conserves.

Il y régnait une odeur moisie de noix de muscade et de vinaigre. Teta dut s’asseoir sur un tabouret, tandis que l’homme qui respirait profondément et avec bruit, se dressait devant elle comme une montagne :

– C’est donc vous, Madame, c’est vous qui avez réglé l’affaire.... Voyez-vous ça, la tante de monsieur le neveu, et ce n’est pas une blague et elle est bien vivante et pour une fois il n’a pas menti... Ah, ça, si l’argent n’était pas venu, ma foi, le lendemain j’aurais porté plainte... Pour soutirement de fonds frauduleux ou quelque chose....

Teta regardait Fasching la tête rejetée en arrière comme un homme qui se trouve trop près d’une tour :

– Est-ce que le neveu n’a pas payé ses achats chez M. Fasching, demanda-t-elle en se souvenant des déclarations de Markus Prossnitzer.

Mais M. Fasching partit d’un rire moqueur et amusé :

– Ses achats, ma chère dame.... ? Je n’en parlerais même pas... J’ai bon cœur pour mes clients... Combien de ménagères des environs ont un compte débiteur chez moi !... Je prête la marchandise sur le livre de ménage et l’argent peut attendre, un an s’il le faut... Mais monsieur votre neveu, madame, ça n’était pas un débiteur ordinaire, lui c’étaient des soutirements de fonds, des assurances frauduleuses et tout... Je suis un homme seul, sans parents, mais il faut qu’il y ait de l’ordre et de l’honneur et on ne me raconte pas d’histoires et moins que tout un supermalin comme ça, un homme cultivé, un type qui en a bien assez dans la cervelle....

Les derniers mots retentirent horriblement dans l’âme de Teta. La tête toujours rejetée en arrière elle interrogea timidement :

– Et pourquoi, si je puis me permettre, le neveu a-t-il reçu de l’argent de M. Fasching ?...

Le visage gras de Fasching prit une expression de lubrique indignation. De nouveau ses grosses lèvres se mirent en pointe sous la minuscule moustache. Ses yeux clignotèrent tandis qu’il baissait la voix :

– Madame Linek, je ne vous demande pas ce que c’est que cette histoire d’architecte, je ne veux pas le savoir et je ne veux pas y être mêlé... Mais ne me demandez pas non plus, je vous en prie, de vous raconter mes histoires ; je suis un homme seul, et tout homme a ses faiblesses et ses tentations... Votre neveu a cru qu’il pouvait jouer avec mes faiblesses et mes tentations et je suis tombé dans son panneau... Un homme comme moi ne tombe dans le panneau qu’une fois dans sa vie... Ne parlons plus de ces assurances et de ces soutirements de fonds dont la place est en correctionnelle....

Fasching avait parlé comme un homme qui par pudeur recouvre d’un voile épais les projets ambigus caressés une fois dans le cours d’une vie autrement irréprochable, mais qui n’est pas capable en même temps de dissimuler entièrement les sensations troubles dont le remplit la pensée de ces fameuses assurances. Teta se leva :

– Et maintenant tout est réglé chez vous, Monsieur Fasching, soupira-t-elle et son visage s’empourprait.

– Tout sauf un petit restant, madame, fit-il indulgent, mais je ne vous ennuierai pas avec cela, ce n’est pas mon habitude....

– Peut-être que je pourrai là aussi... hésita Teta, si seulement M. Fasching me procurait l’adresse du neveu...

Le colosse haussa les épaules.

– Sa propre tante ne connaît pas son adresse, comment la connaîtrais-je, moi... Ces gens disparaissent comme l’eau dans le canal, adieu sans retour... Et Prague est une grande ville....

Teta s’efforça de rendre sa voix le plus naturel possible :

– Monsieur Fasching peut se renseigner peut-être...

Le gros homme emballait le jambon d’un geste prompt dans du papier gras :

– Je vais vous dire, Madame Linek... C’est vrai que je vois beaucoup de gens, tout le monde vient voir Fasching, et pas seulement pour acheter du rollmops... Je vais voir ce que je puis faire pour vous... Revenez me voir demain, voulez-vous....

Teta fit son apparition les jours suivants dans la boutique toujours à la même heure. Elle avait arrêté toutes autres recherches. La charcuterie était toujours pleine de clients. Chaque fois Fasching lui faisait de la tête un signe négatif. Mais lorsqu’elle revint le troisième jour, il l’attira en dépit d’une nombreuse clientèle, dans la pièce annexe :

– Pensez donc, ma chère dame, il était ici hier à la fermeture, lui-même en personne, monsieur votre neveu, et il a essayé de nouveau de me soutirer des fonds... J’ai fait comme si cela m’intéressait et je lui ai donné un petit acompte, que vous voudrez bien me rembourser je pense... Et puis je l’ai accompagné jusque chez lui, pour être tout à fait sûr de l’adresse, parce que ce qu’il dit, je n’ai plus confiance....

Fasching tendit une feuille de papier à Teta où la rue et le numéro de l’adresse de Mojmir étaient inscrits proprement. Et elle lui remboursa son acompte.

 

Cette partie de la ville s’appelle à tort le « Nouveau Monde ». Elle est située sur les hauteurs de l’antique district du bourg au-delà du fleuve, enchâssée entre le lieu dit de l’Incendie et l’ancien tribunal de garnison. Aux temps passés, il se mêlait dans ces parages les parfums des lilas printaniers aux odeurs martiales de la caserne voisine, arôme de fermentation du pain de seigle des soldats, odeur de cuir et de crottin de cheval qui vient du manège. Ce « Nouveau Monde » n’a pas encore cédé la place à un monde plus nouveau. Le bric-à-brac des maisons caduques se serre là comme dans l’attente du démolisseur. Par mégarde, le développement de la ville qui s’étend au loin dans la campagne a laissé à gauche cette moisissure avec ses toits obliques, ses loggias piquées aux vers, ses sales courettes et les escaliers de bois usés et déformés. Le Nouveau Monde a les loyers les meilleur marché car, bien que le sol soit historique, on n’y vit que dans l’attente de la démolition. Les habitants de Prague, à l’encontre de ses admirateurs étrangers, ne possèdent pas un sens démesuré du romantisme. Ils craignent les maisons ajourées de style baroque et les arcs-boutants des districts médiévaux, et préfèrent les faubourgs vastes et clairs avec leurs boîtes de béton intriquées, dont l’une a éveillé récemment le dégoût de Teta. Dans les marais mal asséchés du passé, comme dans ce Nouveau Monde, ne vivent plus à présent que de sombres petits bourgeois de la plus médiocre espèce, quelques originaux fantasques, ou bien des naufragés et des décatis qui ne peuvent pas se payer un meilleur asile.

Dans l’une de ces maisons rencognées, Teta vient de grimper un escalier en bois vermoulu. Enfin elle est devant la bonne porte. Au bout de décades. Par un verre dépoli une lumière sale pénètre jusque dans le couloir. Mais même sans lunettes on peut lire le chef d’œuvre de calligraphie épinglé sur la porte :

– Rédacteur M. Linek – Spécialiste de propagande. Et en dessous en plus petites lettres : On prend commande de poésies pour anniversaires, discours pour fêtes, prospectus, annonces publicitaires, épitaphes de toute nature. – Consultations astrologiques. – Agrandissement photographique de portraits de famille. – Farces-attrapes pour agrémenter les soirées.

Teta lit avec grand soin et avec une étonnante tranquillité d’âme l’énumération des marchandises mises en vente par la maison M. Linek. Bien, maintenant elle sait tout. Jusqu’au dernier moment elle a espéré le miracle d’une foi obstinée, de voir le neveu se révéler en fin de compte un prêtre indigne, certes, mais prêtre cependant. La puérile attente est à présent et à jamais déçue. À la vue du spécialiste de propagande, du consultant astrologue et du marchand de farces-attrapes pour agrémenter les soirées, elle ne croit plus à la prêtrise. À quoi bon lever encore la main et mettre en mouvement la sonnerie médiévale ? Qu’a-t-elle à faire avec ce rédacteur M. Linek, fils d’un ivrogne et d’une femme étrangère ? Un garçon indifférent qu’elle a vu une seule fois en culottes courtes ! Réglera-t-elle des comptes avec lui !? C’est justement cela. Il n’y a pas de comptes pour trente années galvaudées. Les mots ni les reproches ne restituent rien et tourmentent le créancier plus que le débiteur. Elle va sur sa soixante et onzième année depuis Jeudi Saint. Ne serait-il pas grand temps de sauver ce qui peut encore être sauvé ? N’y aurait-il pas quelque part un moyen de se pourvoir pour la dernière heure et pour ce qui vient après, le définitif ? Partir d’ici, seulement ! Et oublier ! Peut-être le Seigneur oubliera aussi. Ou fermera un œil. En dépit de ces sentiments louables, nulle force au monde ne serait capable de retenir la main de Teta qui d’un geste ferme saisit la corde de la sonnette et la tire énergiquement. Une sonnerie exigeante retentit derrière la porte.

Après quelques instants une femme ouvre la porte. C’est une assez jeune femme, moins de trente ans, négligemment vêtue, qui boite un peu. Bien que ses traits ne soient pas vilains du tout, elle semble l’amertume faite chair. Sa main ne lâche pas la poignée de la porte, comme si elle était irrémédiablement résolue à ne laisser ni créancier ni huissier franchir ce seuil.

– Désirez... ? demande-t-elle d’un ton dur à la fois inquiet et menaçant.

– Permettez, je viens visiter Monsieur Linek, dit Teta tranquillement et s’avance hardiment en passant à côté d’elle jusque dans la petite entrée sombre.

C’est donc ça l’autre partie des « Lineks », pense-t-elle, cette pauvre femelle, cette boiteuse et peut-être qu’ils ont quatre enfants. Le mot « visiter » a visiblement calmé la jeune femme. Elle tire une porte et crie sans aménité : « Client ! » Puis elle fait entrer Teta. La chambre est basse de plafond, assez longue. Dans la fenêtre à l’autre bout de la pièce, une belle vue se presse dehors, un enchevêtrement de toits et de pignons antiques interrompus par des couronnes de floraisons suspendues, et au delà dans le bleu fantomatique du lointain, les coupoles et les tours de la petite mère Prague comme des images de brume. Si on avait le cœur à cela, on devrait dire en regardant cette vue : « C’est une vraie splendeur, cela. » La chambre, par contre, n’est pas une splendeur du tout. Il n’y a presque pas de « mobilier » et la femme ne semble pas même attacher de valeur à la propreté. Il y a quelques chaises en bois branlantes. Contre le mur de gauche un lit défait, qui n’est pas encore fait à onze heures du matin. En face contre l’autre mur, deux tables en bois grossier couvertes de l’étal du spécialiste en propagande, inscriptions calligraphiées, cartes postales comiques, en couleurs éclatantes, avec des images obscènes comme on en repasse la nuit dans les cafés et les boîtes bon marché, et tels articles mentionnés à la porte comme farces-attrapes, comme des cigares qui font explosion, des boîtes de cigarettes dont un diable s’échappe avec un bond, des pétards, des tisons magiques, des masques, des chapeaux en papier et autres objets de la même espèce. Un placard en bois dans un coin de la pièce sert sans doute pour les agrandissements photographiques du propagandiste et, à en juger d’après l’odeur de soufre, à des travaux pyrotechniques. Probablement les farces explosives sont fabriquées dans la chambre noire. Mais de la petite cuisine attenante vient par bouffées une odeur de mauvaise graisse qui noie tout le restant. Teta, si gâtée, à la pensée de la cuisine impeccable qu’elle a toujours eue, du beurre de table glacé et du saindoux immaculé avec lesquels elle avait l’habitude de travailler, a peine à retenir son dégoût. Mais la pauvreté, elle ne l’a pas encore oubliée non plus. Ceci, cependant, n’est pas vraiment de la pauvreté, mais quelque chose de beaucoup plus dangereux, de beaucoup plus inquiétant, dont elle ne se fait pas une image très claire.

La femme lui prépare une chaise. Puis elle se retire dans la cuisine d’où les bouffées de puanteur grasse continuent à parvenir par la porte fermée. Teta est assise toute tranquille et regarde le large dos de l’homme qui est assis à la petite table devant la jolie vue par la fenêtre, plongé dans ses travaux d’écriture. L’élan d’une calligraphie experte se trahit pleinement dans le dos et dans la tête penchée. Dans cette même attitude, pense Teta, il a peint les lettres adressées à moi, toutes ces nombreuses lettres. Elle ne s’étonne pas du tout de trouver que l’homme n’est pas chauve, qu’une chevelure brune et dense couvre sa tête qui frise légèrement dans la nuque. Donc, songe-t-elle, même la calvitie n’était pas véridique. Il m’écrit qu’il tire la jambe, à cause d’une piqûre d’insecte de la Terre de Feu. Il n’a pensé à ce mensonge que parce qu’elle boite. Pourquoi, pourquoi ? Où donc avais-je la tête !

L’homme qui écrit, sans se retourner, fait entendre une voix agréable et même flatteuse :

– Veuillez s’il vous plaît m’excuser... Encore deux minutes et j’ai fini... Je ne puis m’interrompre sinon je perds le fil....

Il murmure devant lui, moitié travail, moitié pour distraire la cliente :

– Ville persane de l’antiquité, prénom biblique, quatre syllabes, un mammifère de race éteinte, une danse américaine moderne... Ah, ce n’est pas facile de bâtir des mots croisés... Il faut qu’il soit livré à la rédaction du journal des Ménagères après-midi, salaire : dix couronnes... Vous doutez-vous, chère Madame, lorsque vous faites des mots croisés, combien cela a coûté d’études et de subsides, pour que l’on puisse en bâtir un... Dix couronnes de salaire... Célèbre explorateur, traité de paix célèbre par B, cinq syllabes...

Qui saurait mieux que Teta combien a coûté cette culture inemployée ? Elle se tait et attend patiemment que l’homme ait enfin mis le problème de mots croisés dans une enveloppe et se soit levé. Il est assez grand et plutôt bien lavé. À l’encontre de la femme et de l’appartement, il semble s’efforcer de conserver une certaine élégance d’artiste négligente. Il est bien rasé, porte une chemise violette d’un tissu fin, une cravate de soie lourde de même couleur avec un dessin chinois. L’aspect extérieur de l’homme prouve qu’il a l’habitude de faire cas de sa propre personne. Il a un complet d’intérieur de velours côtelé marron qui semble être tout neuf. Teta ne peut pas s’expliquer comment elle a jamais pu laisser la photographie en question lui voiler la réalité. Car ici devant elle se trouve le propre neveu de la cuisine du conseiller Slabatnigg avec ses cheveux obstinément indociles, le nez retroussé de gamin, les yeux bouffis de Chinois. Ces yeux bouffis surtout ! Ces traits n’ont fait que s’accentuer avec le temps. Mais Teta, la plus gourde de toutes les gourdes, a véritablement cru que ce petit visage de gamin reniflant sa morve pouvait s’être transformé, par la contribution qu’elle avait faite à son éducation, en un saint ermite sur lequel se penchent les anges, ou même simplement en le brave visage de curé d’Ottokar Janku.

– Qui a donné mon nom à Madame, demande l’homme à présent. Si je ne fais pas erreur, Madame a sans doute besoin d’une belle épitaphe... Ou bien s’agit-il d’un horoscope ?....

Il désigne d’une main soignée une table astrologique qui est pendue au-dessus du lit si indécemment défait. Cette table ressemble à un cadran solaire plein de signes et de symboles confus :

– Mais dans ce cas il me faudrait les dates exactes, dit-il.

Oui, c’est bien la même voix aussi, qui avait si magnifiquement déclamé les poésies, cette voix qui, en fait, est responsable de tout le mal qui a été fait.

– Personne ne m’a donné votre nom, s’il vous plaît, dit la vieille servante, presque sans desserrer les lèvres.

L’homme fait un pas vers elle. Son regard, d’abord indifférent, commence progressivement à se remplir d’étonnement et aussi d’une rapide cascade de réflexions. Les yeux de myosotis de Teta le fascinent. Et brusquement l’homme ferme ses paupières épaisses et détourne la tête, comme pour suivre le fil d’une pensée tranquillement, derrière le voile de l’ombre :

– C’est donc toi le neveu, dit Teta d’un ton sec et bref.

Elle, qui a l’habitude de s’adresser avec humilité à la troisième personne à tout le monde, a trouvé au fond d’elle-même un dur et nu tutoiement. Et ce n’est nullement le tu familial, c’est bien plutôt le tutoiement du juge, sévère et de haut en bas. Ce qui se passe maintenant ne dure pas plus de trente secondes. L’homme est incapable de parler. Il se met à suer. De grosses gouttes perlent à son front et coulent sur son visage. En quelques instants il est plus mouillé que s’il sortait d’une averse. Mais à peine a-t-il sorti son mouchoir, le voilà ressaisi. Il passe son mouchoir sur ses joues. Seuls les coins de sa bouche frémissent encore comme après une peur paralysante ; mais les yeux ont repris leur gaieté, leur sourire ; ils rient, ils brillent et le timbre tentateur éclate joyeusement, témoignage d’une humeur redevenue déjà entièrement sereine :

– La chère tante... Mais c’est la chère tante... Il me semble que je deviens fou... Non, mais quelle surprise !!

Pour gagner du temps, pour chercher du secours, fût-ce un secours dangereux, il tire la porte de la cuisine et crie :

– Viens par ici, Mascha... Tu ne devineras jamais la visite que je reçois... C’est la chère tante de ma vie, dont je t’ai si souvent parlé...

La boiteuse s’arrête sur le seuil. Ses yeux verts de chat brillent de méchanceté amusée.

– Pour une surprise, c’est une surprise, s’écrie-t-elle, ta chère tante vient nous rendre visite et tu lui as communiqué notre adresse, naturellement... Mais excusez-moi, je ne veux pas déranger des parents chers, il ne faut pas, de quel droit...

Mascha claque la porte. Mais on sent bien qu’elle s’est arrêtée juste derrière cette porte contre laquelle elle a collé son oreille pour malicieusement épier la conversation. Mojmir murmure :

– N’ayez pas mauvaise opinion de moi, chère tante... Rien que ma ménagère naturellement....

Teta ne comprend pas bien pourquoi le neveu considère un concubinage comme moins compromettant qu’un ménage conjugal. Cherche-t-il toujours à lui en faire accroire ? Mais lui, s’inquiète désespérément d’un meilleur siège pour sa chère tante. Comme il ne trouve rien, il prend dans le lit un oreiller chiffonné, le secoue avec un zèle comique et en rembourre une des chaises en bois qu’il offre à Teta. Celle-ci la dédaigne avec froideur :

– Je ne veux pas m’asseoir, maintenant, neveu, dit-elle.

– Si vous restez debout, ma chère Tante, il faut que je me mette à genou, dit-il.

– Ne dis pas de bêtises maintenant, dis toute la vérité, dit-elle.

Il se met la main sur le cœur, cherchant à reprendre haleine, comme si son cœur n’était plus bien solide :

– Ayez pitié de moi, chère tante... Laissez-moi respirer... La joyeuse surprise est trop forte...

– Ne dis pas de bêtises, maintenant, dis toute la vérité, neveu, reprend-elle insensible. Qu’es-tu, neveu ?

Il fouille dans ses poches, comme pour y trouver un certificat de son existence. Il ne trouve rien :

– Moi, chère tante, moi, commence-t-il, mais il s’interrompt aussitôt, car son regard tombe sur les photographies obscènes, étalées sur la table.

En acteur consommé il s’approche insensiblement de la table et recouvre les petites images licencieuses d’un journal du matin. Pourvu que la tante ne les ait pas vues. Elle avait vu, malheureusement.

– Je suis, reprend-il,... Vous voyez bien que je ne suis pas oisif, que je me construis une vie... Je n’y peux rien si les temps sont si terriblement durs et surtout pour les professions libérales... On fait ce qu’on peut, en fin de compte...

D’un geste large il désigne tous les articles variés qui parsèment la table et soupire :

– Croyez-vous peut-être que c’est drôle de se promener tous les soirs jusqu’à cinq heures du matin avec ces machins-là dans les cafés ?

Le visage plus tartare que jamais de Teta ne se détache pas du neveu. Elle ressemble à un moine tibétain :

– Mais voyons, je demande ce que tu es, neveu... Je te demande si tu es prêtre...

Le neveu esquisse un sourire et se passe la main blanche dans ses cheveux épais :

– C’est une question à laquelle il n’est pas si facile de répondre, déclare-t-il pensivement, comme s’il n’en était pas bien sûr lui-même.

Les yeux de Teta ne l’ont toujours pas lâché :

– Je veux savoir si ton escapade date d’avant ou d’après seulement ?

À cette étape de la conversation, Mojmir Linek retrouve toute son adresse et toute son éloquence. En quelques touches il se redresse de la position humiliée où l’avait jeté la surprise et l’effroi et retrouve la position inattaquablement supérieure, qui caractérise ses lettres si troublantes. Il ne sue plus maintenant. Il prend la main droite de Teta entre ses mains. Il presse la tante doucement de s’asseoir, elle s’en aperçoit à peine. Ses yeux à elle sont maintenant suspendus à sa grande bouche :

– Si vous voulez connaître la vérité, chère tante, il faut m’écouter, il faut me laisser tout vous expliquer...

Exigence superflue. Elle ne songe pas à l’interrompre. Il fait quelques pas en long et en large, rejette la tête en arrière et secoue sa chevelure non sans grâce. Ils lui ont bien fait dépouiller la balourdise du paysan, pour mon argent, songe Teta. Puis il s’arrête de nouveau en face d’elle, se penche en avant et parle d’une voix douce, presque tendre :

– Vous me considérez naturellement comme un tricheur tout à fait vulgaire, comme un parfait filou... Eh bien non, ma tante, que vous me croyiez ou non, c’est l’inverse, absolument... Vous me voyez aujourd’hui devant vous sous les espèces d’un tricheur et d’un filou, parce que j’ai l’âme trop sincère, parce que je ne sais pas mentir aussi bien que des centaines d’autres... Si seulement j’avais su mentir un peu mieux, vous me verriez aujourd’hui, chère tante, en soutane et en col blanc, avec un visage bien rembourré de curé, et je mangerais cinq repas par jour, sans avoir de soucis, sans avoir besoin de peiner et de me crever de travail et vous seriez satisfaite d’un tel neveu...

– Donc ton escapade date d’avant, constate Teta avec une fermeté de glace.

Mojmir Linek lève les bras au ciel d’un geste de conjurateur :

– Soyez équitable et laissez-moi vous expliquer, chère tante... Vous aviez tout combiné à l’époque avec ma pauvre mère, et vous m’avez envoyé au lycée à Olmutz et vous avez payé toutes les années de classe. C’est donc avec votre propre argent que vous avez payé ce que je suis devenu par tout ce qu’on m’a appris, un homme cultivé, ou, comme on dit, un intellectuel... La science a mis sur moi sa main sévère et la pensée moderne, et cela par votre propre appui, ma tante... J’avais l’esprit ouvert, hélas, l’instituteur de Hustopec déjà l’a su... Et voilà que je me suis trouvé brusquement à la grande croisée des chemins de la vie. Je devais me consacrer aux autels, écoutez-moi bien, je devais transformer tous les jours à six ou sept heures du matin une tablette de farine de blé et une gorgée de vin de messe en le corps et le sang de Jésus-Christ... Si j’avais été un menteur, ma tante, comme tant d’autres, je l’aurais fait, même sans y croire, pourquoi pas, le métier c’est le métier, et vivre de l’exploitation du travail d’autrui ou de leur bêtise, cela ne fait pas une grosse différence... Mais voyez-vous, c’est justement là la chose étrange, je ne suis pas un menteur....

À ces mots il se frappe la poitrine avec bruit et ses yeux scintillent derrière les paupières gonflées :

– J’étais jeune, j’étais libre penseur, pourquoi vous le cacher, à force d’apprendre j’avais perdu Dieu ; je considérais le sacrement de la messe comme une coutume magique d’une époque révolue, je n’étais tout simplement pas capable de faire, pour tout l’amour du Seigneur, ce que les autres faisaient sans qu’on les prenne pour cela pour des tricheurs, comme moi...

Pour un auditeur hésitant, le discours de Mojmir et son argumentation n’auraient peut-être pas manqué de force. Mais Teta y resta insensible. Nulle ombre ne bouge sur sa physionomie claire. Elle est bien préparée à ce genre de dialectique par M. Bichler. D’un ton anguleux elle prononce ces paroles qui ne manquent pas de grandeur :

– Tu n’as pas appris le vrai, neveu, mais le faux.

Sur le visage de Mojmir Linek se peint un sourire lointain et fatigué :

– Peut-être, ma tante, peut-être...

Il couvre des mains ses yeux, comme pour sonder profondément sa conscience :

– Aujourd’hui, comme homme mûr, ma position est bien différente..., dit-il songeusement. Mais réfléchissez-y, un tempérament tout jeune et une âme ardente et curieuse de Slave... Ah, mon Dieu, pourquoi ne m’avez-vous pas laissé être un modeste paysan, je serais bien plus heureux à présent. Mais vous avez fait de moi, à grand prix, un homme cultivé. Et un homme cultivé est comme une prairie innocente où quelqu’un aurait semé de grandes feuilles sales de journal... Un triste spectacle.... Et par surcroît on en crève de faim...

Teta l’avait laissé achever sans remuer. Mais maintenant elle parle par à-coups et très lentement :

– Si tu n’es pas un tricheur, pourquoi ne m’as-tu pas écrit la vérité, tout de suite, pourquoi m’as-tu menti, menti, jusqu’à il y a trois semaines ?...

Il pousse une chaise à côté de la sienne, s’assied et pose ses grosses mains molles, aux ongles soignés, lourdement sur les genoux de Teta :

– Cela, ma chère tante, je l’ai fait par amour pour vous, dit-il d’une voix profonde.

Teta se redresse, retire les genoux de sorte que les mains tentatrices retombent. Mais sa voix reste mélancolique et grave :

– Pourquoi êtes-vous venue, ma tante ? Pourquoi m’avez-vous espionné ? Maintenant après de si longues années ? Vous avez manqué de sagesse... J’avais tant de tendresse pour vous, vous comprenez, et ce n’est qu’à cause de cela que je ne vous ai pas parlé de mes conflits intimes si pénibles à l’époque. Et parce que, par amour et par sollicitude pour vous je n’ai pas écrit, le mal était fait, car ensuite je ne pouvais pas davantage rattraper la vérité. Ne comprenez-vous pas que c’était par amour... Vous savez bien que je suis une nature slave, une nature rêveuse. Je me suis dit qu’il fallait que vous ayez toujours votre neveu pieux et voué au Seigneur, de par le monde, un Mojmir meilleur et plus pur que moi-même, me suis-je dit : elle l’a bien mérité la chère tante, avec le travail de ses mains, avec sa loyauté, avec sa foi en Dieu. Dans son esprit tu seras un agneau et un prêtre tout simple et tu célébreras tous les jours les saints offices, et tu donneras aux humains les sacrements du baptême et les derniers sacrements, et elle priera pour toi et elle pensera que tu pries pour elle, et cela l’aidera... Voilà comment je me suis imaginé la chose, je vous le jure, et ma duperie n’était que gratitude pour vous.... Elle sera contente de te savoir à Hustopec, dans le pays natal. Et elle n’ira pas t’espionner ni toucher à cette affaire à laquelle elle n’a pas touché une fois en trente ans...

– J’étais à Hustopec mardi dernier, souffle Teta.

Il se prend la tête à deux mains et gémit :

– Ah, vous avez tout gâté, ma tante, vous seule...

Teta bondit, de sorte que la chaise tombe et que l’oreiller douteux gît sur le plancher. Elle a le souffle coupé. Comme les fils de soie d’un tisserand, la belle voix douce l’entoure, tous ces mots l’enveloppent, lui enlèvent sa force même si elle n’en comprend pas toujours le sens :

– Dans toutes les lettres, souffle-t-elle, toujours de l’argent, rien que de l’argent, voilà la vérité et rien d’autre... De l’argent, de l’argent, de l’argent, voilà ce qu’était ton amour... Tu m’as soutiré mon salaire... et bien plus encore...

Le neveu reste indécis quelques instants. Il ne semble plus savoir que dire :

– Qu’aurais-je dû faire, murmure-t-il d’une voix pâle. Je suis pauvre... Et en dehors de ma chère tante je n’ai personne au monde....

Mais tout à coup trop brusquement et sans transition véritable il se jette à genou devant Teta et se met à pleurer lamentablement et à grand bruit :

– Pardonnez-moi, pour l’amour de Dieu... Je n’avais pas d’autre recours que vous, ma tante...

Teta le regarde sans un mot. Sa tête est toute enflée de douleur. Cet homme qui pleure bruyamment la remplit de dégoût. Elle souhaite n’être jamais venue dans cette maison répugnante, mesurer toute l’étendue du mensonge où elle est emmêlée. Le neveu pleure toujours. C’est à vous faire vomir. Voilà que la porte de la cuisine s’ouvre sans bruit et dans son cadre la boiteuse est debout avec ses yeux verts de chatte :

– Ehe, il en est déjà aux larmes, rit-elle hystérique, et il vous a déjà fait le coup de l’âme slave, je pense... Nous connaissons le programme par cœur... Ne vous laissez pas attendrir, madame sa tante, ne cédez pas... Ce n’est pas une âme slave, c’est Satan... Votre salut, vous l’avez acheté à l’échoppe de Satan... Vous, il ne vous a coûté que de l’argent, mais moi il m’a coûté toute ma vie...

Le neveu s’était redressé. Son visage porte un masque que la rage rend vulgaire :

– Laisse-nous seuls ! Va dans la cuisine !

Mais Mascha tend les bras au plafond et éclate :

– Va dans la cuisine, crie-t-elle, va dans la cuisine, pèle les pommes de terre, fais le lit, va chercher de la bière, voilà à quoi je suis bonne.... Vivre avec un homme qui ne dit pas un seul mot de vrai, madame, pas le moindre petit mot... Quand il fait du soleil, il dit qu’il pleut et il t’extorquera le dernier centime et la dernière goutte de sang et l’âme tout entière... Moi, je couche sur la paillasse, pendant que lui dort dans son sale lit, chaque nuit avec une autre fille et me réveille pour que je lui réchauffe de l’eau... À l’échoppe de Satan vous l’avez acheté, votre salut....

Le neveu s’est ressaisi :

– Voilà la gratitude, jette-t-il, pour avoir pris une créature dont personne ne veut...

Ici la voix de Mascha se brise :

– Madame sa tante, ne cédez pas ! Détruisez-le ! Dénoncez-le ! Je serai témoin. Je suis au courant de tout. Je prêterai serment sur tout... Il a déjà fait de la tôle une fois, six mois. On le connaît au tribunal, ce repris de justice.... Détruisez-le ! Délivrez-nous de ce fléau !

Teta saisit sa canne de la main droite. De la main gauche elle presse son sac à main contre son cœur. Elle jette autour d’elle des regards désespérés comme un homme qui ne sait pas comment il traversera un chemin boueux à pied sec.

– Maintenant je voudrais m’en aller, dit-elle.

Mascha s’avance de deux pas dans la chambre en boitillant. Elle tremble de tous ses membres :

– Ne lui faites pas grâce, madame, insiste-t-elle, vous devriez consulter un avocat...

Le neveu hoche la tête, comme s’il avait brusquement compris tout le problème de sa vie :

– Eh bien, vous voyez où j’en suis arrivé, avec votre aide, chère tante... à cette femme qui spécule jour et nuit pour mettre fin à mes jours... et moi je ne suis pris de pitié pour elle, moi et nul autre que moi, parce que je suis un si vilain Satan... et c’est vrai que j’ai perdu un procès, et pourquoi l’ai-je perdu ? Parce que j’ai été un vilain Satan et que je n’ai pas voulu faire du tort à un autre...

En entendant les mots, « je me suis pris de pitié pour elle », Mascha éclate en sanglots, comme s’il l’avait frappée au visage :

– Chez le juge, madame, gémit-elle, allez chez le juge, aujourd’hui même...

Le neveu s’approche de son bureau et se met à fouiller dans ses papiers comme quelqu’un qui est excédé de tant de stupidité et qui veut retourner au travail sérieux :

– Chez le juge, je vous en prie, dit-il généreusement. Mais que vous rendra-t-il, chère tante, qu’est-ce que le juge peut vous rendre... Rien, rien du tout... Moi seul je peux vous rendre quelque chose... un jour... peut-être...

Dans ces mots cligne un son nouveau, un lointain espoir s’y dissimule. Pour la deuxième fois Teta dit :

– Je voudrais partir maintenant....

Le neveu se met juste devant elle. D’entre ses yeux bouffis de Chinois, où on ne se reconnaît pas, il baisse sur elle un regard douloureux et en même temps confiant :

– Maintenant vous voulez vous en aller, chère tante, maintenant que tout est si mal engagé, maintenant que nos vieilles bonnes relations sont détruites ?... Vous ne le devez pas ! Restez ! Nous parlerons de tout cela et nous trouverons une solution, n’est-ce pas. En dépit de toutes ces misères, je suis encore dans la pleine force de l’âge, chère tante... Regardez-moi, seulement, j’ai tout l’avenir devant moi. Ma tête est pleine de projets, d’excellents projets, je peux vous le confier... Je réparerai tout, je vivrai et je mourrai pour vous....

À nouveau le tissu rapide des fils de soie, qui vous enveloppent, vous désarment, vous étranglent agréablement. Mascha se tient courbée dans la porte de la cuisine, la jambe la plus courte en équilibre, le corps plié, les deux poings pressés dans le creux de l’estomac et pleure et pleure :

– Quand il fait ces promesses-là, c’est pire que tout, madame, balbutie-t-elle. Il ne peut rien réparer, rien, j’en ai fait l’expérience... Vous seule pouvez réparer... Délivrez-nous !

Le neveu fait un geste doux de la tête vers la femme qui pleure, vivante accusation devant le tribunal divin :

– Que Dieu lui pardonne, dit-il et le son de sa voix ferait croire qu’il est réellement un prêtre confirmé et expert. Que Dieu lui pardonne, elle est très pauvre... Mais elle nous aidera tous les deux, chère tante, je le sais...

Teta fait un effort visible pour quitter sa place. En trois pas rapides elle gagne la porte. Elle presse la poignée. Derrière elle l’immonde odeur de graisse, les sanglots entrecoupés de Mascha, les images obscènes, les farces-attrapes sur la table, toute cette chambre avec le lit dépenaillé, et maintenant encore la voix molle et flatteuse qui lui chatouille la nuque :

– Ne partez pas encore, chère tante... Faites-nous l’honneur... Une petite assiette de soupe...

Mais elle descend, déjà appuyée sur sa canne, les marches vermoulues de l’escalier de bois.

 

Les Ruelles du Nouveau Monde. Où mènent-elles ? Teta trottine en hâte, comme si ses varices et ses soixante-dix ans n’étaient qu’une légende. Elle essaye d’atteindre un tramway, et puis elle n’y pense plus. Elle marche sans but et va à travers le labyrinthe sans hommes dans n’importe quelle direction. Sa canne noire bat les pavés irréguliers. Quelle place va-t-elle trouver dans sa vie pour cette rencontre, pour cette confusion ? Après une longue vie pleine d’ordre et d’organisation, jour après jour, se lever, s’habiller, la messe du matin, faire le feu, préparer le petit déjeuner, ranger la maison, faire des courses, préparer le déjeuner, faire la vaisselle, faire le thé ou le café dans l’après-midi, compter les sommes dépensées, servir le dîner, faire la vaisselle, nettoyer la cuisine, aller se coucher. Rien que le dimanche une courte promenade, quelques modestes potins avec des collègues, une petite fête au Cercle Catholique. On y entend bien quelquefois des choses, de ces choses qui arrivent dans la vie, et on se bouche le nez comme devant une odeur de mauvaise graisse et on est bien content que cela ne vous concerne pas. Et maintenant, à soixante-dix ans, pour la première fois, il arrive quelque chose qui vous concerne terriblement. C’est comme si le destin qui pèse sur toute féminité s’était frayé un obscur souterrain pour s’approcher d’une intouchable, d’une vierge, d’une vieille fille, d’une sans attaches, d’une immunisée et pour la rattraper encore juste avant le but. Et voyez, c’est par un neveu ! Voilà par exemple une épouse qui pendant des années a soupçonné plus ou moins que son mari la trompe, mais n’y a jamais touché, a soigneusement évité la chose jusqu’à ce que contre sa volonté la vie la force à espionner son mari, et la voici maintenant dans une chambre pleine de pénombre et repoussante devant les deux coupables, dans le lit, et tout est fini. Voilà encore une jeune fille qui a mis au monde un enfant illégitime et a dû le donner en nourrice à la campagne, et elle a épargné et a espéré que le garçon la reconnaîtrait un jour comme sa mère, et l’aimerait et l’honorerait ; mais c’est un bavard, un malfaiteur et il ne l’aime ni ne l’honore, et il cambriole sa maison et la pille et lui fait subir le plus cruel opprobre. Voilà l’effet que cela lui fait. Non, ce ne sont pas des analogies, mais la confusion de Teta ressemble aux écroulements de ces femmes, de ces destinées. Elle ne peut trouver aucune place dans sa vie pour l’heure qu’elle vient de vivre. Est-ce que ce neveu qu’elle a aujourd’hui, au sens le plus profond du terme, vu pour la première fois, n’était vraiment rien d’autre que l’être chargé de la réalisation de son plan de vie ? Y avait-il plus dans ces trente années de soin constant que seulement le zèle nécessaire pour disposer un jour devant le trône de Dieu d’un médiateur et après la mort d’un prêtre qui prononce tous les ans fidèlement une messe pour le repos menacé de son âme, pour qu’elle ne soit pas oubliée et disparue ici-bas avant de gagner sa demeure finale ? Est-ce que dans ce zèle sec il ne se mêlait pas quand même quelque chose de bon, la chaleur d’un don de soi ? Tout le temps cela s’était répété, ce phénomène si régulier, cette attente expectative des lettres, ces battements de cœur en les recevant, cette lecture dix fois répétée de chaque ligne, ces doutes, cette foi, cette colère, cette joie, l’établissement et l’envoi des mandats, le regard sur la photographie du beau jeune prêtre matin et soir, et tout, tout cela revenait enfin de compte, en bien comme en mal, à une seule chose : un homme est là, dans le monde, pour toi. Et tu es là dans le monde pour un homme.

Comment avait-il appelé cela tout à l’heure, cet homme, cette canaille, ce monstre ? Nos vieilles bonnes relations, chère tante ! Oui, maintenant elles sont vraiment détruites pour toujours ces vieilles relations, ces maudites relations blasphématoires, détruites par la vérité et par la vision. Elles étaient restées entières même à Hustopec, même dans la terrible seconde où Mojmir Linek s’était transformé en Ottokar Janku et que Teta avait perdu connaissance. Même hier encore dans la boutique de M. Fasching elle vivait encore. Maintenant seulement, depuis quelques minutes, le plan et le contenu de trente années de vie est enseveli à tout jamais. À peine la vacillante maison quittée, voilà que s’était fait autour d’elle ce vide nouveau et terrible, à travers lequel elle se hâte à présent au milieu du bourdonnement centuplé des cloches de Prague à midi.

Teta essaye de se ressouvenir dans son pauvre crâne amolli de tout ce qui a été dit et entendu dans la chambre de malheur... Hélas, elle même avait à peine ouvert la bouche. Elle n’avait pas, comme elle s’était promis de le faire, tiré au clair toutes ses infamies point par point, ni la fraude du primiciat, ni l’origine de la photographie, ni l’histoire de la mission en Terre de Feu et pas non plus la dernière, la plus infâme des duperies, la curé de Hustopec, le devis de l’architecte Fasching et cette incroyablement téméraire invitation à elle, d’y passer le restant de ses jours. Jamais elle ne le comprendrait, au grand jamais, et tous ses discours ne rendaient la chose que plus confuse. Et pourtant n’avait-elle pas entendu assez de voix de prémonition qui la retenaient d’entreprendre ce voyage ? Devant la porte même de M. Linek, une de ces voix s’était fait entendre. Et le neveu ne l’avait-il pas précisément déclarée plus coupable que lui-même de n’avoir pas écouté ces voix prémonitrices ? Le neveu !! Un filou et un tricheur, cela elle devait s’y attendre depuis mardi dernier à Hustopec. Mais que ce soit précisément ce filou-là, celui-là et pas un autre, elle en avait la gorge toute serrée. Mentir, frauder, détourner, voler, embobeliner son prochain, cela se conçoit, mais le neveu lui arrange le mensonge sur l’établi bourdonnant de ses discours de manière à en faire la vérité. Plus d’une fois dans la chambre maudite elle n’a plus su elle-même si son péché à elle n’était pas plus grand en fin de compte que celui du neveu, puisque somme toute c’est elle qui avait payé cette instruction qui lui avait coûté la foi et par la faute de laquelle il ne voyait plus autre chose dans le Très Saint-Sacrement de la Communion qu’un mélange d’eau et de farine. Elle ne le sait pas encore à présent dans la tempête des cloches de midi, si elle est plus coupable que lui. Dans quelle toile le tisseur de soie l’a-t-il captée ? Elle n’a pourtant voulu que le plus grand bien pour elle et par conséquent aussi pour lui. Au secours, Sainte Trinité ! Si seulement elle pouvait oublier le vrai, celui en chair et en os, et ne repenser qu’à l’être irréel de la photographie ! Qui ramassera les éclats de sa céleste espérance ? Que faire ? Où aller ? Le tonnerre des cloches de midi s’éteint.

Teta lève les yeux et s’effraye. Sa marche l’a égarée, l’a ramenée à son point de départ. Elle reconnaît la maison sale à deux étages, qu’elle a tout à l’heure quittée. Les fenêtres lui lancent un regard malicieux. En toute hâte Teta traverse la ruelle et essaye d’échapper au Nouveau Monde dans la direction opposée. La canne bat la mesure à ses côtés. Voilà qu’un autre pas se mêle dans la cadence essoufflée du sien. Il est encore derrière elle. Le voilà déjà à côté d’elle. Le neveu porte un panama de couleur vive avec un ruban printanier blanc et rouge et des gants jaunes. Il semble s’être changé en toute hâte et s’être fait bien beau pour la promenade. On s’imagine aisément qu’un si bel homme soit infidèle tous les soirs à la pauvre boiteuse. Ses souliers jaune canari ont une pointe blanche. Ce sont manifestement des souliers chers que l’on ne trouve que dans les magasins du centre. Les revendeurs de farces-attrapes et d’images pornographiques sont d’habitude moins élégants. La vue du débiteur insuffle à la créancière une peur étouffante. Elle si petite, si vieille, tellement perdue dans ce Nouveau Monde ; ne me débarrasserai-je donc jamais de lui, du vrai, pense-t-elle, et elle se met presqu’à courir :

– Je ne vous quitte pas, ma chère tante, dit-il sur le ton de la causerie, ça fait déjà quelque temps que je vous suis... Vous ne m’avez pas laissé terminer tout à l’heure, je n’ai pas eu l’occasion de vous dire le plus important... L’impression que vous avez eue est tout à fait fausse, je vous en donne ma parole... Mascha, la malheureuse, m’aime ; elle se ferait couper en morceaux pour moi. Mais les soucis constants pour une vie misérable l’ont rendue un peu folle... Elle ne sera pas un obstacle pour nous, au contraire, elle fera tout pour me permettre de refaire le salut de mon âme, elle restera ou elle partira, comme vous l’ordonnerez....

Teta se trouve capable d’accélérer encore sa marche. Elle ne se serait pas soupçonnée capable de tels efforts juvéniles. Mais le neveu a les jambes longues et ne s’aperçoit pas même de sa fatigue. Sa voix tendre fait de nouveau courir les fils de la tentation autour de sa conscience :

– Je l’ai senti, ces jours derniers, commence-t-il sur le ton léger mais sincère de la narration, j’ai su exactement que vous viendriez, ma chère tante, que vous me croyiez ou non, à l’heure près... Il y a quelque chose là-dessous. Le temps avait mûri, et j’avais mûri moi-même. Dieu vous envoie à moi, pour me donner une dernière chance... Écoutez-moi, je ne suis plus le libre penseur de ma jeunesse, Dieu sait, j’ai payé durement et maintenant je suis assis entre deux chaises... L’oiseau a son nid, le renard a sa tanière, le catholique a son Église et le communiste a son Parti ; seul le fils de l’homme n’a nulle part où poser sa tête. Je suis comme le fils de l’homme, ma chère tante, et je n’ai nulle part où poser ma tête... Comme j’aspire à ce repos... Vous seule, qui êtes un peu ma mère, pouvez me reconduire. Regardez-moi, me voici et je suis prêt... Pensez au mérite pour lequel je puis vous être à présent d’un plus grand secours que jamais, bien plus qu’autrefois que je n’étais qu’un paysan grossier...

– Je cherche le tramway, dit Teta à bout de souffle.

Le neveu lui prend tendrement le bras. Elle est trop fatiguée, trop épuisée pour se défendre. Du reste le contact secourable lui fait du bien. En parlant il se penche vers elle. Elle remarque que la pochette violette qu’il porte est violemment parfumée. Les larmes lui viennent à l’idée de ce parfum indélicat d’une personne qu’elle destinait à la prêtrise :

– Je connais un Colonel, raconte le neveu, Il s’appelait Smetanka et il était sans religion, et à cinquante ans maintenant il vient de se convertir ; hier il a été fait prêtre, tous les journaux en ont parlé... Et moi je n’ai que quarante et un ans et j’ai presque terminé mes études théologiques. Je n’aurais plus besoin que d’un petit rafraîchissement, un an, un an et demi, deux ans, qu’est-ce que cela peut coûter, et après cela je serai ordonné prêtre et je pourrai tout réparer, chère tante, comme homme mûr, que la vie a durement éprouvé et qui n’est plus en danger... Vous le savez bien, le ciel préfère un pécheur repentant à douze justes, on peut compter là-dessus...

– C’est par ici le tramway, souffle Teta, qui sent qu’elle va bientôt s’écrouler.

Le neveu lui serre le bras avec une familiarité respectueuse :

– Qu’en pensez-vous, chère tante... ? Je renvoie Mascha qui n’est après tout que ma ménagère, ma cuisinière de cure en quelque sorte, et vous, vous emménagez chez moi, pour pouvoir me surveiller, pour que la vieille faiblesse ne me reprenne pas, pour que sous votre conduite je fasse enfin mon salut... Le ciel nous a destinés l’un à l’autre, il n’y a pas de doute. Je prépare votre voie, comme vous préparez la mienne... Décidez-vous vite ! Dites oui ! Voici l’arrêt du tramway.

Teta s’arrête, prise de vertige, cherche son souffle. Enfin elle parvient à parler, d’une voix rauque, entrecoupée :

– Va-t’en, neveu, dit-elle, ne parle plus jamais, n’écris plus jamais. Je ne veux plus jamais te voir...

Ces simples mots – eux aussi ne manquent pas d’une certaine grandeur – sont prononcés avec tant de détermination que le neveu en perd la parole. Il est obligé de détourner la tête quelques instants pour ne pas perdre contenance. Et voilà le tramway qui arrive avec son bruit métallique, le tramway rouge et blanc. L’homme bien vêtu d’un habit frais et printanier a tout à coup des yeux rapides et craintifs, des yeux de mendiant. Aussi incroyable que cela paraisse en considération de sa nature cultivée et supérieure, les mots de Teta le transforment en moins de quelques secondes en un camelot pour cafés de bas étage. Cette expression, c’est celle des artistes déjetés qui vont de table en table offrir aux clients de faire leur portrait. Encore sept respirations et l’inépuisable vache à lait sort de sa vie à tout jamais. Ses yeux bouffis de Chinois clignotent et retiennent des larmes authentiques. Même la voix flatteuse de tentateur semble fanée et rouillée :

– Du moins, aidez-moi encore une dernière fois, ma tante... Sinon il ne me reste rien d’autre que la corde ou le robinet à gaz...

Teta extrait d’un doigt raide un billet de banque de son petit sac. Et elle tend au neveu de chair la dernière prime pour l’idole perdue.

 

 

 

 

CHAPITRE HUIT

 

INDICES

 

Madame Zikan avait la larme à l’œil :

– Nous nous sommes fait tant de soucis pour toi, ma Teta, s’écria-t-elle, la pauvre bêtasse et moi... J’étais déjà sur le point de faire une déclaration à la police... Mais oui, que veux-tu, tu n’as pas été simplement par ici, à la campagne, tu es restée absente presque quinze jours...

Le compte était exact. C’était le samedi après Pâques à sept heures et demi du matin que Teta réapparut dans l’appartement de la femme du surveillant principal. Elle avait monté son sac de voyage jusqu’au troisième de ses propres mains. Elle venait de poser son fardeau, de souffler bruyamment et de reprendre haleine.

Mila, avec sa grosse tête qui se balançait, dansait autour d’elle en donnant tous les signes de la joie :

– Tous mes bons vœux, ma sœur... Tous mes bons vœux... Mes meilleurs vœux...

Teta lui lança un regard méchant et aigri :

– Elle te présente ses bons vœux pour ton soixante-dixième anniversaire, expliquait Madame Zikan en souriant, c’est un grand jour dans la vie d’un homme, n’est-ce pas, et nous n’avons pas pu le fêter, parce que tu étais à la campagne, par ici... Mais viens dans le salon maintenant, ma Teta. Et Mila nous apportera du café et de la pâtisserie fraîche, toute chaude encore...

Le terme de salon s’appliquait à la chambre où le surveillant était mort, à cause de l’abondance de mobilier qui s’y trouvait.

Teta, incapable de résister, se laissa installer sous les créneaux du divan en peluche. Elle avait besoin de toutes ses forces pour ne pas trop faire voir la fatigue de son voyage nocturne sur la dure banquette. Goulûment elle but son café, mangea deux croissants farcis, une quantité que Katherina n’avait pas l’habitude de voir sa pensionnaire manger. Mais après le petit déjeuner, elle présenta à Teta l’une des moindres pièces de son héritage comme « cadeau pour la fête de sa naissance », dit-elle cérémonieusement. C’était une statuette peinte représentant Saint-Antoine :

– Tu n’as qu’à le lui demander, ma Teta, et tu retrouveras tout ce que tu as perdu....

Teta accepta le présent sans grande gratitude. Saint-Antoine, le patron des gens oublieux, n’était pas son saint à elle.

– Tu ne t’es pas bien reposée, fit Madame Zikan avec un regard qui la démasquait soucieusement, tu es bien pâle et tirée après tant de jours de vacances...

– J’aurais eu du mal à me reposer, ces jours-ci, répliqua sombrement Teta.

D’une voix innocente l’autre posa un nouveau cordon de mines :

– Tu te seras crevée de travail, pauvre sœur, je te connais... tu as sans doute accepté d’aider pour les fêtes de Pâques, dans une famille, ici à la campagne... d’anciens maîtres à toi...

– Qu’est-ce que tu racontes là, fit Teta évasive, je ne me suis pas crevée de travail chez aucun ancien maître...

La femme du surveillant ouvrit sa grande bouche rectangulaire en un profond bâillement :

– Bien ennuyeuses, les Pâques, chez nous, déplora-t-elle. Du beau temps, mais bien ennuyeuses... Mais toi, ma Teta, tu auras sûrement des choses intéressantes à nous raconter sur ton voyage...

Teta parut surprise, leva un peu la tête, haussa les épaules :

– Qu’est-ce que je vous raconterais d’intéressant ?... Un petit voyage tout simplement... Vous étiez en ville, moi, à la campagne...

La femme du surveillant, qui portait un kimono violet de l’héritage du mari numéro deux, esquissa un sourire aimable et indulgent :

– Si tu es arrivée vers sept heures, tu as dû partir de nuit... (ai-je tort !?)...

Teta fixait les miettes à côté de sa tasse et ne dit rien. Mais après ses préparatifs, Madame Zikan passa directement à l’attaque de front :

– Sûrement tu auras des choses intéressantes à raconter.... Sur notre pays natal, sur Hustopec, après cinquante années...

Teta se redressa en arrière, et ferma les yeux quelques instants. Elle était beaucoup trop lasse pour réagir. Les mots lui échappaient comme des soupirs :

– D’où le sais-tu ? M’as-tu guettée ? M’as-tu espionnée ?

Geste de dénégation d’une innocente offensée :

– Je ne suis pas une espionne, ma Teta, et pas une guetteuse, dit-elle sur un ton de noble pardon, et tu peux m’injurier autant que tu voudras, pour moi tu seras toujours comme ma mère... Et ça ne me regarde pas, et je ne m’y intéresse pas, mais là sur ton sac de voyage il y a encore les étiquettes, voyons, celle de la douane et celle de la consigne... Et tu n’as pas besoin de rien me raconter d’intéressant, et je ne veux rien savoir sur notre neveu, ça ne me regarde pas, bien que ce soit mon neveu aussi bien que le tien, et je t’ai donné ma parole de ne plus te parler de lui, et la femme d’un surveillant principal sait ce qui est de bon ton...

– Je suis fatiguée aujourd’hui, dit Teta.

Elle alla dans sa petite chambre. Elle ferma la porte derrière elle. Elle s’assit sur le lit métallique qui grince. Elle était malheureuse comme elle ne l’avait jamais été de sa vie, pas même dans les temps difficiles de sa jeunesse, où toute âme souffre de la nécessité, de l’injustice et des humiliations. Mais cette présence du malheur était tout un grand monde, où elle ne connaissait pas encore son chemin. Il fallait d’abord qu’elle apprenne à se tenir debout et à marcher comme un aveugle dans son monde à lui. Elle voyait maintenant clairement combien sa longue vie avait été douce et égale, sans nœud en quelque sorte et sans grain de poussière. Elle n’avait jamais rien rencontré de pire, aux diverses stations de sa domesticité, que par ci par là une admonestation de ses maîtres, une petite trahison de la part de ses collègues, une scène avec M. Bichler et autres ennuis insignifiants. Si les embêtements s’accumulaient et que la bile lui débordait, elle s’enfermait dans sa petite chambre tranquille. Là elle pouvait à loisir regarder le saint ermite de la gravure, là elle se plongeait dans la contemplation de ce jeune prêtre éthéré, son neveu et son filleul ; bien vite alors son sang s’apaisait et l’ordre était rétabli. Oui. Voilà bien le mot sur lequel se basait tout son bonheur dans la vie : ordre. Toutes choses semblaient réglées et définies et prévues à l’avance, le passé et le futur, le passager et le durable. Tout cela tournait autour d’un pivot unique, autour de lui, le noble adolescent du portrait qui lui appartenait à elle seule, et autour de l’esprit hardi et fervent des lettres, qui l’effrayait toujours, certes, et l’exploitait, mais qui en même temps remplissait ses pensées jusqu’au bord. Et maintenant ? Que lui était-il arrivé après tout de si grave ? Mojmir Linek ne l’avait pas réduite à la mendicité. Elle était assez riche pour passer ses dernières années dans l’indépendance. Avec quelque courage, elle pouvait même songer à découvrir un digne séminariste, qu’elle aiderait de quelque soutien matériel, pour obliger à elle un nouveau prêtre médiateur, ce qui lui permettrait de rafistoler encore à la rigueur son plan de vie échoué. Elle cependant n’avait pas suffisamment de raison ni de force d’âme pour opérer la nouvelle transmutation en ordre du désordre. Elle sentait comme une chute impuissante, un effondrement progressif. Et chaque fois qu’elle essayait de se rattraper, le véritable neveu en panama et en souliers à pointe de gigolo lui donnait un nouveau coup. À présent elle était assise après la nuit sans sommeil dans le train et n’était rien d’autre que malheureuse. Que c’est donc une occupation complète, cette présence du malheur ! Or, ce n’était pas le malheur d’une septuagénaire, mais celui d’une jeune fille de dix-sept ans après sa première confusion.

Teta n’était nullement de ces femmes qui acceptent le sort contraire les mains jointes. Bien au contraire. Dans ces mains dures et laborieuses qu’étaient les siennes, grondait le désir d’entreprendre quelque chose, pour rétablir de quelque manière que ce soit l’ordre dérangé. De son sac – première entreprise – elle sortit son magot et le compta à plusieurs reprises. Non sans une certaine satisfaction, diamétralement opposée à sa nature avaricieuse, elle calcula les frais considérables de son séjour à Prague. Il lui semblait qu’elle avait raccourci par là, non seulement ses ressources financières, mais sa vie sur terre d’une tranche importante. (Il y a des suicidés qui se tranchent les veines et considèrent avec une douce et maléfique joie le sang de la vie qui s’écoule.) Avec un crayon court et mal aiguisé, l’instrument rongé de toute vieille servante, elle porta sur son livre de comptes la somme dépensée, peignant ces chiffres malhabiles et penchés qui avaient été pour toutes ses anciennes maîtresses de difficiles hiéroglyphes. Et ensuite – deuxième pas sur le chemin de l’ordre – elle sortit la photographie soignée et ménagée de son idole. Une dernière fois elle se plongea dans la contemplation du jeune prêtre, pur et sanctifié, qui lui jetait un regard interrogateur de ses yeux myopes et mystiques dans son visage sévère et juvénile. La nue derrière lui se fronça en une dernière ride. La poitrine de Teta se leva et se baissa lourdement. L’heure était donc venue pour elle d’assassiner de ses propres mains cet être irréel, le pieux compagnon de ses jours, le fidèle gardien de ses nuits, le généreux réceptacle de ses espoirs, qui l’avait à chaque fois soulagée dans ses heures de doute. De temps immémorial il avait élu domicile dans son cœur et avait brillé là en toute constance, comme garant de son âme, comme soutien de ses derniers moments à venir, comme fils secrètement conçu dans la pureté. Elle pressa le portrait qui était froid comme le prêtre représenté, non contre ses lèvres, mais contre son front. Or, ce contact n’évoqua pas à son esprit l’être irréel, mais le véritable neveu et cette chambre dans le Nouveau Monde, l’odeur insupportable de graillon, la boiteuse aux yeux verts et désespérés de chatte et lui, toujours lui, le confectionneur de mots croisés, de farces attrapes et d’épîtres savantes, assis avec son large dos ou se promenant de long en large en parlant éloquemment, ou l’enveloppant du cocon de ses discours, ou se jetant à ses pieds en versant des larmes de crocodile, ou enfin pour dernier adieu, triste camelot demandant l’aumône. Oh, comme Teta aurait souhaité que son neveu se soit révélé un vulgaire et grossier fripon, qui aurait vécu, après toutes ses duperies, comme gros petit bourgeois avec son épouse inconsciente et quatre petits enfants, à se reposer quelque part de ses forfaits. Tout mais pas cet être, celui-ci pour qui il n’y avait pas de nom. Mais c’est celui-ci précisément qui devait rester, lorsque l’irréel disparaîtrait. Elle aurait pu oublier un gros père de famille. Elle ne pouvait oublier celui-ci qui continuait avec sa force endurcie et sa voix habituée au triomphe, à fourrager dans sa pauvre âme. Alors elle prit la photographie de l’irréel qu’elle tenait contre son front et la déchira en mille morceaux. Et elle se leva et elle mit les mille morceaux de son idole dans le petit poêle en fer du cabinet.

Le pas suivant sur le chemin de l’ordre concernait les lettres complètes de Mojmir Linek. Teta avait défait le ruban bleu ciel et avait laissé glisser sur ses genoux toute la pile épaisse. Déconcertée, elle en regardait la masse et ses mains hésitaient à accomplir ce meurtre, bien plus mérité que le meurtre de l’irréel éthéré. Elle voulut goûter une dernière fois la douce amertume. Elle mit ses lunettes et fouilla dans les vieux papiers. Comme un billet à la loterie, elle sortit l’une des lettres et se mit à lire :

– En m’approchant aujourd’hui des autels, j’ai pensé de toutes mes forces à votre salut éternel, ma chère tante...

Horrible, monstrueux, inimaginable ! Mais elle ne voulut pas commencer son œuvre destructrice justement avec cette lettre qui l’avait jadis rendue si heureuse. Une autre ! – Il faut que je vous informe, ma tante bien-aimée, que j’ai été fort peu attentif hier, dimanche de la Sainte Pentecôte, pendant l’invocation du Saint-Esprit. Au lieu de voir ses sept Présents et les langues de feu dans les rayons de soleil qui pénétraient dans notre petite église, je me sentis pris brusquement d’une angoisse étrange à votre égard. Ne vous sentez-vous pas bien, pour l’amour de Dieu, vous êtes-vous peut-être enrhumée ou vous a-t-on donné trop de travail à faire ? Ah, pourquoi n’appartenons-nous pas aux riches et aux maîtres, mais aux pauvres et aux serviteurs !? Cette question fondamentale de mon existence terrestre me trouble parfois au-delà de la consolation de notre Foi. Si seulement j’avais un billet de cent en trop, rien ne me retiendrait, j’accourrais près de vous, pour vous embrasser enfin et vous soigner lorsque vous êtes malade ; peut-être l’êtes-vous en ce moment ? Je n’ai personne au monde que vous, qui remplissez mon cœur constamment de sollicitude et d’inquiétude. Écrivez-moi bien vite et tranquillisez votre neveu...

D’une main lente Teta met cette lettre avec les autres. L’ordre qu’elle vient ainsi de rétablir n’est que l’ordre des lettres, de ces lettres malicieuses, les seules lettres d’amour de sa vie. Chacune retrouva sa place dans l’ordre chronologique. Ce fut avec l’impression d’avoir gravement failli, d’avoir essuyé une lamentable défaite qu’elle renoua le ruban bleu ciel autour des lettres. Teta ne se faisait pas d’illusions. Elle n’avait plus la force d’affronter le vide intégral, ni le courage de recommencer tout à zéro. Ce coup qui lui avait été porté, même s’il témoignait de la plus ignoble trahison que l’on puisse imaginer dans la monde, elle ne voulait pas s’en séparer entièrement, car ce qu’elle-même avait mis dans ces lettres de sentiment et de rêve, cela n’était pas trahison, c’était l’huile de rose gagnée de cent pétales de son dévouement à Dieu et à un homme depuis trente ans.

En d’autres circonstances, nul n’aurait donné son âge à Teta Linek, on la prenait pour une personne active d’âge mûr. Mais un témoin qui l’aurait aperçu en ce moment, courbée sur son misérable lit métallique le regard fixé devant elle, n’aurait pas douté un instant qu’il avait devant lui une vieille brisée. Certes cet état ne dura pas longtemps. Teta parcourut du regard les murs gris de son cabinet. Oui, voilà l’image du glacier qui lui rappelait Grafenegg. Elle avait vécu de belles et bonnes années dans la maison des Argan. Il lui semblait presque que son propre malheur avait été déchaîné en même temps que le malheur plus vaste de ses maîtres. Car sans ces coups du sort, elle n’aurait certainement pas quitté l’excellente place. Elle évoqua rapidement le visage mortuaire de Philippe comme celui d’une poupée et le visage rabougri de Doris après sa maladie. Elle les avait vus grandir, ces chers enfants. Avec la dureté qui lui était propre, et qui était en même temps une peur du sentiment, Teta décida de repenser aussi peu que possible aux souvenirs de la famille Argan. C’étaient ses anciens maîtres. Des étrangers, quoi de plus ? Et elle ferait enlever aujourd’hui même l’image avec le glacier du mur de son cabinet.

Tout à coup son regard se figea. Les yeux de myosotis se remplirent d’un bleu de violette. Là, la grande malle paillée ! Avait-elle bien vu ? Elle cligna des paupières. Il lui semblait que la barre de fer passée dans les boucles de la malle était légèrement tordue. Quelqu’un avait touché à sa propriété. La fatigue était oubliée, et tout le reste avec. D’un bond, comme une toute jeune, elle fut à la malle, sortit la petite clef et ouvrit la serrure. Et voilà, oui, voilà la preuve....

Les bagages de Teta ne comportaient vraiment pas d’objets de valeur, rien dont la perte ait mérité une larme, rien que les objets courants et misérables qui s’accumulent dans la vie d’une servante incapable de se résoudre à jeter des objets usagés : du linge surtout, du linge grossier en grande quantité, cent fois rafistolé, des robes mangées aux mites, des tabliers déchirés, des souliers délabrés et une incroyable quantité de boîtes et d’étuis, pleins de rubans et bouts d’étoffes, de fil, de bobines, d’épingles de sûreté et de dés à coudre rouillés et d’aiguilles à tricoter en morceaux et de moitiés de paires de ciseaux. Une malle comme celle-là est un tombeau de pharaon rempli des sordides broutilles de la vie quotidienne. Eh bien, cette tombe de pharaon avait été pillée par des mains de brigands, quoiqu’elles eussent pris soin de faire disparaître les traces de leur passage plus soigneusement que les archéologues impies de l’Égypte. Teta comprit immédiatement ce qui s’était passé. La femme du surveillant principal avait été à la chasse aux trésors et elle avait profané son bien le plus sacré. Elle le vit par la différente succession des couches, elle le sentit à l’odeur dérangée. Alors il se passa ce qui ne s’était pas passé dans la chambre du neveu. Teta eut une crise de rage délirante, elle se tordit dans les larmes et dans les cris. Se peut-il que des hommes, des parents par surcroît, soient de pareilles brutes !? Ils marchent sur ton moi, ils fouillent avec leurs sales griffes dans ton petit domaine de souveraineté. Ils pillent et assassinent, et lorsque tu détournes la tête une seconde et que tu ne te défends pas, te voilà perdue. Peut-on vivre dans un monde pareil !? Et du reste qu’est-ce que c’est que ce monde qui interrompt le séjour divin !? Un dégoût de folie délirante secoua Teta. Elle hurla d’une voix retentissant :

– Ma malle, elle a forcé ma malle... J’ai été volée et pillée... On a forcé ma malle...

Et le mot « forcé !! » revenait sans cesse. À genoux devant la malle elle frappait le linge à poings redoublés. Parfois son poing frappait la cithare, qui était sur le dessus ; on entendait alors un soupir mélodieux. Teta n’avait pas souvent pleuré dans sa vie. Mais à présent un flot de larmes coulait de ses yeux, comme s’il fallait rattraper en quelques minutes le temps perdu. Mais son visage était convulsé par la rage.

Entre-temps des coups agités étaient frappés à la porte et la voix de madame Zikan pénétrait en sifflant :

– Qu’est-ce que tu as à crier comme ça, ma sœur, Marie et Joseph, qu’est-ce que tu veux... Sois tranquille, voyons.... Toute la maison est déjà en éveil...

Teta frappait comme une folle le linge innocent, comme si elle voulait s’arracher le dernier souffle du corps :

– Forcé, délirait-elle... Forcé ma malle...

– Qu’est-ce que j’ai ?... Je n’ai rien forcé du tout... Je suis veuve de fonctionnaire et je n’ai pas l’habitude de forcer les malles... Un pareil affront, dans mon propre appartement...

La voix de madame Zikan avait atteint elle aussi un diapason élevé. Le son désagréable sembla calmer instantanément la folle furieuse. Elle fut brusquement silencieuse. De l’autre côté de la porte on n’entendit plus rien :

– Je l’ai traitée comme une mère, gémissait la femme du surveillant sur le ton déjà plus mesuré d’une profonde douleur.

Mais comme le silence de mort dans le cabinet se tirait en longueur, elle prit peur et se remit à frapper et à murmurer :

– Ouvre-moi, ma Teta, dit-elle d’un ton caressant. Laisse-moi entrer... Je t’ai déjà pardonné et j’ai oublié ce que tu m’as dit... Personne n’a forcé ta malle... Ce qui te manque te sera remplacé... Mais ouvre, ma sœur, pour l’amour du Ciel...

Pas de réponse. Quelle frayeur s’empara alors de Madame Zikan ! Elle n’aurait pas aimé être héritière une sixième fois par un suicide public. Elle se jeta contre la porte, secoua la poignée, ordonna à Mila qui geignait d’aller chercher toutes les clefs qu’il y avait dans la maison, pour voir s’il n’y en avait pas une qui ouvrît la porte. Lorsqu’elle fut sur le point d’essayer la première, la porte s’ouvrit de l’intérieur et Teta sortit en chapeau et en manteau, l’icône sous le bras gauche, le sac à main pressé sur sa poitrine. Sa figure était brûlante. Mais dans ses yeux clairs il y avait déjà une expression pacifique :

– Je me permettrais maintenant, ma sœur, dit-elle d’une voix encore secouée par l’émotion mais dont le tremblement s’était presqu’entièrement arrêté, de déménager maintenant de ton appartement, si tu veux bien... Je ne voulais en aucun cas rester plus longtemps que quelques jours, et je m’excuse de t’avoir été à charge si longtemps...

À présent Madame Zikan éclatait en sanglots, frappée en plein cœur :

– Et tout cela parce que tu m’as offensée avec ta suspicion policière...

– Si j’ai offensé, je ferai des excuses, répondit Teta conciliatrice, mais il vaudra mieux dorénavant que nous fassions comme avant, ma sœur, et ne nous voyions qu’au cours de visites réciproques... Et tu m’enverras mes affaires, n’est-ce pas, à mes frais....

Elle s’arracha un sourire poli et donna la main à Madame Zikan comme si rien ne s’était produit, comme si elle venait de terminer l’une des visites de jour de fête, qu’elle avait l’habitude de faire chez sa sœur dans l’ancien temps. Celle-ci ne trouva rien pour retenir la visiteuse qui prenait congé.

 

Teta s’était adressée pour son logement à l’Association des Vierges Catholiques, dont elle était considérée comme un membre honorable et estimé. L’Association possédait dans le district de Lerchenfeld un asile pour vieillards qui portait le nom de « Repos Sainte Thérèse ». Dans cette institution Teta trouva gîte et nourriture contre un faible versement. Elle avait fermement cru qu’une vierge aussi impeccable et aussi constante qu’elle serait gratifiée d’une petite chambre pour elle toute seule, modeste image et misérable prélude en quelque sorte du séjour de là-haut, qu’elle souhaitait maintenant avec d’autant plus d’ardeur qu’il était remis en doute par le détournement de confiance cruel du neveu. Mais par opposition avec le séjour céleste, dans la ville aux pensions de famille qui attribuait à chaque immortalité acquise par le mérite une petite chambre à un lit aux murs blancs et ornés de fleurs, le « Repos Sainte Thérèse » ne disposait que de cinq chambres privées et celles-ci se trouvaient occupées. L’Administration de l’institut promit que l’une d’elles se trouverait prochainement libérée par l’extinction de l’occupante. Mais celle-ci, douée d’une nature aussi robuste que pieuse, se défendait encore jusqu’à présent, malgré toute sa foi dans le paradis, contre un déménagement à destination de l’éternité. Madame Linek devrait donc prendre patience.

Par suite Teta fut forcée pour la première fois de sa vie de partager une chambre à coucher avec trois autres femmes. Et elle n’y voyait certes pas le reflet et prélude de la Vie définitive, mais le signe de sa décadence terrestre, qui la poursuivait depuis qu’elle avait quitté la maison Argan et qu’elle avait entrepris la maudite exploration. Le droit à la solitude dans le sommeil était un bien chèrement et honnêtement acquis et jalousement conservé, qui l’élevait bien haut au-dessus de la masse grise des plus pauvres et des plus humbles. On demandera peut-être : Teta porte dans son sac à main une somme rondelette. Pourquoi ne va-t-elle pas louer quelque part une chambrette où elle puisse séjourner en toute tranquillité ? À cette question claire et nette il n’y a pas de réponse autre que des suppositions. La contradiction ne provenait pas seulement du caractère de Teta, mais aussi de son métier. D’une part elle avait peur de voir son magot lui filer entre les doigts. Mais d’autre part, malgré tout son désir d’indépendance, elle n’avait jamais de toute sa vie vécu indépendamment. Sa vie avait toujours été comprise dans le cadre d’une existence autre et supérieure. Elle était accoutumée à être « en maison » et ne pensait sans doute mène pas à la possibilité d’un ménage propre. Mais en même temps elle souffrait cruellement de la chute et de cet aspect particulièrement amer de son malheur, qu’elle devait à son neveu, au vrai. Avait-elle jamais douté, au cours des lustres, qu’elle passerait les jours de sa vieillesse dans une cure familière aux côtés de son fils spirituel et de son médiateur ecclésiastique ? Maintenant, en tous cas, elle se persuadait avec la plus grande obstination qu’elle n’avait jamais douté une seule fois d’un avenir aussi confortable.

Elle était donc obligée de passer la nuit avec deux vieilles bonnes femmes et de se soumettre à une soi-disant « discipline intérieure » qui n’était plus définie comme autrefois par ses tâches envers des maîtres, mais par le règlement écrit de la direction. Elle en venait presque aux paroles du surveillant principal : La vie sociale l’avait répudiée et l’avait parquée sans faire ni une ni deux dans une assistance sociale un peu perfectionnée. Le plus dur, c’étaient les nuits. La nuit on avait une haine brûlante pour ses compagnes de chambre. On se méfiait d’elles et on était couchée raide et éveillée, le magot sous l’oreiller en épiant le souffle, régulier ou râlant ou trompetant, des ennemies. Il n’y avait dans cette vie que des ennemis. Pour peu que l’on possède quelque chose, que l’on cache quelque chose, tout le monde aussitôt vous poursuit de son hostilité. Et si l’on ne possède rien, alors personne ne vous aide et on s’anéantit. L’homme est pris dans ce dilemme. On n’avait pas eu tort, certainement, de s’enfermer tous les soirs, au bon temps. Mais si l’on se montrait confiant, alors on achetait son salut pendant trente ans à l’échoppe de Satan, et le bon Dieu ne vous protégeait pas, parce que lui, il connaissait les hommes et semblait les mépriser. Faites un voyage et laissez votre bagage en dépôt à votre propre sœur ; on vous profanait votre bien et le bon Dieu ne vous protégeait pas, parce que lui, il connaissait les hommes et il semblait les mépriser. Des hommes, il n’y en avait que de deux espèces : des escrocs et des imbéciles, et l’escroquerie comme l’imbécillité semblaient être également peccamineuses. Mais l’imbécillité était punie déjà ici-bas, tandis que l’escroquerie, plus subtile, ne pouvait être châtiée que là-haut. Elle, Teta, avait sa part des deux formes de péché. Car depuis sa visite dans le Nouveau Monde elle ne parvenait pas à se défaire du sentiment très net que d’une manière biscornue elle était devenue la complice du grand escroc. Le neveu lui-même avait au cours de sa défense semé en elle cette idée qui germait surtout la nuit. Son devoir n’aurait-il pas été de vérifier que tout soit en ordre, au cours de toutes ces années, au lieu de veiller avec une paresse et un laisser-aller inconcevable à ce que la duperie ne rencontre surtout pas d’obstacle ? Même si elle faisait entrer en ligne de compte son ignorance de servante et l’effet magique des lettres, sa conscience ne pouvait l’acquitter. Elle était la receleuse de cet affront à Dieu et Son tribunal ne l’acquitterait pas et tout était perdu. Pourquoi as-tu attendu trente ans ? À cette question du juge, l’accusée ne savait que répondre. Voilà les réflexions qui la tourmentaient la nuit, lorsque, sans pouvoir trouver le sommeil, elle épiait le souffle de ces ennemies naturelles, persuadée qu’elles de leur côté épiaient le sien. Il y avait pourtant des dames d’un bon milieu parmi elles, des maîtres, même la sœur d’un général en retraite. Mais qu’y faire ? La nuit ressemblait aux grandes puissances après la guerre, elle avait quelque chose de menaçant et de profane. Elle ne faisait pas de distinction selon le rang. Et Teta n’était plus seule comme autrefois. Elle était seule parmi des ennemis. Il fallait que cela change.

Elle se décida à renoncer à la dangereuse oisiveté et à reprendre du service....

Dans ce but, elle alla trouver M. et Mme Argan, les prier de lui faire un « certificat », chose qu’elle n’avait pas crue nécessaire pour la suite de son existence. Comme la jeune Doris semblait aller un peu mieux ces jours-là et qu’un nouveau régime enregistrait d’excellents progrès, elle trouva ses maîtres pleins d’espoir et d’humeur extrêmement généreuse. On lui écrivit un certificat, comme il n’y en avait pas deux au monde : une artiste de la cuisine, n’ayant rien à envier au cuisinier-chef du meilleur hôtel de la ville, vingt et une années de fidélité, de zèle et d’honnêteté. Teta se rendit avec ce document magistral aux bureaux de placement pour assistantes ménagères, dans ces marchés d’hommes poussiéreux où elle n’avait plus mis le pied depuis une époque très reculée et qu’elle méprisait en sa qualité de domestique en place. Elle laissa sa canne à la maison et se présenta comme une quinquagénaire active à laquelle la cuisine la plus vaste et la table la plus hospitalière ne fait pas peur. Elle disait – et c’était la vérité, aussi étrange que cela paraisse – qu’elle tenait davantage à trouver du travail qu’un bon salaire, et elle était toute prête à servir pour une somme bien moindre que celle qui était due à une cuisinière de grande maison qui, certificat en main, n’avait rien à envier au meilleur chef et s’enorgueillissait de vingt ans de service dans une excellente famille. Certainement ce dumping, auquel Teta se laissa entraîner, n’était pas très habile. Les hommes ne comprennent rien plus difficilement que la noblesse qu’il y a à se sous-estimer soi-même. Celui qui ne s’estime pas lui-même très haut, on est sûr qu’il vaut bien moins encore que la masse, qui dans son ensemble s’estime haut. Quoi qu’il en soit, le certificat merveilleux de Teta avait un gros défaut, qui ne se laissait pas effacer. C’était sa date de naissance. Dans ces temps de jeunesse en chômage, et de main-d’œuvre surabondante, qui voudrait s’embarrasser d’une septuagénaire ? De plus il restait depuis quelques années fort peu de maisons qui puissent se permettre une « parfaite cuisinière ». C’était l’âge des « femmes de ménage à la demi-journée » et des bonnes à tout faire. On donna de bonnes paroles à Teta. Prochainement il y aurait sans doute une place pour elle dans une école de cuisine et d’arts ménagers. On penserait à elle aussi en cas de noce ou de bal ou de quelque grande occasion nécessitant une assistante. Rien ne se montra. Mais elle, avec son obstination de toujours, ne perdait pas l’espoir. Car comment vivrait-elle sans travailler ?

Le premier dimanche après son déménagement de l’appartement de Mme Zikan, Teta reçut une visite. Teta venait justement de penser à son cabinet et que c’était bien dommage au fond, car elle s’y était trouvé somme toute très bien. Le vénérable portier du « Repos Sainte Thérèse » lui annonça qu’une dame l’attendait en bas au salon. Il était plus de cinq heures et les pensionnaires âgées de l’Institut de Vieilles filles étaient parties en excursion, à l’exception de quelques personnes difficiles à remuer qui restaient dans leurs chambres. Le salon était vide et Teta se sentait grandement soulagée, car personne ne vit sa sœur Mila, la pauvre imbécile retombée en enfance, qui papillonna vers elle à son arrivée, lui saisit la main qu’elle embrassa et récita avec la voix d’une collégienne de onze ans la formule du salut :

– Je te fais toutes mes excuses, petite sœur, et ne m’en veuille plus....

– Pourquoi t’en voudrais-je, Mila, dit Teta en forçant sa sœur, qui résistait craintivement, à prendre place, toi, tu ne m’as rien fait...

Mila avait été magnifiquement attifée par la femme du surveillant principal. Sur sa tête grisonnante et vaste elle portait un petit chapeau orné d’un bouquet de violettes assez triste, sans doute une relique d’un des héritages ; il se balançait curieusement sur le crâne gonflé de la malheureuse. Une ombrelle antique d’un mauve délavé n’améliorait pas ce qu’il y avait de rageusement coquet dans l’attirail. Le front de Mila fit des rides d’effort. Ses lèvres larges remuaient sans trêve autour des dents écartées. Après un effort de mémoire prolongé elle accoucha de cette petite récitation :

– Je te fais toutes mes excuses, petite sœur, parce que c’est moi qui suis la responsable, moi seule et pas Madame la Surveillante, et c’est moi qui ai forcé ta malle, juste pour voir ce qu’il y avait dedans... Mais moi je ne suis qu’une pauvre bêtasse, ce n’est pas ma faute... Alors ne nous en veuille plus et reviens à la maison...

Après avoir dévidé ces paroles étranges, elle jeta autour d’elle un regard soulagé et triomphant. Elle ne semblait nullement prendre conscience de l’accusation grave qu’elle avait portée contre elle-même, mais uniquement de la fierté satisfaite d’avoir si bien appris et si bien récité sa leçon. Mais le regard de Teta se portait sombrement sur les marronniers en fleurs que l’on voyait par la fenêtre. Cette exploitation d’un simple d’esprit était bien dans la manière de sa sœur Katherina Zikan. Elle et non Teta était la tante qui correspondait au neveu et dont il était digne. Envoyer la pauvre bêtasse pour prendre sur soi la faute, cela témoignait de la même veine que les plus belles lettres de Mojmir. Combien n’y avait-il pas d’ignominie dans le cercle de sa parente. N’était-il pas obligatoire qu’elle en eut hérité elle aussi sa part ? Comme elle avait eu raison de toujours éviter cette triste lignée. Et maintenant le cœur de Teta se remplissait de dégoût et aussi de la crainte qu’elle ne soit irrémédiablement mêlée à cette ignominie familiale, et qu’avec tout son zèle et tout son désir d’atteindre le but suprême, elle ne gagnerait pas ce ciel où seule Mila serait accueillie. Et pourtant il n’y avait pas encore une heure, elle avait caressé l’idée de remménager dans le cabinet de Mme Zikan. Elle poussa un soupir douloureux et dit à haute voix :

– Non, Mila, tout cela n’est pas vrai... Et tu sais bien qu’il ne faut pas mentir, pas même lorsqu’on vous l’ordonne....

La lourde tête de Mila retomba presque sur la table d’effroi :

– Petite sœur, petite sœur, ne le dis surtout pas à Madame la Surveillante que ce n’est pas vrai, gémit-elle avec l’étonnante logique de tous ceux qui n’ont pas de vie propre, donc pas de vérité propre ni de mensonge propre.

Il n’existait pour Mila qu’un seul mobile : la peur. Et cette peur n’était rien de bas, mais bien plutôt un soutien, une force qui aidait la pauvre arriérée à accepter la vie et qui élevait sa capacité à travailler au-dessus du niveau commun. Pour cette même raison, les peuples esclaves s’abandonnent aux dictatures sans avoir particulièrement mauvaise conscience. Mila tendait maintenant à sa sœur ses grandes mains bossuées de travailleur :

– Reviens chez nous, petite sœur, reviens avec moi tout de suite, suppliait-elle. Et je serai toujours de ton côté... Viens tout de suite, sinon j’ai peur...

Teta secouait la tête. Même la téméraire promesse de Mila d’être toujours de son côté ne parvenait pas à la faire changer d’avis :

– Je viendrai vous rendre visite, pas plus tard qu’après-demain, dit-elle pour éviter une rupture ouverte avec la dangereuse veuve de fonctionnaire et pour que Mila ne rentre pas à la maison les mains vides.

Mais la démente louchait désespérément et la grosse tête surmontée du ridicule chapeau à fleurs se balançait au bout de la tige mince du cou. Pour la consoler, Teta la conduisit dans une petite pâtisserie au coin de la rue et lui fit servir une glace aux fruits et un gâteau à la crème. Un bonheur débordant et avide fit aussitôt rougir les joues de la pauvre bêtasse. Tout le reste était déjà oublié. De la main gauche qui tremblait, elle protégeait craintivement son assiette, pour que personne ne vienne lui manger son magnifique dessert.

Mais Teta la regardait avec un profond chagrin, qui paraissait tout neuf et étrange à son cœur jusqu’alors si pacifique.

Plus grave que l’égarement social de Teta était son égarement spirituel. Le poison de la supercherie avait épargné aussi peu cette partie de sa vie si assurée en apparence. Comme une minuscule goutte d’encre sur un papier buvard, il se répandait toujours plus largement dans son âme. La faute n’en était pas tant aux discours sataniques et séducteurs de son neveu – elle n’était pas en mesure d’en rétablir même toute la signification –, mais bien plutôt le simple fait brut de l’admission que Dieu supporte une telle moquerie et une telle profanation, alors qu’il détruit sans remords d’innocentes créatures comme Philippe et Doris.

La servante n’avait pas manqué une seule messe du matin ou presque depuis soixante ans. Ces soixante années de vie étaient en même temps soixante années pleines de vie religieuse. L’année d’Église est un miroir surnaturel et une aimable analogie de l’année terrestre. Comme celui-ci a ses floraisons, moissons, vendanges et chutes de neige, ainsi l’autre possède le beau circuit des fêtes qui se répète inlassablement. Et comme l’homme naturel participe avec son corps et son âme au déroulement des saisons, ainsi le croyant participe à la ronde éternellement identique de l’année d’Église. Tous deux fleurissent et mûrissent et se fanent dans les différentes phases solaires terrestres et supraterrestres.

Bien que Teta ne comprît pas la signification profonde de la messe, tous les phénomènes extérieurs de celle-ci étaient venus au cours de ces soixante années de fidélité à faire partie intégrante de sa chair et de son sang. Or une telle connaissance de l’extérieur comporte à un haut degré la participation à l’intérieur. Ainsi le paysan comprend le mystère de la croissance sans connaître les lois de la biologie. Par exemple, Teta savait que le premier dimanche après Pâques s’appelle « blanc dimanche », que son saint est St. Pancrace martyr, et elle n’avait aucun besoin de lever les yeux vers l’autel pour se persuader que la couleur du jour de la robe sacerdotale brillait blanche comme la neige. Oui, le blanc restait la couleur dominante jusqu’au jour de l’Ascension, où il était remplacé par le rouge ardent de l’esprit d’amour pendant la vigile de la Pentecôte. Comme elle attendait avec joie chaque année la venue de ce rouge, sa couleur favorite, qui habillait l’église estivale d’un feu charmant et inquiétant à la fois. Grâce à une expérience de soixante ans, elle connaissait toutes les modulations de la prière liturgique et aurait pu reproduire syllabe par syllabe chacun des versets latins qu’elle ne comprenait pas. Par les sermons de chaque jour elle reconnaissait l’évangile et l’épître de la journée, et saluait les étapes du Calvaire avec la même joyeuse ressouvenance que tous les ans les filleuls centenaires de Grafenegg en fleurs ou revêtus de leur robe automnale multicolore. Tout ceci constituait l’étage supérieur de son existence, son art, sa littérature, sa beauté, sa joie festivale durable, sa douce quiétude.

Mais tout d’un coup cela s’était transformé. Peut-être un sentiment semblable existe-t-il chez un ami de la nature, des forêts et des fleurs, qui serait brusquement atteint d’une maladie sournoise, par l’effet de laquelle les arbres les plus chers lui semblent soudain gris et indifférents. Il penserait étonné : que se passe-t-il ? La nature ne me parle plus. – À Teta cette autre nature ne parlait plus, où elle s’était promenée calme et sûre toute une vie durant. Maintenant elle était morne et indifférente, ou même boudeuse à l’église, assise au milieu des autres pensionnaires du « Repos Sainte Thérèse » ; incapable de se défendre de pensées étrangères, elle pressait son sac à main craintivement sur sa poitrine et se sentait observée du coin de l’œil ; elle oubliait même – conséquence horrible de l’empoisonnement que lui avait fait subir son neveu – de s’agenouiller au moment de la transsubstantiation. Puis la nuit elle reprenait son insomnie et martyrisait son cerveau et ne trouvait pas d’issue. La mort approchait. Des décades s’en étaient allées en fumée. Et elle se sentait moins préparée que le jour de sa première communion.

Teta savait qu’il n’y avait qu’une chance d’échapper à cet état de glissement qui menait irrémédiablement à l’abîme, au feu éternel. Comme complice et receleuse de son neveu, elle devait faire une complète confession. Elle devait confier son âme sans pudeur à un ecclésiastique. Pour ce faire, elle choisit tard dans l’après-midi une petite église médiévale dans le cœur de la ville qui ne fermait toujours qu’après la tombée du jour.

C’était par un après-midi de mai dans l’agitation de l’été. Dans l’église il faisait sombre, et il régnait un vide glacial. Dans un confessionnal, une petite lumière brûlait faiblement. Teta vit qu’au bruit de ses souliers sur les dalles un jeune prêtre mince se glissait dans le confessionnal. Elle crut avoir reconnu son visage dans l’obscurité pâle. Une question torturante l’obsédait : aurai-je reconnu en lui aussi mon neveu ? Avec quelle joie, avec quelle gratitude aurait-elle reconnu le neveu en celui-ci. Derrière le rideau vert du confessionnal il toussait un rappel. Teta s’agenouilla, murmura sa formule.

Mais ensuite, lorsqu’elle voulut se concentrer, s’accuser, elle s’aperçut immédiatement qu’elle avait trop pris sur elle. Son esprit était entièrement vide de paroles adéquates. Elle avait trop rarement, trop peu parlé dans sa vie. Elle n’avait pas d’entraînement, pas de moyens d’expression suffisants, pour exposer cette histoire complexe, honteuse et répugnante, dignement en une rapide narration. Où commence-t-on pour bien faire ? Où s’arrête-t-on ? Que faut-il sacrifier ? Que peut-on taire ? Son âme bâillait noire et fermée. N’était-ce vraiment que le manque de mots ? Le petit sac à main se faisait de plus en plus lourd, comme si les lettres y pesaient tout à coup le poids de la pierre. Puis un nouveau toussotement léger derrière le rideau. Elle bafouilla n’importe quoi. La voix dans le confessionnal murmurait tranquillisante :

– Prenez tout votre temps, ma fille....

Quelle voix ! Elle fendait le cœur de Teta. Sûrement le jeune prêtre de la photo hélas détruite avait dû posséder exactement cette voix-là. Tous les matins et tous les soirs elle regrettait la photo. Et n’était-ce que la voix ? Est-ce que le visage invisible n’était pas lui aussi le même ? Voilà qu’elle était agenouillée devant le prêtre irréel, voilà qu’elle essayait de se confesser et ne pouvait pas. Mais au même moment un pas long et sonore retentit derrière son dos et s’approchait du confessionnal. Une horrible angoisse s’empara de la pauvre égarée, une soudaine folie de persécution. Il lui semblait que le vrai neveu en chair et en os aurait pu la suivre pour son argent, la repérer avec la complicité de sa sœur Zikan et se trouver maintenant ici dans cette église sombre. Il l’a aperçue dans le confessionnal et attend là derrière près du bénitier pour l’attraper à la sortie. Derrière ses paupières closes elle voit nettement le panama au ruban rouge et blanc, que le blasphémateur impudent gardait sur la tête. Et elle-même se trouvait irrémédiablement coincée entre l’irréel dans le confessionnal et le réel dans son dos. Alors Teta poussa un grand gémissement :

– S’il vous plaît... Avec votre permission... Je ne peux pas....

La voix assourdie mais chaude derrière le rideau tranquillisait :

– Cela arrive, ma fille... Allez faire quelques pas à l’air pur... J’attendrai votre retour... Mais il ne faut pas que vous reveniez aujourd’hui... Peut-être que demain ou les jours suivants cela vous semblera plus facile... Attendez le bon moment et ne revenez qu’alors...

Cette voix ! Teta sentait un bref étranglement brûlant dans sa gorge. Elle se leva ahurie, regarda autour d’elle, pour voir si l’homme au panama la suivait vraiment. Sa tête bourdonnait. Qu’était-il arrivé ? Elle avait perdu la faculté de se confesser et par conséquent d’atteindre l’état de pureté nécessaire pour recevoir les Saints Sacrements. Si la mort l’atteignait à présent, elle était hors-la-loi.

Teta sortit de l’Église à petits pas rapides. Dehors la lumière bleue et or l’accueillit. Les lampes à arcs s’allumaient avec un sifflement. Des hommes traversaient en hâte la petite place. Leurs visages étaient dans l’ensemble sombres et désagréables. Non pas Teta seulement, l’humanité tout entière était transformée. Elle s’aperçut de cela avec un étrange étonnement. Avant sa défaite dans le confessionnal, le monde et les hommes lui étaient apparus différemment. Sur la plateforme devant la petite porte, elle vit quelque chose à ses pieds qui brillait. C’était une pièce d’argent, un schilling. Elle le ramassa. Dieu lui avait jeté en quelque sorte à elle, la mauvaise servante, un pourboire dédaigneux. Pourquoi ? Parce que pendant trente ans elle n’avait pas accompli son devoir ? La main refermée fébrilement autour de la pièce d’argent, elle descendit les marches de l’église.

Elle traversa la place et atteignit le coin de la rue. Mais là elle fit demi-tour, car par un secret mouvement d’orgueil, elle ne voulait pas accepter le schilling, ce dédaigneux pourboire de Dieu, et elle décida de le remettre dans le tronc des pauvres. Mais pendant qu’elle retournait, ses jambes se firent de plus en plus lourdes et douloureuses et son cœur fit mine de s’arrêter. Les douze marches de l’escalier semblaient une ascension presqu’irréalisable. Et lorsqu’elle rouvrit la petite porte de bois dans le portail de l’église, le souffle haché, sa main était si faible et inanimée que le schilling lui glissa des doigts. Il disparut railleur dans une fente du seuil. Teta se baissa pour le chercher. Mais en se baissant tout son corps se fit si faible et raide qu’elle tomba. Elle ne se rendit pas bien compte elle-même si elle avait glissé sur quelque chose ou si elle s’était tout simplement laissé tomber. Elle était couchée là sur les dalles majestueuses de la plateforme et respirait profondément. En bas des hommes traversaient la place en hâte qui avaient le visage sombre et désagréable. Nul ne levait les yeux vers elle. Nul ne l’aidait. Nul ne devait l’aider. D’abord Dieu lui avait jeté un pourboire. Mais ensuite Dieu l’avait jetée elle-même, comme on jette quelque chose qui n’a plus de valeur. Et le vieux monde s’était transformé en un monde nouveau, pour la première fois dans la longue carrière de Teta. Et ce monde était plein de Katis et de Milas, et Mojmir régnait sur eux, et il n’y avait plus de place pour une chambre propre. L’interruption entre mort et mort que l’on appelle vie, avait perdu toute espèce de signification. Teta était là étendue par terre et ne désirait pas se relever, car il faisait bon toucher la terre comme un animal. Une dame sortit de l’église. Elle tendit une pièce à la servante. Elle prenait la malheureuse pour une mendiante infirme, incapable de se mouvoir sur ses jambes. Cette pièce aussi tomba à côté et disparut quelque part dans le néant.

Enfin Teta se redressa. Elle était debout, titubant, tournée contre la tranche du portail. Son regard resta posé longuement sur une notice sous verre dans un cadre à hauteur des yeux :

– Les inscriptions pour le pèlerinage annuel à Rome à l’occasion des Fêtes de la Pentecôte seront acceptées jusqu’au dix mai, dernier délai, à la chancellerie paroissiale. Frais de voyage par personne, 200 et 400 schillings, ce dernier prix comprenant séjour prolongé à Venise, Florence, Bologne, Sienne, etc.

Tout en lisant ces lignes, Teta évoqua puissamment dans sa plus lointaine mémoire une histoire que sa grand-mère lui avait racontée, la même qui lui était apparue sous le poirier de Hustopec en sorcière de midi. Un village moravien tout entier s’était souillé de péché par un crime terrible et était parti en pèlerinage de pénitence, femmes et enfants, jusqu’à Rome, aux pieds du Saint-Père de l’époque qui s’appelait Pie comme celui d’à présent. Cette histoire de la procession sévère des pénitents et du village entièrement abandonné, où pendant toute une année il n’y avait eu ni semailles ni moisson, avait produit sur l’enfant une profonde impression.

Dès le lendemain Teta s’inscrivit pour le pèlerinage de Pentecôte à Rome annoncé. On lui demanda si elle comptait choisir la forme plus modeste ou plus coûteuse de locomotion. Cette dernière durait quelques jours de plus et comprenait la visite approfondie des sites religieux et profanes de l’Italie. Teta se décida pour la forme coûteuse, non à cause de la visite approfondie, mais parce qu’elle voulait faire un sacrifice plus manifeste. Car là où il y a sacrifice, il y a encore espérance. Teta savait cela depuis trente et un ans.

 

 

 

 

Troisième Partie

 

UN PÈLERINAGE

 

 

CHAPITRE NEUF

 

MADONES ET ŒILLETS

 

La réalité fut bien différente de l’histoire que racontait grand-mère sur la pénitence du village de Moravie. Point de pèlerins nu-pieds, en cape roulée, marchant sur les routes poussiéreuses en poussant d’ardents soupirs et en entonnant des hymnes pieux et couchant sur la dure pour faire pénitence par de telles privations physiques et se préparer ainsi à être absous de leurs péchés. Non, comme le péché, la pénitence s’était adaptée à la technique moderne et ne renonçait pas au confort moderne. Des rapides élégants avec wagon-restaurant, des autobus élancés, de grands hôtels avec service impeccable attendaient les pèlerins. Par ce fait, un pèlerinage moderne ne se différenciait guère d’un somptueux voyage de plaisance en société, qui culminait en une cérémonieuse réception chez le Saint-Père, Pie XI. Teta fut munie d’un programme imprimé où s’inscrivait avec une exactitude pleine de prévoyance l’horaire tout entier de son pèlerinage avec chaque station, chaque séjour, toutes les heures d’arrivée et de départ. C’était le premier grand voyage à l’étranger de sa vie. Une joyeuse expectative, une puérile émotion la tenaient enchaînée. Ses nuits étaient toujours sans sommeil. Mais c’était une tout autre insomnie que celle d’hier, une émoustillante et délicieuse insomnie. Les vieilles bonnes femmes du Repos Sainte Thérèse ne la gênaient plus guère et son amère méfiance se relâchait. Lorsqu’elle imaginait le voyage à venir, le ciel bleu d’Italie dont elle avait déjà tant entendu parler, alors un délicieux avant-goût de curiosité s’emparait d’elle qui refoulait progressivement la pensée mortelle du neveu, de son plan de vie manqué et même de l’insurmontable égarement spirituel dont elle avait été victime. Il semblait que la solution des plus graves questions et le salut qu’elle se promettait résolument de ce pèlerinage, jetaient déjà sur elle leur ombre bleue et fraîche. Elle n’omit cependant pas, en se basant sur son plan de voyage, de donner aux bureaux de placement ses adresses en Italie avec exactitude. Car elle était bien sûre que, quel que soit le salut futur, il serait toujours combiné avec le travail. Elle ne doutait pas un instant que tôt ou tard en sa qualité de cuisinière de grande maison elle trouverait une place. Depuis qu’elle avait versé les quatre cents schillings, elle se sentait de nouveau toute jeune. Soixante-dix ans, après tout, ce n’était qu’un chiffre vide de sens. Lorsqu’elle observait les autres vieilles filles du Repos Sainte Thérèse dont bon nombre avait bien moins d’années sur le dos qu’elle, elle se sentait plus jeune, plus adroite, plus capable de travailler à tous les points de vue. Du reste, avant de commencer son nouveau service, elle se ferait « cautériser », conformément au conseil médical, ses lamentables veines, pour être toute fraîche et régénérée de manière à préparer sans sourciller des dîners quotidiens de trente couverts et de huit services. Ne s’en était-elle pas montrée capable encore l’année dernière lors de la fête d’anniversaire de la famille Argan ? Certes, depuis ce temps-là le neveu véritable avait infligé à son âme une secousse bien dure, mais sa santé physique était restée la même. Elle étonnerait encore par son énergie et ses facultés de résistance. De telles confiantes perspectives renforçaient sa joie anticipée pour son premier grand voyage après le collapse à l’église.

Le lendemain du jour de l’Ascension, on se réunit à sept heures du matin à la Gare du Midi. Teta s’effraya aussitôt et baissa de ton. Les voyageurs à quatre cents schillings étaient au nombre de quatre-vingt-seize. Ils formaient une cohorte peu nombreuse mais d’autant plus choisie, bien au-dessus du rang d’une pauvre servante. Teta n’avait pas pensé à cela lorsqu’elle s’était décidée à faire le sacrifice le plus grand. Elle aurait mieux fait de se joindre aux autres voyageurs, ceux à deux cents schillings par personne. Elle y aurait rencontré ses semblables et se serait sentie moins perdue. Modeste et recroquevillée, elle se plaça au bord extérieur du cercle joyeux dont les membres se félicitaient les uns les autres de leurs titres et de leurs dignités, car tous paraissaient se connaître ou du moins avoir entendu parler les uns des autres. Sans aucun doute c’était une assemblée de maîtres ; l’un ou l’autre appartenait peut-être à la classe des petites gens mais pour la durée du voyage au moins il n’en laisserait rien paraître. La figure centrale était un haut prélat à chapeau de soie et manteau violet, une apparition superbe en forme de pyramide, pour qui ce serait certainement un plaisir de faire la cuisine. À côté du prélat se tenait un petit monsieur à l’air fragile, en complet de voyage gris. Il arborait un sourire doux et trouble. On l’appelait Monsieur le Ministre. On l’approchait avec discrétion et embarras. Lorsqu’un téméraire s’adressait à lui avec une grimace familière, il tendait vers lui légèrement son oreille fine et regardait le sol avec une attention soutenue, comme s’il était incapable d’écouter autre chose que des secrets d’état, et d’y répondre par un « Tiens, tiens » ou un « Parlez-vous sérieusement ? » riche de significations. Teta observait non sans angoisse le manège qui se déroulait autour de ces deux noyaux du pèlerinage. Bien que le but du voyage fût le Saint-Père qui administrait les clefs du royaume des Cieux pour tous les catholiques sans distinction, elle n’en souffrait pas moins de s’être jointe, elle, la pauvre servante, au groupe des maîtres, et ce uniquement dans le but de châtier son cœur avaricieux. Elle appartenait aux « inférieurs », et elle avait coutume d’exprimer par ce mot son sens propre de la hiérarchie sociale, car les « supérieurs » étaient pour elle cette classe de la société qui ne servait pas mais se faisait servir. Elle avait cette distinction dans le sang. Et pourtant elle se différenciait nettement par là de la femme du surveillant qui aurait dû l’avoir dans le sang elle aussi.

Et puis il y avait encore un autre monsieur très cérémonieux, qui transpirait d’activité et de joie de vivre, courant de l’un à l’autre, posant des questions sans attendre de réponse et répondant sans qu’on lui ait posé de question. C’était un homme gros et grand avec un visage écarlate et des favoris gris très soignés. Sur son crâne chauve il portait un chapeau raide un peu trop petit et à la main balançait une longue liste. Sa gaîté et sa bonne humeur témoignaient d’un excellent équilibre nerveux, car selon toutes les apparences le souci de la bonne réussite du pèlerinage et du bien-être des quatre-vingt-seize personnes reposait sur ses épaules. Et il ne ménageait pas sa peine. Dès le début il s’efforçait d’obtenir entre les compagnons de voyage une joyeuse camaraderie. Il présentait ceux qui ne se connaissaient pas encore, vantait les excellentes qualités de chacun aux autres, et citait couramment les titres, dignités, ordres, distinctions honorifiques dont la moindre était inscrite dans sa mémoire. On pouvait dire qu’il allait de l’un à l’autre et donnait de l’honneur. Sans réserve à chacun et à chacune. Il en vint aussi à Teta, qui se tenait à l’écart à côté de sa nouvelle valise et qui examinait embarrassée la société des pèlerins à laquelle elle appartenait elle-même. Il souleva d’un geste élégant son melon et demanda rayonnant de joie :

– Du pèlerinage pour Rome vous aussi, Madame... ?

Teta fit bien vite signe que oui et lui tendit comme pour s’excuser ses documents. Il jeta un petit regard bref et expert sur sa liste et serra ensuite chaleureusement la main de Teta :

– Permettez-moi de me présenter : conseiller commercial Joseph Eusèbe Kompert... Et vous êtes Madame Linek, donc... Enchanté, enchanté... Je vous attendais déjà, Madame Linek... Le pèlerinage sera particulièrement réussi, cette année, Madame Linek... Sa Sainteté a promis de nous faire l’honneur d’une allocution prolongée... Et permettez-moi maintenant de vous présenter à Monseigneur, Madame Linek, et à Monsieur le Ministre...

Teta se défendit du mieux qu’elle put, mais lui, plein de vivacité, la prit par la main, l’attira malgré son effroi en plein centre de la mêlée et la présenta aux deux éminents :

– Monsieur le Ministre, Monseigneur, annonça-t-il avec aplomb, voici maintenant notre Madame Linek...

Sa voix un peu rauque trompetait ce nom avec fierté, comme s’il devait être connu de chacun, et parce qu’il était incapable de présenter autrement qu’avec titre et rang, il ajouta :

– Membre actif de l’Association des Vierges Catholiques....

Teta fit sa révérence la plus profonde de servante. Mais les beaux messieurs s’inclinèrent à leur tour et lui tendirent la main. Après ce contact furtif avec les sommets de la caravane des pèlerins, elle se retira en toute hâte à son poste antérieur sur la périphérie des évènements où elle attendit patiemment le signe de monter dans le train qui était déjà à quai.

Joseph Eusèbe Kompert ne donna pas encore le signal. Il s’affairait infatigablement, recomptait sans cesse les présents à l’aide de sa liste, faisait signe aux employés de la gare, posait des questions importantes, donnait des commissions urgentes, courait jusqu’au fourgon et revenait jusqu’à la barrière, et tirait sa montre toutes les trente secondes en fronçant les sourcils. Il était l’impresario de ce voyage par pur enthousiasme. Une fonction honorifique comme tant d’autres fonctions honorifiques qui reposaient sur les fortes épaules de Kompert. Les fonctions honorifiques sont, comme chacun sait, des charges sans rémunération, à moins toutefois que l’on ne considère le commerce de hautes personnalités et de noms lourds de titres comme un salaire suffisant. Sous cet aspect, Joseph Eusèbe était un homme richement récompensé pour toutes ses peines honorifiques. Il connaissait dans le monde entier toutes les personnalités de notoriété publique, et chose beaucoup plus rare et plus importante, elles le connaissaient également. Il n’y avait qu’à l’entendre lorsqu’il lançait d’une voix sonore dans la conversation : Monsieur le Ministre X, un bon ami à moi, ou Son Éminence, le très Révérend Cardinal, mon protecteur tout particulier, ou Sa Grâce l’évêque, mon vieux copain, un joyeux compagnon. Il disait cela d’un ton plein d’aplomb comme un soldat qui jouit d’une respectueuse familiarité avec ses supérieurs hiérarchiques, en dépit de la stricte discipline de l’obéissance. Mais comme Joseph Eusèbe Kompert était un homme d’une grande bonté, il ne gardait pas pour lui seul ses relations amicales avec les grands de ce monde. Toute la faveur qu’il avait acquise « en haut » par toutes sortes de services et de gentillesses, il la distribuait « en bas » très largement sous forme de protection généreuse. Il considérait comme perdue une journée où il n’avait pas pu intervenir pour quelqu’un auprès d’une excellence, d’une éminence ou d’une Grâce quelconque. À l’encontre de la plupart des collectionneurs de hautes faveurs, il ne répugnait nullement à solliciter ces messieurs de la manière la plus obstinée en faveur de pauvres diables. Il éprouvait même à ce faire un plaisir particulièrement épicé. L’essentiel était à son avis de faire marcher les choses et de faire rencontrer les gens. « Il faut entreprendre quelque chose » et « Kompert vous arrangera ça », étaient ses tournures favorites. Il mettait encore plus de zèle à servir l’Église que la laïcité. Il n’y avait pas toujours appartenu, comme le montraient son visage et son nom. Mais de nouveaux balais balayent bien et les converts dépassent bien souvent en zèle les vieux croyants. Eux n’ont rien reçu en dépôt, et par conséquent ils ne peuvent se permettre ni sérénité ni, à plus forte raison, négligence. Nulle cérémonie n’a pour eux une tonalité fatiguée ou usée, tout est encore frais, incertain, et leur cœur vaniteux les incite à se singulariser dans ce qui n’est trop souvent pour la majorité des autres qu’une plate habitude. Et ainsi Joseph Eusèbe n’avait pas renoncé cette fois encore, en dépit de son âge rassis et de ses nombreuses affaires, à se singulariser et à assumer la fonction compliquée d’impresario de ce pèlerinage. Mais pour ne blesser en rien la vérité, il ne faudrait pas exagérer le désintéressement de Kompert. Si le voyage se passait bien et que la réception au Vatican s’écoulait sans accroc, il n’était pas impossible qu’il n’y ait pour lui la récompense d’une petite étoile ou d’une petite croix d’un ordre pontifical, par exemple le magnifique « Saint-Sépulchre » de troisième classe. Son cœur en recelait depuis longtemps l’ardent désir et il l’aurait volontiers ajouté à la brochette qui couvrait sa poitrine. La pensée de cette distinction donnait des ailes à son activité consciencieuse et il transpirait par conséquent non pas seulement de pur enthousiasme mais aussi dans la considération d’un but privé. Nul ne niera que cet heureux mélange d’intérêt collectif et d’intérêt personnel ne constituât un cas idéal et rare.

Enfin le moment vint de monter dans le train. Kompert avait indiqué à chacun son wagon, son compartiment, le numéro de la place qui lui était assignée. Il veillait à ce qu’un ordre rigoureux soit respecté, incontestablement. Au dernier moment il avait encore attaché de sa propre main à chaque pèlerin le brassard qui portrait le signe de ralliement de ce pèlerinage, un ruban blanc avec une croix noire. Teta attendit patiemment que tous les autres soient montés. Cela était de bon ton, car elle savait que comme simple servante elle était la dernière et la moindre de tous. Déjà le quai s’était entièrement vidé, seuls les employés de la gare couraient en tous sens. Teta elle aussi souleva avec beaucoup de peine son lourd sac de voyage jusque sur la plateforme du wagon et saisit la poignée pour se hisser sur le marchepied. Mais celui-ci était très haut placé et ses jambes lui faisaient sacrément mal ; plusieurs fois son pied manqua et elle ne parvint pas à atteindre la marche. Tout à coup elle se sentit saisie par des bras puissants et voilà qu’elle flottait libre et légère jusqu’en haut. Elle balbutia son remerciement et se retourna vers son bienfaiteur qui s’était placé derrière elle. C’était un jeune homme plutôt petit, en complet gris fantaisie avec lequel il portait comme en manière d’excuse une cravate noire sérieuse. Ses cheveux châtains formaient une belle boucle au dessus de son front nettement dessiné aux tempes, et il avait des yeux bleus qui ressemblaient étonnamment à ceux de Teta. On ne reconnaissait pas du tout le prêtre en lui. Tout son visage riait. Mais ce n’était pas un rire nerveux, ordinaire, mécanique et sans but ; il semblait bien plutôt tirer sourire d’une réserve intérieure très riche de joyeuse humeur. Le jeune homme prit la main de Teta :

– Un compagnon de pèlerinage, dit-il et puis ; je suis le chapelain Jean Seydel.

– Et moi je suis Linek, répondit Teta de son côté, et comme elle avait déjà appris de M. Kompert qu’un homme doit annoncer un titre ou une caractéristique quelconque pour avoir cours dans le monde des maîtres, elle ajouta :

– Membre actif de l’Association des Vierges Catholiques...

– Bravo, bravo, loua le chapelain, comme si cette indication le ravissait et, saisissant sans ambages la valise de Teta, il la rangea dans le filet du compartiment avant qu’elle n’eût eu le temps de l’empêcher de lui rendre ce service incongru.

Puis il lui sourit de nouveau de son visage de jeune homme aux yeux clairs et aux dents blanches et dit :

– Je vous souhaite un heureux voyage, Mademoiselle Linek. Voilà, et maintenant souhaitez-moi la même chose...

Teta obéit et d’une voix sage de petite fille elle dit :

– Je souhaite à Monsieur un heureux voyage...

Mais là-dessus elle ne put s’empêcher de rire elle aussi et elle eut une toute drôle d’impression lorsqu’elle se rassit sur sa banquette et regardait par la portière ouverte le jeune homme qui disparaissait dans le couloir.

Cependant ses pensées furent aussitôt interrompues par une famille de quatre personnes qui pénétra bruyamment dans le compartiment avec armes et bagages. C’étaient de très importants pèlerins. Le père pesait bien au moins cent kilos et possédait un triple menton gélatineux et une quadruple nuque rouge vif. Les filles rebondies lui ressemblaient. Seule la femme énergique avait conservé, grâce à son caractère, une ligne osseuse. Elle venait de baisser la fenêtre et criait à travers le quai :

– Les bagages de Monsieur le Conseiller des Pauvres du District Fleissig...

Le Conseiller des Pauvres du District, dont la figure contrastait si vivement avec sa fonction, s’essuyait le front, souffla fortement et adressa à Teta un hochement de tête résigné :

– Quelle chaleur il va faire là-bas en Italie...

Les porteurs traînaient le bagage gonflé des pèlerins et le répartirent avec art dans les filets de sorte que la petite valise de Teta disparut entièrement. Brusquement l’une des grosses filles poussa un cri. On avait laissé l’essentiel à la maison. Le carton à chapeaux où se trouvaient les voilettes de dentelle noire, prescrites comme coiffures pour les femmes dans le Vatican. Trop tard. Le train se mettait en marche. Les filles étaient anéanties ; c’étaient de vieilles dentelles précieuses, un excellent achat d’occasion. Madame Fleissig gémissait et raillait tour à tour. Mais M. le Conseiller aux Pauvres, qui détestait par dessus tout les catastrophes domestiques, grogna avec bonne humeur que là-bas en Italie on trouverait de bien plus belles voilettes pontificales encore, puisque c’était le vrai pays connu pour ces sortes de textiles. Teta observait ses compagnons de voyage d’un œil critique. Elle avait servi dans toutes sortes de maisons, distinguées et moins distinguées, et au cours des ans elle avait acquis un sens très sûr et un coup d’œil très juste pour les différentes nuances sociales. Comme la plupart des serviteurs de la vieille école, elle était particulièrement sensible et intolérante à l’égard de la grossièreté et de la vulgarité maquillée par une richesse rapidement accumulée. Elle n’eut qu’à attendre que Madame Fleissig eut enlevé le gant mauve à hauts bords et ait révélé la qualité de ses mains, pour être tout à fait sûre de son affaire. Oui, ces gens-là étaient d’origine « inférieure » tout comme elle-même et comme Katherina Zikan. Mais cette découverte, loin de remplir Teta d’un soulagement de se trouver entre égaux, lui causa au contraire un certain malaise. Après avoir épuisé jusqu’à la dernière goutte le sujet de conversation fourni par les voilettes oubliées, Madame Fleissig s’adressa à Teta. Cette voisine vêtue de noir avec sa physionomie calme et attentive sembla exciter sa curiosité. Cet air insignifiant et réservé était fréquemment l’apanage de dames qui se révélaient par la suite être des personnes distinguées dont il était intéressant de faire la connaissance. C’est du moins ce que pensait Mme Fleissig qui ne possédait nullement l’intuition sociale de Teta. Aussi adopta-t-elle aussitôt un ton fatigué et lent, et, en se passant continuellement la langue sur les lèvres d’un geste qu’elle considérait comme le summum du raffinement, elle dit :

– Ce n’est vraiment pas la saison pour l’Italie, ne trouvez-vous pas, chère Madame... ?

Teta fit un hochement de tête affirmatif. Mais le mot « chère Madame » la pénétra désagréablement. Mme Fleissig continua à bavarder, en s’humectant les lèvres :

– Nous devions aller à Rome à Pâques avec le pèlerinage du cardinal. Son Éminence nous avait personnellement invités... Mais malheureusement mon mari ne pouvait absolument pas s’absenter, pensez-donc, pendant les fêtes, tout le travail qu’il y a, et on ne peut vraiment se fier à personne... Alors Monseigneur nous a tellement priés de nous joindre au pèlerinage de la Pentecôte... On ne peut pas dire non, n’est-ce pas, vous serez sûrement d’accord avec moi, chère Madame...

– Excusez-moi, je ne suis pas une Madame, laissa échapper Teta presque contre son gré.

Madame Fleissig eut peur et pointa ses lèvres :

– Comment ?... À qui ai-je l’honneur ?

– Je m’appelle Linek, dit Teta avec une soudaine timidité, après s’être prise à la vérité comme à un piège « domestique, simplement... », et pour réparer le mal elle ajouta dans un murmure : De l’Association des Vierges Catholiques, membre actif, s’il vous plaît...

À la suite de cette confession, le ton de Madame la Conseillère se fit immédiatement glacial. Ce vieil ami de Joseph Eusèbe Gompert aurait dû veiller à ce que la famille Fleissig, ce flambeau de la bourgeoisie commerçante, ait de meilleurs voisins de pèlerinage à Rome que d’être dans le même compartiment que cette vieille servante. Elle glissa quelque chose à l’oreille de son mari, qui fit un geste conciliateur, mais laissa pendre tristement ses trois coussinets au menton. Aux filles aussi un clin d’œil sévère parvint. On n’adressa presque plus la parole à Teta. Mais celle-ci ne souffrait pas du tout du silence ; simplement elle regrettait de plus belle de n’avoir pas choisi le pèlerinage plus populaire, où il y avait moins de Messieurs et Dames de date récente qu’elle gênait par sa participation inconvenante. Pour ne pas gêner, elle resta tranquillement assise lorsque l’impresario actif, se hâtant de compartiment en compartiment, vint annoncer comme un communiqué de victoire l’heure du repas. Même lorsque la deuxième série de déjeuners fut annoncée, elle ne bougea pas de sa place.

Et puis tout à coup le jeune chapelain Jean Seydel était debout devant elle et lui souriait :

– Alors, qu’est-ce qui ne va pas, Mademoiselle Linek... ? Votre soupe refroidit...

Elle était toute effrayée et son visage s’empourpra comme celui d’une jeune fille :

– Votre Révérence en personne, balbutia-t-elle, non, mais ça... Si je puis me permettre... Je n’ai pas faim...

– Mais voyons, ça n’existe pas, ma chère demoiselle Linek... Nous avons une très longue journée de voyage en perspective... Il faut avoir toutes ses forces... Et puis, qu’est-ce que cela signifie, après tout, vous avez payé vos repas....

Il lui tendit les mains pour qu’elle puisse se lever plus facilement et la conduisit à travers les longs couloirs jusqu’au wagon-restaurant. Et elle ne put s’empêcher de rire toute seule, parce qu’elle se sentait toute drôle.

Jean Seydel avait raison. La journée était incroyablement longue. Teta vit par les fenêtres passer de hautes montagnes, les nuages, les lacs et les bourgs de Carinthie et puis le lit blanc de la Piave et ensuite des maisons différemment construites et un nouveau paysage. Pendant que s’écoulaient les heures, elle absorbait toutes ces images d’un monde si délicieusement distant du sien, se dévidant kilomètre après kilomètre. À d’autres moments elle était assise les yeux fermés, se laissant aller sans volonté à la douceur du trajet. Mais dans ces moments-là le monde qu’elle venait de quitter se mêlait et se nouait au monde de la fenêtre. La voix de Mme Zikan retentissait menaçante dans le grondement du tunnel : Pourquoi cries-tu, ma Teta ? Ce qui est mien est tien. Ce qui est tien est mien. Même le très vieux M. Prossnitzer réapparaissait et se mélangeait à l’impresario Joseph Eusèbe Kompert. Mais derrière tout cela revenait toujours l’image du neveu, du réel et du vivant, et c’était encore bien plus infâme à lui de se dissimuler dans un compartiment voisin que s’il s’était montré en complet jaune clair avec sa cravate mauve. Dans les monts de Gemone la nuit tomba. La pleine lune les accompagnait dans la fenêtre. Tout le reste du monde était vide. Les hommes fatigués titubaient et dormaient. Teta elle aussi ne savait plus où elle se trouvait.

Une troisième fois au cours de cette première journée de voyage, son protecteur vint en aide à la pauvre pénitente fatiguée. Ce fut après que le train se fut arrêté dans la gare grouillante de Venise. Déjà à Mestre l’impresario inquiet avait instruit chacun, de compartiment en compartiment, de mettre toutes ses affaires sur les grands Lori des porteurs et de se diriger le plus rapidement possible, sans plus s’en occuper, vers la sortie. Venise, expliquait-il, était, comme on savait, une ville construite sur l’eau et l’on se réunirait sur le ponton d’embarquement du vaporetto à côté de la gare. – La famille Fleissig occupa la fenêtre du portillon dans le plus grand état d’excitation, pour tendre aux porteurs ses redoutables bagages. Les grosses filles étaient debout sur les banquettes, suant et soufflant et s’injuriant méchamment, et enlevaient les malles des filets, ce qu’elles ne réussissaient à faire chaque fois qu’au bout de plusieurs tentatives. Madame Fleissig comptait et recomptait les pièces en se trompant chaque fois et réclamait chaque fois avec un cri d’horreur telle pièce de valeur qui lui paraissait manquer. Le Conseiller aux Pauvres regardait la scène épuisé, oisif et plein de soucis, tantôt réprimandant, tantôt hâtant les maladroites travailleuses. Teta n’arrivait pas à atteindre sa valise. Elle attendait, avec la patience et l’indifférence qui la caractérisaient, que l’encombrante famille de pèlerins Fleissig se fût enfin éloignée avec un salut protecteur. Lorsqu’elle se trouva ensuite sur le quai avec sa valise, elle fut toute seule et toute perdue. Les porteurs lui lançaient des mots qu’elle ne comprenait pas, tandis que les Fleissig qui étaient déjà les derniers s’éclipsaient sans s’occuper d’elle. Elle avait peur, d’une part, de donner sa valise et, d’autre part, était retenue par une sorte de timidité. Les porteurs la dépassaient avec des moqueries, roulant leurs Lori chargés jusqu’au bord. Teta trottinait traînant sa valise le long du quai désespérément long. Mais déjà Seydel courait à sa rencontre et lui prit son fardeau des mains. Reprenant souffle elle s’arrêta :

– Ce n’est pas possible, voyons... Cela ne se fait pas, que Votre Révérence en personne....

Le chapelain se campa devant elle et la regarda sévèrement :

– Savez-vous, Mademoiselle Linek, dit-il d’un ton exagérément grave, concluons un traité : je ne vous appelle pas très honorable membre de l’Association des Vierges Catholiques, et vous ne m’appelez plus Votre Révérence... Les pèlerins sont tous de pauvres âmes et non pas très révérends et très honorables... Chapelain Seydel suffit, ou Chapelain Jean, ou ce que vous voudrez...

Il rit. Mais Teta se cramponna désespérément à sa valise :

– Je peux bien la porter moi-même, M. le Chapelain... J’ai l’habitude, moi, d’en porter, des affaires, oh la la...

– Il me semble que vous n’avez aucune idée de ma force, déclara Seydel qui était devenu extrêmement majestueux, j’ai failli être athlète professionnel, j’ai même eu un prix une fois... Regardez-moi ça, Mademoiselle Linek...

Il posa la valise sur ses mains plates, la jeta en l’air et la rattrapa à plusieurs reprises en la lançant chaque fois plus haut. Des gens firent cercle. On entendit des applaudissements et des appels encourageants.

– Mais, M. le Chapelain, c’est épatant, s’émerveilla Teta, et tout à coup un rire monta en elle, dont elle n’arrivait absolument pas à venir à bout.

– Eh bien si vous n’êtes pas sage, Mlle Linek, je vous prends tout comme cette valise et je joue à la balle avec vous....

Le rire remplit Teta jusque dans ses derniers recoins. Tout lui faisait mal et bien à la fois. La fatigue avait disparu. Mais le chapelain la prit par le bras et la soutint avec tant de force et de légèreté à la fois qu’elle croyait voler. Ils pénétrèrent sur la place de la gare. L’eau noire et huileuse du canal dansait devant eux, tendant mille lèvres brillantes de reflets. Les gondoles aux quilles d’argent en lames de couteau se balançaient sous la pleine lune, au dessus de la lumière qui se brisait. Les vaporettos passaient à la hâte, battus par les vagues murmurantes du canal, et poussaient leurs appels brefs, rauques et inquiets. Sur la coupole de l’église, en face, une lumière verte jetait un reflet venimeux. Le marbre éclatant formait derrière chaque ressaut, dans chaque niche, des ombres nettement dessinées, comme des sculptures d’ébène. Venise, telle qu’on la voyait sur les cartes postales que la famille Argan lui avait envoyées il y a de longues années, était devant elle. Mais là-bas sur le ponton d’embarquement M. Joseph Eusèbe Kompert faisait déjà de grands signes d’impatience. Sans quitter le bras de Seydel, Teta monta à bord.

La famille Fleissig et d’autres encore s’étonnèrent de ce couple inégal. En fait le jeune chapelain ne faisait pas autre chose que ce que son maître lui enseignait de faire, lui qui faisait venir à lui ceux qui sont las et ceux qui peinent. Dans toute cette procession de pèlerins bourgeois, Teta était à peu près la seule à qui puisse s’appliquer ce titre d’honneur de l’évangile. Le chapelain Seydel savait ce qu’il faisait.

Mais elle ne savait pas ce qui lui arrivait....

 

Le jour commença fort tôt.

Après la messe du matin, pendant le déjeuner à l’auberge – on l’avait pris comme tous les repas en trois longues tables denses de monde –, Joseph Eusèbe Kompert frappa sa tasse à café du revers de sa cuiller et se leva. Il était passé maître dans l’art des discours et ne laissait échapper aucune occasion pour prendre la parole, ne fût-ce que pour l’appel du jour :

– Monsieur le Ministre, Monseigneur, chers pèlerins, commença-t-il sans ambages nous avons quitté les nymphes du Danube pour les fées des lagunes... Mis en difficulté par la mythologie, il fit un grand geste en désignant le prélat. Pour notre plus grand honneur et par chance, nous avons Monseigneur avec nous, l’un des plus grands amateurs d’art et l’un des meilleurs connaisseurs de l’Italie... Par conséquent, pas d’excuses, pas de fatigue, nous aurons à voir dans la journée ce qui suit.

Il chaussa ses lunettes et lut d’affilée les sites à visiter comme un ordre du jour :

– Place Saint-Marc, la basilique, Palais des Doges, Académie des Beaux Arts, Scuola San Rocco, les Églises des Frari, de Santa Maria della Salute, de San Trovaso... À midi nous nous rendrons au Lido, sur la plage de la Mer Adriatique....

– Voudrez-vous prendre part à toutes ces « réjouissances », Mademoiselle Teta ? demanda le chapelain avec un clignement malicieux à Teta qui était assise en face de lui. Vous sentez-vous d’attaque après la journée d’hier ?

Elle hocha la tête fortement. Elle ne voulait pas manquer le moindre recoin. Il s’agissait de garder un souvenir à vie, puisqu’aussi bien la vie ne lui réservait guère un second pèlerinage. Il fallait que ses jambes la soutiennent, coûte que coûte. Elle ne ressemblait pas à Mme Fleissig et autres personnes qui étaient encore au lit à cette heure et avaient fait dire qu’elles ne participeraient pas cette fois, parce qu’elles connaissaient Venise à fond pour y être déjà venues et aussi parce qu’après le long trajet en chemin de fer, elles devaient se faire laver les cheveux.

Teta se mit hardiment en route, canne en main. Et nul, pas même elle, ne se rendait compte quelle force de volonté et quelle maîtrise sur soi inconcevables elle devait déployer pour ne pas rester en arrière sur ses compagnons en bonne santé. Ce qui représentait pour ceux-ci une agréable flânerie était pour Teta une terrible pénitence, un vrai chemin de la passion, comme si elle avait fait toutes les étapes du calvaire sur les genoux. Chaque pas était une torture ardente, contractant son cœur fatigué. Et puis, elle ne devait à aucun prix trahir sa fatigue par la moindre grimace, le plus petit froncement de sourcil ou toussotement de fatigue. Elle le devait à elle-même autant qu’aux quatre cents schillings que lui avait coûté le pèlerinage. C’était une sorte de renversement de la formule « noblesse oblige », un véritable « infériorité oblige ». Il n’aurait plus manqué que cela, qu’elle, la plus humble des pèlerins, se montre difficile, fasse des histoires avec cette vieille loque de corps et gêne les gens distingués avec qui elle voyageait pour jouir des beautés de Venise. Donc, serrons les dents et en avant !

Le soleil fou fondait sur la place immense et imprégnait la robe noire de Teta au point de la rendre lourde comme le vêtement d’une noyée. Comme le portail doré et multicolore de l’église, là-bas, paraissait loin avec son fond de larges oriflammes ! Teta s’y dirigeait tout droit, sans s’arrêter, comme un soldat courageux sous une pluie de balles. Son visage était distendu et résolu à tout. Un observateur superficiel l’aurait prise pour une méchante vieille femme. Les jeunes parmi les pèlerins se mirent à donner à manger aux pigeons. Mais Teta n’accorda pas la moindre attention aux fameux oiseaux de Saint-Marc, qui se levaient comme des voiles ailées, par bandes, et puis qui refluaient soutenues par un souffle inconnu. Grâce à ces retards bienvenus, elle réussit non seulement à ne pas rester en arrière, mais même à pénétrer parmi les premières dans le vestibule frais du dôme. L’obscurité adoucit ses souffrances. De plus l’avance de la foule à l’intérieur de l’édifice était plus lente, ce qui favorisait ses pauvres jambes. Teta chercha de l’œil un banc. C’est alors que Monseigneur, le prélat pyramidal, lui fit signe gracieusement de venir près de lui :

– Venez par ici, ma chère enfant, souriait-il, et restez à mes côtés...

Le prélat s’était chargé personnellement de la conduite. Il était incontestablement un connaisseur et un historien de l’art hors pair. À la manière de tous les initiés, il brûlait du désir de faire profiter des ignorants de la fontaine de son savoir. Il s’adressait de préférence à Teta en donnant des explications auxquelles il donnait, par amitié pour elle, une forme puérile et populaire. Conformément à sa nature consciencieuse, il accordait le plus grand prix à l’exactitude. Il n’épargnait rien de ce qui valait d’être su à sa suite. Tous les trois pas, on s’arrêtait, ce que Teta trouvait excellent. Ce qu’elle trouvait moins excellent, c’étaient les contorsions constantes que l’on était obligé de faire pour regarder les mosaïques dans les coupoles et sur la voûte. La tête rejetée dans le cou, on croyait perdre connaissance, tandis que le haut personnage interprétait en détail le caractère oriental et byzantin du Christ de la coupole et désignait les différences plastiques entre les deux arbres du Paradis, celui de la vie et celui de la connaissance. Un dîner de vingt couverts semblait un jeu d’enfant à côté de ceci. Le prélat avait un sourire malicieux et élit parmi les plus voisins de lui un petit groupe auquel naturellement la pauvre Teta appartenait. Elle dut suivre ce guide impitoyable dans la crypte et dans le trésor et escalader des marches horriblement raides jusqu’à la galerie circulaire. Elle s’accrocha là-haut au parapet de pierre ; il lui semblait qu’un tourbillon d’eau bouillante lui enlevait les jambes de dessous le corps. Le Christ et Adams et Ève et les Patriarches et l’or et le vert de malachite et le bleu de lapis-lazuli et l’obscurité sonore tournaient autour d’elle lentement, cérémonieusement. Monseigneur, en dépit de son apparence pyramidale, avait le pied léger. Le savoir donne des ailes à la corpulence. Adroitement il se glissait à travers les recoins, se penchait sans la moindre trace de vertige sur les abîmes, se livrait à de profondes génuflexions et restait longuement dans les positions accroupies les moins confortables, s’il s’agissait de mettre en lumière par une explication compréhensive un détail plein de charme. – Et c’était toujours à Teta d’abord qu’il s’adressait pour l’imiter. Pouvait-on avoir la témérité d’opposer à un prêtre, et particulièrement à un prêtre d’un tel rang, de l’indifférence, de la fatigue ou même de la désobéissance ? Eh bien donc, Teta se penchait sur les abîmes, se glissait à travers les recoins, faisait de profondes génuflexions et restait longuement en position accroupie sans même oser fermer les yeux en dépit de sa douleur et de son vertige. Elle ne cessait de souffler d’un air d’admiration figée : non mais ça, alors, et de hocher la tête et de la secouer, pour que ni Monseigneur ni les autres ne puissent s’apercevoir qu’elle était uniquement occupée dans son âme à maintenir en vie son corps infirme.

Puis lorsque, Dieu merci, les pèlerins s’étaient retrouvés dans le portique ensoleillé et chaud de chaleurs humaines, le galant Joseph Eusèbe s’approcha de Teta, avec un clin d’œil malicieux, caressa des deux mains ses courts favoris noirs et demanda d’un ton de triomphe :

– Eh bien, Mademoiselle Linek, qu’en dites-vous de notre Monseigneur ? Voilà des connaissances, pas un point sur l’i qui manque, nous avons appris quelque chose pour le restant de nos jours... Et comment trouvez-vous Venise ?

Teta hocha la tête en signe d’approbation et puis secoua la tête pleine d’admiration :

– Oui, c’est une vraie splendeur, dit-elle.

– Je vous crois, confirma l’impresario et fit comprendre par l’expression de sa physionomie qu’il était au plus haut point satisfait de lui-même, qu’il avait su tout combiner à merveille, que ses pèlerinages à lui étaient indiscutablement mieux organisés que ceux des autres impresarii, y compris même son Éminence, car chez lui, selon la vraie tradition chrétienne, il n’y avait ni haut ni bas.

Mais Teta eut encore de nombreuses occasions de prononcer son vieil adage sur la splendeur. Elle le récita à la vue de la Piazzetta et du Palais Ducal couleur de crème de vanille, bien qu’il lui parût assez étrange. Il était comme renversé. La partie supérieure, lourde, pesait sur la partie inférieure, ajourée. Comme si quelqu’un avait mis une pâtisserie à la crème à l’envers. Mais rien n’y fit. Il fallut se traîner à travers les salles longues et plates du palais et écouter les explications sans fissures données par Monseigneur sur l’histoire de Venise, sur le mystérieux conseil des Dix et sur la gueule de pierre du lion qui servait de boîte aux lettres pour épîtres anonymes. Ni le pont des Soupirs ne lui fut épargné, ni les prisons sous les Plombs où il y eut de nouveau beaucoup à ramper et à s’accroupir. Entre-temps les douleurs dans ses jambes s’étaient étrangement pétrifiées. Et c’était une bonne chose. Elle marchait comme sur de lourdes colonnes raides, mais qui ne faisaient plus mal et ne brûlaient plus. Parfois elle cherchait le chapelain Jean du regard. Il paraissait l’avoir oublié, ne s’occupait plus du tout d’elle. Et pourquoi donc s’occuperait-il de toi, le Très Révérend, le cher, se réprimandait-elle elle-même, de toi, espèce d’oie, de toi, une vieille, une humble !?

La batterie de San Giorgio tira la salve de midi. Salve de délivrance. Monseigneur interrompit la leçon. Les pèlerins, ayant tous au bras la bande blanche avec la croix, se rassemblèrent à bord du petit bateau qui devait les emmener au Lido ; Teta put s’asseoir. La joie accéléra le rythme de sa respiration. Il lui semblait qu’une main énergique avait arraché de ses yeux un rideau de feu. Le monde se faisait léger, joyeux. Il y avait tout à coup tellement de choses à regarder, maintenant qu’il n’y avait plus de monuments. Il y avait les lagunes, vaste mer d’acier, dansant autour du bateau la danse mutine de ses petites vagues, semblables à un troupeau, tout un troupeau de mer fait d’animaux aux têtes pointues sautillant tout à l’entour. Il y avait la ville scintillante qui défilait avec ses rives altières, où se détachait chaque maison, chaque église, chaque campanile, l’enchevêtrement des toits, les balcons carrés, tout cela fondu, une Venise de feu liquide issue des hauts-fourneaux de midi. Il y avait les femmes et leurs noirs écharpes de dentelles et leur manière particulière de porter les enfants tout autrement que chez nous. Et comme l’âge les fanait plus vite et l’air aux aguets qu’avaient ici les jeunes. Eh, oui. Teta avait toujours su observer avec ses yeux clairs et aigus, et les Argan avaient souvent été surpris de tout ce qu’elle était capable de remarquer et d’exprimer dans son langage fruste.

Puis le repas, et de nouveau on était assis à plusieurs tables, serrés les uns contre les autres. La terrasse était aérée et Teta se trouvait face à la mer. Elle voyait la mer pour la première fois de sa vie et une angoisse étreignit son cœur, plus forte encore que celle qui s’était emparée d’elle à la vue des figures escarpées de la Montagne Morte. La journée était brumeuse et une brusque accalmie se posa sur la mer, dont la surface était immobile, vaste miroir embué d’un souffle par endroits. Il n’y avait pas de frontière entre le ciel et l’eau. Ils paraissaient tout d’une pièce. La mer semblait du ciel liquide et le ciel de la mer évaporée. À eux deux ils formaient un néant d’argent infini, qui ne se laissait briser nulle part. Plus d’un spectateur de cette paresseuse infinité eût pensé : Est-ce vraiment si terrible de se résoudre, de disparaître dans ce scintillement argenté, de dévêtir la personne douloureuse, qui se compose généralement de varices brûlantes et d’asthme, et de maux de bile et de toute espèce d’égarements ? Être une non-entité sommeilleuse perdue dans un néant sommeilleux ? Plus d’un eût pu penser cela, mais non pas Teta. Elle était à l’abri de telles faiblesses inspirées d’un panthéisme commode. Elle insistait avec la dernière énergie sur l’éternité de sa personne créée et sur la conservation intégrale de celle-ci jusqu’à la fin de toutes choses. La supercherie du neveu n’avait embrouillé que la réalisation de son plan de vie, mais nullement sa signification ni sa fin. Elle était fatiguée à mourir, mais non pas assez morte de fatigue pour être tentée de se perdre, pour consentir à s’abandonner inconsciente au cours sévère et régulier des évènements qui l’attendaient dans l’au-delà. Elle avait beau se sentir entourbillonnée de rêveries et lasse de fièvre, elle ne s’en accrochait pas moins à son moi sacré – tout ce qui est immortel est aussi sacré – à toutes les minutes et avec une volonté de fer. Elle ne mangea que très peu et très prudemment : les spaghettis, les petits poissons frits, le fromage. Par contre, elle but deux verres de vin rouge et fort de Vérone, et cela lui donna le courage d’affronter avec calme les tâches de l’après-midi. Le chapelain Seydel était assis à une autre table.

Déjà l’orateur distingué Joseph Eusèbe s’était levé et avait recommencé sans ambages son discours :

– Pas d’excuses... Inutile de prétexter la fatigue...

Il fallut donc sans pitié se reprendre en main, se mettre en route, monter dans un tramway, puis dans un bateau et puis dans un autre bateau pour débarquer enfin devant l’Académie des Beaux-Arts. Mais cette fois Teta resta sagement en arrière, réussit à se soustraire à la conduite éclairée de Monseigneur et resta assise tranquillement sur un divan circulaire au milieu d’une grande salle. En écarquillant les yeux d’horreur, elle contemplait un gigantesque tableau représentant Saint-Marc, jeté au bas d’une tour par la main de ses bourreaux, suspendu en pleine chute au-dessus de la terre, les membres tordus enveloppés des plis froissés de son manteau, figé ainsi pour l’éternité. Des groupes de vénitiens indifférents étaient représentés sur le tableau, regardant la cruelle exécution sans avoir l’air d’y prêter grande attention ni de se laisser déranger dans les affaires qu’ils étaient en train de traiter.

Teta ne comprit pas l’indifférence de ces figures. Elle comprit aussi peu l’indifférence des spectateurs qui, leur catalogue rouge à la main, passaient nonchalamment devant cette scène d’horreur. Il y a une très profonde différence entre la manière dont un homme cultivé examine une œuvre d’art et celle d’un homme inculte. L’homme cultivé marque de prime abord, par son attitude, que l’objet représenté par l’œuvre d’art ne joue pour lui aucun rôle. De sa main droite il suit aussitôt en l’air les courbes les plus importantes de la composition d’un geste élancé. Devant la chute du Saint, il parle du raccourci magistral, du « scurzo » de son corps. Lorsque sur le tableau un petit chien happe la langue du martyr, il loue la conduite de pâte, la manière enjouée de ce détail. Être cultivé, c’est donc en quelque sorte se trouver dans les coulisses de la vie et de l’art et d’en examiner le spectacle par derrière, en « habitué ». On appelle culture cet état acquis à grand peine qui permet à un certain groupe d’hommes de ne se laisser imposer par rien, parce qu’ils croient savoir eux-mêmes de quelle manière toute chose est exécutée. La culture est une ceinture de sauvetage comme une autre. Celui qui en est ceint ne fait plus partie de la catégorie des exposés qui luttent spirituellement avec les vagues. Ainsi ce snobisme comme tous les autres a son origine dans la tendance la plus fondamentale de l’homme qui cherche à échapper par tous les moyens à l’immense vulnérabilité de son existence. Mais l’inculte est l’être exposé en soi. Il est livré sans réserve à la réalité objective de la vie et par là aussi de l’art, dans la mesure où il est doué d’une âme. La vue de la langue coupée que happe le petit chien lui donne mal au cœur. Il ne lui est pas davantage possible d’avaler en une demi-heure soixante-quinze tableaux, comme à l’homme cultivé. Il a la tête qui chavire dès le premier dans lequel il s’est absorbé.

Ah, comme Teta se sentait malade, comme sa tête chavirait ! Mais elle ne se donnait pas encore pour battue. Un peu plus tard, dans l’Église des Frari, celle où l’autel est orné de l’Ascension du Titien, le chapelain Seydel était tout à coup à côté d’elle et la prit par la main :

– Voilà, Mademoiselle Linek, assez pour aujourd’hui, n’est-ce pas.... Je n’ai pas voulu tout à l’heure interrompre le bel effort de notre digne prélat... Mais il est temps de vous reposer à présent... Venez, j’ai découvert quelque chose pour nous....

Il regarda Teta en riant de tout son visage clair et juvénile et la conduisit dans une chapelle latérale tranquille où tous deux s’assirent. Le sacristain, armé d’une longue tige, retira le rideau qui couvrait un triptyque. Au centre, la plus aimable des Madones de Giovanni Bellini l’Ancien les regardait.

– Je parie que vous aimez aussi ce genre d’images, Mademoiselle Linek, dit le chapelain d’une voix amoureuse.

Teta se souvint de son ermite en prières dont la magnifique gravure en couleur accrochée au dessus d’un lit étroit avait orné toutes ses chambres de bonne. Elle fit oui de la tête :

– Avec votre permission, j’ai toujours aimé ce genre d’images saintes...

Seydel abrita ses yeux d’une main et murmura :

– Et ce tableau-là, c’est un des plus beaux tableaux qui existent dans le monde...

Teta hocha la tête en pleine conviction, bien que ses yeux fatigués n’eussent perçu dans la lumière faible que la douce teinte bleuâtre du manteau, le mauve de la robe et la tendre couleur de chair de l’Enfant. Le chapelain, qui n’était pas du type enthousiaste, mais un homme gai et robuste, semblait transfiguré. Il parla sans se détourner, comme si la femme qui était assise à côte de lui avait été non la vieille servante Teta Linek, mais une âme compréhensive comme la sienne :

– Voyez-vous, chère Mademoiselle Linek, celle-là, c’est vraiment la Vierge, l’immaculée et l’immaculable. Ces mains, si fines, si longues, si pointues, si transparentes, aujourd’hui aucune lady, aucune comtesse ni princesse n’en a de semblables, et c’est pourquoi on ne peut plus en peindre de semblables. Mais autrefois, oui, de telles mains étaient peintes tout simplement parce que les peintres trouvaient des modèles... Par les mains se révèle toute notre corruption et notre vulgarité, pauvres êtres que nous sommes avec notre dur travail, notre sport, toute notre agitation. Nos jeunes femmes recouvrent leurs ongles de vernis, mais cela ne sert à rien ; elles ne parviennent pas à cacher le fait que leurs mains sont usées, qu’elles se sont occupées de tout, ont tout touché... Et pourtant on sent bien aussi que les mains de la Vierge là-haut font leur travail fatigant, elles emmaillotent le bambino, lavent les langes, cuisinent et cousent... Cette Vierge est toute Vierge et en même temps toute Mère... C’est comme si un lys bleu pouvait être mère, l’enfant semble issu du sein d’une fleur....

Teta regarda ses mains brunes et racornies, presqu’avec effroi. Seydel s’en aperçut et rit :

– Les vôtres sont tout à fait comme il faut, Mademoiselle Linek.

Puis il se leva.

– Maintenant les autres sont sûrement partis, dit-il et nous aurons la paix...

Teta était encore assise et semblait lutter avec une pensée difficile :

– Et est-ce que Monsieur le Chapelain a encore sa mère ? demanda-t-elle au bout d’un moment.

Seydel répondit qu’il n’avait plus ni père ni mère, ayant perdu l’un et l’autre à l’âge de neuf ans.

Teta hocha la tête comme si elle ne s’était attendue à rien d’autre et comme si elle n’en était pas mécontente. Elle tourna les yeux pleinement sur lui :

– Alors Monsieur le Chapelain n’a plus personne, demanda-t-elle, en accentuant chaque mot.

– Non, Mademoiselle Linek, ce n’est pas à ce point-là... Je n’ai vraiment manqué de rien. Ma sœur aînée, elle, a été meilleure qu’une mère pour moi. Elle m’a élevé, m’a fait faire mes études, je lui dois pratiquement tout...

Teta hocha la tête de nouveau, comme si elle s’était précisément attendue à cela. Puis son regard se porta sur la Madone de Giovanni Bellini. Ses pensées semblaient travailler longtemps sur la constatation suivante :

– Monsieur le Chapelain a eu bien de la chance d’avoir eu Madame sa sœur...

– Mademoiselle ma sœur, corrigea Seydel en riant, une demoiselle comme vous... Pas tout à fait comme vous, certes... Mais quand même, Irène a déjà quarante-cinq ans...

Après ses mots, Teta elle aussi se leva, comme si elle en savait maintenant assez long. Ils quittèrent la chapelle, car le sacristain impatient avait tiré le rideau du Bellini. Le chapelain donna le bras à Teta. Malgré les serpentins de son chemin de croix de la journée, elle n’eut plus de mal à se promener lentement. Dans un petit café, ce couple étrange s’attabla devant une glace.

Le chapelain Jean avait acheté quelques œillets d’un rouge ardent dans la rue et les avait fait mettre dans la petite chambre d’hôtel où Teta avait le droit d’habiter seule. Elle, dans son épuisement, était étendue sur le lit et ne détournait pas le regard de ses œillets ardents dans le vase étroit. À jamais de toute sa vie Teta n’avait reçu des fleurs. À Grafenegg elle était souvent allée dans la forêt en cueillir aux diverses époques de leur floraison. Ainsi elle avait toujours veillé de ses propres mains à ce que sa chambrette jalousement verrouillée fût ornée de fleurs fraîches. Mais qu’un autre homme, un jeune homme encore et par dessus le marché un prêtre consacré, soit allé lui acheter exprès pour elle des œillets si beaux comme pour une dame, elle n’en revenait pas.

Donc en dépit de toutes les peines, la journée avait été grande et pleine, pensait Teta respirant à grands traits sur sa couche. Et elle se réjouissait de toute son âme en pensant aux journées à venir, onze jours pleins encore, et elle n’avait aucune inquiétude pour ses jambes fatiguées. Mais de quelque manière qu’elle retournât ses pensées, l’idée du chapelain Seydel ne la quittait pas. L’espace autour d’elle était tout rempli de son bon rire, de sa jeune force, jouant au ballon avec les malles, la réveillant lorsqu’elle allait s’effondrer, et la menant par les plus longs chemins en se jouant. Que pouvait-elle bien faire pour lui prouver sa reconnaissance et se rendre agréable et aimable ? Sa fantaisie fiévreuse traçait des cercles autour de cette délicate question. Et chaque fois elle ne trouvait qu’une même réponse, née davantage de ses propres désirs que de sa reconnaissance. Si seulement elle pouvait s’occuper de ce prêtre, lui préparer son repas, tenir sa maison, raccommoder son linge et s’adonner toute entière à ces activités muettes et effacées. C’était pur enfantillage. Le Révérend n’avait nul besoin d’une personne de son espèce. Il avait une sœur dévouée, une dame de la société, qui l’avait élevé et fait étudier comme elle son neveu Mojmir Linek. Mais Dieu avait béni la demoiselle Seydel en la personne de son frère et Il avait maudit Teta en celle de son neveu. Il n’y avait pas à revenir sur ce terrible jugement ! Et puis, cette sœur qui répondait au nom charmant d’Irène, n’avait que quarante-cinq ans, était donc encore dans la force de l’âge, tandis qu’elle, Teta, à plus de soixante-dix, était au bord de la tombe.

Dans le flot rapide de ses téméraires rêveries, elle fut saisie brusquement de l’effroi d’une surprenante découverte. Elle comprit tout à coup l’incompréhensible. Ce n’était pas un hasard. Dieu lui avait d’abord jeté le schilling devant la porte de l’Église. Puis, comme elle ne s’apercevait de rien, il l’avait jetée à terre elle-même devant le portail. Pourquoi ? Uniquement pour qu’elle lise l’annonce du pèlerinage. Uniquement pour la mettre sur ce chemin. Uniquement pour qu’après l’irréel et le réel, elle rencontre enfin le seul véritable, lui, qui n’était ni un mystique sur une photographie, ni un misérable et un blasphémateur, mais à la fois saint et joyeux. Cela dépassait l’imagination, ce miracle. Mais qu’avait-elle à en faire, de ce miracle ? Il existait une sœur par le sang, la demoiselle Irène, une personne bénie, qui possédait une option indivise sur la pleine récompense. Sa place bienheureuse sur terre et dans la ville céleste était assurée et préparée de manière enviable. Est-ce que Dieu n’avait arrangé la rencontre entre Teta et le seul véritable que pour cruellement lui révéler ce qu’elle avait joué et perdu par sa propre complicité indéfinissable dans la supercherie de son neveu ?

Il faut spécifier cependant que ces réflexions théologiques tourmentaient Teta beaucoup moins aujourd’hui que d’habitude. Elle ne parvenait pas, malgré tous ses efforts, à se défendre de Jean Seydel, dont le visage, la voix, le rire ne cessaient de l’entourer en une ronde d’analogies troublantes. Et brusquement elle se surprit à penser une pensée effroyable, une pensée qui ne pouvait se confesser à personne, fut-ce au prix du salut éternel. Et cette pensée devint une parole plus défendue encore que la pensée. Et elle prononça cette parole plusieurs fois sans s’en rendre compte :

– Si seulement il m’appartenait à moi, lui, à moi !

T’appartenir ? En qualité de quoi ? Comme frère ? Oui, comme frère ! Tu es bien trop vieille pour ça, bien trop vieille, stupide sorcière de midi que tu es ! Alors, qu’il soit mon fils et moi sa mère !? Toi une mère !? Tu me fais rire !?

À quoi sert de rire ? Si seulement il m’appartenait ! La Madone de Bellini passa devant ses yeux. Mais Teta se détourna des œillets et tourna son visage rouge de honte contre le mur.

 

 

 

 

CHAPITRE DIX

 

DANS LES CATACOMBES

 

Teta avait tenu bon en dépit du Santo à Padoue, de la chapelle de Giotto et de la chapelle de Mantegna, en dépit de la promenade près de la maison de Pétrarque et des collines d’Eugénie, en dépit de Bologne, des Uffizi, du Palazzo Pitti, des jardins de Boboli à Florence, en dépit de Fiesole, de San Gimignano et de Sienne. Conformément à sa nature raisonnable et grâce à l’appui du jeune chapelain, elle avait réussi à élaborer une technique qui lui permettait non seulement de tenir tête à chacune des excursions et visites, mais encore de se soustraire au danger des efforts excessifs. Cette technique consistait à ce que dans les églises et les galeries de tableaux, elle s’asseyait à l’écart dès l’entrée et laissait passer habilement devant elle la caravane des pèlerins sous la conduite zélée de Monseigneur. Souvent alors, Jean Seydel s’asseyait à ses côtés avec un clin d’œil malicieux, faisait ses plaisanteries ou commençait à expliquer un tableau non pas de la manière populaire qu’affectionnait le prélat, mais en une sorte de monologue nonchalant comme s’il ne doutait pas qu’une femme comme Teta Linek puisse suivre ses explications. Et elle les suivait d’une âme altérée. Lorsque Seydel venait près d’elle, c’était toujours d’abord un effroi, une peur, une idée de fuite et puis cette mixture délicieuse de toutes les sensations. Et chaque fois elle disait selon une formule qui lui devenait habituelle :

– Monsieur le chapelain ne devrait pas s’asseoir avec moi. Monsieur le chapelain fait partie des messieurs... Son Éminence et Monsieur le Ministre n’aiment sûrement pas cela et ils vont s’inquiéter de Monsieur le Chapelain...

Et chaque fois Seydel s’esclaffait avec un sourire railleur :

– Tenez-vous absolument à ce que je m’ennuie à mourir Mademoiselle Linek ?... Vous savez bien que je suis un homme orgueilleux et impatient et que j’aime bien mieux faire briller ma propre lumière que d’écouter les leçons des autres...

Là-dessus Teta elle aussi se mettait à rire de son rire gloussant et profond. Dieu sait, c’était inimaginable. L’idéal rêvé de toute sa vie se promenait là à côté d’elle dans la pureté de la perfection en chair et en os, ne fût-ce que pour quelques jours. Le véritable neveu eût-il été non pas l’irréel de la photographie mais un archange personnifié, que son rêve ne se serait pas plus complètement réalisé. Un médiateur était à ses côtés et c’était un homme jeune et fort et beau, et il savait d’étrange manière, lorsqu’il prononçait des paroles difficiles, l’élever, même elle, la vieille domestique stupide, à la hauteur de sa propre supériorité. Et pourtant ce n’était qu’un cruel jeu de marionnettes. Tout serait terminé jeudi de la semaine prochaine, et elle resterait seule alors, doublement vieille, avec en plus le poids horrible des lettres du neveu dans son sac. C’est cela qui chargeait d’angoisse la marée de ses joies et qui se dressait comme une sombre menace entre elle et le chapelain Jean.

Un pèlerinage est lié à des soins religieux exceptionnels. À Bologne, Joseph Eusèbe Kompert avait annoncé qu’à l’Église métropolitaine de Saint-Petrone plusieurs confesseurs de langue allemande étaient à la disposition des pèlerins. Toute la foule était allée à confesse, en tête cette fois la volumineuse famille Fleissig. Seule Teta n’avait pu prendre sur elle, et peu avant l’arrivée à Saint-Petrone, elle avait changé de direction. Mais son cœur avait failli s’arrêter de battre lorsque Jean Seydel s’était retourné vers elle avec étonnement et l’avait longuement suivi du regard pendant qu’elle s’était éloignée la tête basse. Pendant que les autres remplissaient leurs devoirs pieux, elle était allée chez un bandagiste – c’était tout plein de bandagistes à Bologne – et essaya pour ses jambes douloureuses des bas en caoutchouc. Bien que ces bas eussent pour effet de refouler sa douleur et de l’éloigner en quelque sorte d’elle-même, ils n’en représentaient pas moins au même titre que la robe de tulle noire un instrument inconscient de pénitence, car ils accentuaient la chaleur estivale d’Italie jusqu’à la limite du supportable. Oui, la chaleur ardait diaboliquement, à l’intérieur et à l’extérieur. Et pas moins à l’intérieur certainement, car le désir de Teta de déverser son cœur et de recevoir l’absolution pour sa complicité dans les félonies du neveu se faisait de jour en jour plus ardent. Cependant elle n’était pas encore en mesure d’ouvrir les lèvres et trottinait à côté des autres comme un agneau noir à travers la chaleur.

Mais jamais il n’avait fait plus chaud qu’aujourd’hui et ici sur la place Saint-Pierre à Rome. Et pourtant il venait juste de sonner neuf heures en ce matin rayonnant du Dimanche de la Pentecôte. Comme un geyser, l’obélisque bouillant jaillissait du sol. Le double arrondi des salles aux colonnes – ces bras ouverts de l’apôtre dans lesquels il attire sur sa poitrine le monde entier – semblait se tordre dans la fournaise. Les statues géantes du portique semblaient amollies, oscillant dans la lumière étincelante comme frappées d’insolation. La chaleur formait un milieu blanchâtre, une sorte de toile d’araignée atmosphérique suspendue entre ciel et terre, haussant les regards et faisant à la fois accélérer et raccourcir le rythme des respirations.

Sur la Place Saint-Pierre, ce nombril central de l’univers catholique, des milliers de personnes venues du monde entier s’étaient rassemblées. La Pentecôte est peut-être la plus joyeuse de toutes les fêtes de joie, car elle annonce l’universalité des langues de feu, la descente de l’Esprit sur la terre et elle n’est pas liée, comme Noël et Pâques, aux stations de la nature humaine, à la naissance, au calvaire, à la mort. Comme le soleil, l’Église entrait dans la saison de son triomphe le plus élevé, car en ce jour où le printemps fécondateur se hâtait vers l’été procréateur, le Saint-Esprit revêtait la puissance royale sur le cosmos. Mais le fait – inimaginable en apparence dans un ordre terrestre – que la puissance et l’esprit coïncident en un même méridien, cela c’est la préfiguration du Royaume des Cieux sur terre, sous quelque forme que les fidèles se le représentent, que ce soit le tranquille sommeil de l’au-delà, l’activité confortable dans la céleste Pensionopolis, la conservation du moi au-delà de tous les concepts ou même simplement la juste constitution à venir dans l’univers humain. Ils étaient venus de tous les coins du globe pour fêter sur place la fête du triomphe, pour l’office suprême duquel le Pape lui-même serait présent. Et c’était aussi l’époque des dernières réceptions de pèlerins, car Pie XI, gravement malade, avait décidé de gagner dès les semaines suivantes sa résidence d’été de Castelgandolfo.

Des processions de pèlerins, paysans et bourgeois, séminaires et congrégations, tout cela se rassemblait avec un bourdonnement d’essaim et se dirigeait vers les portes de Saint-Pierre. On entendait parler toutes sortes de langues. On voyait des vêtements de toutes les couleurs. Le rouge flamboyant des soutanes d’un séminaire bien connu de Rome se détachait sur la masse joyeusement. Mais il n’y avait pas que les vêtements qui fussent multicolores, les visages l’étaient aussi. Là-bas un évêque nègre conduisait son troupeau sombre, chantant ses chants d’église d’une voix ardente et gutturale sans que l’on parvienne à distinguer s’ils étaient en latin, en anglais ou dans une langue indigène. Des groupes d’Arabes, d’Hindous, de Chinois, de Japonais se formaient par endroits. Jean Seydel se sentit saisi d’un sentiment confus. Ici l’unité était faite entre les hommes. Cette unité était réelle, sinon parfaite. Et cette unité était plus universelle que n’importe quelle unité au monde, car elle s’étendait en travers de toutes les races et de toutes les classes. Et c’était aussi la seule unité sur terre qui n’avait pas pour but d’être dirigée contre quelque chose. Seydel pensait aux horribles hérésies dans sa patrie et partout. Ils idolâtraient les partis, adoraient la chair sous ses deux aspects, en tant que sang et espèce ou en tant que masse et forme de vie économique. Dans leur perspicace démence, ils ne connaissaient qu’un ennemi, le Seigneur de cette journée, l’Esprit d’Amour. La jeunesse de toutes les Nations jubilait d’aise parce qu’on lui débarrassait le chemin de toute représentation spirituelle, parce qu’on la confinait sans distinction dans l’animal, parce qu’on lui retirait le fardeau de la liberté, parce qu’on ne lui laissait pas le temps de réfléchir et qu’on bourrait son vide intérieur par la volupté de la haine et de la vitesse. Qu’adviendrait-il de ce monde où nul visage jeune ne semblait plus transfiguré par le Saint-Esprit. Et même les médecins de bonne volonté ne savaient prescrire que le contrepoison inefficace d’une morale sans racine et sans fondements. Cette émouvante unité aux portes de Saint-Pierre n’était-elle plus que l’écho d’une réalité historique en voie de passer ou bien était-ce vraiment le rocher qui survivrait à toutes les époques et contre lequel les portes de l’Enfer s’avéreraient impuissantes ? Ne trouvait-on plus que dans les yeux de très vieilles servantes, dans les yeux clairs de Teta Linek, ce signe de foi étrangement tranquille qui l’avait frappé dès le début, lui, Jean Seydel, d’étonnement ? Les autres, mon Dieu, c’étaient de petits bourgeois quelconques, chair à canon de l’esprit du temps, en soutane ou en complet veston, tous ces prélats, ministres, conseillers et épiciers avec leurs épouses attenantes. Ils tomberaient, ils seraient balayés à la première attaque. Car c’est l’ennemi qui avait les meilleurs soldats.

La procession des pèlerins de Vienne était rangée en bon ordre au pied des marches imposantes de la basilique. Tous aujourd’hui, hommes et femmes, étaient en noir. On supportait sans murmurer le fardeau écrasant de la chaleur et ses vapeurs suffocantes. À gauche et à droite, des tourbillons humains interminables montaient les marches. Joseph Eusèbe, l’impresario, courait en soufflant d’un membre à l’autre de sa troupe, comme il avait l’habitude de courir le long des trains. Il avait échangé son melon beaucoup trop petit contre un haut-de-forme également insuffisant, sous le rebord duquel la sueur lui coulait sur le front et dans la nuque. Sa voix encourageante se faisait entendre :

– Je vous en prie, Messieurs et Mesdames... Il faut que nous fassions honneur ici, à Rome....

Kompert ressemblait à un vieil officier de réserve extrêmement zélé en manœuvres. On aurait cru qu’il voulait présenter au Saint-Père une troupe d’âme bien astiquée et bien nette. Dans son esprit naïf, les idées de pèlerinage et de dimanche de Pentecôte et de Fête joyeuse se combinaient avec l’attente amusée d’une cérémonie de vétérans. Et puisqu’il n’était pas à proprement parler un « autochtone » et qu’il ne faisait partie que depuis relativement peu de temps de l’Association, il se donnait d’autant plus de mal pour que la parade marche comme sur des roulettes. L’Ordre du Saint-Sépulcre luisait dans le lointain, obstinément, et chaque goutte de sueur versée était un mérite qui le rapprochait de lui. Teta était debout dans la dernière rangée. Elle se cramponnait à sa canne noire de toutes ses forces et tendait sa volonté pour satisfaire aux justes exigences de Kompert. Voilà qu’apparut, s’avançant d’un pas léger, la forme pyramidale du prélat. Balançant son haut-de-forme, l’impresario fit signe. Puis il se plia en une attitude d’humilité recroquevillée, baissa la tête et joignit les mains sur son chapeau qu’il tenait serré sur son ventre. Plusieurs imitèrent ce geste exemplaire. Monseigneur se mit à la tête de la cohorte et, de sa belle voix fraîche de prêtre, il entonna le credo. Joseph Eusèbe le premier l’accompagna. Les autres hommes suivirent, puis les femmes. Lentement la procession se mit en mouvement.

Ceci était donc l’Église Universelle du premier apôtre, l’Église de station de la Sainte Journée d’aujourd’hui. Quelle différence entre Saint-Pierre et les obscures cathédrales de chez nous, Saint-Stéphane de Vienne et Saint-Vit de Prague. Ceci était bien moins l’église du crucifié que le fier palais royal de Dieu régnant, le lieu de la plus lumineuse des cours de ce monde. Il semblait que dans cette salle du trône d’entre toutes les salles du trône, l’humanité entière ait la place de s’approcher des marches du céleste monarque et de son vicaire. Des milliers d’hommes se perdaient dans la salle et même les dizaines de mille ne parvenaient pas à loin près à remplir toutes les nefs latérales, chapelles auxiliaires, niches et recoins. Il ne régnait pas ici ce silence des temples crépusculaires dont le sonore écho exagérait comme en effroi tout son élève. Le peuple de Rome ne se faisait pas violence. On criait, bavardait, riait en une confusion émue, et les enfants mal élevés braillaient et geignaient. Mais la royauté de la salle fondait toute cette agitation humaine en un néant indifférent. Sa coupole se dressait beaucoup trop haut pour que même l’ourlet de son manteau puisse se trouver blessé par la vulgaire voix de l’homme.

Aujourd’hui l’intérieur de Saint-Pierre habituellement si frais était drapé de feu. Toutes les fenêtres redoutables, même celles de la lanterne circulaire de la coupole, avaient été tendues de draperies en damas rouge écarlate. Tout, baldaquins, tentures, drapeaux, était rouge. Nulle lumière du jour ne devait amoindrir l’éclat des innombrables bougies et cierges. Car leurs flammes n’étaient aujourd’hui rien d’autre que la figuration et la réévocation des langues de feu de la Pentecôte, qui n’avaient de leur côté été rien d’autre que la figuration et le symbole du mont Sinaï brûlant. Ainsi une chose était construite au-dessus de l’autre en une suite abyssale d’analogies. Il fallait d’abord que la mère de flammes de la loi flamboie pour que Dieu le Père s’y révèle. Mais il n’y avait au pied du mont Sinaï qu’un seul peuple. Après seulement l’Esprit d’Amour libéré pouvait prendre la forme de langues de feu, afin que tout ce qui sépare parmi les nations soit consumé et que la langue universelle, foudroyée avec la Tour de Babel, fût reconstituée. Mais le vent d’orage soufflait, l’une et l’autre fois et toujours.

Malgré le flot enchanteur des cierges et la couleur de cœur qui brillait aux immenses tentures des fenêtres comme du sang transparent, Teta se sentait aujourd’hui incroyablement triste. Plus triste que jamais au cours des derniers jours. Ce n’était pas l’une de ces chères et festives messes de sa vie, qui l’avaient toujours remplie de la ferme conviction que chacune accomplissait quelque chose de plus et de durable, tenu en évidence par les Cieux. Dans cette cour divine, l’individu était un zéro. On ne pouvait plus du tout y croire, que le Très-Haut vous voyait même ici, dans cette masse mouvante où on était perdu minuscule. Et pourtant c’était cela, la seule lutte de l’âme : retenir l’existence en dépit de la mort et du diable, pour la conservation de ce comme quoi on avait été créé, sans l’avoir su ni voulu. Mais lorsqu’on se faisait à soi-même l’effet d’être aussi négligeable et digne de destruction qu’ici, tous les efforts faits pour le grand but, tous les sacrifices consentis depuis si longtemps perdaient leur signification. La grande tristesse de Teta était en même temps un épuisement. Pour la première fois ici, chez Saint-Pierre, il lui paraissait presque indifférent d’avoir gaspillé sur son fripon de neveu les forces et le riche bienfait de son espoir. Nul ne pouvait l’absoudre. Nul ne pouvait l’aider. Pas même le chapelain Jean, debout amicalement à côté d’elle. En cette heure, ses grands yeux tristes étaient grands et ronds dans son visage décharné. Elle ressemblait à une chouette.

Joseph Eusèbe invita Teta à prendre place dans la longue rangée qui passait en procession devant la figure noire sculptée dans le bois du prince apôtre, pour baiser son pied usé. Pierre, le pêcheur de Galilée, était revêtu aujourd’hui des vêtements pontificaux et portait sur sa tête sombre la tiare. La vieille servante obéit et suivit pas à pas la ligne rangée interminable, jusqu’à ce qu’elle ait elle aussi à son tour touché rapidement de ses lèvres le pied de l’apôtre.

Puis apparut une troupe de carabinieri magnifique nullement en contradiction avec cette salle de trône divine. Ils repoussèrent avec des exhortations contenues la masse des fidèles de manière à former autour du piédestal du grand Autel un cercle immense vide d’hommes. Teta était là quelque part dans la mêlée romaine, seule, étrangère, perdue, une âme qui a perdu son équilibre. Précisément ici, à Saint-Pierre, elle eut la sensation la plus profonde d’être abandonnée de Dieu. Dans les hauteurs jaillissait un chœur de voix énergiques de jeunes garçons et se perdait à la ronde avec son Hallelujah. Le cardinal-diacre, archiprêtre de Saint-Pierre, était entré, traînant derrière lui, comme une traîne brodée de rouge, d’or, de violet et d’argent, la haute assistance des archevêques, évêques et abbés des Ordres. Teta eut beau essayer plusieurs fois de se dresser sur la pointe des pieds en serrant les dents, elle ne put rien voir. Elle y renonça. Dans Saint-Pierre, il n’était pas possible de prendre part à la cérémonie sacrée, on ne pouvait qu’admirer la pompe magnifique. La mer humaine autour d’elle se mit tout à coup à faire naître un murmure vif qui dévora les chœurs sonores. On croyait que le train du Pape avait pénétré dans l’Aula della Benedizione. Deux secondes d’un silence mortel. Ce n’avait été qu’une rumeur qui se répéta encore deux fois : murmure qui s’amplifie, silence et puis déception, avant que les trompettes longues et argentées de l’emporium se missent à sonner. Leur son était tout autre que celui des cuivres. De longs cris de jubilation étirés poussés par des créatures divines aux cheveux de feu annonçaient du haut de la montagne la venue du Seigneur. Et maintenant la foule hurlait, comme à un match de football ou à l’arrivée d’un chef politique, avec l’accompagnement d’applaudissements interminables déchaînés comme une salve : « Evviva il Papa re ! »

Une nuée de gendarmes pontificaux, gardes suisses, porteurs de hallebardes, cardinaux, prélats, moines, messieurs en habit, fonctionnaires du Vatican en vêtements de pourpre. En plein milieu la sedia gestatoria et à côté d’elle les deux éventails de paon, jadis les insignes des pharaons. La figure blanche sur la sedia, qui levait la main de temps à autre pour faire sur les têtes le signe de bénédiction de la croix, était Pie, onzième du nom, alors depuis seize ans déjà représentant de Dieu sur cette terre en délire. Teta ne pouvait pas voir le visage de la figure blanche sous la tiare sertie de pierres précieuses, bien que le Saint-Père se balançât paisiblement au-dessus des têtes de la foule. Parfois seulement le lorgnon lançait un éclair. Elle fut étreinte d’une indicible angoisse lorsqu’elle tomba à genou comme les autres autour d’elle. Les premières paroles du propre de la Pentecôte résonnaient en cadence grégorienne depuis le grand autel :

– Spiritus domini replevit orbem terrarum, alleluja !

La figure à la tiare avait atteint son trône et s’y installa sans un mouvement. Dans la poitrine de Teta, le sentiment d’être abandonnée de Dieu et l’angoisse devinrent si forts qu’elle eut mal à la gorge et ne put avaler sa salive. Elle avait le cœur solennellement désespéré et le sentiment qu’elle devait étendre les bras en suppliante. Mais qui donc au Ciel et sur terre, et surtout dans cette basilique de Saint-Pierre, remarquerait ses bras étendus et reconnaîtrait pourquoi elle les étendait ? Péniblement elle tenta de se redresser. Elle n’y parvint pas tout de suite. Assourdissante, la musique grondait comme pour l’enterrer. À ce moment quelqu’un la prit par le coude et la soutint comme il l’avait déjà fait une fois sur le marchepied du wagon de chemin de fer. Jean Seydel l’avait perdue, cherchée et enfin redécouverte. Il lui rit comme il faisait toujours.

 

Fidèles à l’usage, les pèlerins allèrent entendre la messe du lundi de la Pentecôte à Saint-Pierre in Vincoli. Pour l’après-midi, une visite aux catacombes de San Stefano était prévue. Teta hésitait entre la crainte de se surmener et celle de rester seule. Avec effroi elle considérait ses jambes aux plaies ouvertes. Mais elle se ressouvint de la déclaration du médecin des assurances qui avait bien précisé que l’année 1940 seulement serait dangereuse pour elle. Avec la légèreté facile d’un être qui n’a jamais été malade de sa vie, elle repoussa toute espèce de doute sur cette déclaration ambiguë et mal interprétée. Si elle continuait à se comporter prudemment comme elle l’avait fait les derniers jours, elle pourrait certainement rentrer sans mal. Catacombes ? Elle ne savait pas bien ce que cela signifiait. Il vaudrait mieux en tout cas qu’elle reste à la maison, puisqu’aussi bien c’était demain le grand jour où les pèlerins seraient reçus par le Saint-Père. Elle aurait besoin de toutes ses forces. Malgré cette perspective, la tristesse de Teta grandissait d’heure en heure et elle eut beaucoup de peine à ne rien laisser paraître. Vers deux heures, comme elle était assise tranquillement dans sa chambre, bien résolue à rester à la maison, Jean Seydel frappa à sa porte :

– Eh bien, Mademoiselle Linek, qu’est-ce qui nous arrive ?... Les catacombes, nous ne devrions pas manquer ça. C’est là que les premiers chrétiens ont habité, loin sous la terre, au temps des persécutions de Néron et des autres empereurs romains... Peut-être ces temps-là reviendront-ils, peut-être irons-nous habiter bientôt de semblables demeures, je veux dire non pas vous, bien sûr, mais moi... Du reste, si vous n’êtes même rien qu’un tout petit peu fatiguée, je ne vous emmène même pas dans les catacombes...

Teta s’était respectueusement levée, comme toujours lorsque le prêtre lui parlait. Elle souriait de tout son visage, comme si les cuisantes douleurs dont elle n’avait du reste parlé à âme qui vive ne valaient pas la peine d’être mentionnées :

– Non, mais qu’est-ce que Monsieur le Chapelain pense de moi, non, mais ça... Avec votre permission, aujourd’hui je ne suis pas un tout petit peu fatiguée...

Deux autobus les menèrent hors de la ville par la Via Appia. Sur le ciel de juin qui semblait composé d’écailles de lumière douloureuse, le cénotaphe de Cecilia Metalla découpait une silhouette noire. Là-bas dans la campagne, des pins solitaires semblaient suspendus dans le calme total au dessus de la terre comme des parachutes figés. Sur l’horizon les Monts Albains étaient un amas translucide de lave mauve. Deux avions de chasse chantaient dans le ciel, minuscules comme de petits moustiques vénéneux. Voilant les Monts Sabins, une poignée de nuages flottait paresseusement.

C’était un moine carmélite allemand qui avait été chargé de la conduite à travers les catacombes. Il avait un accent grasseyant de Souabe, mais il éveillait le soupçon de ne s’en servir que pour mettre les pèlerins allemands dans une atmosphère familière. Sa longue barbe rousse bien soignée se partageait entre une aile gauche et une aile droite, qui semblaient faciliter ses gestes comme les plans d’un avion. Il distribua aux visiteurs des cierges tournés tout en présentant d’un geste exigent une tirelire pour faire la quête. Puis la visite commençait par de grands escaliers raides et dangereux.

Voici donc la primitive taupinière de ce Saint-Esprit qui triomphait en ce jour de Pentecôte là-haut dans la salle du trône de Saint-Pierre et dans des centaines de milliers d’autres églises. Ici les premières taupes du Christ avaient remué, murmuré, s’étaient dissimulé et avaient gravé dans les murs d’argile le signe astral du poisson. Mais principalement ils s’étaient enterrés les uns les autres, dans ces caves, et ça en tombes superposées à glissières comme chez eux dans la Terre Promise, car les premières taupes du Christ étaient en majorité des Hébreux. Ils avaient eu le droit de participer à la peur, à la persécution, au jugement, au martyre, tel avait été leur lot. Mais dans le palais de la Victoire, il n’y avait pas de place pour eux. À l’exception naturellement de Joseph Eusèbe Kompert, qui transmettait aux membres les plus éloignés de la longue caravane, de sa voix décidée, les explications historiques du moine. Teta Linek n’avait pas le moindre sens de l’historique. Elle était incapable de se figurer qu’un monde puisse avoir existé autrefois qui ne ressemblât pas exactement à celui dans lequel elle vivait maintenant depuis soixante-dix ans déjà. Ces soixante-dix années elles-mêmes n’étaient pas une eau courante, mais une eau stagnante. Il y a dans le goût de l’uniformité la base du sens de l’éternité. Ici et là, jadis – maintenant – plus tard, tout cela était fermement attaché à sa propre personne inaltérable. Comment alors aurait-elle pu penser que le monde de la religion dans lequel elle vivait et tissait sa trame, le monde des autels flamboyants, des cloches et des prêtres, ait pu trouver dans ces profondeurs un commencement humble et même mesquin ?

Son lumignon allumé à la main, Teta suivait les autres à petits pas à travers ce labyrinthe sans faire attention aux explications données. Dans la chapelle funéraire de Sainte Cécile, une salle un peu plus grande que les autres, il y avait deux banquettes devant l’autel. Elle décida immédiatement de se reposer là et de ne plus suivre la visite. Lorsque les différents groupes eurent quitté cette niche, elle s’assit avec un soupir de soulagement. Au bout de quelques instants, Seydel se glissa à côté d’elle, comme c’était son habitude :

– Vous avez bien raison, Mademoiselle Linek, dit-il d’une voix sourde mais où vibrait de la passion, tout ce que l’on voit ici est odieusement ennuyeux, et ce qu’il y a de grand, on ne le voit pas, la patience.... Je vous en supplie, restez donc assise... Ici, voyez-vous, des centaines d’hommes, des hommes ordinaires, simples, ont eu la patience d’attendre deux cents, trois cents ans, dans la pauvreté, la saleté, la misère, profondément méprisés, avec la prison et la mort devant les yeux... Ils sont mort sans savoir s’ils avaient attendu en vain et d’autres étaient déjà debout, prêts à continuer l’attente et à mourir en vain peut-être, eux aussi et ainsi de suite, de génération en génération... C’est la plus folle énigme de toute l’histoire universelle. C’est la seule révolution réussie de l’humanité, car elle n’a pas seulement renversé des relations, mais la cause des relations, l’homme. Et il a fallu ce pouvoir d’attente, cette chose extravagante et puissante... Est-ce que nous serions capables, nous autres, d’attendre l’impossible ne fût-ce que vingt ans, que dix ans, sans être brisés ? Rien qu’un court exil déjà nous brise. Que nous sommes donc de faibles créatures à côté de ceux d’ici... Ah, patience, patience, si seulement vous pouviez nous enseigner la patience !!

Teta le regardait en silence. Son jeune visage fin de maître était encore éclairé par le reflet de la bougie qu’il tenait à la main. Elle avait fixé la sienne sur le rebord de la banquette. Quels étaient ces mots qu’elle percevait : patience, apprendre la patience ? Le chapelain Jean appartenait incontestablement à cette autre fraction de l’humanité que Teta désignait par le concept humble de « maîtres ». Ah oui, vraiment, tout ce qui est maître n’y comprenait rien à la patience. N’avait-on pas cent fois avancé la montre de sa cuisine, par pure impatience ? Ne fallait-il pas tous les jours avoir des invités chez soi pour que le temps passe plus vite ? Et lorsqu’il n’y avait pas d’invités, c’était l’opéra, le théâtre, le cinéma, le restaurant, tout plutôt que de rester tranquillement assis avec ses propres pensées. Cette impatience des maîtres du monde entier, elle la connaissait exactement. Mais elle, Teta, fallait-il qu’elle apprenne la patience et fût-ce par l’exemple de ceux qui avaient souffert ici-bas dans ces catacombes pendant des siècles ? Non, sûrement non, personne n’avait besoin de lui enseigner la patience. N’avait-elle pas attendu patiemment jusqu’à l’âge de soixante-dix ans pour voir se réaliser ce qu’elle projetait depuis trente ans ? Ce projet, ce grand plan, l’avait-elle oublié ne fût-ce qu’une seconde pour entreprendre autre chose, comme tous les maîtres le faisaient si souvent ? Il aurait bien mieux valu qu’impatiemment elle l’oublie et change d’entreprise plutôt que d’avoir gaspillé en patience un temps irrécupérable.

Seydel se courba vers la figure couchée de Sainte Cécile, protectrice de la musique, et l’éclaira de sa bougie :

– J’ai déjà deviné que vous aimez bien les images, dernièrement, dit-il après quelques instants, et je ne m’étonnerais pas que vous aimiez bien la musique, Mademoiselle Linek, puisque nous sommes ici chez Sainte Cécile....

Teta avait l’air aussi triste et butée qu’une chouette.

– J’ai deux ou trois petits airs que je sais jouer à la cithare, répondit-elle pudiquement.

Et elle se souvint de Wolf, de « mon gars », qui avait été pendant de longues années son confident et compagnon en musique. Elle éprouva un brusque chagrin qui était d’autant plus vif qu’elle était sûre que M. Bichler se vengerait maintenant du vieux chien aveugle, lui, son ennemi. Le chapelain Seydel sourit :

– Il faut que vous me jouiez vos airs, très prochainement, Mademoiselle Linek....

– Très prochainement, répéta-t-elle la tête baissée, ça ne peut plus être très prochainement... Jeudi nous rentrons, et je ne pourrai plus revoir Monsieur le chapelain...

Jean Seydel parut surpris et la regarda avec étonnement :

– Mais voyons donc, Mademoiselle Linek... Pourquoi est-ce que nous ne nous reverrions pas à la maison après avoir conclu une si plaisante amitié en pèlerinage ?... J’insiste même pour que nous nous revoyions très fréquemment....

Teta hocha la tête sans arrêt :

– Monsieur le chapelain n’aura sûrement pas le temps, murmura-t-elle. Monsieur le chapelain est jeune et a mieux à faire et on a besoin de lui, et du reste je ne joue pas bien du tout de la cithare, tout lentement au contraire....

– En tout cas j’aimerais beaucoup noter votre adresse, dit Seydel.

– J’espère que je reprendrai du service, fit Teta.

Il s’approcha d’elle :

– Vous voulez vraiment, dit-il d’une voix très chaude et soucieuse. Est-ce bien raisonnable à votre âge... ? Bah, nous en reparlerons à Vienne...

La tête de Teta tomba de plus en plus bas :

– Monsieur le chapelain ne doit pas s’occuper de moi, fit-elle à voix basse. Monsieur le chapelain doit consacrer son temps libre à Mademoiselle sa sœur...

– Ma sœur vit à Salzbourg, dit Jean Seydel.

Les deux spirales de cire avaient brûlé jusqu’au bout et s’étaient éteintes. Seule la petite lampe à huile rouge au-dessus de l’autel jetait une faible lueur maladive. Le murmure et les bruits de pas de la caravane dehors avaient cessé depuis plusieurs minutes déjà. Ils avaient manqué la correspondance avec le retour à la lumière. Les voici assis dans le labyrinthe compliqué de la mort, tout seuls, dans cette mine de tombes, d’où le temps avait nettoyé depuis longtemps les ossements et les dents. Le chapelain semblait amusé par cette mésaventure, car il riait dans le noir :

– Est-ce que vous auriez peur par hasard, Mademoiselle Linek... ? Il n’y a que des esprits bénéfiques ici, croyez-moi... En tous cas, vous avez comme protecteur un ancien membre de l’Association d’Athlétisme Excelsior... Cela durera au moins une demi-heure, jusqu’à ce que la prochaine visite passe par ici... Notre bon M. Kompert ne s’est pas aperçu de notre absence. Cela vous montre combien vite les vôtres vous oublient...

– Je n’ai pas peur du tout, s’il vous plaît, dit Teta en se levant. Le chapelain frôla sa main et s’aperçut qu’elle était glacée et tremblait. Pourtant Teta n’avait pas menti, car ce n’était pas le frisson de la peur. Les catacombes ne l’impressionnaient nullement. Mais une pensée s’était emparée d’elle brusquement. Le moment était venu. Un lieu consacré. Un prêtre consacré qui lui manifestait la plus extrême bienveillance. L’obscurité, la tranquillité du confessionnal. Ici elle pourrait parler, desceller enfin ce secret qui la suffoquait depuis son retour de Prague, lui empoisonnait chaque église et lui interdisait la jouissance de la communion, dont elle avait tant besoin. Ce serait une confesse, et pourtant pas une confesse au confessionnal, mais un libre aveu sur le plan le plus important et le naufrage le plus terrible de sa vie. Si elle avait jamais la force de surmonter la maudite pudeur et de parler, ce serait ici, devant ce jeune prêtre, bienfaisante image fantastique de son rêve déçu mais non perdu :

– Si je puis me permettre, prononça-t-elle d’une voix hachée et dure, j’ai quelque chose à dire à Monsieur le Chapelain....

Seydel sentit immédiatement qu’il s’agissait de quelque chose de très important. Dès le début, il avait deviné chez cette femme monosyllabique et pourtant si étrange qu’elle traînait avec elle quelque grande peine. Mais il avait cru jusqu’à présent que cette peine était corporelle, une maladie, ou même simplement l’usure du prolétaire après une vie de dur labeur. Doucement il fit asseoir Teta à côté de lui sur la banquette :

– Nous avons le temps, Mademoiselle Linek... Nous ne pourrons parler nulle part plus tranquillement qu’ici... Si je puis vous aider, cela me ferait un très grand plaisir...

– J’ai un neveu, commença-t-elle aussi durement et en termes aussi hachés que tout à l’heure, un certain Mojmir Linek... Comme Mademoiselle votre sœur a un frère, de même moi j’ai un neveu. Et j’ai envoyé le neveu à Olmutz au collège avec ma paye et puis à Prague à l’Université, pour qu’il fasse des études de théologie et qu’il soit consacré prêtre et puis plus tard...

Et voilà que la dernière honte s’évaporait et toute l’histoire lui coula des lèvres, clairement et méthodiquement. Elle ne passa rien sous silence, ni la supercherie de la photographie, lui montrant un jeune Saint-au lieu du neveu, ni la mensonge de la mission, ni toutes les autres duperies fantastiques qui lui avaient soustrait une année après l’autre tout son argent. Même la plus honteuse des humiliations, celle de Hustopec, fut exposée fidèlement. Sa joyeuse anticipation, le cœur battant, dans le petit train départemental qui devait la mener à une fin de vie heureuse dans la cure de village, et plus tard l’écrasante déception, lorsque Mojmir se révéla être le vaillant Janku. Pour finir, elle décrivit l’odieuse rencontre du véritable neveu en chair et en os, après trente ans, la chambre avec son odeur de gras, la boiteuse et surtout les excuses luisantes de fausse vérité du menteur expert où elle s’était prise depuis lors comme dans des chausse-trappes. Son récit fut si bref, si concis et pourtant complet, avec des mots durs et maladroits, que les trente années de mensonge ne durèrent pas plus de quinze minutes au bout desquelles le spécialiste de propagande et de consultations astrologiques formait aux yeux du chapelain une figure nette et claire.

– Mauvais, c’est vraiment mauvais, fit-il quand la confession fut terminée. Vous avez perdu votre salaire pour un homme tout à fait mauvais, tout le bel argent durement gagné...

Teta qui respirait profondément s’exclama nettement :

– S’il vous plaît... L’argent n’a pas d’importance... J’en ai gagné du nouveau et j’en possède suffisamment...

Ah, pensait Seydel, toujours la même expérience. Ces âmes soi-disant naïves sont plus complexes que celles de gros bourgeois dotées de tout le confort moderne. Il faut y aller avec deux fois plus de précaution et ne pas se donner de faiblesse. Après une courte pause, il déclara à haute voix :

– Mettons qu’il ne s’agit pas seulement de l’argent dans ce pillage, bien que le salaire de toute une vie de travail ne soit vraiment pas une petite affaire.

Dans l’obscurité presque totale, les yeux de Teta s’accrochaient passionnément au rayonnement qui venait de la figure de Seydel :

– J’aimerais que Monsieur le chapelain me dise s’il me frappe moi aussi, ce péché du neveu.

– Je ne comprends pas très bien, Mademoiselle Linek... Qu’entendez-vous par là, s’il vous frappe aussi ?

– Je voudrais savoir très exactement de Monsieur le chapelain si je suis responsable de ce que le neveu est devenu comme il l’est et a fait ce qu’il a fait...

Jean Seydel dut réfléchir très longtemps. Cette vieille servante ne se contenterait pas des demi-vérités de la religion. Le catéchisme des écoles ne suffirait pas. D’autres se seraient lamentés, auraient juré et crié et auraient regretté leur argent. Mais elle posait la question la plus délicate et la plus compliquée de toutes les questions morales : dans quelle mesure un homme est-il mêlé à la culpabilité d’un autre ? Ici, dans cette subterranéenne structure d’une jeune foi qui n’ose pas encore affleurer à la surface, il régnait une atmosphère lourde et suffocante qui courbait la nuque et exprimait du corps de grosses gouttes de sueur. Seydel ne cessait de scruter l’entrée. Quand donc viendrait la prochaine visite pour le délivrer de cet air irrespirable ? Et s’il ne devait plus y avoir de visite aujourd’hui, que ferait-il ? Patience, patience ! Deux siècles, trois siècles, ils avaient attendu ici, et ses nerfs à lui commençaient à céder dès la première demi-heure. De temps en temps, un sombre grondement passait à travers les murailles nues, ces cachettes de la chrétienté primitive. C’était comme un écho mystique des martyrs disparus, qui autrefois étaient partis d’ici pour labourer la terre. Parfois, dans un coin, brillaient les yeux d’un animal nocturne comme des joyaux de feu qui habitait ici dans les caves incendiées des saints. Mais peut-être que ces yeux n’étaient pas du tout ceux d’un animal romanesque de la nuit, mais ceux d’un chat de gouttière vulgaire qui vivait dans la loge des gardiens avec les moines carmélites et qui cherchait ici ses compagnons de jeu. Le jeune chapelain saisit à nouveau la main de Teta. Elle était encore glacée :

– J’ai interrogé ma propre conscience, commença-t-il et ce n’était pas une feinte de confesseur, mais la pure vérité, – j’ai réfléchi pour savoir si je n’avais pas été moi-même tenté plus d’une fois et en danger de perdre la foi, de déchoir comme votre neveu, Mademoiselle Linek... Et je dois l’avouer en toute franchise, j’ai été en danger plus d’une fois, en danger grave, tel que vous me voyez, de succomber et de tout laisser là... Comment vous expliquer cela, pour que vous me compreniez bien ?... Un jeune homme qui lit beaucoup, étudie et pense beaucoup, il est saisi par l’esprit du temps, il veut tout examiner, tout démontrer, ne rien tenir pour vrai sans contrôle. Cet esprit du temps, c’est l’air qu’il respire, qu’il doit respirer... Certes, il y a parmi mes collègues de braves gens, d’honnêtes artisans de Dieu, qui ont bachoté leurs accomplissements religieux comme d’autres la médecine ou la cordonnerie, qui n’ont besoin de réfléchir à rien de particulier et font magnifiquement leur métier. Mais celui qui ne fait pas partie de ces artisans – contre lesquels il n’y a certes rien à dire –, pour celui-là les choses ne sont pas faciles, il connaîtra de très durs moments, il ne lui sera pas épargné de souffrir...

Teta voyait dans l’obscurité le mouchoir blanc dont le chapelain s’essuyait le front de temps en temps.

– Monsieur le chapelain lui aussi a eu de durs moments et il n’a pas abandonné, dit-elle d’une voix toute pâle.

– Le mérite n’en est pas à moi, Mademoiselle Linek... Lorsqu’après de lourdes périodes j’ai enfin appris à penser régulièrement, j’ai compris que l’esprit du temps n’était pas véritablement en contradiction du tout avec la religion chrétienne, n’avait pas besoin de l’être, pas même celui de notre époque. En contradiction avec elle, il y a simplement un grand nombre d’hommes cultivés, intelligents, qui n’ont tout uniment pas le don de la grande finesse, de la grande acuité, de la complète intimité et élévation de la pensée... Ou bien la grâce vous est donnée dès le début comme à tous les fidèles pieux, ou bien on est un pauvre hère qui doit lutter après bien des difficultés avec toute sa raison et toute sa volonté pour acquérir cette grâce, car il sera ouvert à ceux qui frappent à la porte.

– Et ce n’est que pour cela que Monsieur le chapelain n’a pas laissé tout tomber, comme le neveu, s’enquit Teta, comme s’il s’agissait d’une question posément mûrie et grave dans le cours d’un procès.

La réponse de Seydel suivit également avec la lenteur et la prudence d’une déposition :

– Non, Mademoiselle Linek, pas seulement pour cela... Vous savez, l’amour d’Irène, je veux dire l’amour de ma sœur, m’a aidé pour cela...

– L’amour de mademoiselle votre sœur, souffla Teta et on sentait par la manière dont elle prononçait ces mots qu’elle était profondément touchée.

Le chapelain n’avait nullement eu à l’origine l’intention de se donner lui-même en quelque sorte comme contre-épreuve. Mais à présent il ne pouvait plus faire demi-tour.

– Nous ne devrions parler que de votre affaire, en réalité, Mademoiselle Linek, mais il n’y a rien à faire, il faut que je vous parle quand même un peu de moi...

Sa mère avait eu à l’origine le désir de faire de lui un homme d’Église, raconta-t-il brièvement. Ce désir, Irène l’avait recueilli comme une sorte de legs. En tant que sœur aînée, elle avait eu beaucoup de mal. À elle toute seule il fallait qu’elle en nourrisse trois. Les deux autres étaient morts l’un après l’autre à bref intervalle il y avait quelques années. Car de nous tous je suis le seul bien portant, dit Jean Seydel littéralement. Mais nous tous, nous avons vécu toute notre jeunesse sur la petite boutique de lingerie de la sœur. La boutique était sur le Mont aux Moines, malheureusement très à l’écart. Une assez misérable affaire, sauf le mois du festival. Mais cela ne suffisait pas. La pauvre Irène se donnait un mal fou, mais elle a toujours procuré à chacun de nous ce qui lui était nécessaire, conclut-il.

Teta redressa fièrement la tête. Le mal que Mademoiselle Irène s’était donné pour ses frères et sœurs ne l’attendrissait pas :

– Moi aussi je me suis donné du mal et j’ai tout procuré, dit-elle.

Le chapelain se hâta de reconnaître qu’elle n’avait rien omis de faire. Il ne voulait aucunement mettre sa sœur en avant :

– Je suis sûr que vous avez fait pour votre neveu autant que ma sœur Irène pour moi... Dans les temps les plus durs, elle est venue me voir et m’a dit : Ne te force surtout pas pour l’amour du Ciel, Jeannot ; il ne faut pas que tu fasses quelque chose pour quoi tu ne te sentes pas de vocation. Je te soutiendrai toujours, quelque décision que tu prennes. – Et voyez-vous Mademoiselle Linek, ce sont précisément ces paroles d’Irène qui m’ont sauvé...

Un silence prolongé. Puis la voix de Teta plus dure encore que tout à l’heure :

– Je ne suis jamais allé rendre visite au neveu, dit-elle.

– Mais lui est sûrement venu vous visiter, fit-il.

– Le neveu n’est jamais venu me voir, dit-elle.

– Mais enfin, au cours de ces trente années, vous l’avez bien vu de temps en temps, dit-il.

– Je ne l’ai jamais vu pendant trente ans, jusqu’à cette dernière fois, dit-elle.

Il chercha à pénétrer dans l’obscurité la silhouette confuse de sa figure de chouette :

– Il faut que vous m’expliquiez cela, Mademoiselle Linek. Pourquoi ?

– Je ne sais pas pourquoi.

Ce court dialogue s’était déroulé du tac au tac et pourtant en mesure et avec réflexion comme une procédure en justice. Le chapelain laissa passer quelque temps avant de poser une nouvelle question, une question destinée à lui venir en aide :

– Peut-être n’avez-vous pas eu le temps, pas de congé dans le service, pas d’argent ?

Elle répondit, continuant ses aveux, qu’elle avait eu le temps, eu du congé autant qu’elle en avait voulu, eu assez d’argent. Seydel sentit qu’il était en présence d’un point névralgique et douloureux. Une voix intérieure l’avertissait de ne pas enquêter davantage à présent. Ce n’était peut-être pas bon de pousser les choses jusqu’au bout dès la première conversation. Néanmoins il ne put s’empêcher de poser encore une question :

– Vous souvenez-vous du jour où votre neveu est venu vous voir pour la première fois avec sa mère ?

– Je m’en souviens exactement, répondit Teta par secousses et avec la plus grande bonne volonté, c’était chez Monsieur le Conseiller à la Cour Slabatnigg...

Le chapelain pensait qu’il pourrait aider Teta par cette analyse à trouver dans son inconscient une raison à son comportement :

– Il a dû vous plaire, ce petit garçon, tout particulièrement, et vous avez dû vous y attacher, n’est-ce pas, sinon vous n’auriez pas exaucé la prière de la maman et pris sur vous tant de lourds fardeaux...

Le chapelain entendait presque Teta réfléchir dans la niche sombre des catacombes. Enfin ses mots lui parvinrent :

– Ce qui m’a plu, je crois, c’est la manière dont il récitait ces poésies... Mais ce que j’ai fait, ce n’est pas pour lui, c’est pour moi...

Jean Seydel s’était levé et avait fait dans l’espace étroit quelques pas de long en large. Le motif habituel, par conséquent. Combien de paysannes et de petites bourgeoises font le sacrifice de faire faire des études de théologie à un jeune homme de leur proche parenté. Lui-même n’est pas devenu prêtre autrement. Ces femmes croient par là s’assurer d’une place au paradis. C’est très touchant et très stupide. Mais pourquoi celle-ci a-t-elle été punie ? Et encore de manière si exemplaire ? Et comme elle doit avoir des scrupules bien enfoncés, puisqu’elle considère la duperie de son neveu non comme une malchance qui l’a frappée, mais vraiment comme son propre péché ! En quoi consistait ce péché ? Le chapelain se souvint brusquement d’une phrase d’une épître de Saint-Paul :

– J’ai dans la tête une parole célèbre de Saint-Paul, dit-il à haute voix, seulement parce que le silence durait déjà depuis trop longtemps. Il parle (vous connaissez certainement les termes) de la foi, de l’amour et de l’espoir, et il annonce que l’amour est le plus grand des trois...

Il regretta aussitôt de s’être laissé aller à cette citation de confesseur, qui cachait un reproche auquel il ne se sentait aucun titre. Pour effacer cette impression, il passa rapidement et posa une nouvelle question presque dans le ton de la conversation mondaine :

– Et alors pendant trente ans vous n’avez échangé que des lettres, Mademoiselle Linek, vous et votre neveu...

Teta avait depuis longtemps retiré de son sac le gros paquet de lettres et le tendit d’une main tremblante à Jean Seydel :

– Je serais très reconnaissante à Monsieur le chapelain, dit-elle de lire les lettres du neveu, toutes les lettres...

Le chapelain Seydel accepta le paquet sans y faire grande attention et le mit dans sa poche. Teta se redressa, car ce lourd fardeau était tombé de son âme. Avec la remise des lettres au confesseur se combinait pour elle un étrangement réel « déchargement ». Elle se sentit plus libre que depuis des années. Le chapelain réfléchit de nouveau quelques instants. Cette ingénue ne souffre vraiment pas de l’argent perdu, ni des sacrifices inutiles, mais de sa responsabilité devant le Jugement Dernier. Ô force démocratique de la Foi qui soulève à la même hauteur, lorsqu’elle les saisit, l’âme d’une reine et celle d’une cuisinière. Il dit :

– Chère Mademoiselle Linek, s’il y a faute ici, c’est uniquement celle que vous avez peut-être rendu la tâche trop facile à votre neveu de vous tromper... Je dis « peut-être » parce qu’il faut d’abord que je me fasse une opinion sur la question...

Teta poussa un grand soupir de soulagement :

– Je serais très reconnaissante à Monsieur le chapelain, répéta-t-elle avec obstination, de bien vouloir lire les lettres du neveu, toutes les lettres et exactement...

– Aujourd’hui même je le ferai, promit le jeune prêtre, qui avait accepté dans la profondeur des catacombes l’informelle confesse de Teta.

Il était assez ému et fit encore quelques pas à travers les ténèbres étrangement étroites. Son propre cœur débordait maintenant de l’envie de parler et de confier à cette vieille servante ce qui pesait sur lui lourdement. Peut-être n’en avait-il pas le droit. Il se pencha vers Teta :

– Je vais maintenant être aussi franc avec vous, Mademoiselle Teta, que vous avez été franche avec moi. Peut-être bien que tout l’amour et toutes les bonnes paroles de ma sœur Irène n’y auraient rien fait. Peut-être que malgré tout cela mon instabilité aurait fait de moi une sorte de vagabond, c’est très possible. Savez-vous ce qui m’a vraiment sauvé ? Pas les paroles d’Irène, non, quelque chose de mesquin, d’épouvantable, d’horrifiant... Il faut vous dire qu’Irène est malade, malade à mort, incurable, l’un des poumons est complètement fichu et l’autre aussi commence déjà. Deux de nos frères et sœurs en sont déjà mort. Et Irène n’a peut-être plus qu’un an à vivre, après qu’elle n’a jamais rien eu dans sa vie, vraiment et réellement rien qui vaille la peine.... Voyez-vous, voilà ce que j’ai toujours eu devant les yeux, et cela m’obsède encore maintenant et ne me laisse pas une minute de répit. Mon devoir serait de mettre Irène dans un bon sana, en Suisse, à deux mille mètres d’altitude, ou ailleurs quelque part. Mais je suis un pauvre bougre avec mes deux cents par mois et je ne peux rien faire du tout, et je ne peux la remercier en aucune façon. C’est bien plus dur, cela, de ne pas pouvoir prodiguer de reconnaissance à un tel être que d’être un filou... Voilà de quoi mon âme a l’air, Mademoiselle Linek, je me sens plein de faute jusqu’au cou. Et pas même Dieu le Père ne peut m’absoudre de cette faute à laquelle je suis condamné assez innocemment... Voyez-vous, voilà comment le péché se présente, de cette manière diabolique, ici-bas. Si je n’étais pas un petit coopérateur, mais un ingénieur, un médecin ou un homme d’affaires, je pourrais peut-être alors prendre soin d’Irène et je serai acquitté de ma dette dont je ne puis jamais m’acquitter en tant que prêtre... Dieu seul sait pourquoi je vous raconte tout cela... Avez-vous dit quelque chose ?

Teta n’avait rien dit. Il était trop tard du reste pour dire quoi que ce soit, car après un intervalle d’une heure, la nouvelle caravane venait justement de se déverser dans les catacombes. Lorsqu’ils remontèrent à la surface avec celle-ci, le grondement du dernier tonnerre d’un orage de juin se perdait à l’horizon. C’est cet orage qui avait semblé au chapelain dans les profondeurs une sorte de tremblement de terre mystique. Partout sur les places et dans les rues du monde supérieur, les flaques d’eau reflétaient un ciel soulagé.

 

Teta elle aussi était transformée, lorsqu’elle fut de nouveau assise dans la chambre de son auberge. Certes, l’orage de son âme ne s’était pas encore éclairci. Mais la tempête travaillait de toutes parts dans les diverses directions de son âme. Tout d’abord il y avait la grande libération de la confesse. Avec la remise des lettres au chapelain, elle avait en quelque sorte passé à un tiers tout le fardeau de la dévastation de sa vie intérieure. Qu’il examine donc maintenant avec exactitude le degré de sa responsabilité, c’était son métier, il l’avait appris. Par ses aveux, elle avait en quelque sorte dévêtu tout le mal et l’avait pour ainsi dire donné en réparation comme un vêtement abîmé. C’était maintenant l’affaire du prêtre de découvrir comment le mal pouvait être réparé. Teta avait compris exactement l’allusion de Seydel aux paroles de l’apôtre sur l’amour. Elle ne se faisait du reste aucune illusion et reconnaissait volontiers que le véritable neveu ne devait être que l’instrument de son intention et que le gamin au nez en trompette et aux yeux bouffis taillés en amande, ce rejeton d’un frère mal soigné et d’une étrangère répugnante, ne lui avait semblé nullement aimable dès la première rencontre. Visiblement dans le gamin se cachait déjà le menteur et l’escroc. Bon, elle savait maintenant que son principal péché dans cette affaire avait été le manque d’amour. Mais il faut être deux pour l’Amour, disait-on, et personne ne peut se forcer à aimer. Monsieur le chapelain se débrouillerait bien avec cette question-là. Il y a pour tout péché pénitence, c’était un fait. Pour ses péchés très véniels à elle, on ne lui avait jamais infligé que de légères pénitences, comme par exemple cinquante Ave Marias et autres choses de ce genre. Elle était prête cette fois avec joie à entendre un ordre correspondant de pénitence de la bouche de Monsieur le chapelain, et même, plus la pénitence serait dure, et mieux cela vaudrait. Peut-être le chapelain tiendrait-il justement compte du fait que sa sœur Irène n’avait pas eu de mal, elle, à l’aimer, lui, le beau, le joyeux, le bon. Si le neveu, au lieu d’être un Mojmir, avait été un Jean, oh, comme Teta l’aurait aimé...

Aurait ? Et ici prenait sa source un deuxième courant de sentiments plein de remous, un véritable gulfstream du reste, tourbillonnant en chaudes contradictions. La vieille servante ne savait pas elle-même ce que c’était qui l’avait amenée un soir à Venise à pousser cette exclamation surtendue et complètement folle : Si seulement il m’appartenait à moi ! Depuis il n’y avait pas eu d’amélioration. Cet effroi journellement renouvelé à voir Monsieur le chapelain, cette inquiète expectative, cette joyeuse timidité, lorsqu’il lui parlait, lorsqu’il s’asseyait près d’elle et ne se sentait pas gêné de donner le bras à une si vieille femme, ou même de lui porter ses bagages ! Il ne semblait même pas se douter qu’aux yeux des autres, cela le rendait ridicule. Il y avait beaucoup d’attente, beaucoup de malice dans ces paroles qu’elle avait prononcées aujourd’hui dans les catacombes :

– Jeudi nous rentrons et je ne pourrai plus voir Monsieur le chapelain.

Paroles très douloureuses. Elles faisaient racler la gorge, mais elles avaient provoqué cette magnifique repartie précieusement conservée dans la mémoire de Teta :

– J’insiste même pour que nous nous revoyions très fréquemment.

Est-ce que Monsieur le chapelain avait dit cela sérieusement ? Mais quelle question stupide ! Monsieur le chapelain a beau être très gai, tout ce qu’il dit il le dit sérieusement, c’est justement cela. Il ne l’oubliera pas. Ils se reverront, là-bas, chez eux, peut-être cette semaine même. Pourquoi pas ?

Reconnaissons-le donc sans autres réticences ni détours : Teta aimait le chapelain Jean. Quelle sorte d’amour c’était là, certes, voilà une question très délicate. Probablement un mélange de toutes les sortes : l’amour d’une servante, d’une mère, d’une sœur, d’une femme mûre, d’une catéchumène croyante et nullement en dernier lieu l’amour d’une jeune fille au cœur ridiculement intact. Ce que ce mélange comportait le moins, c’était l’amour que citait Seydel et dont l’apôtre Paul dit textuellement, dans l’Épître aux Corinthiens, qu’il n’est pas jaloux et ne veut rien pour lui-même. Teta, l’humble et modeste Teta, voulait beaucoup pour elle-même et son cœur battait à rompre quand elle pensait aux possibilités de l’avenir. Les tempêtes du sentiment n’avaient nullement obscurci son esprit de plan. Véritablement, lorsqu’on examinait en tâtonnant les possibilités de cet avenir, on en avait le souffle coupé. Non, Dieu n’avait pas repoussé sa servante et misérablement annihilé ses efforts comme elle l’avait supposé dans les semaines de son plus profond découragement. Quelque chose de tout à fait miraculeux lui avait été confié par En-Haut. Après avoir elle-même courageusement démasqué ce diable de Mojmir, le ciel miséricordieux avait mis à ses côtés cet ange de Jean, pour que le salaire de sa vie ne fût pas perdu. Quel remplacement, quel enchaînement enchanteur, naturel et surnaturel à la fois ! Et il n’était pas encore trop tard. Et elle se sentait encore assez fraîche. Et cette histoire stupide de ses jambes, il fallait y mettre bon ordre dès son retour. Il s’agissait maintenant de bâtir son nouveau plan de vie avec la plus grande prudence, circonspection et réserve, et elle ne doutait pas qu’il ne dépasserait l’ancien, le manqué, mille fois en valeur.

Visiblement le ciel travaillait pour le bien de Teta. Il y avait donc la pauvre demoiselle Irène, la sœur de Monsieur le chapelain. Quarante-cinq ans, c’est bien l’âge de mourir pour un tuberculeux qui a atteint ce chiffre, c’était bien connu, cela. Mademoiselle Irène devrait probablement quitter sa petite boutique de lingerie et le vaste monde l’hiver prochain, mais au plus tard dans le courant de l’année prochaine. Après cela Monsieur le chapelain était seul au monde.

Il ne venait pas à l’esprit de Teta que par de telles spéculations elle commettait un abus à l’égard de la pauvre demoiselle Irène et se mettait impudemment elle-même à la place de la malade. Et pourquoi pas ? La sœur de Monsieur le chapelain avait somme toute un sort enviable. Elle n’avait eu besoin de peiner et de travailler que vingt-cinq au lieu de cinquante-cinq ans et pendant ce temps elle avait vu son plan de vie réalisé tout autrement que celui de Teta, dans toute sa pureté, sans tache et sans interférence diabolique. Le céleste verdict donnait incontestablement à Mademoiselle Irène préférence sur elle, s’il mettait fin maintenant à ses peines et rappelait à lui la malade, pour qu’elle n’ait plus besoin ici-bas de cracher et de tousser dans les nuits fiévreuses. Son frère était un prêtre de la plus magnifique espèce. Ce frère avait dit lui-même aujourd’hui dans la chapelle souterraine de la sainte qu’il préférerait être un bandit que d’être condamné à l’ingratitude. Que voulait de plus la sœur ? Monsieur le chapelain ne serait pas condamné à l’ingratitude, Teta le sait parfaitement, et elle sait aussi pourquoi. Monsieur le chapelain serait assis au chevet de sa sœur mourante. Son inépuisable gratitude se manifesterait efficacement en d’innombrables prières et en saintes messes pour le repos de son âme. Après tout cela, une vie exemplaire sur terre, l’intercession constante et zélée d’un prêtre, nul doute que le ciel ne réserve à Mademoiselle Irène une résidence qui dépasse de loin en splendeur et en distinction celle que Teta espère pour elle-même. Et il n’y a rien à redire à cela. Monsieur le chapelain et Mademoiselle sa sœur appartiennent bien à un rang incomparablement supérieur. Teta n’a pas vécu en grand seigneur sur terre et n’exige nullement dans l’au-delà l’ascension à une classe supérieure qui ne lui revient pas. Dans aucun de ses rêves hardis qui jouent avec l’au-delà, l’idée ne lui est jamais venue que la vie là-bas pouvait être basée sur une égalité de toutes les âmes. Cela ne lui conviendrait pas du tout. L’« humilité » fait partie intégrante de ce moi dont elle désire la continuation sans modification. Nulle idée n’est plus étrangère à Teta que celle du progrès ou de l’ascension. Au regard de l’éternité, il n’y a pas d’amélioration, chose qui n’a de sens que là où le temps s’écoule. En un mot, ce qui importe, ce n’est pas le logement, mais la vie. Mais quoi qu’il en soit, Mademoiselle la sœur devait mourir prochainement, peu importe que Teta le regrette ou le désire secrètement. Elle n’y peut rien changer. Alors pourquoi ne mettrait-elle pas toute la passion de son zèle à se préparer à devenir, après le décès de Mademoiselle Irène, l’élue qui s’attachera par tous les services et par de nouveaux sacrifices la reconnaissance vacante de Monsieur le Chapelain avant qu’il ne soit trop tard. Elle savait déjà comment s’y prendre.

La dialectique de la passion est toujours trouble, bien que le pasteur des nations prétende dans son hymne magnifique que « l’amour n’est pas jaloux ». Teta comptait, dans ses spéculations entremêlées mais toutes pleines de leur objet, sur la mort prochaine d’Irène, avec la froideur d’un enfant. Elle en faisait dans l’ivresse de ses délicieuses anticipations la pierre angulaire de son nouvel édifice. Par contre, elle ne faisait pas entrer en ligne de compte l’éventualité de sa propre mort. Cet important facteur était totalement absent de la dialectique de sa passion ; car c’était un premier amour doué de toutes les rapides émotions et de toutes les rêveries téméraires d’un sentiment virginal. L’infirmité menaçante de son corps était oubliée, ou plutôt elle serait supprimée et défaite.

Elle était assise, regardant fixement devant elle, n’allait pas dîner, n’allumait pas la lumière. Le crépuscule au long souffle du mois de juin était encore répandu à travers la pièce, lorsque son regard tomba sur une lettre non décachetée. On l’avait posée sur la table pendant son absence. Le bureau de placement écrivait :

– Chère Madame Linek, nous recevons ce jour par recommandation de Monsieur le baron Argan une demande de Madame la baronne Perera, aux fins de savoir si vous seriez disposée à entrer au service de sa villa, à Goessl près du Grundlsee, comme assistante cuisinière. Si vos services conviennent à Madame la Baronne, votre séjour à son service se prolongerait éventuellement en ville. Veuillez nous répondre par retour de courrier en indiquant, s’il vous plaît, quel salaire vous demanderez.

Un véritable triomphe ! Un cadeau divin venu à point, en cette heure solennelle de renouveau et de redressement. La lettre glissa de sa main que la joie rendait faible. Elle valait encore quelque chose, la chère Madame Linek, et le beau monde le savait. Qui ne connaissait pas le nom de la baronne Perera, des maîtres de première classe, une maison très distinguée avec valets de pied, femmes de chambre et au moins deux filles de cuisine ? Quant à la villa de Goessl près du Grundlsee, Teta en avait entendu parler plus d’une fois ; c’était en réalité un château avec quarante chambres. Dans une maison comme celle-là, une cuisinière de son espèce représentait la première dignité immédiatement après les maîtres de maison. On ne la surmènerait pas et on la traiterait avec un ménagement attentionné comme un objet précieux. Teta trônera dans la cuisine comme un véritable « chef » et distribuera à ses subordonnés ses instructions ; elle aura une petite chambre magnifique et un partage juste de travail et de loisir. Le Grundlsee, qu’elle connaissait bien, était dans le voisinage de Grafenegg, sur le versant méridional de la Montagne Morte. Elle pourrait par conséquent faire de temps en temps une excursion à Grafenegg et s’occuper de « mon gars ». Mais surtout la vieille chanson recommencerait qu’elle avait déjà eu si peur de voir éteinte à jamais ; un billet de cent intact irait retrouver un autre billet de cent jusqu’au jour enfin où, après le décès en Dieu de Mademoiselle Irène, commencerait l’aurore de l’accomplissement.

Teta bondit allègrement de sa chaise. La joie dans son cœur était trop forte, elle ne pouvait rester assise. Elle essaya de se représenter le cadre de son nouveau travail. Ici le buffet, là le fourneau. En riant, elle dansait de l’un de ses points imaginaires à l’autre. Mais qu’était-ce donc ? Elle ne sentait plus la moindre douleur dans ses jambes. Comme elle pourrait danser de plus belle lorsqu’elle reviendrait de l’hôpital après sa cautérisation ! Fin de la semaine prochaine. Et par ci, et par là. Elle fit voler sa canne noire dans un coin avec un bruit sec. La joie l’entraînait de plus en plus irrésistiblement. Elle ne se tenait plus. Et puis elle se mit à danser une véritable valse en cadence. Depuis quand n’avait-elle plus dansé ? Depuis cinquante-cinq ans. Dans la salle de bal de Hustopec à la fête des violons. Mais ce n’était pas à cela qu’elle pensait. Elle pensait que Dieu l’avait jetée à terre devant la porte de l’Église et qu’elle était restée étendue là, et qu’elle avait touché la terre sale comme un animal. Mais maintenant elle ne dansait pas seulement, elle fredonnait aussi un air de valse.

Il faisait déjà tout à fait sombre. Teta, dans son ivresse de victoire, n’avait pas entendu les coups frappés à sa porte. Elle dansait encore lorsque le chapelain avait déjà ouvert la porte, à travers laquelle tombait maintenant un large rai de lumière. Il vit la vieille servante tourner dans l’obscurité, les bras étendus, en pas de valse, et passer d’un côté à l’autre de la chambre. Vraiment pas une relation de voyage ordinaire, que je me suis fait là, pensa Jean Seydel. Puis il alluma la lumière centrale.

– Je vous dérange, Mademoiselle Linek, s’excusa-t-il. Mais je dois vous déranger... J’ai déjà lu deux tiers des lettres....

Teta souffla, chercha à reprendre sa respiration et avança d’un geste véritablement passionné un fauteuil au chapelain :

– Monsieur le chapelain a vraiment lu, bredouilla-t-elle.

Seydel ne s’assit pas mais s’appuya contre le dos de la chaise :

– C’est une chose abominable, révoltante, invraisemblable, s’écria-t-il, jouer un tel jeu de bandit avec vous et avec votre bonne intention, et toujours inventer quelque chose de nouveau, sans cesse. Et un Satan amusant avec cela. Cela confine à la défraudation de salut. Et les inventions avec lesquelles il creuse sans cesse de nouveaux trous dans le porte-monnaie de sa chère petite tante. Et ce style, grand Dieu vraiment, ce style plein de talent, ampoulé et malicieux, pêché tantôt dans des ouvrages pieux, tantôt dans quelque feuilleton. Je suis difficile à étonner, mais je n’aurais pas cru pareille chose possible... Non, écoutez-moi, Mademoiselle Linek, je reprends tout ce que j’ai dit. Dans les catacombes, j’étais presque persuadé que vous aviez manqué d’amour et de tendresse à l’égard de ce garçon. Mais je rends grâces à Dieu maintenant que vous n’ayez commis à l’égard de ce vide-gousset de l’âme qu’une seule faute, celle d’avoir peur de la vérité... Ç’aurait été un très grand malheur vraiment si vous l’aviez aimé...

Teta l’interrompit en levant le doigt comme une écolière :

– Si je puis me permettre, est-ce un très grave péché d’avoir peur de la vérité ?

Le visage d’adolescent de Seydel lui présenta un sourire lumineux :

– Ce n’est pas un péché du tout, Mademoiselle Linek, tout au plus une faiblesse. Une faiblesse très humaine, du reste. On ne peut souvent pas même en absoudre entièrement l’Église... Voilà, et maintenant ne vous faites plus aucun scrupule. Votre âme est pure et sans péché, même si votre intention s’est terminée de travers.

Teta se tut longtemps, pesa ses mots et les prononça enfin par saccades comme toujours lorsqu’elle était sous le coup d’une grande émotion :

– Est-ce que Monsieur le chapelain m’aurait dit la même chose après le sacrement de la confession... ?

De ses deux mains il toucha délicatement ses bras :

– C’est une confession, répondit-il, et j’ai réfléchi ensuite que cela avait été une pleine confession et maintenant je n’ai même pas besoin de vous dire : absolvo te...

Teta resta debout un assez long temps la tête penchée et les yeux clos. Puis elle se jeta à genoux devant Seydel et couvrit ses deux mains de baisers et de larmes.

 

 

 

 

CHAPITRE ONZE

 

L’ULTIME STATION DU PÈLERINAGE

 

Lorsque Jean Seydel fut parti, Teta se fit apporter de quoi écrire. En dépit de l’excitation qu’elle éprouvait à recevoir des lettres, il lui fallait toujours faire effort sur elle-même de la manière la plus cruelle pour s’asseoir et répondre de son écriture penchée d’enfant. Sa maîtrise de la langue était purement orale et cela encore selon sa propre manière qui s’écartait fréquemment des règles admises ; il lui était d’autant plus difficile de se servir de cette langue par écrit qu’elle avait terriblement honte de la moindre incorrection. Mais il n’y avait pas à sortir de là. Bien que le temps ne pressât pas particulièrement, une impulsion indéclinable la forçait à faire de l’ordre en elle-même et à commencer son redressement spirituel ce soir-là même. D’abord, elle écrivit au bureau de placement. Pénible labeur ! Il fallait réfléchir puissamment pour retenir par des mots écrits la manière de s’exprimer humble et pourtant obstinée qui lui était propre, et par surcroît avec l’orthographe toute particulière qu’entraînait cette obstination. Elle acceptait l’offre de la baronne Perera, dont elle baisait les mains, avec la plus grande obéissance, et se permettait de prier Sa Grâce de lui faire la faveur de lui accorder le même salaire mensuel que celui qu’avait reçu la cuisinière parfaite et de première classe dans la très noble maison des Argan. Il fallut toute une heure à Teta pour rédiger cette lettre dans un style mûrement réfléchi. Elle voulait évoquer dans l’esprit de la baronne, sa future maîtresse, l’idée qu’elle n’appartenait nullement à la classe impertinente des domestiques modernes et que l’inconvénient de son âge était compensé par l’avantage inappréciable d’une grande délicatesse de manières et du sentiment solennel de la distance entre elle et les nobles maîtres. Elle connaissait exactement le désir d’être honoré que possédait les maîtres de toutes les classes sociales, depuis le manque d’assurance des nouveaux riches chez Madame la Conseillère de District Fleissig jusqu’à la dédaigneuse bienveillance des véritables aristocrates.

Lorsque Teta eut peint en barres fébriles l’adresse sur l’enveloppe, elle resta assise quelque temps, épuisée. Puis elle se mit à l’œuvre. Elle sortit de son sac à main le magot qui ne la quittait pas, même en Italie en dépit des prescriptions sur les devises, et empila devant elle les dix-neuf mille qui lui restaient encore en un grand tas. Les yeux assombris, elle fixa d’abord longuement ce revenu net de sa vie, avant de le recompter encore une fois en le partageant en deux paquets à peu près égaux. Qu’y avait-il ? Que voulait-elle faire ?

Il y avait d’abord et surtout son amour débordant pour Jean Seydel. Avec une impatience tremblante qui lui était restée inconnue jusqu’alors, elle désirait voir le chapelain décontenancé de bonheur. Grâce à Teta, la plus insignifiante de toutes les pèlerines dont il avait gracieusement pris soin, Monsieur le chapelain serait brusquement mis dans la vertigineuse position de pouvoir manifester à Mademoiselle sa sœur la gratitude d’une vie. Le cœur de Teta sautait de plaisir lorsqu’elle se figurait Monsieur le chapelain, effaré, la bouche ouverte, avec dans la main tout cet argent pour faciliter, pour dorer la dernière année de vie de Mademoiselle Irène. Elle avait délibéré sur le montant de la somme et était arrivée à la conclusion que même le plus luxueux des sanatoriums ne demanderait pas plus de mille schillings par mois. Elle avait donc d’abord enlevé douze mille de son magot, accordant à Mademoiselle Irène une année entière à vivre. Plus tard, après quelques hésitations, elle avait arrondi la somme à dix mille ; après tout, on pouvait admettre normalement qu’en dépit de toutes les capacités médicales et de tous les meilleurs soins, la malade ne passerait pas les premières tempêtes du printemps. Qu’elle ait du bon temps avec l’argent de Teta, et qu’ensuite elle s’en aille doucement, entourée des soins des meilleurs docteurs et infirmières, veillée par son frère consacré, passant le cap tôt ou tard. Teta ne se souciait nullement de ce que par ses soins le moment fatal serait peut-être un peu reculé. Elle se sentait capable d’attendre tout le temps qu’il faudrait. Aussi étrange que cela puisse paraître, elle envisageait aussi peu l’éventualité d’une guérison complète de Mademoiselle Irène que celle d’une menace à ses propres jours avant l’année 1940. Donc, tout ce bel argent était étendu là devant elle. Et il ne lui appartenait plus. Elle écarta d’elle la pile. Une joie intense brillait sur ses traits.

Cette ferveur, cette joie n’étaient en réalité que la forme d’expression extérieure de ce qui l’animait intérieurement. Dans son for intérieur, sa claire raison travaillait à la même œuvre. Elle manifestait par là à quel point elle était profondément pénétrée à sa manière d’un authentique catholicisme, c’est-à-dire non pas seulement d’un abandon mystique, mais aussi du sentiment d’un ordre logique sévère. Teta savait exactement qu’elle ne réaliserait pas davantage le nouveau plan de vie sans sacrifices que l’ancien. Combien de sacrifices le neveu ne lui avait-il pas coûtés, sans compter les nombreux billets de mille depuis trente et un ans, combien de difficultés, de doutes amers, de pensées insomniaques, et ces constantes alternatives de chaud et de froid. En apparence, Monsieur le chapelain lui, coûterait bien moins de sacrifices. Le gros de ses économies que la mère Zikan guettait, dix billets de mille et voilà tout. Le merveilleux ajustement des choses lui rendait la tâche presque trop facile maintenant qu’elle pourrait de nouveau travailler et faire des économies, comme avant. Un sacrifice médiocre venant du cœur et offert au chapelain tant aimé, et déjà la route est ouverte vers sa gratitude prochainement libérée de toutes autres obligations. Son obligé à elle, sans retour, voilà ce qu’il serait, Monsieur le chapelain. Et le soupir éhonté « Si seulement il pouvait m’appartenir », ce souhait stupide et défendu, voilà qu’avec une rapidité magique il se réalise, et Monsieur le chapelain lui appartient réellement. Le ciel l’a fait peiner et souffrir pendant des dizaines d’années pour le misérable vaurien, mais le bel ange pur et joyeux il lui en fait cadeau pendant son sommeil, d’un jour à l’autre. Mais Mademoiselle Linek, dirait Monsieur le chapelain, je ne peux pas accepter cela, voyons. Nous avons conclu une amitié de pèlerins, à première vue c’est vrai, mais cela c’est trop, j’en suis tout bouleversé, comment puis-je jamais vous le revaloir, ce que vous faites là pour ma sœur Irène... Et Teta répondra d’un air détaché : Le principal, c’est que votre sœur se guérisse en Suisse dans le meilleur sanatorium, et qu’on n’épargne aucun soin. Je prie Monsieur le chapelain de ne se faire aucun autre souci. J’ai la plus grande part de joie moi-même, si la chère demoiselle est bien vite mieux, et si elle rentre guérie au bout d’un an. Et puis si par malheur Monsieur le chapelain installe son propre ménage, alors je prierai Monsieur le Chapelain de penser à moi. La vieille Linek est encore aussi habile qu’une autre et ses charlottes aux pommes sont célèbres dans les plus nobles maisons et aussi les hors-d’œuvre tout à fait raffinés à la française, et ses soufflés, ses tartes à la crème, ses gâteaux confits sont aussi bons que ceux du pâtissier Dehmel. C’est que dans ma jeunesse j’ai aidé plus de cinq mois à la cuisine de l’Hôtel Sacher... Là-dessus Monsieur le chapelain rirait de nouveau de tout son cher jeune visage : Mais, Mademoiselle Linek, à quoi pensez-vous. Moi avec mes misérables deux cents par mois, il n’est pas question de soufflés, tartes à la crème et gâteaux confits, même si après toute cette misérable nourriture je serais bien content d’avoir un ménage à moi qui soit bien tenu.... Pendant ce dialogue imaginaire, Teta fait de la main un grand geste généreux. Que Monsieur le chapelain ne se fasse pas de souci pour cela non plus, l’interrompt-elle hâtivement, la vieille Linek se débrouillera bien, elle s’y connaît. Elle a ses sources dans tous les quartiers. Monsieur le chapelain n’a qu’à rentrer à la maison et à se mettre à table... Sur la foi de ses assurances, Monsieur le chapelain prendrait la vieille Linek par la taille et la soulèverait du sol, le cher athlète, rien que de bonheur et d’allégresse.

Il se mêle à ses réflexions un léger doute. Quoi si le chapelain refusait ? Impossible ! Même s’il était l’opposé diamétral du neveu, il ne serait pas un frère aimant s’il repoussait cette somme ardemment désirée en rêve, qui lui permettrait de se montrer enfin reconnaissant à la sœur qui lui avait toute sa vie tenu lieu de mère. Mais il fallait s’y prendre avec une délicatesse et une précaution toutes particulières pour que Monsieur le chapelain ne se sente pas blessé ou opprimé, d’avoir à accepter de l’argent d’une personne inférieure. Teta ne savait pas encore comment elle s’y prendrait. Fallait-il que la transmission de l’argent ait lieu à Rome même ou après le retour seulement et sous quelle forme, tout cela demandait à être mûrement réfléchi. Elle prit à présent une feuille de papier à lettres et écrivit les mots suivants, qui par leur style comme par leur orthographe impossible à rendre lui étaient aussi intimement propres que tout ce qu’elle pensait, disait et faisait :

– La soussignée transmet par la présente le montant joint de schillings dix-mille à Monsieur : Monsieur le chapelain Jean Seydel, Très Révérend, aux fins de frais de sanatorium pour Mademoiselle sa sœur, Irène Seydel. Teta Linek, présentement dans le privé.

Heureusement elle trouva une enveloppe grossière assez grande pour contenir la grosse somme. Il ne restait plus à présent devant elle que la deuxième pile moins grande de son magot, qu’elle examina soigneusement. Alors quelque chose se révéla en Teta qui n’avait rien à voir avec la lucide finalité de ses réflexions antérieures. C’était la triste figure de Mila Linek, de la pauvre bêtasse, qui venait brusquement en travers des autres images de rêve. Elle n’avait jamais éprouvé pour Mila la moindre obligation ni la moindre dette. Mais voilà que la démente se manifeste brusquement comme un avertissement que c’est son bon droit, en cette heure de trop grand bonheur, d’exiger pour elle aussi la part de la parenté. Teta voyait la malheureuse devant elle avec sa grosse tête branlante, dévorant dans la pâtisserie sa glace aux fruits, défendant son assiette de la main gauche avec méfiance contre un monde hostile qui ne voulait pas lui en laisser la jouissance. Elle voyait la pauvre misérable, tendant une main peureusement ouverte avec le pourboire, et dans sa chambre de Rome ici, elle entendit clairement la voix de Mila, cette voix d’une enfant de onze ans : Pour que Madame la Surveillante ne m’envoie pas hors de la vie sociale, sœurette ! Et, chose qui ne lui était jamais encore arrivée vis-à-vis de la destinée de Mila, le souvenir de cette voix lui fit monter les larmes aux yeux. Était-il possible que dans un même monde voisinassent un bonheur comme le sien et une infortune comme celle de la pauvre bêtasse ? Alors, animée de toutes sortes de sensations contraires, Teta joua quelques minutes avec le paquet d’argent avant d’en décompter soigneusement cinq autres mille qu’elle mit de côté. Et puis une nouvelle feuille de papier à lettre, la plume trempée dans l’encrier, et la voilà qui écrit péniblement, de grosses rides sur son front contracté, les mots suivants :

La soussignée prie Monsieur le chapelain Jean Seydel, Très Révérend, en cas de décès de la soussignée, d’utiliser au mieux la somme jointe de schillings cinq mille en qualité de tuteur pour la protection de sa sœur pauvre d’esprit Mila Linek, habitant présentement chez Madame la Surveillante Principale Katherina Zikan, rue d’Ottakring 315. Teta Linek, présentement dans le privé.

Ceci était très clairement une disposition testamentaire puisqu’il y était fait mention du « cas de décès » de la soussignée. Non pas que Teta anticipe ce décès dans un avenir proche, car elle se sentait complètement rassurée par la constatation médicale jusqu’à l’année 1940. Et cependant elle avait senti tout à l’heure un besoin jailli de très profond, de ne pas oublier dans la réorganisation fortunée de toutes choses la pauvre bêtasse et de la protéger avec prévoyance contre les ruses de l’avide veuve à héritages. Cette donation représentait une des bonnes œuvres auxquelles la vie égoïste des humains donne si rarement d’occasion. Mais il faut dire à l’honneur de Teta qu’en dépit de toute sa malice théologique pour lutter pour une place dans le ciel, elle n’avait pas du tout pensé cette fois à acquérir par une bonne œuvre un mérite pour elle-même. La bonne œuvre n’était qu’un appendice de l’acte de son cœur amoureux, qui voulait lier à elle pour toujours l’objet de ses rêves, par les dix mille schillings. Qu’après une vie pleine d’indifférence elle eut enfin pris pitié du sort de Mila, c’était là l’un des beaux miracles de cette nuit. Lorsqu’elle eut enfin mis les cinq mille aussi sous enveloppe, elle partit brusquement d’un grand éclat de rire. L’image de la mère Zikan en furie ajoutait un assaisonnement particulier à la bonne œuvre.

Son magot était lamentablement réduit. Il ne lui restait finalement que quatre mille. Elle soupira. Mais ce n’était pas un soupir de complainte, seulement un soupir de fatigue, d’une fatigue sans bornes. Quelle journée, quelle soirée, quelle nuit ! La préparation d’un repas de noces ne peut pas fatiguer davantage. Elle renferma dans son sac à main les deux enveloppes adressées à Seydel et le mit par habitude sous son oreiller. Mais après cela, en dépit de sa fatigue, elle se lava encore de la tête aux pieds à l’eau froide. Elle se lava même les cheveux qu’elle avait encore sombres, mais un peu clairsemés. Lorsqu’après cette fatigue supplémentaire elle tomba dans son lit, le sentiment merveilleux qui l’animait se définirait le mieux par la formule hardie : Propreté de jeune mariée. Elle s’endormit aussitôt, dormit sans rêve et sans mouvement jusqu’à cinq heures du matin. Merveilleusement reposée, elle se leva. Depuis des années elle ne s’était pas sentie si légère ni si fraîche. À six heures du matin elle alla avec les plus zélés des pèlerins à la messe à Sant’Anastasia. C’était l’église de la station du jour. Elle entendit Monsieur le chapelain dire à un groupe :

– Dans l’introït d’aujourd’hui, pour la seule fois, ce n’est pas la gloire de Dieu qui est annoncée mais celle de l’homme. Il y est dit : Recevez la joie de votre propre gloire... Moi je trouve que nous autres, pauvre bagage, nous ne méritons même pas cette mention unique...

Après la messe, Teta reçut la Communion, pour la première fois depuis sa tragique expédition.

Une heure plus tard, dans l’auberge, Monsieur le chapelain lui demanda de venir dans sa chambre un moment. Il habitait une petite chambre de domestique au plafond incliné, sous les combles. (Naturellement il n’entreprenait pas le pèlerinage à ses propres frais mais à ceux du comité, qui l’avait en quelque sorte choisi pour directeur de conscience de ce voyage.) En riant il désigna sa soutane, étalée sur le lit.

– Aujourd’hui il faut que je me mette en uniforme, Mademoiselle Linek, je n’aime pas beaucoup ça, les gens vous regardent d’un drôle d’air, même ici dans la Ville Sacrée, mais je ne peux vraiment pas bien me présenter devant mon Chef Suprême en civil... Et voilà bien le malheur. J’ai perdu cinq boutons, trois crochets et deux boucles... C’est trop pour un seul homme même s’il n’a pas autrement peur du dé à coudre... Du reste, dé à coudre fil, aiguille, ciseaux, crochets, boucles etcetera, il y en a un large choix ; cela vous étonne, hein...

Teta s’assit, enfila attentivement une aiguille, tandis que ses lunettes glissaient un peu sur son nez, et se mit tranquillement et solennellement à recoudre les boutons de la soutane. Elle tira exprès en longueur ces menus travaux. C’était en effet une jouissance indescriptible, un délice à la fois mémorable et amusant d’être assise dans l’appartement de Monsieur le chapelain et de lui rendre de menus services ; elle anticipait le bel avenir. Mais ce qui lui paraissait le plus mémorable et le plus amusant, c’est qu’elle n’avait pas eu à s’imposer, mais que Monsieur le Chapelain l’avait appelée à son service de son propre mouvement, sans se douter de ce qui, depuis longtemps déjà, était résolu dans son cœur.

– Monsieur le Chapelain n’a-t-il personne qui s’occupe du linge de Monsieur le chapelain ? demanda-t-elle innocemment plongée dans son travail.

– Quand cela va vraiment trop mal, avoua-t-il, je fais un paquet de tout et je l’envoie à ma sœur... Elle raccommode ce qu’il y a lieu de raccommoder...

Teta leva les yeux de son travail avec un regard plein de reproche :

– Mais ce n’est pas très pratique cela, avec votre permission, observa-t-elle. Mademoiselle votre sœur habite dans une autre ville, n’est-ce pas, et elle a bien assez de mal avec son propre commerce...

Jean Seydel était debout à la fenêtre et regardait la foule en bas dans la Via Nazionale :

– Très juste, ma chère, dit-il. Que voulez-vous, j’ai pris l’habitude depuis mon enfance d’abuser de la bonté de ma sœur... On accepte cela aussi facilement que la lumière du soleil...

Teta continua tranquillement à coudre quelque temps avant de laisser tomber ces mots :

– Si je puis me permettre, je pourrais bien, moi, m’occuper du linge de Monsieur le chapelain, plutôt que Mademoiselle sa sœur, qui a assez de travail et est bien malade...

Seydel était toujours debout à la fenêtre et se penchait maintenant sur la rue :

– Une magnifique idée, vraiment, s’exclama-t-il visiblement occupé de pensées bien différentes.

Teta sentit cette inattention qui lui convenait assez bien :

– Je pourrais venir chercher le paquet tous les samedis et puis je le ramènerais le mardi...

Ainsi, en stratège infatigable, elle pénétrait plus avant pas à pas :

– Une magnifique idée, Mademoiselle Linek, répéta Seydel et puis s’interrompit brusquement et tourna la tête vers elle, mais je ne peux pas accepter cela voyons, comme ça, tout simplement...

Teta fut saisie d’un petit rire ricanant qu’elle transforma aussitôt en une petite toux innocente. J’ai des idées encore bien plus magnifiques, et Monsieur le chapelain en acceptera bien d’autres de moi. Monsieur le chapelain ne sait pas du tout ce que la vieille Linek a là dans son sac à main. À haute voix elle dit :

– Les messieurs aiment tant déchirer leurs chaussettes.

– Voilà une remarque pleine d’acuité et de pénétration, rit Seydel.

Mais Teta se leva et sur un ton déjà presque de commandement :

– Nous pourrions avec votre permission jeter tout de suite un petit coup d’œil...

Le chapelain ouvrit promptement son tiroir. Teta examina le linge longuement en fronçant les sourcils. Elle manifesta la plus vive insatisfaction :

– Ces gens font la lessive avec de l’eau de Javel, gronda-t-elle, et ils reprisent les chaussettes toujours avec du fil de couleur différente... Je vais arranger cela dès aujourd’hui avec votre permission...

– Je crois que nous nous complétons très bien, Mademoiselle Linek, dit Jean Seydel, plongé dans de profondes réflexions, et pourtant cette phrase contenait une déclaration de faveur pleine de promesses et déjà presque un pacte.

On frappa. Un chasseur entra dans la chambre et informa Monsieur le Chapelain que Monsieur Kompert l’attendait en bas d’urgence. C’était pour une affaire d’une grande importance. Teta resta seule. Elle rangea les quelques pièces de linge. Puis elle s’assit près de la fenêtre. Sa main caressait les quelques malheureuses chaussettes et chemises du chapelain. Mais ses yeux clairs englobèrent la mansarde d’un regard où se lisait une prise de possession fervente et impérative.

Dans la salle à manger du caravansérail, Joseph Eusèbe Kompert marchait de long en large en proie à la plus vive agitation. Quelque chose s’était passé qui menaçait sérieusement son succès en tant qu’impresario de ce pèlerinage. Un coup de téléphone venu du Saint-des Saints des palais du Vatican. La voix douloureusement adoucie d’un prélat de service lui avait fait savoir que la réception des pèlerins prévue pour ce jour à midi dans la salle du consistoire ne pourrait vraisemblablement pas avoir lieu, du fait que sa Sainteté avait passé une nuit particulièrement mauvaise et qu’il était nécessaire de la protéger contre toute espèce de fatigue. La décision finale n’avait pas encore été prise, car elle ne pouvait être formulée que par le Saint-Père lui-même, mais il valait mieux déjà se préparer à ce que ni aujourd’hui ni dans les semaines à venir on ne puisse compter sur un accueil personnel des enfants fidèles par leur commun père. –

Le désappointement n’était pas entièrement inattendu. On savait par les journaux que l’octogénaire Pie menait contre sa maladie mortelle une lutte héroïque. Pendant des mois entiers, le volontaire vieillard restait vainqueur de son corps qui se dérobait. Et puis venaient des journées – généralement après les grandes fêtes et réceptions – où il était à peine capable de sortir de son lit et de lire la messe dans sa chapelle privée. Ces jours-là, c’était le plus grand des problèmes pour le pape, de quitter le modeste appartement de l’homme Achille Ratti au troisième étage du Vatican, pour descendre dans les salles de pompe et d’état du Vicaire du Christ, situées au deuxième étage. Tout comme pour l’humble servante Teta Linek, c’était aux jambes aussi que la maladie avait fait ses pires ravages sur la personne du prêtre suprême de tous les fidèles. Chez la servante, c’étaient les varices ouvertes et les veines enflammées, chez le Souverain Pontife une artériosclérose violente doublée de gangrène, là les suites d’un mode de vie trop « debout », ici par trop « trônant ». Or il n’était pas pour le vieillard à la triple couronne de plus dangereuse ni de plus douloureuse obligation que les fréquentes audiences de pèlerins, et parmi celles-ci les moyennes et petites bien plus encore que les grandes. En effet, s’il s’agissait de recevoir des milliers de pèlerins, un compromis était facile à trouver. On les rassemblait en bas dans la fameuse cour de Damase et Pie faisait son apparition dans la loggia tendue de pourpre, d’où il prononçait son allocution et donnait une bénédiction sommaire. Mais la situation était beaucoup moins commode lorsque quelques centaines seulement de pèlerins se pressaient dans la Sala Clementina ou dans le hall du consistoire. Sa Sainteté devait alors marcher le long de l’interminable défilé de fidèles à genou, tendre à chacun la bague du pêcheur à baiser et lui accorder personnellement sa papale bénédiction. Bien plus, le commun père ne pouvait guère s’épargner la peine de distinguer par quelques paroles prononcées dans sa langue nationale tel ou tel qui lui paraissait particulièrement souffrant ou besogneux. C’était chaque fois une très dure fatigue physique, et un membre de son cortège avait calculé que certains jours le pape devait faire ainsi plus de cinq kilomètres, des kilomètres-pèlerins en quelque sorte, comme on parle de kilomètres-heure. Nulle personne compréhensive ne pouvait donc en vouloir au Docteur Milani, le médecin privé du pape, d’avoir vivement insisté auprès de son malade pour qu’après une nuit presqu’entièrement privée de sommeil, il décommande la réception prévue. Mais voilà : Joseph Eusèbe Kompert n’était pas une personne compréhensive. Quelle que soit la ferveur de sa vénération pour le Saint-Père, la réussite du pèlerinage qu’il avait préparé et jusque là conduit avec tant de soins et de brio signifiait bien plus pour lui que la personne humaine du vieillard souffrant. Tout, jusqu’à ce jour, avait marché comme sur des roulettes. Mais si le sens et le couronnement de toute l’entreprise venait à faire défaut, l’échec serait complet, ses efforts honteusement vains et on ne pouvait plus parler d’un pèlerinage méritoire mais tout au plus d’une excursion quelconque en Italie, comme n’importe quelle agence de voyages en organisait de semblables. Joseph Eusèbe dépêcha d’abord le ministre et le prélat vers le Vatican afin qu’ils y fissent jouer leur influence. Les notables retournèrent sans succès. Ils n’apportaient de réponse ni positive ni négative. Et il était déjà plus de neuf heures.

Alors l’impresario lui-même se résolut sans plus tarder à tenter sa chance. Bien que rien d’autre que son manque de retenue ne justifiât cette entreprise, il n’en était pas moins fermement convaincu en apparence que ni la Cour ni la maladie de Sa Sainteté ne seraient de taille à résister à son assaut personnel. Il brillait et transpirait, plein d’une sauvage énergie. Il avait abandonné la foi de ses pères, mais dans son sang continuait à vivre irréductiblement l’héréditaire promptitude à se mesurer avec ferveur avec n’importe quelle difficulté et à ne rien tenir pour impossible. Marchander à un pape moribond à la dernière minute une réception de pèlerins, c’était une tâche enthousiasmante qui tentait non seulement le convert mais encore le primitif M. Kompert au plus haut point. Il pria le jeune chapelain de l’accompagner. Ils allèrent en taxi jusqu’à cette entrée sacrée du palais du Vatican qui s’appelle le Portone di Bronzo. Kompert redressa sa silhouette imposante et de sa voix la plus impérative déclara aux hallebardiers Suisses qu’il venait au nom des pèlerins d’Autriche et qu’il était connu et attendu en haut lieu. Pour accompagner ses paroles, il balançait de la main droite une quelconque carte d’invitation comme un pavillon irrésistible. Les portiers de la garde, à qui il en imposait incontestablement, saluèrent et ouvrirent le passage. Jean Seydel ne fut pas peu étonné de la sonore assurance de Kompert. Celui-ci arpentait avec bruit les dalles millénaires et semblait tout à fait à l’aise dans l’atmosphère de la papauté ; aussi bien il avait déjà assisté à sept audiences dont deux intimes, comme il le remarqua en passant. Seydel au contraire se sentait ému et timide et aurait aimé marcher sur la pointe des pieds. L’impresario le conduisit d’un pas rapide à travers le corridor des Suisses, la cour de Damase, la majestueuse Scala Regia jusqu’au deuxième étage, où ils traversèrent hâtivement une série de grandes salles, chaque fois arrêtés par des officiers de la garde qui, chaque fois impressionnés par l’attitude assurée de Kompert, les laissaient passer. S’il avait été seul, il est probable que Seydel, après avoir traversé le Portone di Bronzo, n’aurait même pas atteint la Scala Regia. Mais grâce à l’avance imperturbable de Kompert, les voici arrivés comme par miracle à la « Scala dei Parafrenieri », toute proche déjà de l’antichambre pontificale. Là, derrière un bureau complètement vide, sous la haute fenêtre, un monsieur très digne en habit et chemise amidonnée et éclatante est assis. Sur quelques fauteuils largement écartés le long des murs, quelques ecclésiastiques avec leurs serviettes de documents sur les genoux attendent, muets, immobiles et concentrés. C’étaient sûrement de hauts fonctionnaires des différents services de la Curie, qui venaient remettre leurs rapports à la Chancellerie Pontificale Privée. Le chapelain remarqua que la plupart des visages de la cour du pontife avaient une curieuse similitude. Il ne parvenait à en exprimer le caractère en pensée que d’une manière contradictoire : ils semblaient resplendir d’une santé malsaine. Ils étaient lisses, tendus, roses, humides et pourtant comme de cire. Il pensa aux fleurs artificielles et à certaines espèces d’orchidées qui étaient cultivées à la lumière électrique pour obtenir leur coloris d’une nuance antinaturelle. Peut-être que les hauts fonctionnaires de cour des prêtres-rois antiques avaient eu de semblables visages, à la fois florissants et cadavériques.

C’était surtout le monsieur en habit qui évoqua ses images dans l’esprit de Seydel ; il était complètement chauve et dépourvu de sourcils. C’était l’un des « sediari », ou fonctionnaires de l’antichambre, chargés de surveiller la frontière entre le monde extérieur et les cercles les plus intimes du studio pontifical. Kompert s’adressa à lui avec une révérence d’initié, se présenta, lui et sa mission, et demanda dans un italien aussi hardi que piètre à être conduit chez « Son Excellence le Doyen » au sujet de la réception en question. En prononçant ces paroles, les yeux protubérants de poisson de l’impresario s’exorbitèrent davantage. Seydel s’étonna de nouveau de la connaissance rassurante que Kompert possédait des fonctions pontificales. Qui pouvait bien être Son Excellence le Doyen ? Le monsieur en habit dirigea le regard éteint de son visage rose et poli sur le crâne mûr du pèlerin avec une indifférence véritablement passionnée, ne dit rien, mais donna pour toute réponse l’initiale d’un sourire qui aurait aussi bien pu être un léger rictus douloureux du coin gauche d’une bouche engourdie. Puis il se leva et s’éloigna sur ses souliers bas laqués et découpés, redoublant en quelque sorte par ce départ le silence qui régnait dans la salle. Il y avait dans sa démarche une indescriptible caution, une humilité et même une sorte de mortification, qu’une seule génération ne suffisait pas à apprendre. C’est pour cette raison du reste que la charge de « sediari » est héréditaire dans certaines familles à travers plusieurs générations. Avec chacun de leurs pas, souples du genou, et suspendus délicatement en l’air, ces « sediari » semblaient se déplacer dans des chambres de morts illustres ou dans des salles où un Saint-est en proie aux extases de ses visions. Non sans grâce, leurs jambes exprimaient la rigidité ambulante qu’exigeait le commerce des affaires ultimes. En habit et col haut ou dans leur livrée raide de serge rouge, ils ne percevaient pas la chaleur brûlante du jour, ne connaissaient ni soif ni fatigue, et semblaient avoir merveilleusement discipliné leurs corps de simples humains à n’être rien d’autre que l’ombre serviable que jette la Papauté. Même l’habit de celui qui venait de disparaître semblait tissé d’ombre.

Au bout de dix minutes pendant lesquelles personne, pas même Joseph Eusèbe, n’avait tant fait que de toussoter, le sediari revint de sa démarche ailée. Il s’inclina légèrement devant Kompert et poursuivit son sourire exactement à l’endroit où il l’avait laissé tout à l’heure. De deux doigts très blancs et très fatigués, il désigna la porte haute du fond de la salle et s’avança pour l’ouvrir sans le moindre bruit. Joseph Eusèbe Kompert le suivit avec ses souliers qui craquaient misérablement, symboles d’une lourdeur terrestre inéluctablement adhérente. Puis lorsqu’il ressortit au bout d’un temps assez long, son large visage de banquier était humide, rouge comme une pêche, et ses yeux plus protubérants que de coutume lançaient au chapelain des flammes de triomphe. Cependant il ne prononça pas une parole dans ces salles vouées au silence, jusqu’à ce qu’à leur retour ils eussent atteint le milieu de la Scala Regia. Là il ne put se contenir davantage et déchira d’un cri de victoire le silence respectueusement préservé de toute part :

– J’ai obtenu que le doyen adresse une demande personnelle à Sa Sainteté. Sa Sainteté a déclaré avec insistance que malgré son état de santé peu satisfaisant et l’avis du médecin, elle recevrait ses chers Autrichiens. Car ils ont besoin d’un encouragement tout particulier, selon les paroles mêmes de Sa Sainteté...

Et il éclata, débordant de jubilation :

– Mais vous autres, qu’est-ce que vous feriez sans votre brave Kompert ?

Jean Seydel dut lui donner raison.

À l’hôtel, tout le cortège des pèlerins attendait avec inquiétude. Les hommes avaient déjà revêtus leur habit ou leur redingote, les femmes leurs robes haut-fermées et les mantilles de dentelles. Personne n’avait voulu croire que la réception était décommandée, ce qui aurait dévalorisé ce beau voyage à Rome et l’aurait en quelque sorte profané. Chacun se considérait comme en droit de voir le visage du Saint-Père et d’entendre sa voix. Aussi accepta-t-on l’annoncement triomphal de Kompert avec une bienveillante approbation, mais sans en apprécier toute la grandeur. Un drôle de gaillard, ce juif plein de ressources, qui s’était rangé à temps du bon côté, le malin. On pouvait se fier à l’efficacité de cette sorte d’hommes qui réussissait toujours à tout procurer. Le brave impresario ne semblait rien soupçonner de ces courants malicieux qui sous-tendaient la bienveillance générale. Enivré de sa propre nécessité, qu’il venait de prouver si brillamment, il se mit en grande tenue et attacha à son habit les cinq décorations qu’il s’était déjà vu attribuer en récompense des services obstinés rendus à la bienfaisance publique. Jean Seydel de son côté se hâta de revêtir sa soutane.

Teta était prête depuis longtemps, dans sa robe de cérémonie noire, qu’animait un peu le collier de corail pâle – ces perles des servantes – qu’elle portait autour du cou. Certes sa mantille ne soutenait pas la comparaison avec les dentelles des dames Fleissig, dont l’acquisition avait exigé deux matinées entières. En fait ce n’était même pas une mantille, mais un fichu noir brodé qui soulignait particulièrement son état de domestique au milieu de cette assemblée de beaux messieurs et de grandes dames. Elle en était consciente et se tenait encore plus à l’écart. Jean Seydel remarqua que Teta marchait aujourd’hui sans canne. Aussi il s’avança immédiatement vers elle et lui offrit le bras. Elle le voyait en soutane pour la première fois. Son visage clair et libre en semblait encore plus juvénile. C’était vraiment aujourd’hui l’ange gardien souriant qui marchait à côté d’elle. Comme elle se sentait heureuse d’avoir tout ce qui lui appartenait avec soi : le magot subtilement partagé dans le petit sac à main et le jeune prêtre que le ciel lui avait attribué par une disposition inouïe, à ses côtés. C’était assez de bonheur pour respirer avec une piété fervente. Malgré cette grâce inespérée, malgré la bienheureuse réorganisation de sa vie, Teta ne parvenait pas à jouir pleinement de tout ce qui lui était accordé. Son esprit était étrangement obnubilé. Le monde tournait devant ses yeux. De brefs accès de vertige la forçaient de temps en temps à fermer les yeux. Elle s’accrochait lourdement au bras de son ange gardien.

Lorsqu’ils passèrent le Portone di Bronzo, son cœur se mit à battre la chamade. Au milieu de cette excitation inconnue, elle ne se rendit pas compte où elle se trouvait, pendant plusieurs minutes. Il lui semblait traverser les couloirs, les escaliers, les salles d’attente interminables d’une gare immense. Mais cette gare était déjà pour elle en quelque sorte incorporée au ciel. Elle se distingue d’autres gares par une espèce de vivace, de débordant silence de mort, qui n’agace pas moins les nerfs que le bruit le plus dense. Tout en haut, dans le lointain, derrière des milliers de salles, les trains devaient aller et venir. Trains de pèlerins aux longues rangées de wagons. D’ici on ne les entendait pas, à moins que le bourdonnement sourd dans les oreilles ne provienne du roulement de ses trains. Les Suisses, rayés de jaune et de bleu, dans leurs culottes bouffies, avec leurs bérets à plis et leurs longues lances passaient par petites compagnies, mais ils avaient beau se tenir raides et droits, on n’entendait pas leur pas ferme de soldats. Tous étaient immensément grands et jeunes et hardis. Des mortels pouvaient-ils être si beaux et si sereins ? Ces Suisses n’étaient plus tout-à-fait des hommes et pas encore tout-à-fait des anges, une sorte de prodrome de la milice céleste. Peut-être leurs ailes de parades étaient-elles pendues dans la salle des armures. Impitoyablement le chemin s’étirait. Les marches de la Scala Regia semblaient interminables. Teta s’arrête. Elle n’a plus de souffle. Jean Seydel fait un geste large de la main :

– Que dites-vous de tout cela, Mademoiselle Linek, demande-t-il.

Teta aurait aimé souffler : Faisons demi-tour, avec la permission de Monsieur le chapelain. J’ai si peur de monter là-haut, au ciel. Jamais de toute ma vie je n’aurais imaginé que j’aurai envie de m’enfuir à la vue du ciel. J’ai si peur de voir de mes propres yeux le Saint-Père. Je ne suis après tout qu’une vieille servante humble. S’il vous plaît, ce n’est pas pour moi, cela. – Mais en fait elle dit, tout en secouant violemment la tête :

– Oui, vraiment, c’est une splendeur, ici...

Et c’était une splendeur. Tout ce marbre, cet or et ce bleu dans les hauteurs, ces fenêtres gigantesques, à travers lesquelles pénétrait non le soleil bouillant de juin, mais la lumière adoucie des vastes cours désertes. Mais sur toute cette royale splendeur régnait une sobriété cruelle, la sobriété du vieillard ascétique et d’une perspicacité glaciale qui faisait frissonner de peur. Était-ce vraiment un portique du ciel, car alors le ciel lui-même ne pouvait être très confortable ni très hospitalier. C’était un tout autre ciel en tout cas que celui que Teta courtisait depuis son enfance avec ardeur, cet aimable lieu de repos, cette continuation aérée et purifiée de toute misère de l’intimement habituel.

Le noir troupeau des pèlerins avait franchi la Scala Regia et se déversait à présent dans le fameux deuxième étage. Mais combien maigre paraissait ce cortège d’une centaine d’hommes sous les masses formidables de ces colonnes, arcs et voûtes. Au pied de l’escalier le cortège fut reçu par trois sediari, qui n’étaient plus en habit mais dans leur livrée ajustée de serge écarlate. Les visages sans âge, florissants et comme de cire, de ces laquais sacrés, se ressemblaient à tel point que l’on se demandait qui serait en mesure de les distinguer les uns des autres. On aurait dit des poupées animées de jour, ou des momies fardées de couleurs claires, que l’on conservait de nuit dans les placards vitrés de la collection pontificale. Ils devançaient maintenant de leur démarche prudente, inaudible, ailée, Monseigneur, le ministre et l’impresario, qui tenaient la tête du cortège des pèlerins.

La Sala Clementina s’ouvrit. Au-dessus de l’entrée une colossale peinture murale se perdait dans une lumière crépusculaire. Une barque pleine de gens dans la tempête avec ses voiles tourmentées. Des oiseaux ressemblant à des cormorans dans les airs. Teta pensa aux cigognes de son pays, qui faisaient leur nid sur les toits. Devant la cheminée monumentale, les jambes écartées, en position de parade, se tenait un piquet de gardes suisses parfaitement figé. Ce groupe régulier de bravoure cristallisée ne semblait pas respirer. Chaque homme était un monument d’airain de lui-même. À la porte de la salle suivante attendaient de nouveau trois sediari et devant eux un Sottomaestro di Camera en noir. Son visage répétait en l’exagérant le masque lisse et la sérénité compassée des courtisans en rouge. Il s’inclina légèrement devant les conducteurs des pèlerins et les devança par la porte dont les hauts battants s’ouvraient précautionneusement et dans un silence inexplicable.

Le but était atteint. C’était la gigantesque salle du consistoire. Elle pouvait aisément contenir plus de mille pèlerins. Les papes y tenaient les délibérations du Sacré Collège, les nouvelles Éminences y recevaient leur chapeau de Cardinal. Depuis le trône orné d’un baldaquin là-haut, les encycliques et les bulles prenaient leur essor à travers la chrétienté. Dans cette salle aussi un groupe de Suisses figés dans l’airain poussait des mosaïques du parquet de pierre. Plus on s’approchait de l’antichambre, plus ces soldats du vicariat de Dieu sur terre avaient mine guerrière. Ici ils portaient des heaumes à visière et plumeau, un harnais et des hauts de chausse collants. Le Sottomaestro di Camera s’avança en esquissant une révérence vers le prélat pyramidal, qui était aujourd’hui en violet. Le visage doux et lisse de l’homme en noir était plongé dans un sourire immobile exprimant un pardon de la plus attentive pénétration. À en juger d’après cette expression souverainement bienveillante, il devait s’agir d’un fonctionnaire d’un grade élevé. Il se pencha doucement vers l’oreille de Monseigneur et lui susurra d’une voix atone mais avec une précision exercée quelques souhaits. Monseigneur, de son côté, s’adressa à l’impresario et lui transmit avec une atonie moins experte les instructions du Sottomaestro. Joseph Eusèbe Kompert, tout à fait dans son élément, se précipita comme un maréchal des logis monté au milieu du cortège et, tandis que le mouvement et l’excitation plissaient la chemise éclatante de son habit, rassembla les pèlerins en un vaste demi-cercle autour du trône pontifical. Le sourire du Sottomaestro di camera se fit plus pardonnant d’un degré encore que tout à l’heure. En quelques paroles prononcées dans un murmure, il fit savoir que Sa Sainteté recevait aujourd’hui les pèlerins autrichiens contre la volonté expresse de son médecin particulier. Il fallait donc s’attacher à ce que la cérémonie comporte pour le Très Saint-Père un minimum d’effort. Avant tout, il était tout à fait hors de question que chaque pèlerin baise la main du Saint-Père. Il s’agissait par conséquent de choisir sept ou huit personnalités qui s’agenouilleraient ostensiblement devant les autres.

L’affaire était extrêmement délicate ! Il y avait par exemple la famille Fleissig, composée de quatre personnes, dont aucun membre ne voulait renoncer à faire partie des élus. N’avoir pas baisé l’anneau du Pêcheur, c’était déclarer faillite pour tout le pèlerinage. Ne méritaient-ils pas d’être récompensés pour avoir fait le voyage « en dehors de la saison » et par surcroît dans une compagnie qui n’était pas la meilleure. La contagion de leur exemple en gagna d’autres. Des discussions à mi-voix s’élevèrent entre les pèlerins et l’impresario transpirant de désespoir, que foudroyaient des regards chargés de haine. Le Sottomaestro di Camera laissa la dispute aller et venir quelque temps et ajouta une nouvelle nuance d’indulgence suprême à son sourire. Après quoi il s’avança en personne à pas feutrés jusque devant le demi-cercle et en examina les membres avec ses yeux mi-clos mais extatiques. Brusquement il fit retomber son menton sur sa poitrine et regarda dans la direction où Teta Linek était debout avec son fichu noir tout au fond et tout au bout :

– Je vous en prie. Il prononça ces paroles comme un homme qui aurait perdu l’usage de la parole et qui mettrait un art consommé à se faire comprendre par le seul mouvement de ses lèvres.

– En avant, Linek, siffla le chapelain Seydel en poussant la récalcitrante dans l’espace vide. Teta était donc là, toute seule, serrant son sac à main contre son cœur, et avait peur. Elle se retourna vers son ange gardien comme pour voir s’il l’aiderait à avoir peur. Mais lui n’en paraissait rien sentir et lui lançait un clin d’œil plein de fierté. Il sembla à Teta, dans cette minute, qu’une voix silencieuse, mais sans appel, l’avait convoquée devant la rangée de l’humanité pour faire face toute seule à Dieu. Un froid de glace grimpa le long de ses membres. Après Teta six autres pèlerins encore furent choisis. Un très vieux fonctionnaire, une sèche demoiselle d’aspect pâle et maladif, un gamin de quinze ans, répugnant garnement, soit dit en passant, l’une des grosses filles Fleissig, le ministre et l’impresario dans toute la splendeur de ses décorations. Ils s’agenouilleraient un demi-pas seulement en avant des autres, pour que Sa Sainteté n’ait pas l’impression d’un favoritisme contraire à la règle. Le Sottomaestro di Camera prit cette dernière disposition avant de se départir de sa marche ailée.

À cette seconde commence le dense carillon romain de midi. On a l’impression que la salle du consistoire est le foyer de tous les carillons du monde chrétien. Qui ne se souviendrait pas alors de la belle légende du Vendredi Saint, avec le pèlerinage à Rome de toutes les cloches de la chrétienté ? La poussée sonore se concentre et inonde le silence. Les plus froids, les plus sobres sont gagnés par une émotion inexplicable. Teta cherche des mains un appui, en tâtonnant, pour ne pas s’effondrer.

La marée sonore n’est pas éteinte encore lorsque sur un geste du Sottomaestro di Camera inopinément revenu les six sediari écarlates s’approchent de l’une des portes intérieures et en repoussent doucement les battants. La vue s’ouvre sur un salon aux tentures rouges où deux nouveaux hallebardiers sculpturaux montent la garde et où deux sediari surveillent la porte. Cette porte aussi s’ouvre doucement et révèle un deuxième salon, exactement semblable an premier, car là aussi deux figures harnachées semblent avoir pris racine. Cette opération se répète sept fois. Cette vaste suite de salons rouges et de portes sculptées se rétrécit en perspective jusqu’à un lointain obscur qui semble être un plan. Les derniers gardes semblent peints. On a l’impression de regarder non pas une véritable profondeur spatiale mais la réflexion de cette profondeur dans un miroir. Et soudain dans le lointain où les objets semblent peints, un léger mouvement commence à se dessiner. C’est un petit groupe, en tons rouges, noirs et mauves, qui se rapproche lentement comme à travers une distance infinie. C’est du reste moins un rapprochement qu’une sorte de courant d’un silence clair parmi le silence plus sombre d’alentour. Dans chacune des pièces, les gardes et les sediari tombent les uns après les autres à genoux comme abattus d’un coup de hache. On ne s’aperçoit que maintenant que le groupe coloré contient un noyau d’une blancheur de neige. Plus un pèlerin dont le cœur ne s’envole en une cadence rapide. Une tache de certitude inexprimablement immaculée se fait de plus en plus manifeste. Un commandement bref retentit, lancé à mi-voix. Les Suisses de la salle du Trône sont agenouillés à leur tour. De la droite ils tiennent gracieusement le manche de leur hallebarde. De la gauche ils saluent. Leurs virils visages sous la visière du heaume sont de marbre.

Jean Seydel, on le sait, n’est pas un romantique. Il se considère lui-même moins comme un homme dominé par le sentiment que comme un être essentiellement raisonnable. Dieu ne lui a pas accordé la fortune en dormant. Il a derrière lui une jeunesse amère pleine de luttes et de conflits psychologiques. Ce qu’il a dit là-bas dans les catacombes à Teta, c’est la vérité. Il aurait fort bien pu devenir, sinon un fripon, du moins tout autre chose qu’un brave petit chapelain candidat pour quelque cure misérable à la ville ou au village. À ce jour il ne s’est pas libéré de toutes les tentations. En particulier son attitude par rapport à la hiérarchie ecclésiastique est un point faible dans l’orthodoxie de son catholicisme. Il lui semble que l’Église s’est trop longtemps tu, a montré trop de prudence en face des horreurs du siècle, que lorsqu’elle a élevé sa voix judicatrice elle a préféré condamner l’hérésie compréhensible des pauvres et des opprimés, le communisme, plutôt que l’hérésie plus dangereuse et plus mesquine des riches, le fascisme, sous toutes ses formes, cette révolte diabolique de la jeunesse dorée internationale. Il y a de l’amertume, de ce fait, dans la poitrine du prêtre juvénile, qui n’a pas encore appris à se résigner et à qui la guerre civile espagnole fait passer des nuits blanches. Mais voici qu’il se sent la bouche sèche, sous l’influence d’une émotion tout à fait étrange et ignorée. Cette apparition blanche ! On aimerait fermer les yeux devant elle. « Serviteur de tous les serviteurs de Dieu », c’est son titre le plus beau. « Tu es Petrus » ! Oui, de Pierre à Pie une ligne ininterrompue passe à travers toute l’histoire universelle. Plus avec le battement de son cœur qu’avec sa raison, Seydel comprend tout à coup le mystère de la divinité devenue homme, à laquelle les Papes participent. Achille Ratti, homme et prêtre ; ce n’est pas un esprit divinement inspiré, mais un calme savant, un tendre bibliothécaire, excellent alpiniste dans son jeune âge. Un jour les cardinaux se réunissent, tous les soixante-dix des hommes ordinaires, et élèvent Achille Ratti sur le trône de Saint-Pierre. Et voilà que l’homme Pie n’est plus un homme seulement. Une goutte du baume merveilleux qui s’est accumulé depuis l’époque du pêcheur galiléen, compagnon du Seigneur, transforme l’homme et ajoute à sa nature quelque chose qui n’est pas de ce monde. Impossible, pensait Seydel, d’expliquer cela à un intellectuel à tête plate, mais il est persuadé que même un intellectuel à tête plate sentirait cela dans toutes ses fibres ici à cette minute, comme lui-même. « Ecce sacerdos », pense-t-il. Ô prêtre suprême, toi qui remontes dans l’inépuisable profondeur des temps, toi qui en tant que porteur de ta charge es âgé de presque deux mille ans, aide-nous qui sommes perdus, conduis nos affaires, car tu dois être la seule puissance sur terre qui es bonne et relève de Dieu.

Le blanc vieillard, conduit par le premier Maestro di Camera, un prélat qui dépasse encore en indulgent effacement le Sottomaestro, est entré dans la salle. Le cortège noir, rouge et mauve derrière lui reste en arrière et se dissout. Les pieds du pape, chaussés de souliers de maroquins rouges ornés d’une croix d’or, se meuvent lentement. Visiblement chaque pas épuise le malade. Son visage est presqu’aussi pâle que son vêtement. Seuls les cheveux aux tempes, qui dépassent sous la cape neigeuse, sont encore d’un noir de jais. Les lunettes cerclées d’or jettent une vive lueur sous les deux bosses puissantes du front, entre lesquelles sommeille un abîme de pensées sombres. Parfois un regard perce le scintillement des verres. C’est un regard fier, curieux, intelligent, où se lit cet humour en éveil, source de l’ironie avec laquelle des malades à la volonté très forte traitent leur propre douleur. Mais les lèvres minces, un peu pincées, aux commissures tendues vers le bas, ne manifestent pas d’ironie envers la douleur qu’elles révèlent. Tous les trois pas, elles s’ouvrent pour avaler une gorgée d’air dans un rictus d’asthmatique. Voici le visage noblement formé de l’octogénaire Pie, qui paraît moins vieux qu’épuisé par les souffrances et l’insomnie. Le corps dans la soutane blanche n’est pas naturellement maigre mais amaigri. Une large écharpe formant ceinture, en moire crème – seule nuance de couleur du vêtement pontifical à part la croix sertie de joyaux – voile nettement un embonpoint fondu.

À l’écart du cortège se tient Giovanni Malvestiti, valet de chambre de Sa Sainteté en habit et escarpins, personne d’une extrême importance, à qui l’existence terrestre de Pie Onze est presqu’entièrement confiée. Penché en avant, Malvestiti observe avec acuité son maître, comme s’il était prêt à chaque instant à bondir auprès de lui et à recueillir le moribond dans ses bras. Et ce geste attentif et plein de sollicitude du valet de chambre bouleverse plus que toute autre chose le jeune chapelain et met dans sa gorge les ténèbres d’un sanglot.

Pie n’escalade pas son trône – ce serait un tourment inutile – mais s’arrête sous la première marche. Il est là, debout, blanche profondeur d’un silence de mort. Ses traits sont figés. Ses yeux se ferment. Il doit avant tout faire grande provision de souffle et s’élever avec la dernière énergie au-dessus des atroces douleurs de ses jambes. Des deux mains il s’accroche à la chaîne en or mince de la grande croix de pierres précieuses qu’il porte sur sa poitrine. C’est un geste accoutumé introduisant toutes ses allocutions. Mais il paraît aujourd’hui s’attacher à cette chaîne étroite comme au seul soutien qu’il possède. Un regard las tombe à travers ses paupières mi-closes sur le cortège immobile des pèlerins à ses pieds. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Encore quelques instants de patience, s’il vous plaît ! Le chemin du studio jusqu’ici est long. Il faut d’abord que le cœur arythmique et avec lui les arythmiques pensées reprennent leur ordre. Or, ces pensées jouent toutes sortes de tours. Il a par exemple tout à la surface cette histoire du rasoir. Pie l’avait reçu jadis en cadeau de sa sœur Donna Emilia. Il avait l’habitude de se raser lui-même au couteau, mais pendant sa longue maladie qui le tenait alité il dut faire une exception et livrer ses joues à un coiffeur. Le Docteur Milani, son médecin particulier, avait insisté sur ce point. Mais à présent il était guéri, n’est-ce pas ? Un pape ne devait pas être malade. Un pape malade, c’est une contradiction en soi, ce n’est pas un coup du destin, mais une infraction volontaire qui atteint toute l’Église. Sa guérison a été annoncée urbi et orbi. Trêve d’irrégularités, trêve de cajoleries ! En signe de discipline, le coiffeur a été décommandé. Et aujourd’hui, à la grande frayeur de Milani et de Malvestiti, Pie s’est de nouveau rasé lui-même. Mais comme il ne se fie pas encore à ses mains lasses, il a pour la première fois, au lieu de la lame nue, utilisé le présent de sa sœur. Quel objet compliqué, qu’un tel rasoir mécanique propre et doré ! De cinq à six heures du matin, Sa Sainteté s’est escrimée à se servir de cet objet compliqué, devant la petite glace et le misérable bol d’eau froide. Trois fois Elle s’est coupée, une fois la joue, une fois la lèvre supérieure et une fois même l’index. À la suite de quoi le pape était aussi fatigué que le soir de la canonisation de la bienheureuse Thérèse de Lisieux. Et puis, lorsqu’à six heures Malvestiti était entré dans la chambre comme d’habitude, Pie avait fait semblant de lire son bréviaire, alors qu’il se sentait à peine capable de dissimuler la terrible soif d’air qui le torturait. Il lui avait été bien difficile ensuite de s’habiller, car toutes ses forces avaient été consumées à jouer avec le joli petit rasoir qu’il ne savait malheureusement pas bien manier encore. Et la toilette pontificale, ce n’est pas une mince affaire. Il y a d’abord les bas de soie blancs et étroits aux jarretières brodées d’or. Il n’est malheureusement pas possible de se dispenser de ces jarretières, bien qu’elles brûlent au-dessus du genou comme les feux de l’Enfer et qu’elles ne constituent certainement pas un appoint pour la santé tout juste recouvrée. Mais malgré tout il a fait une bonne blague au docteur. Milani entre et s’agenouille. Il lui tend la bague à baiser et lui donne sa bénédiction. Et la visite est terminée, avant même que Milani n’ait pu ouvrir la bouche. Il n’a pas même été besoin d’une plaisanterie légère comme le jour où, à l’apogée de la maladie qui est maintenant guérie pour de bon, Milani avait voulu convoquer un conseil de médecins et que le pape malade avait refusé avec la tranquille remarque qu’un docteur suffisait pleinement à achever un seul malade. Le sourire sur les traits du brave Milani avait été amer et respectueux. Ce n’est pas la faute de Milani ni la sienne s’il est de nouveau en mesure de marcher et de recevoir ses enfants spirituels. (Tout plutôt que la chaise roulante ! De la sedia gestatoria à la chaise roulante, quelle image ridicule et répugnante !) Combien de fois, tous ces derniers jours, n’a-t-il pas offert sa vie au Seigneur. Mais il sait fort bien que ce n’est pas là une offre très loyale, que la vie d’un octogénaire qui souffre d’asthme cardiaque et de sclérose évolutive dans les jambes. C’est un peu comme si un financier qui a fait banqueroute soutenait avec ses dettes un œuvre charitable. Dans la haute aristocratie du Vatican, les vieilles dames racontent que c’est Sainte Thérèse de Lisieux, à laquelle il s’adresse très volontiers dans ses prières, qui a prié pour sa guérison et accompli par là un nouveau miracle. Eh bien, à dire vrai, la bonne chère Sainte n’aurait servi ni lui-même, ni les intérêts de l’Église. Dans cette période des doctrines les plus sataniques depuis les grands conciles, il faut un géant au Vatican, un homme qui dort trois heures par nuit et qui, pendant les trois fois sept heures restantes, travaille, travaille, travaille. Un grand pape devrait être animé d’une grand colère et gîter dans sa bibliothèque comme un orage en suspens, prêt à chaque instant à fulminer le tonnerre et les éclairs. Mais lui n’est pas un coléreux. Il n’a jamais cessé d’affirmer que rien de radicalement neuf ne saurait se produire et que tout peut être jugé sur des précédents. Il n’a jamais cessé d’affirmer que les hommes ne sont pas moitié aussi mauvais que leurs actions. Mais maintenant, dans ces dernières années, les actions des hommes sont devenues si mauvaises qu’il n’y a plus de mesure pour leur propre méchanceté. Un grand pape devrait dominer l’histoire et la politique courante de soixante-dix nations jusque dans leurs moindres détails. Il devrait comprendre en lui aussi bien la vie intérieure du moindre coolie mexicain que celle du duc d’Albe, et saisir véritablement, avec tout son contenu psychique, l’âme de chaque individu particulier, avec précision, dans toutes les langues de la terre, dans toutes les formes de l’existence. Alors seulement il réussirait peut-être à détacher une à une les âmes immortelles de leur enveloppe horriblement gluante et à les libérer de cet état de grégarité animale où les réduisent et les tiennent comprimés la prolétarisation du monde et les théories politiques modernes. Alors seulement il serait en mesure, lui, Pie, d’être ce qu’il a mission d’être : le grand cercle concentrique de la conscience universelle, englobant et conciliant en lui dans un amour sévère les innombrables cercles de vie plus petits. Mais qu’est-il, en fait ? Une épave mal rafistolée qui n’ose plus s’aventurer hors du port. Quelles sont pour lui les questions essentielles ? Ses jarretières ou les escaliers qui montent à la bibliothèque ou le long chemin dans la salle du consistoire. Quel est aujourd’hui son écueil ? Un rasoir doré dont il n’a pas l’habitude et qui lui ravit la force de toute une journée. Voilà qui ramène vivement à son point de départ le zigzag rapide de la pensée.

Sa Sainteté se redresse un peu, prend souffle à plusieurs reprises, s’avance vers Monseigneur agenouillé et lui donne son anneau de pêcheur à baiser. Le prélat viennois, à qui l’émotion a fait perdre ses bonnes joues roses, balbutie une brève adresse, pour présenter au Saint-Père ses fidèles enfants d’Autriche, fils et filles. Toute la fatigue disparaît d’un coup des traits du pape qui se tendent et acquièrent une transparence soudaine à travers laquelle brille une lumière intérieure. Pie parle de sa voix claire, chaude, un peu scandée un allemand très lent délicieusement infléchi d’accent italien :

– Notre cœur paternel plein de sollicitude, commence-t-il textuellement, n’a pas voulu permettre que les pèlerins autrichiens rentrassent de Rome sans nous avoir vus et nous avoir salués.

Dans cette époque dangereuse, continue-t-il, il était plus nécessaire que jamais que le père cherche les enfants, mais aussi que les enfants recherchent le père. Comme le fait chaque petite famille dans les heures de calomnie et de persécution, la grande famille catholique elle aussi devait se serrer en une étroite communion. C’était toujours avec un amour particulier, et la même angoisse, qu’il pensait à la belle patrie des personnes réunies ici ; là, comme partout où la langue allemande était parlée, guettait le tentateur malicieux qui renversait l’ordre divin des valeurs, mettant au plus haut ce que Dieu a voulu au plus bas et transformant l’évangile d’amour en un évangile de haine et attirant à lui les âmes faibles par la volupté de l’orgueil. Pie rappelle à ses enfants les paroles du Sauveur : Soyez vigilants et priez ! Et il conclut en évoquant sa propre vie. Au cours de sa longue existence, il a toujours appris par de nouveaux exemples que chaque entreprise, chaque œuvre accomplie, qui le soir encore paraît bonne, se révèle le lendemain, déjà, moins bonne. Il n’y a rien que l’on ait déjà bien fait, dit-il avec son accent italien, il faut le faire mieux chaque jour...

Après cette petite adresse, Pie sourit quelque peu derrière l’éclat de ses lunettes. Peut-être songe-t-il je ne ferai plus jamais mieux, quelque désir que j’en aie, mais ces douleurs sont vraiment trop vives et je serai infiniment satisfait lorsque la réception sera terminée sans que personne ne se soit aperçu de rien. Puis il s’avance vers le ministre agenouillé et lui tend l’anneau de pêcheur à baiser ; comme du centre d’un nuage d’affabilité il pose quelques questions.

Teta est la sixième dans la rangée. La position à genoux est celle qui lui cause les peines les plus insupportables. En d’autres circonstances, elle aurait indubitablement hurlé de douleur. Mais en ce moment il y a scission entre les douleurs et elle-même. Ces douleurs sont la pénitence voluptueusement pénétrante de toute une vie et de la distinction inouïe et terrible de cette minute. Elle enfonce fébrilement ses ongles dans ses paumes. Elle comprend maintenant pourquoi elle a eu peur de ce moment. Sa grandeur est simplement trop pour elle. Son cœur menace de se briser. Ses yeux complètement assombris sont suspendus de toute la fixité de leurs pupilles à la figure blanche du vieillard. Le blanc vieillard est le Saint-Père, le prêtre parmi les prêtres, le pape. Eh, que sait-elle du pape ? Le blanc vieillard est presque Dieu lui-même qui a gouverné son être de si près et de manière si sensible depuis son premier souffle de vie. Mais que sait-elle de Dieu lui-même ? En même temps que ce blanc vieillard, la visibilité même de Dieu sur terre est entrée pour elle par cette porte haute. Elle a écouté attentivement ses paroles sans les comprendre. Une seule maxime s’est fixée dans son esprit : il faut tout faire mieux aujourd’hui qu’hier. N’a-t-elle pas elle-même fait mal d’abord, pour avoir le droit de faire mieux à l’avenir ? Mais Teta n’effleure même pas de ses pensées les dix mille pour Mademoiselle Irène, ni le chapelain bien-aimé. Qu’est-ce que Jean Seydel pourrait bien signifier pour elle en cette minute où elle se trouve face à face avec la figure visible de l’Invisible dont elle est assoiffée depuis qu’elle a appris à penser ? La vue de ce blanc vieillard devant elle efface tous les calculs, toutes les espérances de sa vie. De seconde en seconde, les tourments de la malheureuse agenouillée s’aggravent et, avec eux, avec le battement précipité de son cœur, croît la soif immense de celui qui représente Dieu, qui est Dieu. Teta ne le sait même pas, qu’elle tend timidement vers le Saint-Père ses bras ouverts...

Pie passe lentement de l’un à l’autre des pèlerins de la première rangée habilement présentée. Il tend sa main à baiser, un sourire grave aux lèvres, faisant de l’autre main, celle de la bénédiction, le signe consacré. Sa suite, à laquelle sont venus se joindre à présent Monseigneur, le ministre et l’impresario fièrement épanoui, reste en arrière. Seul le Maestro di Camera lui emboîte le pas. Un peu à l’écart, Giovanni Malvestiti, le dos courbé, le suit du regard, constamment aux aguets.

Le Saint-Père a atteint Teta. Il lui tend l’anneau à baiser. Mais Teta baise la main. Il fait sur elle le signe de bénédiction. Mais à peine a-t-il terminé, le voilà qui chancelle, le teint plus livide encore, la main gauche pressée contre son cœur. Un étouffement ? Une faiblesse dangereuse des jambes ? Sa main droite bat l’air cherchant un appui. Elle trouve cet appui et pendant quelques secondes pèse lourdement sur le chef de Teta, comme pour décupler le poids de la bénédiction. Mais à présent les douleurs et les désirs de Teta ont eux aussi dépassé toute mesure. Ses mains tâtonnent dans un geste de supplication le long de la blanche soutane. Il s’écoule peut-être douze secondes pendant lesquelles le Chef Suprême de l’Église et sa plus modeste servante se touchent, terrassés l’un et l’autre par la violence de leur peine terrestre. Mais Teta, au cours de ces inimaginables secondes, touche en même temps le Dieu auquel elle croît. Et déjà Giovanni Malvestiti est aux côtés du pape. Celui-ci refuse l’aide offerte d’un léger pincement de bouche agacé. Puis il s’adresse à Teta avec une formalité par trop rigide :

– Je donne ma bénédiction, non pas à vous seulement, mais à tous ceux qui vous sont chers...

Et déjà la marée continue. Pie tend l’anneau au dernier des pèlerins. Puis il se tourne une fois encore vers l’assemblée et lui adresse un solennel salut souriant et les deux mains levées. Sans bruit les deux battants de la porte s’ouvrent. On voit de nouveau l’enfilade semblable à un jeu de glaces des huit salons. Et puis tout est fini. Joseph Eusèbe Kompert agite son haut de forme et, d’une voix étouffée comme en rêve, s’écrie :

– Vive Sa Sainteté !

Il a entendu dire que les Français et les Italiens poussent des cris de cette sorte à la fin des réceptions pontificales. Mais personne ne fait chorus. Sur tous les visages pèse une sorte de mutisme rigide. Teta s’est affalée en avant. Ses mains sont étendues. Son front touche les dalles. Jean Seydel croit d’abord à un geste de profonde prostration. Ce n’est que lorsqu’il se penche sur elle qu’il s’aperçoit qu’elle a perdu connaissance.

Pendant la longue Papauté de Pie Onze, il ne s’était pas une fois présenté d’accident mortel au cours d’une audience générale, deux ou trois fois seulement une grave maladie. Teta Linek était, de mémoire d’homme, le premier pèlerin qui ne fut pas en mesure de quitter à pied le palais du Vatican. Deux gendarmes palatins, appelés bussolanti, la portèrent aussi rapidement et aussi discrètement que possible sur une civière antique et poussiéreuse dans la chambre des gardes au rez-de-chaussée. Là on lui rendit les premiers soins et on la ramena à elle. Mais il fut bientôt manifeste que la vieille femme était paralysée du côté droit et qu’elle avait perdu l’usage de la parole. Elle ne prononçait que des paroles confusément bredouillées. La thrombophlébite, annoncée pour 1940 par une façon de parler superficielle du médecin des assurances grognon, avait rattrapé Teta trois ans plus tôt, et ce précisément dans le moment le plus puissant de toute son existence. Un caillot qui s’était formé dans les veines surmenées et martyrisées avait bouché et déchiré un vaisseau sanguin dans le cerveau.

Elle avait honte et en même temps elle se sentait un peu fière, comme si elle avait accompli quelque chose qui ne manquait pas de dignité. Elle croyait s’adresser sans cesse en ces termes à son entourage : Surtout ne faites pas tant d’histoires avec moi, si je puis me permettre. Cela va déjà beaucoup mieux. Dans une demi-heure au plus ce sera terminé... Pourvu que Sa Sainteté ne se soit pas aperçu que la stupide vieille Linek fait tant d’histoires, ça serait le comble... Avec votre permission, Monsieur le Chapelain doit m’excuser, cela ne recommencera plus ; sitôt rentré à la maison je me ferai cautériser, pour pouvoir prendre mon service, le premier juillet chez la baronne Perera à Goessl, fraîche et dispose, et puis, et puis, Monsieur le chapelain ne sait pas encore tout ce que la mère Linek a imaginé... Si je puis me permettre, il ne faut pas être si bon et si généreux pour moi, tous ces messieurs les officiers, mais pourquoi donc cela, ça ne va pas, je ne suis pas habituée à ça... Et que Monsieur le chapelain ne se fâche pas, Monsieur le chapelain n’aura plus jamais de mal, comme ça, avec la vieille Linek...

Elle pensait expliquer tout cela et bien d’autres choses encore et n’avait nullement conscience de son bredouillement hâtif. Ses beaux yeux étaient plus que jamais couleur de myosotis. Comme la partie droite de sa figure était un peu tirée, on avait l’impression qu’elle ne cessait de sourire et ce d’une manière légèrement railleuse. Teta s’étonna beaucoup lorsqu’on la chargea un peu plus tard sur une ambulance. Quelle sollicitude superflue et par trop tendre pour une telle bagatelle. Et tout cela pour Teta Linek de Hustopec. Les lansquenets du Ciel dans leur costume rayé jaune et bleu étaient debout auprès du Portone di Bronzo avec leurs longues hallebardes, entourant cette Teta Linek de Hustopec, et la saluant gravement, comme si elle était au moins une parente de Sa Sainteté : Non, mais ça, alors !

On la transporta à l’Hôpital des Miséricordieux, sur l’île du Tibre. Elle était couchée là, dans sa petite chambrette de malade étroite mais à elle seule, dans un petit lit blanc comme neige. Tout lui paraissait minuscule, dépouillé, bien à elle, exactement comme elle le désirait, comme elle en avait besoin. Oui, on pourrait rester ici pour toujours s’il le fallait et Monsieur le chapelain ne la quittait pas. Il ne quitta pas même la chambre lorsque le médecin lui injecta quelque chose dans les veines. Et l’humeur de Monsieur le chapelain semblait aussi joyeuse que la sienne propre. Il riait de tout son visage de jeune homme et n’arrêtait pas de faire des plaisanteries :

– Mademoiselle Linek, vous avez conquis le Vatican d’un seul coup, disait-il en clignant de l’œil, méfiez-vous, un de ces jours vous allez vous trouver nommée, par bulle pontificale et contrairement à toute tradition, cuisinière en chef....

Brusquement le visage de Teta s’assombrit. Elle regardait autour d’elle d’un air inquiet :

– Ou... mo... sa..., balbutia-t-elle.

– Vous cherchez votre sac, demanda Seydel, qui avait pris soin du récipient de son magot.

Elle hocha violemment la tête et commença à fouiller fébrilement l’intérieur du sac de la main gauche qui était libre. Le chapelain s’approcha du lit et vint à son secours.

– Je... le... peu..., ne cessait-elle de répéter.

– Voulez-vous ces deux lettres, Mademoiselle Linek ?

Teta hocha la tête avec enthousiasme. Seydel prit les deux grosses enveloppes dans le sac et vit qu’elles lui étaient adressées.

– Voulez-vous que je les ouvre et que je les lise maintenant, ces lettres, demanda-t-il à très haute voix, comme si la malade n’avait pas seulement perdu la parole mais aussi l’ouïe.

Teta secoua la tête furieusement.

– Voulez-vous que je mette ces deux lettres dans ma poche et que je les y garde jusqu’à ce que vous soyez guérie ? cria-t-il plus fort encore.

Teta hocha la tête triomphalement. Un sourire angélique se répandit sur tous ses traits. Mais son visage avait une fêlure sur le côté droit comme un vase fêlé. Seydel fit glisser dans la poche de sa soutane les lourdes enveloppes. Il soupçonnait bien qu’elles contenaient des dispositions testamentaires mais ne s’en souciait pas autrement. Teta ferma les yeux en un sentiment de satisfaction fatiguée. Il ne lui manquait plus rien.

Une heure plus tard parut Joseph Eusèbe Kompart, porteur d’une gerbe redoutable de pivoines rouges et d’une tarte aux amandes provenant du Café Arragno. Les nonnes qui soignaient ici les malades n’avaient pas voulu le laisser entrer, mais l’impresario n’était pas homme à se laisser fermer une porte au nez. Brillant de sueur et de gaieté active, il s’assit auprès du lit de Teta et d’une voix exhortante lui tint ce discours :

– Eh bien, notre Madame Linek, elle est devenue une véritable attraction, comme ça... Nous lui sommes tous devenus attachés, très attachés au cours de ce pèlerinage qui a pleinement réussi, on peut bien le dire maintenant, après les magnifiques paroles de Sa Sainteté dont je ne suis pas entièrement irresponsable, du moins je m’en flatte, n’est-ce pas, Monsieur le chapelain... Et nous ne laisserons pas ici notre Madame Linek, vous en avez ma parole, même si jeudi elle n’est pas encore en état de voyager, nous attendrons vendredi ou samedi, comptez sur Kompert, il arrangera ça... Et si quelque chose ne vous convient pas ou que vous manquez de quoi que ce soit, chère Madame Linek, vous savez à qui vous adresser, à votre impresario naturellement. Un bon impresario, c’est en même temps un cahier de réclamations. Et Sa Grâce, Monsieur l’Abbé Général, est mon ami, vous serez soignée ici comme coq en pâte... Et cette sensation que vous avez faite, formidable, je vous prie de croire, on s’est enquis de vous et j’ai pu donner toutes informations, et on a manifesté beaucoup de sympathie... Et il y a quelque chose en réserve pour vous, je veux dire quelque chose de très beau, de tout à fait spécial, peut-être de Sa Sainteté en personne, qui sait... Alors guérissez-vous vite et puis quand nous serons rentrés, nous organiserons une fête magnifique, rien que pour vous toute seule, Madame Linek...

– Par... me... mi... hn..., balbutia Teta à plusieurs reprises et elle voulait dire :

– Ne vous faites surtout pas tant de dérangement, s’il vous plaît... Pourquoi Monsieur m’apporte-t-il toutes ces fleurs seigneuriales et la tarte pour six personnes, qu’est-ce que je vais en faire, voyons... Je ne me suis pas bien comportée du tout, j’ai été très bête et très maladroite, au contraire. Et sûrement que jeudi je serai sur pied et que l’on n’aura pas besoin de m’attendre, ce serait vraiment le comble, quelle différence cela fait-il que je sois couchée ici ou dans le rapide, avec votre permission, cela revient au même, et je remercie bien respectueusement pour le Très Gracieux présent, mais je ne le mérite pas...

Dès que Teta eut cru avoir terminé ces déclarations pro-testatrices, elle tomba dans un lourd sommeil. Dans le couloir, Kompert demanda au jeune chapelain s’il voulait rentrer en ville avec lui. Seydel déclina son offre. Il resterait auprès de la malade tant que son état ne se serait pas sensiblement amélioré. Les médecins étaient assez inquiets. Ce genre d’attaques est généralement suivi de nouvelles attaques similaires à bref intervalle et elles sont fréquemment mortelles. Lui-même ne savait pas exactement ce qu’il souhaitait pour cette vieille domestique, une mort rapide et heureuse ou encore quelques années d’une vie misérablement traînante.

– Moi je choisirais toujours la vie, soupira Joseph Eusèbe, symbole de la vitalité, du fond de son cœur, qui était très tendre.

Il dut s’essuyer les yeux. Puis il donna sur l’épaule de Jean Seydel une tape d’appréciation :

– Bravo, bravo... C’est très beau, ce que vous faites, mon cher chapelain...

Et dans sa naïve admiration pour le succès et la carrière, il ajouta d’un ton prophétique :

– On vous remarquera, très cher... Kompert s’en occupera...

Le chapelain retourna dans la chambre de Teta pour servir la vieille domestique dont le plus beau rêve avait été de pouvoir le servir, lui. Mais à peine l’impresario était-il parti que vinrent l’un après l’autre tous les pèlerins pour demander des nouvelles de leur compagne de pèlerinage et lui apporter des cadeaux. Teta n’avait jamais adressé la parole à la plupart d’entre eux, sachant toujours garder les distances. Mais cette circonstance même explique peut-être l’effet profond que l’incident tragique dans la salle du consistoire avait fait sur l’âme des pèlerins. Et l’interprétation qu’ils en donnaient n’était pas entièrement erronée. Une âme fruste, animée d’une piété populaire, avait été littéralement terrassée par la proximité bouleversante du Pontife Suprême. Il y a donc encore des fidèles et des catholiques d’une pureté totale. Les pèlerins apportaient des œillets et des glaïeuls et des roses et des pivoines et bien d’autres fleurs, et des petites images de Marie et des tartes aux amandes, des liqueurs, du vin et des bonbons et toutes sortes de remèdes domestiques tirés de leurs pharmacies de voyage qui avaient fait leurs preuves avec le même succès contre la typhoïde, le rhume, l’apoplexie et le saignement de nez. Guère un seul, parmi les quatre-vingt-seize pèlerins, qui ne se présente avec une petite offrande. Lorsqu’après deux heures de profond sommeil Teta se réveille, elle est couchée dans un jardin enchanté. Elle a du mal à vaincre son étonnement. Ses yeux incrédules plongent dans l’abondance des cadeaux qui l’entourent.

– Beau début pour les cadeaux de Noël, rit le chapelain, et nous ne sommes encore que le mercredi après la Pentecôte...

Teta qu’ombrage entièrement ce jardin féerique d’attention et de sympathie, bourgeonnant au dernier jour de sa vie, remue constamment les lèvres. Sans doute cherchait-elle son vieux dicton qui lui venait droit du cœur : C’est une vraie splendeur !

Le chapelain Jean leva deux bouteilles d’Asti Spumante à la lumière :

– Ça, c’est Monsieur le conseiller aux pauvres de district Fleissig en personne qui me les a données... M’est avis, Mademoiselle Linek, que vous avez même fait la conquête de sa répugnante moitié...

Teta contempla encore quelque temps cette merveille, avant de comprendre pleinement ce qui s’était passé.

– Ça... ce... cha..., balbutia-t-elle, comme saisie d’une subite inquiétude.

Seydel se pencha sur elle : encore une fois, je vous prie.

Elle émit la même suite de sons. Mais lui avait déjà appris à la comprendre :

– Vous voulez dire que toutes ces bonnes choses vont se gâter, ici...

Teta sourit d’un air soulagé et hocha énergiquement la tête.

– Et qu’est-ce que nous pourrions bien y faire, évoqua-t-il en fronçant les sourcils.

Teta composa la même séquence sonore que tout à l’heure.

– Vous voudriez en manger un peu, tâtonna le chapelain.

Teta secoua la tête d’un air de dénégation indignée.

– Pensez-vous que je devrais en manger, peut-être, fit Jean Seydel avec un clin d’œil malicieux.

Teta soupira profondément et hocha la tête de ravissement.

– L’idée n’est pas mauvaise du tout, fit le chapelain, car je meurs de faim.

Avec son canif il se coupa une magnifique tranche de tarte aux amandes et se versa un verre de vin. Puis tout en mâchant et en buvant avidement, il regarda par la fenêtre d’un air pensif où ses yeux se posèrent sur le cèdre élevé et puissant du jardin de l’hôpital. Tandis qu’il rassasiait sa faim brûlante par ce premier repas de la journée, il ne s’apercevait pas du débordant bonheur qui brillait dans les yeux de Teta et s’amplifiait jusqu’à l’expression d’une gaîté téméraire et malicieuse. Il était donc là, qui mangeait et qui buvait, ce cher Monsieur le chapelain. Et si ce n’était pas elle-même qui lui avait préparé et servi son repas, du moins la nourriture lui venait en quelque sorte de ses mains. Il en sera ainsi peut-être l’année prochaine déjà. Et il a sur lui l’argent de Mademoiselle Irène, sa sœur, et celui de la pauvre bêtasse. L’alliance est à jamais conclue. Et en réalité il ne reste pas grand-chose à faire. Et puis si elle ne s’était pas trouvée un peu malade – rien qui vaille la peine d’en parler – qui sait si cela se serait si bien présenté, sans heurt et sans histoires. Elle balbutia quelques syllabes tendres. Il ne comprit pas. Mais Jean Seydel n’avait pas encore fini sa tarte lorsque quelque chose de grand se produisit. La porte s’ouvrit doucement et le prieur de l’hôpital franchit le seuil en personne et annonça non sans une joyeuse sympathie :

– Monseigneur Caccia, de la part de Sa Sainteté...

Un prêtre encore assez jeune, en habit noir et rabat mauve, entra. Son visage était rond et rose et brillant. Sur ses traits il y avait le sourire impondérable et un peu timide de tous les hommes du Vatican. Ses mouvements étaient gracieux et solennels à la fois comme ceux d’un danseur sacré. Le prieur lui approcha une chaise du lit. Monseigneur Caccia s’y assit légèrement, comme s’il n’était pas vraiment assis, mais indiquait simplement le geste tout en restant suspendu en réalité dans l’atmosphère. Il posa sur le lit de la malade un étui en cuir qui contenait un grand rosaire magnifique composé de billes d’agate rouges. Il parlait doucement d’une voix domptée de chanteur qui possède l’art de proportionner la richesse de ses résonances aux espaces étroits :

– Sa Sainteté m’envoie à vous, ma fille, pour vous remettre ce présent béni de Sa propre main. Le Très Saint-Père exprime ses vœux de prompt rétablissement et renouvelle la bénédiction qu’il vous a accordée à midi. Enfin Sa Sainteté m’a chargé de vous dire que demain matin pendant la messe, Elle penserait à vous, ma fille, dans ses prières...

Le prélat parle l’allemand couramment, sans accroc, comme Pie, son seigneur et maître. Par la sobriété raffinée et l’exacte propreté des termes, ces trois présents, issus d’un grand amour de l’humanité chez ce pape octogénaire qui luttait lui-même avec la mort jour et nuit, avaient revêtu l’aspect d’une note diplomatique. Caccia posa encore quelques questions au prieur et au chapelain, puis s’inclina assez profondément devant la malade et disparut avec la même grâce solennelle avec laquelle il s’était présenté. Lorsqu’il est de nouveau seul avec elle, Jean Seydel, qui pendant la visite était resté immobile dans un coin, dit :

– Est-ce que vous auriez jamais rêvé cela, chère Mademoiselle Linek, que le Saint-Père lui-même vous inclurait dans ses prières...

Teta secoue la tête sans arrêt. Rêver cela ? Son rêve le plus audacieux avait été de vivre le restant de son âge avec son neveu ecclésiastique dans une petite cure campagnarde. Et ce rêve déjà s’était avéré excessif et trop téméraire et avait lamentablement périclité. Née des profondeurs du temps perdu, une grande angoisse l’avait toujours accompagnée, c’est qu’elle, la vieille fille, se trouverait un jour toute seule à l’heure de la mort et n’aurait personne qui se souvienne d’elle, prenne pitié de sa pauvre âme et lui accorde l’aide nécessaire pour franchir le pas fatal entre l’en-deçà et l’au-delà. Et maintenant !? Qui aurait pu rêver cela ? Qui l’aurait imaginé ? Chaque heure surenchérissait d’une nouvelle grâce inattendue sur la précédente. Dieu lui-même semblait se ruiner en faveurs pour l’amour d’elle. Et tout cela se passait si tranquillement, si spontanément, si naturellement. Le désir vital de la petite servante s’est concentré en une puissante efficacité et la submerge à présent sous l’avalanche de l’accomplissement. Il y a quinze jours encore, Teta était une femme troublée, ne sachant que faire ni que penser. Il y a douze jours elle ne connaissait pas encore Monsieur le chapelain. Et depuis hier soir elle possédait un prêtre, un ange gardien, qui était sa propriété à elle. Sans le soupçonner, il portait dans sa poche la forte attache qui le liait à elle pour toujours. Et demain matin, le plus sacré, le plus divin des humains, celui qui est élevé bien au-dessus même des maîtres les plus haut placés, celui qui touche au ciel comme s’il était lui-même déjà un fragment de l’au-delà sur terre et presque comme Dieu, lui, le Saint-Père, prierait demain au cours de la messe du matin pour la parfaite cuisinière Teta Linek. Quelle inaliénable assurance contre tous les dangers. Il est même permis de supposer que grâce à la prière pontificale, le Purgatoire ne sera pas pour elle particulièrement pénible. Ce rêve-là, il faut un rêveur plus téméraire qu’elle pour le faire, une meilleure tête que la sienne pour l’imaginer. Elle en est incapable. Elle s’étire. Elle s’abandonne. Mais voilà que précisément au moment où elle s’assoupit déjà doucement sous l’effet de sa fantaisie qui tourne en cercles rapides, une pensée tout à coup s’empare, puissante, dangereuse, décisive. Cette pensée, c’est : Pourquoi ne pas mourir aujourd’hui ? Ma main droite est paralysée. La baronne Perera ne voudra pas de moi. Pour Monsieur le chapelain, je ne serai bonne à rien. Tout ce qui viendra après l’heure présente ne pourra être que déclin, que misère.

Teta s’aperçut aussitôt que cette pensée ne ressemblait pas aux autres imaginations et rêveries qui bourdonnaient autour de sa tête comme autour d’une ruche. C’est un insecte ailé minuscule mais autonome et conscient de sa force qui se sépare maintenant de la ruche, reste suspendu quelques instants au dessus des innombrables fleurs dont la chambre est pleine, puis s’envole par la fenêtre. Cette pensée, elle pourrait encore la rappeler. Mais elle ne la rappelle pas, bien qu’elle la regrette.

La providence a accordé aujourd’hui à Teta pleine latitude de souhaiter. L’abeille aux fortes ailes de la pensée est déjà arrivée, on la reçoit immédiatement et comme si on n’attendait que le « là » de ce désir, voilà déjà qu’il est réalisé. On traite aujourd’hui la servante Linek comme un enfant favorisé, un enfant du dimanche qui ne meurt que lorsque sa volonté la plus intime en fait la prière. De nouveau, un petit caillot passe dans la circulation et déchire un vaisseau, cette fois dans le poumon. La malade est saisie d’un horrible accès d’étouffement, elle se tord et crache du sang. Les infirmières et les médecins arrivés à la hâte croient déjà que c’est la fin, car le cœur oublie de battre et ne fait plus que vibrer. Mais ils se sont mépris sur la constitution de fer de la malade. La mort, qu’elle a appelée à elle par une décision issue de la souveraineté secrète de son âme, n’a pas la partie facile avec Teta. Au bout de quelques minutes, le cœur se remet à battre régulièrement, bien que cent quatre-vingts fois à la minute. La fièvre monte sauvagement jusqu’à la plus haute graduation du thermomètre. Probablement une congestion pulmonaire. On ne se donne plus la peine de tourmenter la malade par une douloureuse percussion.

Avec la hausse vertigineuse de la température du corps, toutes sortes de fantasmes fiévreux entrent dans la chambre. Ils attendaient cette heure patiemment dans le magasin de masques de l’oubli. Quelle incroyable richesse dans une si pauvre âme, même lorsque le cours même de sa vie a été aussi rectiligne, aussi monotone que celui de Teta. Il semblerait presque que cette pauvre âme apporte plus sur terre que ce qu’elle y accumule. Il ne serait guère nécessaire, du reste, de prêter une attention particulière à cette foule de figures fantasques qui pénètrent la chambre, si Mojmir Linek, le neveu, ne venait pas avec elles, une dernière fois, pour prendre congé de sa chère tante, sa constante bienfaitrice.

Le neveu est assis à son chevet. Du reste, Teta ne sait pas exactement si elle n’est pas assez impudiquement couchée sur le lit défait du Nouveau Monde. Mojmir porte une vaste soutane mauve en soie pure. Donc il est prêtre. C’est un prélat ou quelque chose de plus élevé encore. Il a mieux mené sa barque que le pauvre chapelain Jean. Teta se triture la cervelle pour s’expliquer comment ce vaurien a pu jouer même le Saint-Père. Elle est excessivement soucieuse, à l’idée que cet être en violet – un violet étonnamment clair, presque mauve – a réussi par des manœuvres sournoises à se faufiler parmi les serviteurs les plus zélés de l’Église.

– Trois fois je vous ai menti, très chère tante, sourit le neveu d’entre ses yeux en amande aux contours bouffis, mais c’était uniquement pour me punir moi-même. Car je suis prêtre depuis vingt ans déjà, comme vous pouvez le voir, et aujourd’hui par décision pontificale, Sa Sainteté m’a engagé dans le Vatican. J’ai du reste une jolie protection grâce à ma chère tante. Et maintenant je viens vous chercher, pour que vous teniez notre ménage à Sa Sainteté et à moi-même. Levez-vous ! Il est temps de préparer le dîner. Cela ne vous coûtera pas grand-chose, quatre ou cinq cents à titre d’acompte...

– Ne t’ai-je pas dit, neveu, s’écrie Teta de toutes ses forces, que tu ne dois plus venir, plus parler, plus écrire...

Mojmir se penche sur elle, c’est à devenir fou ; il lui caresse les joues avec amour de ses mains sales mais parfumées, qui portent les ongles rouge foncé des dames Fleissig :

– Je ne suis pas un menteur, chère tante, vous le savez depuis longtemps, voyons... J’ai fait pénitence de tout : Absolvo te, nous pouvons recommencer à neuf... Oui, c’est vrai, j’ai rompu mes vœux et j’ai eu une liaison, une seule, car je suis un homme, après tout... Mais après tout, c’était une liaison honnête et chrétienne avec une infirme...

– Je ne suis pas jalouse de toi, enrage Teta.

Mais tout à coup elle s’aperçoit que le neveu n’est pas du tout son neveu mais Monsieur le chapelain. Alors une grande douleur l’envahit, la plus grande douleur de sa vie. Car elle sent que même son cher, cher Jean Seydel ne lui veut pas de bien, mais qu’il lui ment, autrement et pourtant pareillement que le neveu. Que faire pour échapper à cette effroyable épreuve ?

– Je ne suis pas jalouse de toi, sanglote-t-elle et des torrents interrompus de larmes augmentent la confusion.

Mais à travers ses larmes Teta distingue le neveu ou le chapelain, elle ne sait plus lequel, qui se partage en deux ecclésiastiques. Lequel est Mojmir ? Lequel est Jean ? Elle ne parvient pas à les distinguer. Et les voilà qui se jettent l’un sur l’autre, se battent à coup de poing et se roulent en luttant à travers la petite chambre qui ressemble à la chapelle souterraine de Sainte Cécile. Dans la profonde obscurité crépusculaire, le claquement des soutanes se fait plus sauvage. Teta veut se lever de son lit pour aider le chapelain. Déjà elle est assise sur le rebord. Heureusement, « mon gars » s’est mis de la partie et remplit la salle de ses aboiements tout en se jetant férocement sur l’un des lutteurs. Le petit chien aveugle sait sûrement lequel est le bon.

– Vas-y, mon gars, mords-le, hurle Teta, mords le neveu, mon gars, et c’est presqu’avec joie qu’elle assiste à la lutte passionnée des deux hommes dont son amour est l’enjeu.

Elle ne se lasse pas à présent de cette lutte dans les ténèbres. Ce n’est que lorsque la lumière centrale s’allume que l’obscurité prend fin et le duel avec elle. Jean Seydel a remporté la victoire. Mais Teta a déjà oublié depuis longtemps le neveu et la lutte.

Monsieur le chapelain se penche sur elle avec amour. Sa voix claire bien que lointaine lui parvient distinctement :

– Voudriez-vous recevoir maintenant les Saints Sacrements, demande-t-il en ajoutant d’un ton consolateur : Cela a déjà contribué à la prompte guérison de bien des malades... À vous aussi cela ne manquera pas de faire du bien...

– Oui, dit Teta, très distinctement et sans balbutier, oui, oui....

Ce qui se passe ensuite passe imperceptiblement sur elle comme la brise estivale et l’ombre des arbres sur le promeneur couché sur la pelouse. Deux faits seulement entrent dans le champ clair de sa conscience. D’abord certains mots que le prêtre répète fréquemment : Ancilla tua.... Ou bien : Ancilla domini, Teta Linek... Elle ne sait pas que ces tournures latines signifient : Ta servante, ou la servante du Seigneur, Teta Linek. Mais comme elle se sent appelée par son nom, elle sourit d’un air zélé comme il convient de faire lorsque les maîtres demandent quelque chose. Ses yeux de myosotis sont largement ouverts et pleins d’une expression paisible. Le deuxième fait qui la frappe est extraordinairement agréable. Conformément à l’usage que prescrit le rite, le chapelain fit trois fois sur chaque plante des pieds de la mourante un signe de croix avec l’huile consacrée. Viatique, soulagement pour le chemin. C’est le nom de ce sacrement. Teta ressent un chatouillement très agréable à la plante des pieds. Mais cette sensation ne passe pas, elle en provoque au contraire une autre, plus puissante encore. Il lui semble maintenant porter sous chacun de ses pieds nus une croix de feu doré et frais. Où qu’elle aille maintenant, elle est sûre qu’elle s’y rendra sur ses propres pieds immunisés par la croix brûlante d’or et de fraîcheur.

Teta est pourvue maintenant, assurée et mise en ordre, et elle le sait. Qu’est-ce que le sentiment de propreté de jeune mariée éprouvé hier, lorsque pour l’avant-dernière fois elle s’est endormie sur cette terre, comparé à sa conscience actuelle d’être mise en ordre !? Pendant qu’elle est couchée là immobile et qu’elle attend, une expression attentive se peint sur les traits de Teta. La procédure de la mort pourrait commencer à présent. Mais la mort, qui n’est pas seulement chose subie, mais chose agie, ne commence que vers dix heures du soir. Teta, la servante, attendra avec la modestie qui lui est propre la venue de la faiblesse suprême du cœur.

De même que la naissance est un douloureux secret entre la mère et l’enfant, de même la mort est un douloureux secret entre le créateur et la créature. Il a été jalousement veillé à ce que nous oubliions l’un et ne puissions plus trahir l’autre. Mais avant que ne commence le labeur incommunicable de la mort, il se passa quelque chose en Teta qui se laisse encore à la rigueur raconter. C’était une amicale transformation du sentiment qu’elle avait de son propre corps. Il lui sembla n’être plus rondelette et trapue et vieille. Et surtout, cette vieillesse, ces rides, ces bajoues, ces poches sous les yeux se révèlent n’être qu’une sorte de faute de dessin, rectifiée tout à coup comme d’elle-même. Teta eut nettement conscience qu’une vague épaisse de chevelure juvénile blond châtain, en boucles lâches, tombe dans son cou étroit. C’est jeudi et elle rentre à la maison. Elle n’y rentre pas seule. Elle a un compagnon à ses côtés. Est-ce Monsieur le chapelain, elle ne sait pas. Peut-être que c’était lui. Peut-être que non. En tous cas, c’est le seul vrai. Comme son visage semble lisse et frais au toucher. Seule la chevelure magnifique se fait de plus en plus lourde.

– C’est donc moi, cela, si je puis me permettre ? se demande Teta avec étonnement.

 

 

 

 

CHAPITRE DOUZE

 

PETIT ÉPILOGUE DANS UN PARC

 

C’était à Paris, un jour clair de printemps précoce, en l’année 39 ; je venais de noter les dernières pages de cette histoire d’une servante. Et le même jour, par une de ces intrications significatives que l’on nomme hasard, je reçus au courrier de midi une lettre de Livia Argan. C’était le premier signe de vie que mes amis me donnaient depuis plus d’un an. On n’aura pas de peine à juger le mélange de frayeur, de joie et d’angoisse avec lequel j’ouvris cette lettre ou plutôt m’abstins plusieurs minutes de la décacheter. Livia écrivait très prudemment. Mais à travers le style par allusion qui est imposé aux sujets des despotes modernes, j’aperçus dès la première ligne que quelque chose d’inespéré s’était produit et qu’un nouvel espoir fleurissait dans l’âme de Livia. Avant tout : Léopold était libre. La lettre disait qu’il était revenu bruni par le soleil des sports d’hiver. Le satan brun l’avait donc laissé échapper à ses griffes et si j’interprétais correctement certaines allusions, les nerfs de mon délicat ami ne semblaient pas avoir été complètement ruinés par près d’un an de camp de concentration. Livia mentionnait même expressément l’état d’esprit calme et serein dont jouissait Léopold « en dépit de ses performances sportives exagérées ». Doris, elle aussi, allait beaucoup, beaucoup mieux. Elle représentait, selon les termes de sa mère, une sorte de miracle de la science médicale. Les paralysies s’étaient complètement résorbées, à l’exception d’une légère faiblesse de la jambe gauche, et il n’était plus question d’aucune espèce de troubles de la conscience. Pour effacer les dernières traces de l’horrible maladie, Livia voulait entreprendre avec son enfant un pèlerinage à Lourdes dont elle se promettait le complet rétablissement de Doris. Elle qui dans nos conversations avait toujours joué le rôle de la sceptique incorruptible, écrivait sur Lourdes avec une ferveur émue de fidèle qui m’était totalement étrangère chez elle et me bouleversait. Par quelles affres et quelles souffrances son âme n’avait-elle pas dû passer depuis la mort de Philippe !? Peut-être le rétablissement de Doris n’était-il pas encore en fait aussi complet qu’elle l’espérait. Pourquoi sinon le pèlerinage de Lourdes ? Par ailleurs, Livia racontait que depuis quelques semaines l’enfant avait repris ses leçons de chant et que sa voix était plus belle et plus touchante que jamais.

Livia me demandait de chercher un hôtel gentil et bon marché, car Léopold, Doris et elle-même arriveraient à Paris au plus tard dans quatre semaines. À cet endroit de la lettre, je laissai tomber la feuille. J’avais donc visiblement obtenu un succès avec mes supplications et mes mendications réitérées qui m’avaient amené moi, si remarquablement maladroit pour les interventions, jusque dans le cabinet d’un ministre. Ce que je n’osais plus imaginer depuis longtemps s’était donc finalement accompli contre toute espèce de raison sceptique ; le gouvernement français était intervenu. Léopold Argan était non seulement libre mais autorisé à quitter les frontières de sa patrie humiliée et sans doute avait-il déjà en poche ce document presque impossible à se procurer, l’inappréciable visa français. Ce deux mars était le jour le plus beau et le plus fier de tout mon exil.

Je courais comme un fou de long en large dans ma chambre d’hôtel. À la foudroyante cadence de mon incurable illusionnisme, je rêvais déjà d’un avenir magnifique et précieux. L’émigration prenait tout à coup un autre sens plus élevé, car elle nous réunissait mes amis et moi sur une nouvelle marche de la vie. Je me sentais profondément endetté envers les Argan depuis des dizaines d’années déjà. Ils m’avaient traité comme un frère, et même, la comparaison est fausse, car il est rare que l’on traite des frères véritables avec autant d’amitié. Je reconnus dans un éclair combien je m’étais senti tourmenté jusqu’alors par ce bilan de gratitude. Mais à présent je louerai une petite maison commune pour le ménage. Dans l’une des ravissantes localités de la banlieue parisienne, de préférence au bord de la Seine, peut-être à Malmaison ou au Vésinet. Il y avait encore de très jolies villas à trois quatre chambres, entourées de jardins bien tenus dont le loyer n’était pas de plus de cinq cents francs par mois. Une compagnie de cinéma s’était enquise auprès de moi si je voulais me charger de l’élaboration d’un scénario. Il s’agissait d’un sujet stupide, indigne même, et qui me répugnait profondément. J’avais pu jusqu’alors, en dépit de la maigreur de mes revenus, écarter de moi ce qui ne me paraissait pas convenir à mes possibilités personnelles. Mais je n’hésitai pas une seconde ; je rédigeai aussitôt un télégramme adressé aux producers, acceptant leur offre et demandant un contrat. Je me surpris à espérer presque que les Argan aillent en exil sans aucun moyen, pour me permettre de veiller dorénavant à leur bien être. L’Invité Éternel se sentait brusquement promu au rôle de pater familias. Ce ne fut que vers le soir de cette glorieuse journée que je m’aperçus, revenu à une vue plus sobre, combien tous nos élans soi-disant nobles sont ambigus. Mon désir tumultueux de reconnaissance était indissolublement lié à l’impulsion égoïste de la vanité. Sacré « moi », incapable de s’évader de son ombre même dans le village de la sympathie et de l’amour ! Quoiqu’artistes, ni Léopold ni Livia n’étaient dans la vie des hôtes vagabonds ; ils étaient maîtres de maison. Quelle ne devait pas être leur souffrance de se trouver coincé dans le dilemme de la patrie des cruautés ou des cruautés de toute terre étrangère !? Je n’avais pas pensé à eux. Je ne pensais qu’à moi et au fait que, dans quatre semaines déjà, peut-être une nouvelle vie me serait accordée dans le voisinage de Livia, une vie plus étroite, plus intime et plus chaude cent fois qu’auparavant. J’éprouvai une joie d’une force dont je ne me croyais plus capable à regarder une photographie de la terrasse de Grafenegg qui les représente tous quatre, Philippe avec eux, tendrement enlacés. C’était une petite photo d’amateur, à l’origine ; je l’avais fait agrandir ici même à Paris.

Je posai la lettre à côté du manuscrit ouvert de ma légende. L’encre des dernières lignes n’avait pas encore séché sur le papier. Le nom de Teta me regardait avec les yeux clairs de cette écriture. Il me semblait entendre l’accent dur de sa voix. Mais je ne parvenais pas à comprendre ce qu’elle me disait. Impossible, ce jour-là, de rester seul plus longtemps ! Je n’avais à Paris que fort peu d’amis. À qui rendrai-je visite ? Je pensai aussitôt au chapelain Jean Seydel. Il habitait un hôtel sur l’autre rive, rue de Seine. Déjà les sirènes de midi qui avaient rempli mon quartier de leur hurlement redevenaient silencieuses. Je téléphonai à Seydel et lui demandai s’il avait envie de déjeuner avec moi quelque part dans la banlieue. Il en convint. Une demi-heure plus tard, nous nous rencontrions à la gare Saint-Lazare. Nous montâmes dans le premier train pour Saint-Germain en Laye. Nous y déjeunâmes dans un petit restaurant de la place du Château. Lorsque nous franchîmes un peu plus tard la grille du célèbre parc, on criait justement les journaux du soir. En première page on voyait de grandes photographies du Vatican. Deux semaines auparavant déjà, Pie Onze était mort, sur ses lèvres les mots « Gesù » et « Pace ». À présent il reposait dans la crypte de Saint-Pierre. La vacance du Saint-Siège touchait à sa fin. Le conclave s’était réuni. Aujourd’hui déjà peut-être du haut de la loggia, la ville et l’orbe terrestre tout entier apprendrait la nouvelle : Habemus papam.

Le parc de Saint-Germain est l’un des plus beaux et des plus anciens d’Europe. Sa partie principale est formée par une forêt de chênes de vastes dimensions qui s’étend sur des milles de terres. Je suis persuadé que son origine remonte à un bois sacré de l’époque des druides. Ce qui en témoigne, c’est un chêne miraculeux, millénaire, dont la tradition païenne se prolonge en dépit de (ou peut-être dans) la statue de la Vierge dont il s’orne aujourd’hui. Ô France, terre des arbres, dans le branchage desquels tes Saints entendent les voix prophétiques ! La voûte de branches du puissant chêne était encore nue et le ciel pâle où s’accrochait son réseau aux mailles larges ressemblait à un malade à peine guéri. Quelques corneilles voletaient sans but à travers l’air, et un geai solitaire, aussi hardi que précoce avec son bec jaune fraîchement peint, traversa notre chemin en sautillant. Nous descendîmes vers la terrasse construite par Le Nôtre. Elle ressemble à un quai interminable, longeant les rives abruptes d’un lac intérieur. Ce lac intérieur dans la distance profonde, c’est le brumeux val de Seine, sur l’autre rive duquel s’étendent les faubourgs et la banlieue de Paris. Près de la roseraie nous nous assîmes sur un banc, le regard perdu dans le lointain, silencieux. Il faisait bon, comme en un jour de mai. Mais la jeune lumière de l’année ne faisait pas encore mal. Dans l’extrême distance, au-dessus de Montmartre, suspendu en quelque sorte entre ciel et terre, on voyait luire parfois le Sacré-Cœur, comme un bourg du Saint-Graal, fantasmagorie de la foi dans le désert.

– Vous vous souvenez peut-être, cher ami, commençai-je après un silence prolongé, qu’au cours de cet hiver nous nous sommes entretenus plus d’une fois d’une amie commune. La vieille cuisinière de mes amis Argan... Il vous intéressera peut-être de savoir que Léopold Argan a été enfin libéré et que je l’attends, lui et sa famille, dans les semaines qui viennent...

– Quelle bonne nouvelle, je m’en réjouis pour vous, dit le chapelain avec un sourire sincère et puéril.

Je le comparai en esprit au jeune homme que j’avais décrit dans mon histoire. Il ne semblait plus du tout aussi juvénile et joyeux que l’ange gardien de Teta au cours de son pèlerinage. Il paraissait très maigre, pâle et jauni ; il n’avait plus rien de l’athlète. Probablement il ne mangeait pas à sa faim. Et de quoi vivrait d’ailleurs un ecclésiastique non incorporé, en exil ? Le complet gris qu’il portait faisait l’effet d’être tenu avec beaucoup de soin. Je remarquai que Seydel portait, à vrai dire, des souliers noirs très fatigués, mais que ses gants de cuir clair étaient neufs. Je voulus satisfaire certaines curiosités demeurées inassouvies. Tant que j’avais travaillé à mon histoire, j’avais éprouvé une certaine gêne à ramener toujours le même sujet de conversation sur le tapis. À présent je m’aventurai :

– Vous m’avez tant parlé des derniers jours de Teta Linek et vous m’avez montré toutes ses lettres très extraordinaires et ses dispositions testamentaires. Mais il y a une chose qui m’échappe encore. Qu’est devenu tout son argent, je veux dire son héritage ?

– De l’eau, rit Seydel et son rire semblait à la fois gai et railleur. Voilà ce que c’est que de vouloir agir proprement. Mais toute plaisanterie mise à part, je ne voulais pas du tout agir proprement. Je n’avais après tout pas le moindre titre à cet héritage, ni intérieurement, ni extérieurement... Immédiatement après l’enterrement de Teta, explique-t-il, il avait remis la somme aux autorités italiennes, qui avaient dressé l’acte de décès. Le magot fut immédiatement séquestré. Infraction à la réglementation sur les devises, impôt sur les successions, Dieu sait quoi encore, un cas très compliqué entre deux États. Même après son retour en Autriche, le chapelain avait eu à subir un tas de tracasserie à ce sujet et avait été soumis à toutes sortes d’enquêtes officielles. Dès le début, une personne extrêmement énergique s’était mise de la partie et avait fait l’assaut des différentes instances financières. C’était une certaine Katherina Zikan, veuve de fonctionnaire, la propre sœur de Teta Linek. Le chapelain ne se rappelait pas exactement comment tout ce jeu s’était terminé. La chute de l’Autriche nous a pris de court, dit-il, mais je ne doute pas que la dame Zikan n’ait remporté la victoire dans cette lutte. Le monde est exactement comme ça !

– C’est dur pour Teta, fis-je, elle ne manquera pas d’enrager dans son logement au ciel, lorsqu’elle apprendra cela... Mais vous avez raison.... Le monde est exactement comme ça....

Quelque chose me retint de m’enquérir du sort de Mademoiselle Irène. Qu’elle soit en vie ou non, les deux étaient séparés, probablement pour toujours.

– Ne m’en veuillez pas de ma curiosité, repris-je après une pause. Je dois m’avouer coupable de quelque chose envers vous. Je me suis permis de noter l’histoire de Teta Linek. Vous y jouez un rôle, vous aussi, cher Monsieur le chapelain, et j’espère qu’il est conforme à la vérité. C’est une sorte de « vita », la biographie d’une servante...

– Une biographie, demanda-t-il en me regardant d’un air blessé.

Je sentis immédiatement sa critique mais j’essayai de l’esquiver en plaisantant :

– Mes collègues écrivent des biographies à la douzaine, Nabuchodonosor, Gengis-Khan, Sémiramis, Landru et le shah de Perse. Pourquoi avec mon esprit de contradiction n’écrirai-je pas la biographie d’une cuisinière tchèque ? Du reste ce n’est pas vraiment une biographie...

Seydel prononça les mots suivants sans tourner la tête vers moi, et j’eus l’impression qu’il voulait protéger Teta contre moi :

– Et pour quelle raison l’avez-vous écrite ?

Je reconnus toute la vérité :

– D’abord ça a été pour revivre ici dans l’exil avec mes amis de Grafenegg, de me retrouver pour quelque temps dans cette maison dont la perte est pour moi aussi quelque chose de très cruel...

Jean Seydel ne semblait pas satisfait de cette vérité qui était la mienne :

– Mais ce n’est pas une raison, voyons, dit-il pour faire d’une créature simple, qui n’est même pas très intéressante au sens courant, le héros de tout un livre...

La dénégation du chapelain me mit dans une position difficile. Je dus rassembler toutes mes forces :

– Vous avez raison, répondis-je, Ce n’est pas une saison. Mais y a-t-il jamais la moindre raison dans ces choses ? J’ai souvent vu Teta Linek, j’ai quelque fois parlé avec elle. J’ai veillé avec elle au long d’une nuit horrible au chevet d’un jeune homme mourant. Au cours de cette nuit, je n’ai pu me défendre du sentiment oppressant et en même temps réconfortant que la vieille fille dévote était une créature particulière, une sorte d’héroïne, comme vous dites ; je me sentais moi-même tout petit. Plus tard j’ai lu les lettres du fameux neveu et j’ai entendu de votre bouche le récit du pèlerinage à Rome. Par conséquent je connais cette personne d’une manière différente de celle dont l’écrivain connaît en général ses personnages. Ou bien il les invente, et c’est une chose très délicate, ou bien ce sont des figures sensationnelles de l’histoire qu’il compose avec ce qu’il ramasse dans d’autres livres. Mais Teta Linek n’est pas une invention, ni une mosaïque, elle est réelle aussi bien en dehors qu’en dedans de moi. Elle n’a pas cessé d’être en moi et d’y grandir depuis la nuit au chevet de Philippe Argan mourant, malgré tout ce qui s’est passé depuis. J’ai lu ou entendu le récit de centaines de tragédies humaines épouvantables. Pensez aux bateaux qui pourrissent sur les mers, parce qu’aucun pays n’accepte d’accueillir leur cargo humain. Chacune de ces destinées serait sans doute plus importante, plus digne d’être formulée, que l’histoire d’une servante dupée. Mais à l’encontre de toutes ces destinées criantes d’actualité, celle de Teta Linek s’est obstinément affirmée dans mon imagination. Je ne sais pas pourquoi. Il faut croire que c’est sa force. Elle est restée ici à Paris dans ma chambre d’hôtel et impossible de l’en éloigner. Une personne dominatrice, en dépit de son humilité serviable, vous me le concéderez...

– Je comprends cette raison-là, dit Jean Seydel, mais il ne paraissait toujours nullement d’accord avec le sujet de mon histoire.

Sa résistance me plut. Il lui convenait, à lui qui avait pris soin de Teta dès le premier moment avec tant d’affabilité, de me rabrouer sévèrement. Soudain je ne me sentis plus inhibé, mais plus libre même que d’habitude :

– Et pourtant mon cher chapelain, dis-je, la véritable raison de mon petit roman en l’honneur de Teta Linek est toute autre. Je vais essayer de me l’expliquer à moi-même et à vous, si vous m’accordez un peu de patience. Vous savez que ma position est extra muros. Mais vous aurez aussi, je pense, reconnu par mes conversations que j’incline vers toute foi, et particulièrement vers la foi catholique avec le plus grand amour et la plus profonde vénération. Contradiction ? Soit ! Je ne veux pas en parler aujourd’hui... J’ai une horreur indicible pour l’état d’esprit courant de notre monde moderne, pour ce nihilisme religieux, héritage d’élites disparues depuis longtemps, qui est devenu depuis trois générations la propriété collective des masses. Mais ne me confondez pas avec ces snobs qui ne font figure de mystiques et d’orthodoxes que parce que tous les tailleurs, collégiens et journalistes de leur époque sont devenus des athées imbus de l’esprit scientifique. Chez moi, ce dégoût, cette horreur de la négation d’un monde spirituel remonte à la jeunesse, à l’enfance. Lorsque, tout jeune homme, je me promenais à travers les rues de la ville, j’avais le sentiment que mon devoir était d’arrêter tous ces gens pressés aux visages obtus et de leur crier : Arrêtez-vous donc et réfléchissez ; savourez-le, ce problème gigantesque : d’où – vers où – pourquoi ! J’ai reconnu très tôt que la rébellion contre la métaphysique était l’origine de toute notre misère. Cette rébellion, c’est logiquement dans les pays protestants qu’elle a d’abord éclaté, le puritanisme a préparé son triomphe en remplaçant la divine Trinité par celle-ci : temps – travail – argent, et c’est le triomphe le plus insensé de cette rébellion auquel nous assistons présentement dans notre patrie. Et avec cela, la rébellion même est encore moins répugnante que l’indifférence qu’elle apporte avec elle, l’abêtissement cosmique de l’homme. Je le répète, c’est lui l’origine fondamentale de toute notre misère. Il y a encore des imbéciles qui croient que l’on peut guérir la fièvre typhoïde avec de l’aspirine, parce que cela fait tomber la température. Le socialisme est une de ces braves aspirines. Mais ce à quoi nous avons à faire est une peste de l’âme. Nos âmes ne veulent plus croire à leur propre indestructibilité, et par là à leur responsabilité éternelle. L’usage impropre des choses divines, voilà le grand déficit de notre temps. À cause de lui, les comptes ne peuvent pas être en règle, ni en politique, ni en économie, car tout ce qui est humain jaillit d’une même source. Un monde sans Dieu, fidèle à lui-même, est comme un tableau sans perspective. Un tableau sans perspective, c’est la platitude en soi. Sans elle rien n’a de sens. Mais dans l’insensé en soi, nos droits humains naturels à leur tour sont insensés, même celui de n’être pas tué. Par suite il n’y a plus aujourd’hui qu’un seul droit, qui est la puissance des faits ou la loi de la jungle. Son règne durera invinciblement tant que notre contemporain est ce qu’il est. Comme il n’est capable de croire à aucune indestructibilité, il se confesse déjà à la foi de Satan. Tout pour lui est passager, rien ne permane et la nature lui montre que tout ce qui est passager est poussière et se transforme en pourriture. Ainsi tout pour lui est au fond de la poussière. Et à cela l’Église elle-même n’y peut rien si elle ne subsiste que comme une institution et ne s’enflamme pas d’un nouveau mysticisme insoupçonné. Un jour, lorsque la technique, le sport et le sens des réalités nous seront devenus odieux, alors le désir de ce feu mystique, la soif d’une nouvelle prise de conscience métaphysique deviendront les sensations progressistes d’une avant-garde hardie. Mais d’ici-là rien ne pourra s’élever contre la conception de la collectivité inarticulée, contre le robot, le golem motorisé qui élabore douloureusement ses propres souffrances, tombe d’une contraction, d’un spasme dans l’autre... Pardonnez-moi, cher chapelain, d’avoir la témérité de vous faire un sermon ; ce n’est pas mon métier, mais le vôtre.

J’avais parlé très longuement et mieux que d’habitude. Néanmoins je ne me sentais pas très heureux. L’amertume passionnée de mes propres paroles me gênait. Ce qui est amer n’est jamais parfaitement juste. Je vis que la manche gauche du chapelain était assez usée. Je reconnus alors que dans ma philippique je n’avais pas tenu compte de notre misère criante. L’homme ne vit certes pas seulement de pain, mais il ne vit certainement pas non plus du seul esprit. Si l’on décline l’hérésie matérialiste, on risque fort de devenir un hérétique spiritualiste. Quand donc viendra enfin le grand homme qui réconciliera le vrai socialisme avec la métaphysique ?

– Vous ne m’avez certes rien dit de neuf, répliqua Seydel, je l’aurais peut-être formulé moi-même de manière moins brutale et moins absolue. Je crois avec l’Église que même votre rébellion contre la métaphysique est ordonnée par la Providence comme tout le devenir historique, comme les guerres, les révolutions, les tremblements de terre et les épidémies. Ce n’est qu’un médicament virulent, diablement plus virulent que l’aspirine, un remède de cheval, qui vient en aide à la liberté de notre décision spirituelle. Des hommes comme vous, précisément, en sont la preuve...

Mes yeux s’accrochaient aux longues péniches qui descendaient en une chaîne ininterrompue la Seine en aval. Elles me parurent être un symbole mais je ne savais pas de quoi :

– Voilà toute la différence entre vous et moi, dis-je, votre foi est ferme, la mienne est confuse. Par exemple : je suis profondément convaincu que les révélations de l’Ancien et du Nouveau Testament et par là l’Église elle-même représentent les évènements les plus grands de toute l’histoire passée de l’humanité. Mais d’un autre côté je suis obligé de me dire que l’histoire ne fait en somme que de commencer. Ne serait-ce pas assez peu raisonnable de supposer que dans les cent mille ans qui vont venir il ne se passera plus rien dans cette direction-là, et que nous en serons éternellement réduits aux évènements de la Bible, qui se terminent en l’année 33 avec le Sinaï et Golgotha ?

– Qui le suppose, sourit le chapelain et pour la première fois il me regarda de nouveau dans les yeux. Dieu seul est immuable. Tout le reste passe devant lui, même l’Église. L’histoire toute entière de l’humanité n’est rien d’autre que l’évolution de notre capacité de connaître, tour à tour obscurcie et éclairée. Bien des révélations ne sont pas encore révélées...

Il s’interrompit et chercha mon regard. Il paraissait réconcilié.

– Mais quel rapport y a-t-il entre ces questions élevées et notre amie commune Teta Linek ?

– Il y en a un, répondis-je. Teta Linek était une personnalité d’une grande valeur d’exception à notre époque. Elle a vécu toute sa vie exclusivement dans la perspective du permanent. Je l’ai senti chez elle, même avant de connaître quoi que ce soit de cette vie... Bien sûr, elle n’avait de cette permanence que des représentations primitives...

– Pourquoi primitives, interrompit-il rapidement. Est-ce que tous les contenus imaginatifs de l’homme ne sont pas primitifs, parce que liés aux données sensibles ? Nous sommes incapables de penser et de parler autrement que par signes. Considérez-vous ces signes comme plus primitifs dans le Paradis de Dante que dans un livre de psychanalyse par exemple ? Il faut prendre soin de distinguer entre l’ingénuité et la primitivité, ce sont des valeurs toutes différentes... Mais vous avez raison. Il y avait chez Mademoiselle Linek une très grande soif d’éternité et de salut.

Ce mot de soif me gênait tout à coup. J’y sentais le curé :

– Pourquoi dites-vous soif, demandai-je, N’était-ce pas plus ? Que prouve la soif... ?

– La soif prouve l’existence certaine de l’eau, dit le chapelain en se levant.

Car il était tard et nous voulions encore nous promener jusqu’au château de plaisance au bout de la terrasse.

Nous n’avions pas fait cent pas lorsque la brume argentée du val de Seine se transforma, sous l’effet de la chaleur inhabituelle du jour, en un brouillard épais qui pendait sur la terrasse en traînées paresseuses et se mit à envelopper le parc dans son nuage. Nous marchions en silence, bien que nous songions l’un et l’autre qu’il vaudrait mieux rentrer. Devant nous la route était complètement déserte. Depuis une demi-heure nous n’avions rencontré qu’un cavalier et un groupe de Sénégalais en manteaux écarlates. Mais voilà qu’une figure interrompait brusquement le brouillard devant nous. C’était une vieille femme, rondelette et trapue, vêtue de noir. Frôlant la rampe de la terrasse, elle trottinait et se dandinait, appuyée à sa canne, comme si elle souffrait de douleurs aux jambes. De la main gauche elle portait un filet à provisions. Le chapelain et moi nous fîmes halte comme si nous avions entendu un même commandement. Lentement la vieille s’approchait de nous. Lorsque nous pûmes distinguer ses traits, nous ne reconnûmes pas l’expression slavo-mongole de Teta, mais le visage souriant d’une petite bourgeoise française. Nous tirâmes nos chapeaux. Aimablement la vieille nous remercia : Bonsoir, Messieurs. Quand elle fut passée, nous nous retournâmes. Le dos noir et la démarche appartenaient de nouveau à Teta Linek. Le brouillard s’était à présent complètement refermé. Nous étions debout dans le néant ou dans le Tout. Nous n’apercevions plus la vieille femme. Mais nous la suivîmes.

 

 

Franz WERFEL, Les cieux perdus et regagnés, 1944.

 

Traduit de l’allemand par S. F. Hessel.

 

 

 

 

 

 

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