La fille du berger
par
Ottilie WILDERMUTH
Sur la verte pelouse, à l’entrée du village, est une maison longue et basse, qui abrite sous le même toit le berger avec sa famille et ses brebis. On l’appelle la Bergerie, et l’on a de cet endroit une vue charmante sur la vaste campagne.
C’était le lundi de Pâques ; la matinée était magnifique ; le haut tilleul devant la maison était couvert de boutons près d’éclore ; on voyait par les fenêtres ouvertes une table servie, et Marguerite, la fille du berger, qui d’ordinaire, à cette heure, était en habits de travail, allait déjà de côté et d’autre, en grande toilette du dimanche : et, si on l’observait de plus près, on voyait, sous son bonnet orné de rubans blancs, une élégante couronne de roses et de myrte, indice certain que Marguerite voyait luire le jour de ses noces.
Deux personnages essentiels manquaient encore ; Marguerite ne cessait de regarder par la fenêtre, et cherchait des yeux son Michel. C’était son fiancé : valet du berger, il ne le servait que depuis six mois, et il avait conquis, en moins de temps que le patriarche Jacob, la jolie fille de la maison. Ses parents demeuraient trop loin de là pour être de la fête, mais il était allé convier au moins un berger de ses amis, qui habitait le voisinage. Outre ce personnage essentiel, toute la maison attendait encore la cousine Sabine, la marraine de la fiancée, et Marguerite l’attendait avec inquiétude. Ce n’est pas que la cousine fût méchante, bien au contraire ; elle était la bonté même : elle avait, comme on l’apprit plus tard, inscrit Marguerite dans son testament et lui léguait un beau lit ; mais elle avait bruit d’être piétiste, et se laissait aller de temps en temps à parler du ciel aux jeunes consciences. D’ailleurs Michel ne lui avait pas encore fait visite ; et, comme la mère l’avait fait inviter à la noce, la fiancée se sentit un peu embarrassée quand elle vit la respectable cousine s’approcher en robe noire.
Sabine ne laissa paraître aucun mécontentement : elle salua chaque personne de la façon la plus amicale. Elle n’accepta pourtant pas du café, et dit à la fiancée, qui le lui présentait : « Viens plutôt un moment avec moi là derrière dans votre jardin. » Il n’y avait plus rien à faire dans la maison : Marguerite ne put éviter de conduire la cousine au jardin, et commença par faire mille excuses pour son fiancé au sujet de son absence. « C’est bon, c’est bon », répondit Sabine, en s’asseyant sur un petit banc, « mais dis-moi, Marguerite, t’es-tu bien recueillie devant le bon Dieu ; t’es-tu sérieusement consultée, pour savoir si tu pourrais faire un bon ménage avec Michel ? » – « Bonne marraine », répondit Marguerite, « Michel n’est pas un homme sans religion : il s’est oublié une fois ou deux à boire, quand on manquait de lui porter son repas à l’heure, et une femme raisonnable y peut beaucoup. » – « C’est donc un pas quelque peu hasardé que tu vas faire », dit Sabine en branlant la tête. « Encore une seule question : avez-vous, dis-moi, Marguerite, avez-vous prié ensemble, là une fois seulement ? » – « Mais, oui... marraine... » balbutia Marguerite, en pinçant le bord de son tablier noir, et ce fut pour elle un grand soulagement que le pas rapide de son fiancé vînt interrompre sa réponse. « Bonjour, Marguerite ! C’est tout de bon cette fois », s’écria-t-il, en lui donnant sur l’épaule une tape vigoureuse. « Voici mon camarade, et voilà, je gage, notre cousine ? » Il lui tendit la main et poursuivit : « Elle aura, je pense, déjà fait un bout de sermon ; le pasteur pourra donc le faire plus court. À présent en avant ! Et vite, morbleu ! Mène la cousine, Jacob. Vous ferez un joli couple ; elle prie et chante pour deux, c’est justement ton affaire ! » Marguerite était sur les épines, mais comment arrêter cette langue ? Heureusement la sœur aînée les appela ; c’était le moment de se rendre à l’église. Sabine chemina tranquillement avec la mère de l’épouse, et ne répondit rien quand le père lui dit à l’oreille devant l’église : « N’est-ce pas, cousine, que cela fait un beau couple ? » Et en effet, quand les deux jeunes gens, parfaitement assortis pour la taille et la bonne mine, se présentèrent à l’autel, beaucoup de gens pensèrent comme le berger.
Quel joyeux festin ce jour-là dans la bergerie ! Michel montra bientôt qu’il savait sabler le vin, mais enfin il se trouva gris. Marguerite observait toujours la cousine avec angoisse. La cousine s’aperçut bientôt qu’on pourrait se passer d’elle ; elle se leva sans bruit, en faisant un signe à Marguerite, qui craignit un nouveau sermon. Vaine crainte : la cousine lui mit dans la main un petit papier cacheté. « Prends ceci », lui dit-elle, « achetez vous-mêmes avec cela quelque chose dont vous avez besoin ; prends encore ceci, » ajouta-t-elle en tirant de son panier une jolie bible neuve, « et ne méprise pas ce cadeau ; il te fera du bien. » Marguerite, de nouveau un peu embarrassée, ouvrit le livre et ses yeux tombèrent sur ce passage : « Mes pensées ne sont pas vos pensées et mes voies ne sont pas vos voies. » – « Cela ne se rencontre pas bien pour une épouse, » dit Marguerite, « mais soyez tranquille, ma cousine, je n’oublierai pas de prier, et vous verrez que Michel est meilleur qu’il ne semble et il ne sait pas si bien dire qu’il pense. » – « Dieu te garde ! » répondit la cousine en lui touchant la main. Marguerite, fort soulagée, retourna dans la société joyeuse, mais, au milieu de l’allégresse, les paroles saintes lui revenaient à l’esprit : « Mes pensées ne sont pas vos pensées et mes voies ne sont pas vos voies ! »
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Neuf ans s’étaient écoulés depuis ce lundi de Pâques. On était à la Pentecôte, le plus beau temps de l’année : le tilleul, devant la bergerie, était en pleine fleur ; les roses naissantes souriaient par-dessus la haie du jardin potager ; tout semblait respirer la joie et le bonheur. Mais sous le tilleul est assise une femme, les mains serrées contre la poitrine, la tête baissée ; une troupe de petits enfants la regardent avec anxiété : à l’entendre pousser un cri déchirant, et regarder avec désespoir ces petites créatures, personne n’aurait reconnu la jolie mariée qui s’était assise à cette place neuf années auparavant.
Neuf ans, pas davantage ! Et cette figure amaigrie, cette taille courbée par la misère ! Ces yeux caves, ce regard éteint, ce front sillonné de rides !....Était-ce bien Marguerite, la fille du berger ?....
Comment cela s’est-il pu faire ?... Cet homme qui s’éloigne à la hâte, c’est le messager, qui vient d’apporter la funeste nouvelle, dont il est lui-même consterné. Michel a fait savoir par un valet de ferme qu’il est parti pour l’étranger avec une paire de moutons, qui ne pouvaient d’ailleurs tirer de la misère sa femme et ses enfants ; il n’avait pu tenir dans cette détresse ; si les choses tournaient bien pour lui, il enverrait quelque chose ; en attendant, c’était à la commune d’y pourvoir. La nouvelle se répandit comme un éclair dans la contrée. La grand’mère, devenue veuve, s’était retirée dans le village ; elle accourut et trouva Marguerite sous le tilleul, comme égarée, assise au milieu de ses enfants. La grand’mère ayant éclaté en reproches et en malédictions contre Michel : « Arrête », dit Marguerite, « arrête, ma mère ; c’est le père de ces enfants, et j’ai ce que je mérite. Mes pensées ne sont pas vos pensées, » se disait-elle tout bas à elle-même.
Ah ! que son bonheur avait été de courte durée ! Ils avaient eu deux beaux mois. Quand Michel n’avait pas à mener trop loin le troupeau, la jeune femme lui portait le repas ; ils s’asseyaient ensemble auprès d’une haie verte, et mangeaient au même plat. Mais, le berger étant mort tout à coup, et Michel étant devenu maître de la bergerie, lui, qui n’avait jamais eu souci d’un maître plus grand, laissa bientôt les affaires tomber dans le désordre. À quoi bon tant de paroles pour exposer une histoire qui est celle de tant de ménages ruinés, de tant de femmes et d’enfants abandonnés ? Les anciens camarades de Michel reparurent et l’entraînèrent. Au bruit des verres et du cornet de dés, qui étaient pour Michel les cloches du dimanche, les petits bénéfices disparurent ; la pauvre Marguerite fit l’expérience de ce que pouvait une femme sensée, quand son mari rentra chez lui plongé dans l’ivresse, répondit à ses pleurs par des injures, à ses prières par des malédictions, à ses reproches par des coups ! Et toutes les années un enfant de plus pour aggraver cette misère ! On pouvait s’étonner de voir à ces enfants cet air de force et ces belles couleurs ; les forces et la santé de la mère avaient depuis longtemps cédé aux chagrins et aux mauvais traitements. Elle avait pris assez souvent la Bible de la cousine, mais c’était pour elle un livre fermé de sept sceaux ; elle n’osait pas essayer de consoler son mari ; elle tremblait devant ses malédictions.
Elle remarquait depuis longtemps que Michel méditait quelques desseins secrets : si troublé qu’il fût par l’ivresse, quand il revenait à la maison, s’il entendait les quatre enfants lui demander du pain, cela lui blessait le cœur. Une nuit, Marguerite, réveillée par un songe horrible, vit son mari assis sur le lit, et jetant sur elle des regards qui l’épouvantèrent.
Maintenant il était parti ; il courait le monde ; il avait emporté leurs derniers débris. Ce jour-là elle ne put rien faire, ni prendre un parti ; la grand’mère, assez pauvre elle-même, s’occupa des enfants, et leur donna quelque nourriture. Le soir, Marguerite était assise seule dans sa chambre, lorsque la porte s’ouvrit doucement : c’était Sabine. « Dieu te garde, Marguerite », dit-elle d’un ton si compatissant que la pauvre femme put enfin verser des larmes. Elles parlèrent peu, mais Marguerite fut presque effrayée quand elle vit la cousine se lever pour prendre la Bible dans l’armoire. « Ah ! cousine », s’écria-t-elle fort troublée, « je le sais bien !... mes voies n’ont pas été les voies de Dieu. » Sabine feuilletait tranquillement le livre, et se mit à lire : « Je vous apporte des pensées de paix, et non des pensées de désolation. » Elle citait un passage après l’autre, dans ce chapitre de la consolation ; la pauvre femme essuyait une larme et encore une larme, et, pour la première fois depuis longtemps, elle avait un moment de paix.
Mais elle vit sur le gazon ses cinq enfants, que la grand’mère amenait à la maison, et ses cris de douleur éclatèrent encore : « Mes enfants, mes enfants ! ils mourront de faim ! » Sabine poursuivit sa lecture. « Voyez les oiseaux du ciel... » – « Oui, les oiseaux », dit douloureusement Marguerite ; « c’est bientôt dit ; ils n’ont besoin ni de souliers ni d’habits ; mais cinq enfants sans leur père, et les moutons partis, et ma santé détruite ! » Sabine répondit doucement. « Dieu ne t’imputera point ce péché : chacun de tes enfants n’a-t-il pas de bons pieds et de bons bras ? Les oiseaux n’en ont pas autant. Fais-en l’expérience : prie et travaille, instruis tes enfants à prier et à travailler, et, si vous avez faim pendant que les oiseaux chantent sous le ciel, alors ose dire que la Bible a menti. »
Et Marguerite fit l’expérience. Accablée et faible comme elle était, elle travaillait tôt ; elle travaillait tard ; point d’ouvrage qu’elle méprisât ; tricoter, laver, filer, ramasser du bois, porter de l’eau, récolter des herbes ; qu’il s’offrît le moindre salaire, qu’il y eût un sou à gagner honorablement, la mère était prête et ses enfants avec elle, selon leurs forces naissantes.
J’ai lu dans ma jeunesse une belle histoire « des trois fils du pauvre Jean George, qui devinrent de grands seigneurs » ; on y voyait avec beaucoup de plaisir comme les trois garçons, en recueillant des crins de cheval, de vieux os, des glanes de blé, en travaillant comme manœuvres, avaient enfin amassé une belle fortune, et, devenus de riches messieurs, vinrent chercher leur père en carrosse. Si l’histoire est vraie, je l’ignore. Chez Marguerite et ses enfants les choses n’allèrent pas jusque-là : plus d’une fois ils durent se coucher sans souper. Mais ils avaient appris à souffrir la faim et les privations, et c’était aussi quelque chose. Dans la petite mansarde où la famille s’était retirée en quittant la grande bergerie, la Bible de la cousine fut le pain quotidien, qui nourrissait le corps et l’âme ; le travail était regardé comme une faveur de la Providence, et, si la semaine avait été assez bonne pour qu’on pût se permettre, le dimanche, un petit repas de fête, quelle joie, quelle reconnaissance éprouvait la pauvre famille réunie ! Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on ne mangea point chez Marguerite le pain de l’aumône : bel exemple de ce que peuvent encore aujourd’hui le travail et la prière ! Ce n’est pas à dire que des mains amies ne donnassent pas quelquefois aux petits garçons un morceau de pain, un panier de pommes, quelque vêtement usé, mais ni les enfants, ni, à plus forte raison, la mère, ne mendièrent jamais. Et, si vous nous demandez comment ils suffirent à leur entretien, nous vous demanderons à notre tour où les oiseaux du ciel trouvent leur pâture ?
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Jamais Marguerite n’a entendu parler de son mari ; mais elle espère dans son cœur que ses prières pour lui n’ont pas été vaines ; elle lui a pardonné depuis longtemps.
Ottilie WILDERMUTH, Récits et tableaux de la vie souabe, 1856.