La pauvre servante
par
Ernst WIECHERT
UNE femme riche avait trois filles. La plus jeune était une enfant trouvée qui était élevée pauvrement et chichement comme une servante. Et comme elle était la plus belle des trois, sa mère et ses sœurs ne lui voulaient que du mal et elles s’efforçaient d’altérer sa beauté à force de travail et de mauvais traitements. Tandis que les deux autres allaient se promener dans les jardins du roi, (elles y étaient autorisées parce que le mari de la femme riche avait été le camérier du roi), l’enfant trouvé devait se mettre à genoux sur les marches de la maison et les laver à l’eau chaude. Lorsque la mère et les deux sœurs rentraient chez elles, elles passaient à chaque fois les plumes d’autruche blanches de leur éventail sur les marches et si le moindre grain de poussière restait fixé aux plumes, la servante devait recommencer son travail. Lorsque le travail était irréprochable, l’une des sœurs qui n’avait pas manqué de laisser auparavant tomber son éventail dans la poussière du chemin, le montrait à la servante comme une preuve de sa négligence, si bien qu’il lui fallait recommencer quand même.
Il lui fallait aussi chaque semaine laver le linge dans la rivière ; qu’importe que le soleil brillât gaiement ou qu’il y eût de violentes rafales de vent et de pluie. Elle devait se mettre à genoux à même le sol. Ses cheveux trempés lui balayaient le visage et ses jolies mains étaient rouges et crevassées par l’eau froide.
Lorsque les bateaux du roi venaient à passer dans le soleil, descendant le fleuve, ornés de dais bigarrés et de fleurs et que les chants et les harpes retentissaient sur l’eau, la pauvre servante se penchait profondément sur son travail, si bien que l’on n’apercevait que ses cheveux d’or et une partie des haillons dont elle était vêtue.
Mais les yeux de ses sœurs étaient aussi perçants que des yeux de faucons lorsqu’il s’agissait de faire du mal et la servante avait beau se cacher tant qu’elle pouvait, elles faisaient passer leur bateau tout près de la rive et lui criaient des sarcasmes.
« Comment se fait-il que tes mains soient si rouges, souillon ? » lui demandait l’aînée.
« Comment se fait-il que tes haillons soient si mouillés, souillon ? » demandait l’autre.
La servante se penchait encore davantage au-dessus de l’eau et ses larmes brûlantes tombaient dans le fleuve et partaient avec lui. Mais elle entendait malgré tout les princes et courtisans rire des amères plaisanteries de ses sœurs et elle sentait que leurs regards avaient pour elle autant d’indifférence que pour un bâton nageant sur l’eau.
Lorsque le soir elle était couchée dans sa mansarde sous le toit, elle entendait dans les appartements du bas de la musique et le pas glissé des danseurs. Une bouffée d’amertume s’emparait de son cœur gros de chagrin et de solitude. Elle se tordait les mains de désespoir sous ses couvertures et elle implorait sa mère qu’elle n’avait jamais connue ; mais à chaque fois un sommeil rassérénant s’emparait d’elle et avant que le premier rêve ne s’offrît à son âme, les larmes étaient séchées sur ses joues.
Ainsi se passait sa vie, obscure et sans joie. Un soir d’été, elle avait encore une fois rincé le linge dans le fleuve avant de remporter la corbeille à la maison ; la soirée était calme et de grands nuages rouges passaient au-dessus de la terre, se reflétant en silencieuses traînées dans l’eau. Elle s’interrompit un moment dans son travail et contempla le monde dans toute sa splendeur ; elle aurait tant voulu être l’un de ces nuages et planer très haut au-dessus de la misère et de l’amertume des hommes et comme eux se perdre dans le crépuscule.
Et comme elle était ainsi à genoux, ses mains fatiguées jointes devant elle, pour un moment toute silencieuse et son jeune cœur plein de joie, une fauvette s’en vint à voler par-dessus le fleuve, se posa sur un saule et se mit à chanter sa douce et joyeuse chanson.
La servante leva les yeux, regarda l’oiseau, écouta avec ravissement et dit lorsqu’il eut achevé son premier chant : « Je ne serai plus triste si tu viens chaque soir me voir et si tu réjouis ainsi mon cœur. »
L’oiseau se pencha vers elle, la regarda amicalement de ses yeux sombres et lui dit : « Montre-moi ta marque rouge sur ton épaule. »
La servante fut effrayée d’entendre parler l’oiseau, mais elle obéit et écarta son pauvre vêtement et là, sur sa peau blanche, il y avait une marque rouge grande comme une rose de Noël.
L’oiseau lui fit un signe amical et lui dit : « Sois consolée, garde bon courage et conserve un cœur pur, même si l’on te donnait à boire du fiel. »
« Mais qui es-tu donc, demanda la servante, et qui t’a donné le pouvoir de parler comme parlent les hommes ? »
« Celui-là même qui a fait cette marque rouge sur ta peau », répliqua l’oiseau, puis il reprit sa chanson et s’envola par-delà le fleuve.
La pauvre servante resta encore un moment à genoux et suivit des yeux l’oiseau et son cœur était à la fois heureux et triste comme s’il était venu du paradis.
À partir de ce moment, la fauvette revint tous les jours à la même heure, elle se posait sur le saule et chantait sa chanson et quand la jeune fille ne pouvait pas venir jusqu’au fleuve, elle venait jusque dans le jardin, ou se posait sur la rampe de l’escalier dont elle nettoyait les marches. La jeune fille avait toujours quelques graines qu’elle tendait à l’oiseau ; celui-ci se posait sur sa main mouillée, prenait délicatement la nourriture dans son bec et lui chantait son chant d’adieu.
« Quel est cet oiseau envahissant qui vole toujours autour de toi ? demanda la mère, et qui t’a permis de lui donner de mes graines ? »
« Je lui donnerai donc désormais de mon pain, dit la jeune fille, afin que votre cœur n’ait pas de reproche à me faire. »
« Ton pain ! » répliqua la femme avec mépris. « Ce que tu gagnes avec ta paresse ne mérite même pas une croûte, que dire donc d’un pain ? »
« Prends garde, prends garde », chanta l’oiseau en s’envolant par delà le jardin.
La femme se mit en colère et ordonna que désormais la servante restât à genoux sur la première marche dès que l’on attendrait des invités, pour nettoyer avec une étoffe les souliers de ceux qui monteraient l’escalier.
La jeune fille se souvint alors des paroles de la fauvette et du fiel qui lui faudrait boire, aussi obéit-elle sans murmurer. De longues heures durant la journée et la soirée, elle était à genoux dans la poussière, ne levait pas les regards, tant elle avait honte et quand quelques souliers brillants ou brodés se présentaient à ses yeux, elle prenait son chiffon et accomplissait en silence la tâche prescrite.
Presque aucun des invités ne se souciait de cette forme grise accroupie par terre, ils tendaient leurs souliers comme s’il y avait eu là un tas d’herbe où l’on aurait pu s’essuyer les pieds. Beaucoup même se moquaient d’elle. Ce n’est que de temps à autre que l’un des anciens du royaume se penchait vers elle, caressait ses cheveux d’or et disait plein de pitié : « Pauvre enfant, tes genoux ne te font-ils pas mal ? »
Elle levait alors les yeux et répondait à voix basse : « Pas les genoux, mais le cœur. »
Tous ceux qui la voyaient ainsi étaient surpris par la beauté et la tristesse de son visage.
La fauvette se tenait sur la marche supérieure et pour chacun de ceux qui avaient eu pitié, elle soulevait sa petite gorge grise et chantait : « Dieu te bénisse, Dieu te bénisse. »
Mais devant les railleurs et les indifférents, elle s’envolait sur la corniche du portail et leur criait :
« Qui charité oublie
Un jour de poussière et de larmes se nourrit. »
Les invités étaient surpris. Beaucoup se mettaient en colère, ils demandaient à la femme riche quelles relations il pouvait y avoir entre sa servante et l’oiseau qui s’exprimait comme un homme.
La femme invectivait alors contre l’oiseau et la servante, les accusant de sorcellerie, les menaçant et leur disant que cela finirait mal.
Elle priait ses invités de n’y pas prendre garde, car bien qu’elle les eût souvent chassés l’un et l’autre, ils revenaient toujours et elle était sans pouvoir sur eux.
L’un des anciens du royaume auquel l’oiseau avait donné sa bénédiction regarda attentivement la veuve du camérier et lui dit : « Est-ce que cette enfant n’est pas votre fille, Madame, même si elle n’est qu’une enfant adoptive ? Et les deux jeunes filles ne sont-elles pas ses sœurs ? »
Les deux filles se mirent alors à rire, disant qu’elles ne sauraient être la sœur d’une enfant trouvée et qu’elles n’avaient pas l’habitude d’essuyer la poussière des souliers des étrangers.
Le vieil homme secoua la tête. Il répliqua, plein de soucis, que nul d’entre nous ne savait combien de temps il resterait agenouillé dans la poussière ni à quel point il serait abaissé avant de devenir lui-même poussière. Il se leva, s’inclina et pria que l’on veuille l’excuser de ne pouvoir revenir de sitôt.
La femme et les filles se mirent, à partir de ce moment, à haïr encore davantage la servante dans leur cœur et elles réfléchissaient jour et nuit à la manière dont elles pourraient altérer sa beauté afin que personne ne fît plus attention à elle. Toutefois elles ne trouvèrent pour commencer rien de mieux que de verser par mégarde de l’eau bouillante sur ses mains. Mais le soir la fauvette vint, portant une herbe dans son bec et elle lui dit d’en presser goutte à goutte le suc sur la plaie. Le matin, ses mains étaient aussi belles qu’auparavant. La rancœur des femmes ne connut alors plus de limite. L’aînée des filles alla à son coffre, y prit une petite fiole qu’elle cachait tout au fond et dit à sa mère : « Tu n’auras qu’à m’appeler avant de lui donner sa soupe et nous en serons bientôt débarrassées. »
Mais à l’heure du repas, au moment où dans la cuisine, la servante allait plonger sa cuillère dans sa soupe, la fauvette arriva à tire d’aile et lui cria : « Ne la mange pas, ne la mange pas, car le chat va mourir. »
Bien que la jeune fille ne comprît point ce qu’elle voulait dire, elle posa sa cuillère et se contenta de son pain sec et d’un gobelet d’eau. Lorsqu’elle revint de sa chambre où elle avait été chercher un mouchoir pour essuyer ses larmes, le chat était étendu, mort, à côté de l’assiette qu’il avait à moitié vidée.
La pauvre servante fut alors effrayée, elle décida de faire dans la nuit son balluchon et de partir dans le vaste monde. Elle préférait mourir le long d’une haie, plutôt que sous les coups de ces six mains meurtrières.
Les femmes furent saisies d’effroi lorsqu’elles vinrent en catimini dans la cuisine et y trouvèrent le chat mort. Elles s’empressèrent de faire bien vite disparaître le reste de la soupe.
« Est-ce toi qui as tué mon chat, mauvaise créature ? » demanda la femme.
La servante la regarda tristement et dit : « Gardez donc votre main de répandre le sang, Madame, car personne, si ce n’est Dieu, n’est capable de la laver. »
La femme fut troublée et s’en alla sans rien dire.
Mais vers le soir le bruit se répandit dans la ville, que le lendemain matin arriverait un prince d’un puissant pays étranger qui cherchait femme parmi les filles de tous les pays et qu’il la cherchait depuis longtemps sans la trouver. Elle devait, en effet, posséder une particularité secrète qu’il n’avait encore révélée à personne. Et fut-elle belle, riche, aimable et de haute lignée, cela ne pouvait suffire, si cette seule chose manquait. De nombreux dires couraient, concernant cette chose, si bien que personne ne savait rien d’exact. Il fallait donc finalement bien attendre qu’il fût là et commençât lui-même ses recherches.
Cette nuit-là, la ville ne trouva pas le repos, si ce n’est dans les chaumières des pauvres où l’on rentrait fatigué de la tâche quotidienne et où l’on n’avait pas idée que l’on puisse héberger sous son toit une future princesse. Mais dans les maisons des riches, on se mit partout à nettoyer, à faire des gâteaux, à préparer les habits de fête et à couper des fleurs dans la rosée nocturne. On se disait que la pire laideur et la plus grande disgrâce n’étaient peut-être, après tout, pas un empêchement puisque tout le monde ignorait s’il ne plairait pas au prince de trouver la chose qu’il cherchait précisément chez la plus laide et la plus disgraciée.
Comme dans la maison de la femme riche, il fallut aussi que tout fût préparé durant la nuit pour la visite du prince, la servante cacha son balluchon dans sa chambre ; elle passa la nuit à nettoyer et faire des gâteaux, pensant que cela aurait une fin comme tout le reste et que le vaste monde lui resterait toujours ouvert.
Le lendemain de bonne heure elle entendit le bruit des timbales et des trompettes, les cris de joie de la foule et durant un instant tandis qu’elle était à genoux en train de travailler, elle s’appuya sur ses mains et ferma les yeux en songeant que cela devait être beau de recevoir ainsi et d’être portée par l’amour comme sur des ailes d’oiseau. Mais elle se mit à sourire tristement en regardant ses vêtements ravaudés et se remit au travail en soupirant.
Quand le soleil fut au zénith, le bruit commença à courir de rue en rue et de maison en maison, que le prince ne cherchait rien d’autre qu’une femme ayant une marque rouge sur l’épaule gauche et qu’à part cela elle pouvait parfaitement être pauvre ou vilaine ou même être une blanchisseuse.
Le peuple fut d’abord surpris des lubies des grands, mais finalement il se réjouit et tous les pères demandèrent plaisamment à leurs filles si elles avaient regardé leur épaule dans la glace, ajoutant que si ce n’était pas sur l’épaule gauche, ce pouvait être aussi sur la droite, car les grands de ce monde en arrivaient parfois à confondre ce qui était droit d’avec ce qui ne l’était pas.
Mais la femme riche ne perdait pas son temps ; elle emmena ses deux filles dans la chambre la plus reculée, leur fit découvrir leurs épaules, fit rougir un clou dans le feu et brûla à toutes deux une marque sur la peau, juste à la naissance du bras. Elle passa une pommade blanche sur la cloque et leur interdit de la façon la plus formelle de passer la main sur la plaie, même si cela leur faisait très mal.
Les deux filles le promirent.
Lorsque le bruit qui courait parvint aux oreilles de la pauvre servante, elle fut saisie d’effroi, serra son vêtement très fort contre son cou et mit même une épingle afin qu’il ne puisse pas s’ouvrir par mégarde, quand elle essuierait la poussière des souliers des invités.
Jusqu’au soir la femme resta dans l’encadrement du portail de pierre comme si elle voulait respirer l’air frais, mais elle guettait, en réalité, la rue pour voir si le prince ne venait pas chez elle. Elle invectiva encore plus fort que d’habitude contre la jeune fille qui était accroupie sur la dernière marche dans la poussière et ce n’est que lorsqu’elle perçut au loin le cliquetis des armes et les cris d’allégresse de la foule, qu’elle se retira après avoir admonesté et menacé la fille de son poing fermé.
Celle-ci était à genoux comme à l’ordinaire, son front incliné très bas et elle sentit jusque dans son cou les pulsations de son cœur, lorsqu’elle entendit que l’on s’approchait d’elle. Quelqu’un se tenait maintenant tout près et elle leva son étoffe pour la passer sur les souliers tressés d’or. Mais une voix qu’elle n’avait encore jamais entendue lui dit doucement et aimablement : « Ne fais pas cela, mon enfant. Personne n’est assez grand sur cette terre pour que quelqu’un doive essuyer la poussière de ses pieds. Lève les yeux que je vois aussi ton visage car le visage des humbles est le reflet de leur cœur ».
Elle se leva et regarda l’étranger et son visage devint tout pâle sous ses cheveux blonds, tant son cœur battait, quand elle vit ses yeux si bons et si tristes.
Le prince la regarda longuement puis il lui demanda qui elle était.
Mais avant qu’elle puisse répondre, un des méchants railleurs de la suite, s’écria : « Qu’il plaise à Monseigneur de monter les degrés sans s’inquiéter », ajoutant que c’était la souillon, qu’elle était une simple enfant trouvée et que s’il séjournait un certain temps dans la ville il pourrait la voir sur la berge du fleuve en train de rincer le linge de ses mains rougies.
Le prince se retourna alors disant qu’il avait souvent vu, avant que le soleil ne se fût couché, pleurer plus d’un visage qui avait eu dans la journée un rictus railleur. Il passa la main sur les cheveux de la servante et dit « Ne pleure pas, car je veux te revoir avant que je ne reparte ».
En haut, dans les pièces d’apparat, se tenaient la femme avec ses deux filles sur le seuil de la porte ; elles s’inclinèrent profondément et remercièrent de l’honneur que le fils du roi faisait à leur humble maison.
Celui-ci se retourna en silence vers la femme et lui demanda de lui montrer la chambre où vivait sa fille adoptive.
La femme fut effrayée ; elle le conduisit dans la chambre de l’aînée où la soie éclatait aux murs et où les miroirs brillaient dans le soleil. Mais comme le prince regardait, vint une fauvette sur le bord de la fenêtre qui se mit à chanter tristement : « Sous le toit, sous le toit. »
Le prince fut surpris et il exigea de voir la chambre sous le toit ; la femme, les filles et toute la suite gravirent l’escalier étincelant jusque sous le toit. Il y avait là une chambre sombre avec un lit étroit et une vitre cassée, mais sur la bordure de la fenêtre se trouvait un petit rosier couvert de fleurs. Le prince cueillit un bouton qu’il cacha sur sa poitrine.
Quand ils eurent redescendu les escaliers, le prince s’inclina courtoisement et demanda à la femme si ses filles portaient sur elles une marque particulière qui puisse les distinguer des autres personnes.
La femme rayonna de bonheur. Elle fit approcher ses filles et s’écria : « L’une et l’autre, mon noble Seigneur, l’une et l’autre ont une marque rouge sur l’épaule ! Daigneras-tu la regarder ? »
Et elle ouvrit de ses doigts tremblants la robe de ses filles du côté de l’épaule gauche, la fit glisser et poussa un cri d’effroi.
À la place de la marque rouge, elles avaient toutes deux une plaie jaune qui suppurait et d’où s’écoulait goutte à goutte un liquide blanchâtre comme chez une lépreuse.
À ce moment la fauvette se mit à chanter et à jubiler très fort devant la fenêtre disant : « Le clou, le clou ! »
À peine eut-elle achevé son chant qu’apparut dans chacune des plaies un clou rougi au feu ; la peau se recroquevilla à l’endroit brûlé, les sœurs se mirent à crier de douleur et essayèrent de sortir le fer de la plaie. Mais il était aussi solidement enfoncé dans leur corps que dans le tronc d’un chêne et elles y brûlèrent leurs mains blanches.
Le prince se retourna alors vers sa suite et dit : « Que l’on fasse maintenant monter la jeune fille qui est agenouillée sur les marches. »
Lorsque la servante apparut contre son gré, il la prit affectueusement par la main et lui dit qu’il devait demander à chaque jeune fille si elle portait une marque rouge sur l’épaule gauche. Cela avait été fixé ainsi par une bonne fée. Il devait donc aussi l’interroger.
La servante regarda avec effroi ses deux sœurs qui gardaient un clou dans leur épaule et dit à voix basse : « Seigneur que leur as-tu fait ? Ne vois-tu pas qu’elles souffrent ? »
« J’ai seulement vu que tu souffrais, répliqua le fils du roi, et ce n’est pas moi qui ai fait cela, mais l’oiseau qui se tient sur le bord de la fenêtre. Réponds maintenant à ma question. »
Alors elle s’agenouilla devant lui et écarta d’une main tremblante son corsage et lui montra la marque grande comme un bouton de rose de Noël.
Il la releva et l’attira sur son cœur, l’embrassa et dit : « Ainsi j’ai trouvé ce que j’ai cherché durant sept ans. Il m’avait été prédit que personne ne deviendrait mon épouse si ce n’est une enfant trouvée avec une marque rouge sur l’épaule gauche. Cette enfant est une fille de haute lignée perdue durant une guerre, son cœur est ce qu’il y a de plus pur sur cette terre. »
Il la prit alors par la main, la fit passer devant la femme et les deux filles, fit mettre la femme à genoux et lui ordonna d’essuyer les souliers des gens de sa suite. Il dit aux filles : « Quant à vous, vous resterez ainsi votre vie durant comme vous êtes et vous connaîtrez le goût des larmes et de la poussière. »
Mais la servante recula ses pieds lorsque la femme voulut les lui essuyer et pria le fils du roi d’épargner la vengeance à son cœur. Il l’emmena alors, l’assit devant lui sur son cheval et sortit de la ville sous les vivats de la foule et longea le fleuve.
« À cet endroit mes mains étaient rouges, dit la servante les yeux noyés de larmes et elle montrait l’eau. C’est pourquoi tu m’as bénie. »
Dans le saule se tenait la fauvette ; elle chantait sa douce chanson dans le soir tombant et lorsque le fils du roi et la servante s’arrêtèrent pour remercier l’oiseau de toute son affection, ils comprirent ce qu’il disait car il parlait la langue des hommes.
« Enfant trouvée, enfant trouvée,
Je connais ta lignée.
Tu étais nue, tu étais dépouillée,
Te voici maintenant riche et fortunée.
Chaque peuple porte en lui son destin,
Songes-y à l’heure du joyeux festin. »
La servante posa sa tête sur le cœur du fils du roi et dit : « Ne l’oublions jamais. »
Ernst WIECHERT, La pauvre servante, Garnier, 1968.
Traduit de l’allemand par Robert Utzinger