L’Enfant-Étoile

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Oscar WILDE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL Y AVAIT une fois deux pauvres bûcherons qui rentraient chez eux, à travers une grande forêt de pins. C’était en hiver, par une nuit d’aigre bise. La neige recouvrait d’une couche épaisse le sol et les branches des arbres ; le gel brisait les petites brindilles de chaque côté du chemin sur leur passage ; et lorsqu’ils arrivèrent au Torrent de la Montagne, celui-ci était suspendu immobile dans l’air, car le Roi des Glaces lui avait donné un baiser. Il faisait si froid que les animaux et les oiseaux même ne savaient plus que faire.

– Hou ! grognait le loup, tout en trottinant parmi les broussailles, la queue entre ses jambes, voici un temps parfaitement monstrueux. Pourquoi le gouvernement ne s’en inquiète-t-il pas ?

– Ouitt, ouitt, ouitt ! gazouillaient les vertes linottes, la vieille terre est morte et on l’a couchée dans son linceul blanc.

– La terre va se marier et ceci est sa robe nuptiale, roucoulèrent entre elles les tourterelles.

Leurs petits pieds roses étaient quasi gelés, mais elles croyaient de leur devoir de considérer la situation d’un point de vue romanesque.

– Quelles bêtises ! grogna le loup. Je vous dis que c’est la faute du gouvernement, et si vous ne voulez pas me croire, je vais vous manger.

Le loup avait un esprit des plus pratiques et n’était jamais à court d’un bon argument.

– Moi, pour ma part, dit le pic-vert, qui était né philosophe, je ne me soucie pas plus des théories atomiques que de toute autre explication. Lorsqu’une chose est vraie, elle est vraie, et, en ce moment, il fait terriblement froid.

Il faisait, en effet, terriblement froid. Les petits écureuils qui habitaient le creux du grand sapin, se frottaient sans cesse le nez entre eux pour se tenir chaud, et les lapins se roulaient en boule dans leurs terriers et ne s’aventuraient point même à jeter un regard au-dehors. Les seuls êtres qui paraissaient heureux étaient les grands hiboux cornus. Leurs plumes étaient toutes roidies par le givre ; mais cela ne leur faisait rien, ils roulaient leurs grands yeux jaunes et s’appelaient les uns les autres par toute la forêt.

– Tou-ouitt ! Tou-ouou ! Tou-ouitt ! Tou-ouou ! quel temps délicieux nous avons !

Les bûcherons avançaient toujours, soufflant vigoureusement sur leurs doigts et frappant de leurs gros souliers ferrés la neige durcie. Une fois, ils enfoncèrent dans une chevasse profonde et en ressortirent aussi blancs que des meuniers, quand les meules broient le blé ; une autre fois, ils glissèrent sur la glace lisse et dure d’une mare gelée, et leurs fagots se défirent de leurs liens, ils eurent à les ramasser et à les refaire ; une autre fois, encore, ils crurent avoir perdu leur chemin et une grande frayeur les envahit, car ils savaient que la neige est cruelle envers ceux qui dorment dans ses bras. Mais ils mirent leur confiance dans le bon saint Martin qui veille sur les voyageurs, et, revenant sur leurs traces, ils marchèrent avec précautions ; enfin, ils atteignirent la lisière de la forêt et aperçurent, au loin dans la vallée, au-dessous d’eux, les lumières du village où ils habitaient.

Ils étaient si ravis d’être au bout de leurs peines qu’ils se mirent à rire tout haut, et la terre leur parut une fleur d’argent et la lune une fleur d’or.

Cependant, après qu’ils eurent ri, ils devinrent tristes, car ils se souvinrent de leur pauvreté, et l’un d’eux dit à l’autre :

– Pourquoi être si joyeux, sachant que la vie est pour le riche et non pour nous autres ? Il eût mieux valu mourir de froid dans la forêt, ou que quelque bête sauvage fût tombée sur nous et nous eût dévorés.

– Vraiment, répondit son compagnon, les uns reçoivent beaucoup, les autres reçoivent bien peu ; l’injustice a divisé le monde et il n’y a de parts égales en rien, excepté en tristesse.

Mais, tandis qu’ils se lamentaient sur leur misère, il advint cette étrange chose : il tomba du ciel une étoile magnifique et très brillante. Elle glissa sut le ciel, passant dans sa course près des autres étoiles, et, tandis qu’ils la regardaient, surpris, elle leur parut s’enfoncer derrière un groupe de saules, près d’une petite bergerie, à un jet de pierre de là.

– Eh ! voilà une masse d’or pour qui la trouvera, s’écrièrent-ils. Et ils se précipitèrent de ce côté, si grande était leur envie de l’or.

L’un d’eux courut plus vite que son compagnon et le devança ; il se fraya un passage à travers les saules, parvint de l’autre côté et, ô bonheur ! il y avait là, en effet, un objet et, se baissant, posa ses mains dessus : c’était un vêtement tissé d’or, curieusement incrusté d’étoiles et formant de nombreux plis. Il cria à son camarade qu’il avait trouvé le trésor tombé du ciel et, quand son camarade arriva, ils s’assirent dans la neige et défirent les plis du vêtement afin de pouvoir partager les pièces d’or. Mais hélas Iii n’y avait ni or, ni argent, ni trésor d’aucune sorte, suais seulement un petit enfant endormi. Alors l’un d’eux dit :

– Ceci est pour notre espoir une amère déception ; nous n’avons aucune chance, car de quel profit pourrait nous être un enfant ? Laissons-le ici et poursuivons notre chemin. Nous sommes de pauvres gens et avons nous-mêmes des enfants, nous ne pouvons donc nous charger d’un autre enfant.

Mais son compagnon lui répondit :

– Non, ce serait une méchante action de laisser mourir ici dans la neige cet enfant et, quoique je sois aussi pauvre et que j’aie bien des bouches à nourrir et bien peu de pain dans la huche, je vais l’emmener avec moi à la maison et ma femme en prendra soin.

Il releva tendrement l’enfant et l’enveloppa dans le manteau pour le préserver du froid, puis il descendit la colline vers le village. Son camarade s’étonnait de sa folie et de sa grande charité de cœur.

Quand ils parvinrent au village son camarade lui dit :

– Tu as l’enfant, toi, donne-moi le manteau, car il était entendu que nous partagerions.

Mais l’autre lui répondit :

– Non, car le manteau n’est ni à moi, ni à toi, mais à l’enfant seulement.

Il lui souhaita le bonsoir et se dirigea vers sa maison ; il frappa.

Quand son épouse ouvrit la porte et vit que son mari lui revenait sain et sauf, elle mit ses bras autour de son cou et l’embrassa, puis elle le débarrassa de sa charge de fagots, brossa la neige qui couvrait ses bottes et le pria d’entrer. Mais il lui dit :

– J’ai trouvé quelque chose dans la forêt, je l’ai apporté pour que tu en prennes soin.

Et il ne bougea plus du seuil.

– Qu’est-ce donc ? s’écria-t-elle. Montre-moi ce que c’est, car la maison est nue et nous avons besoin de bien des choses.

Alors il écarta le manteau et lui montra l’enfant qui dormait.

– Hélas ! pauvre homme ! murmura-t-elle, n’avons-nous point assez de nos enfants, que tu amènes encore s’asseoir à notre foyer un autre enfant ? Qui sait s’il ne nous portera pas malheur ? Comment le soignerons-nous ?

Elle était en colère contre lui.

– C’est un Enfant-Étoile, répondit-il, et il lui raconta l’étrange manière dont il l’avait trouvé.

Mais elle ne s’apaisa point, elle se moqua de lui et lui parla avec colère, s’écriant :

– Nos enfants manquent de pain et il nous faut nourrir l’enfant d’une autre ? Qui ici, s’occupera de nous ? Qui nous donnera de la nourriture ?

– Dieu lui-même prend soin des moineaux et les nourrit, répondit-il.

– Les moineaux ne meurent-ils pas de faim en hiver ? demanda-t-elle ; ne sommes-nous pas en hiver, maintenant ?

L’homme ne répondit rien, mais ne bougea pas du seuil.

Un vent glacial arriva de la forêt par la porte ouverte et fit frissonner la femme ; elle trembla et lui dit :

– Pourquoi ne fermes-tu pas la porte ? Un vent glacial pénètre par là dans la maison, et j’ai froid.

– Dans une maison où il y a un cœur dur ne pénètre-t-il pas toujours un vent glacial.

La femme ne lui répondit rien, mais se réfugia près du feu.

Après un moment, elle se retourna et le regarda ; elle avait les yeux pleins de larmes. Il entra doucement et posa l’enfant dans ses bras ; elle l’embrassa et le coucha dans un petit lit où reposait le plus jeune de ses propres enfants. Le lendemain, le bûcheron prit le curieux vêtement d’or et le plaça dans une grande armoire, et sa femme prit un collier d’ambre qui était autour du cou de l’enfant et l’enferma aussi dans l’armoire.

L’Enfant-Étoile fut ainsi élevé avec les enfants du bûcheron ; il s’asseyait avec eux à la même table et était leur compagnon de jeux. Chaque année, il devenait de plus en plus agréable à regarder, si bien que tous les habitants du village étaient remplis d’étonnement, car, tandis qu’ils étaient hâlés et avaient les cheveux noirs, il était aussi blanc et délicat que l’ivoire coupé, et ses boucles étaient comme des anneaux de narcisse. Les lèvres étaient semblables aux pétales d’une fleur rouge, ses yeux aux violettes sur les bords d’un ruisseau d’eau claire et son corps au narcisse d’un champ où ne vient point le faucheur.

Cependant sa beauté le rendait mauvais, car il devint orgueilleux, cruel et égoïste. Les enfants du bûcheron et les autres enfants du village, il les méprisait, disant qu’ils étaient de basse origine, tandis que lui était de race noble puisqu’il descendait d’une étoile, et il voulut être leur maître, et il les appela ses serviteurs. Il n’avait aucune pitié pour le pauvre ni pour ceux qui étaient aveugles ou estropiés, ou en général étaient malheureux ; bien au contraire, il leur jetait des pierres et les chassait sur la grande route, les priant d’aller mendier leur pain ailleurs, si bien que, à part les bandits, aucun ne revenait deux fois dans le village demander l’aumône. À vrai dire, il était comme enamouré de la beauté ; il se moquait des faibles, des contrefaits, se jouait d’eux – il n’aimait que lui. En été, quand les vents étaient calmes, il se couchait près du puits, dans le verger du prêtre, et se penchait pour contempler l’image de sa figure, riant de plaisir qu’il avait à se voir si beau.

Souvent le bûcheron et sa femme le grondaient et disaient :

– Nous n’avons point agi envers toi comme tu agis envers ceux qui sont seuls et n’ont personne pour les secourir. Pourquoi es-tu si cruel envers ceux qui ont besoin de pitié ?

Parfois le vieux prêtre l’envoyait chercher et lui enseignait l’amour des êtres vivants, lui disant :

– La mouche est ta sœur, ne lui fais point de mal. Les oiseaux sauvages qui volent dans la forêt ont leur liberté, ne les prends point au piège pour ton seul plaisir. Dieu fit le ver aveugle et la taupe, et chacun a sa place assignée. Qui es-tu pour apporter la souffrance dans le monde de Dieu ?

Mais l’Enfant-Étoile ne prenait point garde à leurs paroles ; il plissait le front et gouaillait, puis retournait vers ses compagnons et les commandait. Et ses compagnons le suivaient, car il était beau et léger à la course, il savait danser, jouer du chalumeau et faire de la musique. En quelque endroit que l’Enfant-Étoile les menât, ils le suivaient, et, quoi qu’il leur ordonnât de faire, ils le faisaient. Et quand il perçait avec un roseau aiguisé les yeux troubles de la taupe, ils riaient ; quand il jetait des pierres aux lépreux, ils riaient encore. En toutes choses, il les dominait et ils devinrent durs de cœur, ainsi qu’il était.

Un jour passa dans le village une pauvre mendiante. Ses vêtements étaient usés et en loques, et ses pieds saignaient écorchés par la dure route qu’elle avait suivie ; elle était dans un état pitoyable. Et, comme elle était fatiguée, elle s’assit sous un marronnier pour se reposer. Mais, quand l’Enfant-Étoile l’aperçut, il dit à ses compagnons :

– Voyez ! Là-bas, sous ce bel arbre verdoyant, est assise une vieille mendiante sale. Venez, nous la ferons partir, car elle est laide et de mauvais aspect.

Alors il s’approcha, lui jeta des pierres, se moqua d’elle. La mendiante le regardait avec des yeux terrifiés et elle ne le quittait point du regard.

Quand le bûcheron, qui était occupé à fendre des bûches dans un hangar, près de là, vit ce que l’Enfant-Étoile faisait, il accourut, le repoussa, lui disant :

– Sûrement, tu as le cœur dur et tu ne connais point la pitié, car quel mal t’a fait cette pauvre femme pour que tu la traites de cette façon ?

Et l’Enfant-Étoile devint rouge de colère, il frappa du pied le sol et dit :

– Qui es-tu pour me questionner sur ce que je fais ? Je ne suis point ton fils pour obéir à tes ordres.

– Tu as dit la vérité, répondit le bûcheron ; cependant je t’ai montré de la pitié quand je t’ai trouvé dans la forêt.

Quand la femme entendit ces mots, elle poussa un grand cri et tomba en syncope. Le bûcheron la transporta chez lui et son épouse prit soin d’elle. Quand elle revint à elle, ils placèrent de la viande et de la boisson devant elle et l’engagèrent à se réconforter. Mais elle ne voulut ni manger ni boire et elle dit au bûcheron :

– N’as-tu pas dit que l’enfant fut trouvé dans la forêt ? Et dix années ne se sont-elles pas écoulées depuis ?

Et le bûcheron répondit :

– Oui, c’est dans la forêt que je le trouvai et il y a dix ans, en effet.

– Et que trouvas-tu de caractéristique sur lui ? s’écria-t-elle. Ne portait-il pas au cou un collier d’ambre ? N’était-il pas enveloppé dans un manteau tissé d’or et brodé d’étoiles ?

– En effet, répondit le bûcheron, c’était exactement comme vous le dites.

Et il prit dans l’armoire où ils étaient enfermés le manteau et le collier d’ambre, et il les lui montra. Quand elle les vit, elle pleura de joie, et dit :

– C’est mon petit enfant que j’avais perdu dans la forêt. Je t’en prie, envoie-le chercher vivement, car j’ai parcouru tout le monde à sa recherche.

Alors le bûcheron et son épouse sortirent et appelèrent l’Enfant-Étoile et lui dirent :

– Rentre à la maison et tu trouveras ta mère qui t’y attend.

L’enfant courut, rempli d’étonnement et d’une grande joie. Mais quand il vit celle qui attendait là, il rit d’un air dédaigneux et dit :

– Où donc est ma mère ? Car je ne vois ici que cette vieille mendiante.

Et la femme lui répondit :

– Je suis ta mère.

– Tu es folle de dire cela ! s’écria l’Enfant-Étoile plein de colère. Je ne suis point ton fils, car tu es une mendiante et tu es laide et en haillons. Va-t’en donc d’ici et ne me laisse point revoir ton vilain visage.

– Non, car tu es vraiment mon petit enfant que je portais dans la forêt, s’écria-t-elle, et elle tomba à genoux, tendant les bras vers lui. Les bandits t’ont volé à moi et t’ont abandonné, murmura-t-elle ; mais je t’ai reconnu quand je t’ai vu et j’ai reconnu aussi ce qui t’appartient, le manteau tissé d’or et le collier d’ambre. C’est pourquoi je te prie de venir avec moi, car j’ai erré par tout le monde à ta recherche. Viens avec moi, mon fils, car j’ai besoin de ton amour.

Mais l’Enfant-Étoile ne bougea point de sa place, il ferma contre elle les portes de son cœur, et on n’entendit aucun bruit, excepté les sanglots de la femme en proie au plus grand chagrin.

Enfin, il lui parla, et sa voix fut dure et âpre :

– Si, en vérité, tu es ma mère, dit-il, il eût mieux valu que tu restasses au loin plutôt que de venir ici m’apporter la honte, car je croyais être le fils d’une étoile et non l’enfant d’une mendiante, ainsi que tu me le dis. Va-t’en donc, et que je ne te voie plus !

– Hélas ! mon fils, s’écria-t-elle, ne veux-tu pas m’embrasser avant que je parte ? Car j’ai beaucoup souffert pour te retrouver.

– Non, non, dit l’Enfant-Étoile, tu es trop laide à regarder, et je préférerais embrasser la vipère ou le crapaud plutôt que toi.

Alors la femme se leva et s’en alla vers la forêt, en pleurant amèrement. Quand l’Enfant-Étoile vit qu’elle était partie, il fut heureux et il courut retrouver ses compagnons de jeux afin de s’amuser avec eux. Mais quand ils l’aperçurent qui s’avançait, ils se moquèrent de lui et dirent :

– Eh ! quoi ! Tu es aussi laid que le crapaud et aussi affreux que la vipère.

Et ils le renvoyèrent du jardin.

L’Enfant-Étoile se fâcha et il se dit :

« Que me disent-ils donc ? Je vais aller me mirer dans l’eau du puits et elle réfléchira ma beauté. »

Il alla au puits et se mira dans l’eau ; hélas ! son visage était semblable au visage du crapaud et son corps était écaillé comme le corps d’une vipère. Il se jeta sur l’herbe et pleura en disant :

« Sûrement, ceci m’est advenu à cause de mon péché. Car j’ai renié ma mère, je l’ai repoussée, j’ai été orgueilleux et cruel envers elle. Aussi je veux aller la chercher par le monde entier, et je ne me reposerai que lorsque je l’aurai retrouvée. »

Voilà que s’avança vers lui la petite fille du bûcheron ; elle posa sa main sur son épaule et elle lui dit :

– Qu’importe que tu aies perdu ta beauté ? Reste avec nous, je ne me moquerai pas de toi.

Il lui répondit :

– Non, car j’ai été cruel envers ma mère et ce malheur m’a été envoyé en punition. C’est pourquoi je dois partir, parcourir le monde jusqu’à ce que je la retrouve et qu’elle m’accorde son pardon.

Alors il courut vers la forêt et appela sa mère pour qu’elle revînt à lui, mais il n’eut point de réponse. Tout le long du jour il l’appela ; quand le soleil se coucha, il s’endormit sur un lit de feuilles ; les oiseaux et les animaux s’enfuirent loin de lui, car ils se rappelaient sa cruauté ; il resta seul, veillé par le crapaud et la lente vipère qui rampait près de lui.

Au matin il se leva, il cueillit aux arbres quelques baies amères qu’il mangea et il continua sa route à travers le grand bois, pleurant à chaudes larmes. À chaque rencontre qu’il faisait, il demandait si, par hasard, on n’avait pas aperçu sa mère.

Il dit à la taupe :

– Toi qui peux aller sous terre, dis-moi, ma mère y est-elle ?

La taupe lui répondit :

– Tu m’as crevé les yeux. Comment pourrais-je voir ?

Il dit à la linotte :

– Toi qui peux voler au-dessus des grands arbres et qui peux voir le monde entier, dis-moi, peux-tu voir ma mère ?

Et la linotte lui répondit :

– Tu m’as coupé les ailes pour ton bon plaisir. Comment pourrais-je voler ?

Au petit écureuil, qui habitait dans le sapin et qui était seul, il dit :

– Où est ma mère ?

L’écureuil lui répondit :

– Tu as tué la mienne. Chercherais-tu à tuer la tienne aussi ?

L’Enfant-Étoile pleura, baissa la tête, demandant pardon aux créatures de Dieu, et il poursuivit son chemin à travers la forêt, cherchant la mendiante. Au troisième jour, il parvint à la lisière de la forêt et descendit dans la plaine.

Quand il passait par les villages, les enfants se moquaient de lui et lui jetaient des pierres, et les paysans ne lui permettaient point même de dormir dans leurs granges, de peur qu’il ne communiquât la rouille au blé engrangé, tellement il était horrible à regarder ; leurs domestiques le chassaient et il n’y avait personne qui eût pitié de lui. Nulle part il ne pouvait avoir de nouvelles de la mendiante qui était sa mère, bien que, pendant l’espace de trois ans, il ne fît que parcourir le monde. Souvent il crut la voir, sur la route, devant lui ; il l’appelait alors, courait après elle jusqu’à ce que les cailloux fassent saigner ses pieds. Mais il ne pouvait point l’atteindre. Ceux qui habitaient sur le bord de la route disaient toujours qu’ils ne l’avaient point vue, ni aucune autre qui lui ressemblât, et ils s’amusaient de sa douleur.

Pendant l’espace de trois ans, il erra par le monde entier ; il n’y eut pour lui ni amour, ni amitié, ni charité, mais le monde était tel qu’il l’avait fait lui-même aux jours de son grand orgueil.

Un soir il arriva à la porte d’une cité fortifiée qui s’élevait près d’une rivière. Fatigué, les pieds ensanglantés, il voulut entrer. Mais les soldats qui étaient de garde lui barrèrent l’entrée avec leurs hallebardes et lui dirent d’une voix dure :

– Que viens-tu faire dans cette cité ?

– Je suis à la recherche de ma mère, répondit-il, et je vous prie de me laisser passer, car il se peut qu’elle soit dans cette ville.

Mais ils se moquèrent de lui. L’un d’eux caressa sa barbe noire, déposa son bouclier et s’écria :

– En vérité, ta mère ne sera pas très réjouie en te revoyant, car tu es plus laid que le crapaud du marais ou que la vipère dans la boue. Va-t’en ! Va-t’en ! Ta mère n’habite point en cette cité.

Et un autre, qui tenait une bannière jaune dans ses mains, lui dit :

– Qui est ta mère et pourquoi la cherches-tu ?

Il répondit :

– Ma mère est une mendiante comme moi et je l’ai traitée méchamment ; et je vous prie de me laisser passer pour qu’elle puisse m’accorder son pardon ; s’il se peut qu’elle loge dans cette cité.

Mais ils ne voulurent pas et le piquèrent de leurs lances.

Comme il s’en retournait en pleurant, quelqu’un dont l’armure était incrustée de fleurs dorées et sur le casque duquel était touché un lion ailé, arriva et s’informa auprès des soldats afin de savoir qui était celui qui avait cherché à entrer, et ils dirent :

– C’est un mendiant et le fils d’une mendiante, et nous l’avons chassé.

– Pourquoi ? s’écria-t-il en riant, il ne faut pas le chasser, nous vendrons cette horrible créature comme esclave et son prix sera le prix d’un bol de vin doux.

Et un vieillard, au visage méchant, qui passait par là, dit :

– Je vais l’acheter pour ce prix.

Et quand il eut payé la somme, il prit l’Enfant-Étoile par la main et le conduisit dans la cité.

Après qu’ils eurent traversé beaucoup de rues, ils arrivèrent à une petite porte qui était percée dans un mur que recouvrait un grenadier. Le vieillard toucha la porte avec une bague de jaspe et elle s’ouvrit ; ils descendirent par cinq marches d’airain dans un jardin rempli de pavots noirs et de jarres vertes en terre cuite. Le vieillard tira alors de son turban une écharpe de soie à dessins et s’en servit pour bander les yeux de l’Enfant-Étoile, qu’il poussa devant lui. Quand le bandeau fut enlevé de ses yeux, l’Enfant-Étoile se trouva dans un cachot éclairé par une lanterne de corne.

Le vieillard posa devant lui un peu de pain moisi sur un tranchoir et dit : « Mange ! » et un peu d’eau saumâtre dans une coupe et dit : « Bois ! » et, quand il eut mangé et but, le vieillard sortit, fermant la porte derrière lui et l’assujettissant avec une chaîne de fer.

Le lendemain, le vieillard, qui était, en réalité, le plus subtil des magiciens de la Libye et avait appris son art d’un de ceux qui habitent dans les tombeaux du Nil, entra et dit, en prenant un air méchant :

– Dans un bois qui est près de cette cité de Giaours, il y a trois pièces d’or. L’une est d’or blanc, une autre est d’or jaune, et l’or de la troisième est rouge. Aujourd’hui tu devras me rapporter la pièce d’or blanc et, si tu ne me la rapportes pas, je te frapperai de cents coups de bâton. Va et dépêche-toi ; au coucher du soleil je t’attendrai à la porte du jardin. Prends soin de me rapporter la pièce d’or blanc ou cela tournera mal pour toi, car tu es mon esclave et je t’ai acheté pour le prix d’un bol de vin doux.

Il banda les yeux de l’Enfant-Étoile avec l’écharpe de soie à dessins, lui fit traverser la maison et le jardin de pavots, et remonter les cinq marches d’airain. Et ayant ouvert la petite porte avec la bague, il le poussa dans la rue. L’Enfant-Étoile sortit par la porte de la cité et arriva au bois dont le magicien lui avait parlé.

Ce bois était très joli, vu de l’extérieur, et semblait plein d’oiseaux chanteurs et de fleurs aux doux parfums, et l’Enfant-Étoile s’y engagea joyeusement. Cependant, cette beauté eut pour lui peu d’attraits, car en quelque lieu qu’il allât, d’âpres bruyères et des épines surgissaient du sol et l’empêtraient, de méchantes orties le piquaient et le chardon le perçait de ses dards, si bien qu’il était dans une détresse profonde. Et nulle part il ne pouvait trouver la pièce d’or blanc dont le magicien lui avait parlé, bien qu’il la cherchât depuis le matin jusqu’à midi et depuis le midi jusqu’au coucher du soleil. Au coucher du soleil, il se tourna dans la direction de la maison, pleurant amèrement, car il savait le sort qui l’y attendait.

Mais, lorsqu’il fut arrivé à la lisière du bois, il entendit, venant d’un fourré, un cri comme celui de quelqu’un qui souffre. Alors, oubliant sa propre douleur, il retourna à cet endroit il y vit un petit lièvre pris dans un piège que quelque chasseur avait placé là.

L’Enfant-Étoile eut pitié de lui ; il lui rendit la liberté et lui dit :

– Je ne suis, moi, qu’un esclave, cependant j’ai pu te rendre ta liberté.

Et le lièvre lui répondit :

– Sûrement tu m’as rendu la liberté. Et que te donnerai-je en retour ?

L’Enfant-Étoile lui dit :

– Je cherche une pièce d’or blanc et je ne puis la trouver nulle part, et si je ne l’apporte pas à mon maître, il me battra.

– Viens avec moi, dit le lièvre.

Et, ô bonheur ! dans le creux d’un grand chêne, il aperçut la pièce d’or blanc qu’il cherchait. Il fut rempli de joie, s’en empara et dit au lièvre :

– Le service que je t’ai rendu, tu me l’as rendu mille fois, et la charité que je t’ai montrée, tu me l’as payée cent fois plus.

– Non, répondit le lièvre, mais comme tu as agi envers moi, j’ai agi envers toi.

Et il s’enfuit prestement, tandis que l’Enfant-Étoile revenait vers la cité.

À la porte de la cité, quelqu’un était assis qui ressemblait à un lépreux. Sur son visage était rabattu un capuchon de toile grise, et au travers des trous ses yeux luisaient comme des charbons rouges. Quand il aperçut l’Enfant-Étoile qui s’approchait, il frappa sur une écuelle de bois, agita sa clochette et l’appela, disant :

– Donne-moi une pièce de monnaie ou je vais mourir de faim. Car on m’a jeté à la porte de la cité et personne n’a pitié de moi.

– Hélas ! s’écria l’Enfant-Étoile, je n’ai qu’une seule pièce de monnaie dans mon bissac et si je ne la rapporte pas à mon maître il me battra, car je suis son esclave.

Mais le lépreux le supplia tant que l’Enfant-Étoile eut pitié de lui et lui donna la pièce d’or blanc.

Quand il arriva à la maison du magicien, ce dernier lui ouvrit la porte, le fit entrer et lui dit :

– As-tu la pièce d’or blanc ?

L’Enfant-Étoile répondit :

– Je ne l’ai pas.

Alors le magicien se précipita sur lui et le battit ; il plaça devant lui un tranchoir vide et dit : « Mange ! » et il lui présenta une coupe vide et dit : « Bois ! », puis il le jeta à nouveau dans le cachot.

Le lendemain, le magicien vint vers lui et dit :

– Si aujourd’hui tu ne me rapportes pas la pièce d’or jaune, je te garderai sûrement comme mon esclave et te donnerai trois cents coups.

L’Enfant-Étoile s’en alla au bois. Tout le long du jour, il chercha la pièce d’or jaune ; mais nulle part il ne put la trouver. Au coucher du soleil, il s’assit et se mit à pleurer. Tandis qu’il pleurait, le petit lièvre qu’il avait délivré du piège vint à lui.

Le lièvre lui dit :

– Pourquoi pleures-tu ? Que cherches-tu dans le bois ?

L’Enfant-Étoile répondit :

– Je cherche une pièce d’or jaune qui est cachée ici ; si je ne la trouve pas, mon maître me battra et me gardera comme son esclave.

– Suis-moi, s’écria le lièvre.

Il courut alors à travers le bois, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à une flaque d’eau limpide. Au fond de la flaque se trouvait la pièce d’or jaune.

– Comment te remercierai-je ? dit l’Enfant-Étoile, car voici la seconde fois que tu me viens en aide.

– N’as-tu pas eu pitié de moi d’abord ? dit le lièvre en s’éloignant rapidement.

L’Enfant-Étoile prit la pièce d’or jaune, la mit dans son bissac et se hâta vers la cité. Mais le lépreux le vit venir. Il courut à sa rencontre, s’agenouilla et s’écria :

– Donne-moi une pièce de monnaie ou je meurs de faim.

L’Enfant-Étoile lui dit :

– Je n’ai dans mon bissac qu’une seule pièce d’or jaune. Si je ne la rapporte pas à mon maître, il me battra et me gardera comme son esclave.

Mais le lépreux le supplia tellement que l’Enfant-Étoile eut pitié de lui et lui donna la pièce d’or jaune.

Quand il arriva à la maison du magicien, celui-ci le fit entrer et lui dit :

– As-tu la pièce d’or jaune ?

L’Enfant-Étoile lui répondit :

– Je ne l’ai pas.

Alors le magicien se précipita sur lui, le battit, le chargea de chaînes et l’enferma à nouveau dans le cachot.

Le lendemain le magicien vint à lui.

– Si aujourd’hui tu me rapportes la pièce d’or rouge, je te donnerai la liberté ; mais si tu ne me la rapportes pas, je te tuerai sûrement, lui dit-il.

Alors l’Enfant-Étoile se rendit dans les bois et, tout le long du jour, il chercha la pièce d’or rouge, mais nulle part il ne put la trouver. Le soir, il s’assit et pleura. Pendant qu’il se lamentait, le petit lièvre vint à lui.

– La pièce d’or rouge que tu cherches est dans la caverne derrière toi. Ne pleure donc plus, mais sois heureux, lui dit-il.

– Comment te récompenserai-je ? s’écria l’Enfant-Étoile, car voici la troisième fois que tu me viens en aide.

– N’as-tu pas eu pitié de moi d’abord ? dit le lièvre, et il s’enfuit.

L’Enfant-Étoile entra dans la caverne, où, dans le coin le plus retiré, il trouva la pièce d’or rouge. Il la remit dans son bissac et se hâta vers la cité. Mais le lépreux, qui le vit venir, se plaça au milieu de la route et lui dit :

– Donne-moi la pièce d’or rouge, car je vais mourir.

L’Enfant-Étoile, de nouveau apitoyé, lui donna la pièce d’or rouge, en ajoutant :

– Ton besoin est plus grand que le mien.

Cependant son cœur était bien gros, car il savait le sort cruel qui l’attendait.

Mais, ô surprise, lorsqu’il franchit la porte de la cité, les gardes s’inclinèrent et lui rendirent les honneurs, disant : « Que notre Seigneur est joli ! » Une foule de citoyens le suivit en s’écriant : « Sûrement, il n’est personne d’aussi joli dans le monde entier ! » Si bien que l’Enfant-Étoile pleura et se dit : « Ils se moquent de moi et se jouent de ma misère. » L’affluence du peuple était si grande qu’il perdit son chemin et, finalement, se trouva sur une grande place sur laquelle s’élevait le palais du roi.

Alors les portes du palais s’ouvrirent et les prêtres et les hauts dignitaires de la cité s’empressèrent à sa rencontre et se prosternèrent devant lui, disant :

– Tu es notre seigneur que nous attendions et le fils de notre roi.

L’Enfant-Étoile leur répondit :

– Je ne suis point le fils d’un roi, mais l’enfant d’une pauvre mendiante. Pourquoi dites-vous que je suis joli quand je sais bien que je suis laid ?

Alors celui-là dont l’armure était incrustée de fleurs d’or et sur le casque duquel était touché un lion qui avait des ailes, lui présenta un bouclier étincelant et s’écria :

– Comment mon seigneur peut-il dire qu’il n’est pas joli ?

L’Enfant-Étoile regarda et, ô bonheur ! son visage était tel qu’il avait été, sa beauté lui était revenue et il vit dans ses yeux quelque chose qu’il n’y avait pas auparavant.

Les prêtres et les hauts dignitaires s’agenouillèrent et lui dirent :

– Depuis longtemps, il était prédit qu’en ce jour viendrait celui qui doit régner sur nous. Aussi, que notre seigneur prenne cette couronne et qu’il soit, par sa justice et sa miséricorde, notre roi à tous.

Mais il leur dit :

– Je n’en suis point digne, car j’ai renié ma mère qui me porta dans son sein et je ne puis me reposer tant que je ne l’aurai pas retrouvée et obtenu son pardon. Laissez-moi donc partir, car il me faut parcourir le monde entier ; je ne puis rester ici, bien que vous m’apportiez la couronne et le sceptre.

Et tandis qu’il parlait, il tourna son visage vers la rue qui conduisait à la porte de la cité et, là, parmi la foule qui se pressait autour des soldats, il aperçut la mendiante qui était sa mère, et à côté d’elle se trouvait le lépreux qu’il avait rencontré sur la route.

Un cri de joie s’échappa de ses lèvres, il courut et, s’agenouillant, il baisa les blessures des pieds de sa mère et les mouilla de ses larmes. Il courbait la tête dans la poussière et sanglotait comme quelqu’un dont le cœur est brisé, disant :

– Mère, je t’ai reniée à l’heure de mon orgueil. Accepte-moi à l’heure de mon humilité. Mère je t’ai donné la haine. Donne-moi ton amour. Mère, je t’ai repoussée, reçois ton enfant, maintenant.

Mais la mendiante ne lui répondit point.

Il tendit les mains et étreignit les pieds blancs du lépreux, disant :

– Trois fois j’ai eu pitié de toi. Dis à ma mère de me parler.

Mais le lépreux ne lui répondit point.

Il se mit à sangloter, et dit :

– Mère, ma souffrance est telle que je ne puis la supporter. Accorde-moi ton pardon et laisse-moi retourner dans la forêt.

Et la mendiante posa sa main sur la tête de l’Enfant-Étoile et lui dit : « Lève-toi ! » Le lépreux posa sa main sur la tête de l’Enfant-Étoile et lui dit aussi : « Lève-toi ! »

Il se dressa sur ses pieds et les regarda. Devant lui, il y avait un roi et une reine. Et la reine lui dit :

– Voici ton père que tu as secouru.

Le roi dit :

– Voici ta mère dont tu as lavé les pieds avec tes larmes.

Ils se jetèrent à son cou et l’embrassèrent, puis le conduisirent dans le palais où ils le revêtirent de riches habits ; ils lui mirent la couronne sur la tête et le sceptre dans la main, et sur la cité qui s’élevait au bord de la rivière, il régna et fut son seigneur. Grande justice et grande miséricorde il montra à son tour et il bannit le méchant magicien. Au bûcheron et à son épouse, il envoya de riches cadeaux et il conféra de grands honneurs à leurs enfants. Il ne souffrit jamais que quelqu’un fût cruel envers les oiseaux et les bêtes, il enseigna bien au contraire l’amour, l’amitié et la charité. Au pauvre il donna du pain, et à celui qui était nu il donna des vêtements, et la paix et la prospérité s’étendirent sur le pays.

Cependant, il ne régna pas longtemps. Si grandes avaient été ses souffrances et si ardent le feu de ses épreuves, qu’après une période de trois ans il mourut. Et celui qui vint après lui régna méchamment.

 

 

 

Oscar WILDE, L’Enfant-Étoile. 

 

Traduit de l’anglais par Cecil-George BAZILE.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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