Le voleur de nids
par
Ernst WIECHERT
UNE veuve avait un fils unique qui lui procurait bien des joies, mais lui causait aussi beaucoup de soucis car c’était un garçon sauvage qui n’avait qu’un désir, celui de faire main basse sur tout ce que découvraient ses yeux vifs. Comme leur pauvre cabane était à l’orée de la grande forêt, il disparaissait parfois la journée entière et ne rentrait que pour le dîner, les poches pleines d’œufs d’oiseaux, de lézards, de papillons et de pierres multicolores. Sa mère le lui défendait et le mettait en garde contre les bêtes sauvages et les méchants sorciers. Elle lui représentait aussi combien il était méchant d’enlever aux pauvres oiseaux leurs petits avant qu’ils n’aient vu la lumière du jour. Mais plus elle lui faisait d’observations, plus grandissait son désir des choses défendues et quand elle avait fini de parler, il l’entourait de ses bras, l’embrassait tendrement et lui demandait de le laisser faire, car ils étaient pauvres et la grande forêt était sa seule distraction.
Quand il fut plus grand, elle lui donna à garder leurs trois chèvres dans la forêt. Elle pensait qu’ainsi il ne s’éloignerait pas de trop, car il aimait beaucoup les trois bêtes et il ne voudrait sûrement pas les quitter. Il se déclara très satisfait, se tailla une flûte de roseau et se rendit chaque matin avec son petit troupeau dans les clairières de la forêt où les plantes et les herbes étaient les plus savoureuses. Mais dès qu’il voyait ses protégées en train de se délecter, il se mettait à fouiller tous les buissons et toutes les haies pour trouver les nids des oiseaux et bientôt il n’y eut de pin de quelqu’espèce fut-il et si grand fut-il qu’il n’ait escaladé jusqu’au sommet. Là il se berçait très haut au-dessus du sol sur les couronnes vacillantes : jouait de son chalumeau pour ses chèvres restées sur le sol et il se prenait pour le véritable roi de la forêt auquel tout était soumis.
Quand le soleil était au zénith il allumait du feu et cuisait dans un petit poêlon en terre les œufs des oiseaux qu’il avait volés ; ils n’avaient sans doute pas tous bon goût, mais il se régalait quand même. Lorsque les objurgations de sa mère lui revenaient à l’esprit, il faisait claquer ses doigts et pensait qu’il y avait tant d’oiseaux dans le monde qu’on n’en était pas à quelques-uns près. Quand les parents des oiseaux l’entouraient en poussant des cris, il leur lançait des pierres ou de pommes de pin et pensait que cela ne leur faisait pas vraiment mal et que c’était leur nature qui les faisait crier ainsi.
Une fois cependant, c’était le jour de la Saint-Jean, il lui arriva une chose étrange. Il venait de dérober un nid de mésanges qu’il cherchait depuis plusieurs jours. Il sortait justement d’un buisson pour se rendre à l’endroit où il faisait son feu, lorsque ses yeux tombèrent sur une vieille femme qui était assise immobile à l’ombre d’un vieux chêne, les mains croisées sur un bâton, le visage presque complètement enveloppé dans un fichu gris. Du fichu perçaient deux yeux gris à demi aveugles qui le regardaient sans bouger. Sur ses épaules était juché un petit oiseau comme il n’en avait encore jamais vu, qui chantait doucement une chanson si triste que son cœur s’en trouva étrangement remué.
Il resta un moment sans bouger et regarda la femme le cœur battant. Mais son habituelle légèreté le reprit bientôt et il traversa vite la clairière pour lui demander qui elle était. Or quand il se trouva tout près il ne vit plus qu’une vieille souche d’arbre en train de pourrir et il eut beau chercher partout autour du vieux chêne, il ne trouva plus trace de la femme et le chant de l’oiseau aussi s’était tu.
Il retourna lentement vers ses chèvres, alluma son feu de pâtre et lorsque les étincelles rouges crépitèrent dans la fumée blanche, il se remit à rire et les œufs lui parurent aussi bons que les autres.
Le soir cependant il ne put s’empêcher de raconter la chose à sa mère. Celle-ci fut à ce point effrayée que ses mains se mirent à trembler. « Ainsi tu as encore commis un péché, dit-elle, et la femme qui t’est apparue était la mère de tous les oiseaux qui habitent la forêt. On dit qu’elle apparaît trois fois aux enfants méchants et la troisième fois elle les change en bêtes ou en plantes pour les punir ou leur jette un sort et c’est ce qui t’arrivera si tu ne te repens pas et ne marches pas sur la trace de Dieu. »
Le garçonnet fut effrayé et promit d’être désormais obéissant et pendant longtemps il le fut en effet. Mais au bout d’un certain temps, il oublia l’apparition de la femme, retourna plein d’entrain dans la forêt et rit de sa peur enfantine. Quelques semaines plus tard il eut toutefois la même vision et tout se passa comme la première fois. Il eut bien alors quelqu’angoisse au cœur et cet été là il s’abstint de ses exploits. Mais il avait le sentiment que quelque chose manquait à son bonheur et durant tout l’automne et tout l’hiver il resta silencieux et plongé dans ses pensées, si bien que sa mère crut qu’il s’était repenti et qu’une nouvelle vie allait commencer.
Mais au printemps il retourna à nouveau en chantant dans la forêt avec ses chèvres, recommença à chercher les nids et se comporta en tous points comme par le passé. Lorsqu’un matin il vit s’envoler le pic noir avec son bonnet rouge sur la tête, qui était l’objet de tant d’histoires, il eut le sentiment que cette journée lui réservait quelque chose de particulier et à la minute suivante il grimpait déjà au tronc d’un arbre comme un écureuil, jusqu’à ce qu’il put plonger la main dans l’ouverture du nid ; il la ressortit bientôt tenant trois œufs blancs.
Il poussa un grand cri de joie qui retentit dans toute la forêt, mit les œufs dans sa bouche pour ne pas les casser, redescendit comme l’éclair et se retrouva sur la mousse juste au moment où l’oiseau noir fonçait en poussant un cri vers la cime de l’arbre. « Crie tant que tu voudras, dit le garçon railleur, la prochaine fois tu sera sûrement un peu plus prudent. »
Mais à peine eut-il dit cela que son cœur cessa de battre, car il aperçut de nouveau la vieille femme assise sous le vieux chêne ; et le petit oiseau juché sur ses épaules chantait un chant triste comme il n’en avait jamais entendu. Le temps d’un battement de son cœur, un nuage passa devant le soleil et toute la forêt devint noire et blafarde comme avant l’orage. Quand le soleil brilla à nouveau, tout avait disparu et tout sembla à l’enfant n’avoir été qu’un rêve.
Pourtant son feu n’arrivait pas à prendre et rien n’allait bien ; l’heure du repas était déjà depuis longtemps passée lorsqu’il s’apprêta à plonger les trois œufs dans l’eau bouillante. Mais comme il les tenait dans sa main et les regardait encore une fois il perçut une voix douce qui provenait du creux de sa main et disait : « Ne nous fais pas de mal, ne nous fais pas de mal ! » Le garçonnet fut saisi d’effroi, car la voix douce suppliait : « Laisse-nous, laisse-nous. » Le garçon était déjà sur le point d’ouvrir la main lorsqu’il lui vint à l’idée qu’il avait probablement trouvé un grand trésor. Du coup toute sa vivacité et sa légèreté le reprirent. « Voilà qui vous plairait », dit-il railleusement et il serra sa main encore plus fort. Mais sans doute avait-il été trop impétueux, car il entendit un craquement dans sa main et quelque chose lui piqua la peau ; les coquilles d’œufs s’étaient brisées et lorsqu’il écarta les doigts, tout tomba par terre. Au bord du petit feu se tenaient trois très belles petites filles, étrangement petites, magnifiquement habillées et portant une couronne d’or dans les cheveux. Elles étaient si jolies que le garçonnet tendit les deux mains pour qu’elles ne lui échappent pas.
Mais comme il se penchait vers elles, les six petites mains plongèrent vite dans la cendre et lui en jetèrent dans les yeux, si bien qu’il se trouva complètement aveugle et tourna sur lui-même en titubant. Tandis qu’il se frottait les yeux qui lui faisaient mal, il entendit un chant lointain, doux et magique ; c’étaient les voix des trois petites filles qui disaient :
Au bout d’années et de jours
De la forêt et de la haie
Viendra un nain pieds nus
Faire pénitence.
Au bout d’années et de jours
Au bout d’années et de jours.
Là-dessus la chanson s’évanouit et lorsque le garçon se fut essuyé les yeux, il retrouva la forêt toute pareille ; à ses pieds il n’y avait que les coquilles blanches et là où était assise la vieille femme, remuait une branche comme si quelqu’un avait traversé le fourré.
Mais quand le garçon troublé voulut s’en aller, il vit soudain que ses jambes étaient arquées et qu’une chèvre pouvait passer dessous, que son corps était devenu très petit et très large et que sa tête était à ce point enfoncée dans ses épaules, qu’il pouvait à peine la tourner. Inondé de larmes il se rendit au bord du petit ruisseau herbeux où s’abreuvaient les chèvres ; il poussa un cri d’effroi lorsqu’il vit son image dans le miroir de l’eau. Il apercevait, en effet, un nain difforme avec un visage de vieux et au milieu de ses cheveux bruns luisait une mèche rousse, aussi rouge que le bonnet qui couvrait la tête du pic noir.
Le garçon se couvrit le visage de ses mains et alla, comme un lépreux, se coucher dans le buisson le plus retiré ; mais il ne pouvait échapper à lui-même et sa propre personne lui fit horreur. Le soir pourtant les chèvres vinrent le retrouver et lui léchèrent les mains comme si elles comprenaient sa misère. Après qu’il eut pleuré tout son saoul contre leur corps chaud, il rentra quand même à la cabane et resta assis sur le seuil jusqu’à ce que sa mère l’y trouvât et le conduisît près du feu qui brûlait dans l’âtre.
Il lui sembla merveilleux qu’elle ne se mette pas à pleurer, c’était une femme courageuse et elle savait qu’il était suffisamment puni. Elle lui parla selon son cœur et le consola en lui rappelant que la chanson avait promis la pénitence et qu’il lui fallait seulement être patient.
Chaque matin, on vit désormais un nain difforme se rendre en silence dans la forêt avec ses chèvres ; il ne chantait plus jamais, il ne dérobait plus de nids, il veillait au contraire à ce qu’aucun voleur ne s’en approchât et lorsque l’épervier avait tué un couple d’oiseaux, il nourrissait les petits et les ramenait à la maison, si bien qu’il fut bientôt le bon berger de tout ce qui était sans défense et que les oiseaux chantèrent plus joyeusement quand il entrait dans la forêt. Il était devenu tout à fait silencieux, et quand il était assis sur une souche d’arbre, les bras croisés autour de ses genoux, sa lourde tête pendante, il ressemblait de loin, avec son visage de vieux, à la vieille femme dont il s’était moqué et qu’il cherchait jour et nuit pour savoir comment il pourrait être délivré. Mais aussi loin qu’il parcourut la vaste forêt en été comme en hiver, il ne la voyait jamais et il n’entendait pas non plus le chant du petit oiseau.
Il devint de plus en plus silencieux et triste, se faisait des reproches à lui-même d’avoir été si méchant et souvent il souhaitait mourir. Lorsque de temps à autre au cours de l’année quelqu’un venait à la cabane, un voisin ou un colporteur vendant des rubans et des parures bon marché, il se faufilait dans l’étable tant il avait honte de son aspect et tant il était sûr que chacun lirait sa honte sur son front.
Trois années passèrent ainsi et rien ne se produisit. Un matin il était assis devant son petit feu tenant dans le creux de sa main une jeune mésange dont les parents n’étaient pas revenus. Comme elle ne voulait pas manger, il prit un ver entre ses lèvres, bien que cela le dégoûtât très fort et sourit pour la première fois depuis sa métamorphose lorsque le petit oiseau chercha avec des gestes malhabiles à venir prendre la nourriture dans sa bouche. Lorsqu’il fut rassasié et que le garçonnet l’eût mis au chaud contre sa poitrine parce que le vent du matin qui soufflait sur la prairie était encore frais, il eut soudain l’impression d’entendre au loin le chant triste de l’oiseau et lorsqu’il se fut levé retenant son souffle et qu’il regarda vers la forêt profonde, il vit à nouveau la vieille femme assise au pied du chêne telle qu’il l’avait déjà aperçue par trois fois.
Il tomba à genoux, joignit les mains et essaya de parler, mais ses lèvres lui refusaient tout service. Il vit que la femme se défaisait du fichu qui lui cachait le visage et pour la première fois il aperçut ses traits. Ils étaient très bons et très doux et il lui sembla n’en avoir jamais vu de semblables sur un visage humain. Avant qu’il ne put se ressaisir il entendit dans le lointain une voix suave, claire comme l’appel du merle doré, qui disait très distinctement :
Loin vers Borée, loin vers Borée
Est redevenu candide le péché
Trois pleines lunes il faudra
Pour que pousse la plante qui tes blessures guérira.
Les lèvres tremblantes il répéta après elle ses paroles et quand il les sut par cœur, la femme s’évanouit dans la brume matinale ; à nouveau il ne vit plus rien que la souche d’un chêne et une branche qui s’agitait.
Le garçon rassembla vite ses chèvres et dès qu’il fut arrivé à la cabane il raconta tout à sa mère ; il la pria de boucler son petit baluchon, car il voulait s’en aller avant que le soleil ne fût au zénith. Malgré ses larmes, sa mère était heureuse du fond du cœur ; elle le voyait déjà revenir beau et les membres bien droits, comme il avait été autrefois ; elle savait qu’il s’était maintenant repenti et qu’il avait éloigné de lui tout péché.
Ils prirent ainsi tendrement congé l’un de l’autre. Dès midi il était déjà loin de la cabane. Il marchait aussi vite que lui permettaient ses jambes torses, évitant les gens autant qu’il le pouvait. Après s’être reposé quelques heures dans la soirée, il continua à marcher la nuit durant, les yeux fixés sur le Chariot d’argent. Quand ses pieds lui faisaient mal et qu’il était sur le point de se décourager, il se répétait les paroles de la vieille femme : « Loin vers Borée, loin vers Borée est redevenu candide le péché... » Bien qu’il ne comprît pas comment un péché pouvait devenir candide, il y croyait comme à l’Évangile et en oubliait toutes ses fatigues et tous ses ennuis.
Après qu’il eut cheminé un mois durant, il aperçut aux premières lueurs du soir les tours dorées d’une grande ville. Il se lava encore une fois dans la source qui jaillissait à côté du chemin sous un vieux chêne, jeta un regard soucieux sur l’image que lui renvoyait ce miroir et alla tout droit jusqu’à ce qu’on lui eût indiqué où se trouvait le palais. Il gravit lentement les degrés de marbre du grand escalier et comme personne ne s’était soucié de lui, il se trouva bientôt dans la vaste salle. La princesse était assise sur son trône et sa cour s’adonnait à ses pieds à des jeux et à des distractions. À peine eut-il jeté un regard sur elle qu’il sut qu’elle était l’une des trois petites filles qui lui avaient jeté de la cendre dans les yeux, mais elle était maintenant grande et belle comme l’image d’un ange.
Tous les jeux cessèrent lorsqu’il entra dans la pièce et on n’entendit que les rires étouffés de ceux qui posaient le regard sur son corps difforme. Seule la princesse resta sérieuse comme à l’accoutumée, elle le regarda longuement tandis qu’il restait agenouillé sur les marches du trône. « Au bout d’années et de jours ! » dit-elle à voix basse. « Es-tu prêt ? »
Le garçon acquiesça.
« Écoute donc, dit-elle. Dans mes jardins il y a des volières emplies de milliers et de milliers d’oiseaux, de tous les oiseaux que tu as dans le temps privés de leur jeune vie. Tu vas devoir t’occuper d’eux et tu auras pour tâche de leur chercher sans relâche du matin au soir de la nourriture : des vers, des limaces, des moucherons et tout ce qui est bon pour eux. Si un seul d’entre eux meurt par ta faute, tu seras métamorphosé en crapaud. Mais si tu accomplis ta tâche une année durant sans te lasser et sans impatience, tu pourras au bout de cette année aller voir ma sœur qui t’imposera à son tour une pénitence. Le veux-tu ? »
Le garçon remercia et le jardinier en chef de la princesse le conduisit vers les volières des grands jardins. Là on lui donna nourriture et boisson et on lui indiqua une petite cabane de roseaux où il pourrait dormir. Dès que le soleil fut levé il se mit à l’ouvrage. À toutes les fenêtres du palais se tenaient des courtisans. Ils le regardaient parcourir la journée durant les jardins fleuris, tenant à la main une coupelle d’écorce de bouleau, pleine de nourriture pour les oiseaux.
Dès les premières heures il fut sur le point d’abandonner, mais le cri lamentable des oiseaux lui fit pitié et il ne perdit finalement pas une minute jusqu’à ce que vînt le soir et qu’il tombât sur sa couche dure, ne sachant pas si le lendemain ses pieds pourraient encore le porter.
Mais le lendemain matin ils le portèrent à nouveau, comme beaucoup d’autres matins aussi et bien qu’il ignorât ce que pouvait être un seul instant de liberté et que sa vie passée parmi les chèvres lui apparut comme un rêve, il se mit petit à petit à se réjouir, voyant que les oiseaux grandissaient et qu’aucun ne périssait. Un jour qu’il se hâtait vers les volières, sa coupelle de bouleau pleine de grains à la main, il vit que la princesse le regardait de son beau visage et lui faisait un signe d’approbation. Il fut heureux comme il ne l’avait plus été depuis longtemps. Et lorsqu’il put compter sur la poutre au-dessus de sa couche trois cent soixante-cinq entailles qu’il avait faites avec son couteau, il tomba à genoux au pied de son lit, remercia Dieu de son aide, prit congé de tous ses protégés et se rendit dans la grande salle où la princesse était à nouveau assise sur son trône.
Elle le regarda longuement, puis lui fit signe de s’approcher et lorsqu’il fut à genoux auprès d’elle, elle prit une plante dans une coupe d’or et en exprima le suc sur sa tête. Comme la première goutte tombait sur son front il eut l’impression qu’une profonde coupure traversait son corps ; quand il se releva ses genoux étaient redevenus droits et minces comme au temps où il était petit garçon.
« Après années et jours » dit la princesse et elle lui passa la main dans les cheveux. « Poursuis ton chemin vers le Nord ainsi qu’il t’a été prescrit jusqu’à ce que tu te trouves auprès de ma sœur. Et tu sauras la suite. »
Le garçon remercia, prit son balluchon sous le bras et reprit sa pérégrination. Comme ses jambes n’étaient plus arquées il atteignit sans souffrance au bout d’un mois la seconde ville royale et il s’agenouilla devant le trône où siégeait la seconde princesse. À son tour elle lui dit : « Après années et jours. Le veux-tu ? » Et comme il acquiesçait elle poursuivit : « Dans mes jardins il y a beaucoup de maisons avec des milliers d’enfants qui n’ont plus ni père ni mère. Il te faudra t’occuper d’eux, les laver et les soigner, leur donner à boire et à manger. Et si un seul d’entre eux meurt par ta négligence tu seras métamorphosé en myriapode. Mais si tu accomplis ta tâche durant un an sans lassitude, ni impatience, tu pourras te rendre au bout de l’année chez ma dernière sœur ; elle t’infligera à son tour une pénitence. Le veux-tu ? »
Le garçon faillit désespérer, mais il acquiesça encore une fois, remercia et fut conduit par le médecin particulier de la princesse dans les jardins où étaient les grandes maisons claires où dormaient les petits enfants dans des milliers de lits. On lui indiqua sa tâche et à nouveau du premier au dernier rayon du jour, il monta et descendit les escaliers, lava et soigna les enfants, leur donna de la bouillie et du lait et s’effondra le soir sur sa couche ne sentant plus ses jambes. Mais petit à petit il se mit à éprouver du plaisir à son dur labeur, sut le nom de chacun des enfants et un jour où la princesse vint dans la grande salle le regardant faire sans mot dire, il se sentit très heureux et se mit à compter le soir les entailles qu’il avait faites avec son couteau dans le seuil de la porte ; il ne put pas croire qu’il n’en manquait plus que sept pour atteindre le nombre prescrit, tant cette année avait passé vite.
« Après années et jours », dit la princesse lorsqu’il fut à nouveau à genoux à ses pieds exprimant une plante sur sa tête. À nouveau il eut l’impression d’une profonde coupure traversant son corps et lorsqu’il se releva, ses épaules étaient redevenues aussi minces que dans son enfance et seule sa grosse et vilaine tête lui rappela qu’il n’était pas encore délivré.
Il reçut le même ordre qu’un an plus tôt, remercia et se remit en route vers le Nord jusqu’à ce qu’il aperçût la troisième ville dorée où il s’agenouilla devant la troisième des sœurs. « Écoute, lui dit-elle, dans mes jardins il y a beaucoup de maisons avec de vieilles gens qui n’ont plus d’enfants pour s’occuper d’eux. Beaucoup d’entre eux ont la lèpre et leur corps sent la décomposition et la mort. Il va te falloir les laver et les soigner, le soir t’asseoir auprès d’eux et leur raconter des histoires, car ils sont redevenus comme des enfants. Si un seul d’entre eux se plaint au cours de cette année que tu n’aies pas été assez prévenant ou gentil, tu seras transformé en nécrophore et tu te nourriras à tout jamais de choses en décomposition. »
Le cœur du garçonnet fut saisi d’effroi. Pourtant il remercia encore une fois. Le grand prêtre le conduisit dans les maisons du jardin et il se mit à l’ouvrage comme s’il avait eu fait cela toute sa vie. Jamais journée ne lui avait paru aussi pénible et lorsque le soir il lui fallut raconter son premier conte, ses lèvres étaient comme cousues. Mais la vieille femme au chevet de laquelle il s’était assis posa sa main sur son bras et lui dit doucement : « Cher enfant, ne veux-tu pas donner quelques rayons du soir à notre cœur refroidi ? »
Il eut alors pitié d’elle et il se souvint toujours de ces paroles quand ses forces étaient sur le point de l’abandonner et il devint ainsi une véritable consolation pour tous les malades et tous les mourants, si bien que le grand prêtre en fut surpris et que la princesse lui souriait quand elle le regardait faire de loin.
Quand au bout d’un an, les gouttes de la plante salvatrice tombèrent sur son front et qu’il fut redevenu le garçon qu’il avait été dans le temps, elle l’embrassa sur le front et lui dit de faire un vœu ; si c’était un souhait qui fut louable elle l’exaucerait.
Il n’hésita pas un instant et dit qu’il voudrait avant tout retourner chez sa mère qui se faisait beaucoup de souci à son sujet. Ensuite il aimerait avoir le droit de parcourir les royaumes des trois sœurs et de venir en aide à tous, gens, bêtes, jeunes et vieux, comme il avait appris à le faire durant ces années. Car ce qu’il avait fait jusqu’alors par pénitence, il aimerait le faire désormais de son plein gré. Ce qui avait été si longtemps une plante salvatrice pour ses propres blessures, pourrait devenir un baume pour les blessures des autres. C’est du moins ainsi qu’il avait compris les paroles de la vieille femme.
« Tu as parfaitement compris, dit la princesse. Quand tu reverras le pic noir demande-lui si tu peux lui venir en aide, car c’est lui qui nous a cachées du sorcier et enfermées dans les coquilles d’œufs. Tu ne savais pas à l’époque que tu étais seulement un instrument. Tu voulais faire le mal, mais tout est bien maintenant. À chaque fois que tu viendras dans nos royaumes, viens nous voir et nous nous réjouirons à chacune de tes visites. »
Le garçon prit congé, remercia et retourna chez sa mère. Jusqu’à sa mort il fut un bon pasteur pour tous les malades, les pauvres et ceux qui étaient dans le besoin dans les trois royaumes. Quand il mourut tout chargé d’ans, un couple de mésanges vint sur sa tombe. Il fit son nid dans le buisson de roses qui poussait sur son sépulcre et quand les enfants venaient le soir y planter des fleurs, ils s’arrêtaient un moment et écoutaient le doux chant des oiseaux. Et à voix basse ils disaient, comme ils avaient entendu leurs parents le dire : « Les oiseaux racontent que ses péchés sont devenus candides et la bonne reine affirme qu’il est plus blanc que la neige. »
Ernst WIECHERT, Le voleur de nids,
Imprimerie Garnier, 1968.
Traduit de l’allemand par Robert Utzinger.