Le philtre de Satan
par
Lady WILDE
UN FERMIER avait une fille jolie et coquette qui s’était laissé séduire par le jeune châtelain du pays ; alors que le garçon ne voyait là qu’une excellente occasion de s’amuser et n’imaginait certes pas d’avilir sa noble lignée par une telle alliance, Nora par contre ne s’était fixée qu’un seul but : le mariage. Elle était décidée à ne reculer devant rien pour réussir. Un beau jour, elle partit donc avec une amie pour un village où elle comptait trouver le seul objet qui pût l’aider à obtenir ce qu’elle désirait. Les deux jeunes filles finirent par le découvrir sous la forme d’un chat noir, aussi noir que la nuit, avec trois poils blancs sur la poitrine. Dès qu’elles purent l’attraper, elles l’enfermèrent dans un sac qu’elles frappèrent contre un petit mur de pierre jusqu’à ce que mort s’ensuive. À minuit, elles commencèrent leur travail démoniaque.
Invoquant messire le Diable, elles arrachent le cœur et le foie du chat noir et les font cuire à petit feu et durcir pour les rendre friables et les réduire en une poudre très fine. Cette poudre devait servir à la préparation d’un philtre magique que Nora pensait faire prendre à son amant. Et un soir, comme le jeune châtelain venait voir sa jolie Nora, et qu’il lui déclarait sa flamme avec l’audace et l’hypocrisie qui lui avaient fait obtenir bien souvent ses faveurs, celle-ci, absorbée par des idées toutes différentes, alluma un petit feu et prépara un peu de potion dans une théière noire. L’usage d’une théière noire était absolument indispensable dans ce cas précis. Quand tout fut prêt, la jeune fille demanda à son amant de bien vouloir rester un peu avec elle et de boire le thé et les gâteaux qu’elle avait préparés en son honneur. Elle fit dissoudre un peu de poudre dans la tasse du garçon, puis l’observa anxieusement pendant qu’il buvait. L’effet fut immédiat et tel qu’elle l’avait espéré ; une passion violente enflamma le jeune homme qui oublia toute frivolité et demanda à Nora de l’épouser, lui disant que si elle refusait, il n’y survivrait pas. Nora, très gentiment, accepta sa proposition et, dès ce soir-là, ils furent fiancés. Chaque jour, il rendait visite à la jeune fille qui lui faisait prendre de la potion, et maintenait ainsi son amant sous le charme de la poudre d’amour. Les sentiments du garçon devinrent si violents qu’ils décidèrent de se marier au plus tôt et fixèrent le jour de leurs noces.
Cependant, la famille du jeune châtelain n’approuvait pas sa décision, d’autant moins que certaines rumeurs, transmises par les voisins, laissaient entendre que cette aventure semblait l’effet de la sorcellerie ou d’un esprit malin. On décida donc d’agir et, la veille du mariage, tandis que le garçon essayait de prouver à sa future femme la violence de sa passion, la porte s’ouvrit brusquement : un homme entra, qui ressemblait étrangement au confident de l’écuyer. L’homme tenait à la main une tige de noisetier dont il se servit pour battre la jeune fille. Son amant voulut la défendre mais ne réussit qu’à partager les coups et, alors que Nora, vaincue, restait allongée sur le sol, le jeune homme fut entraîné à moitié étourdi hors de la maison. On l’installa dans une calèche. Lorsqu’il s’éveilla, il était enfermé dans sa chambre ; toute communication avec l’élue de son cœur lui était interdite.
Les jours passèrent et la poudre cessa si bien son effet que sa transe amoureuse se dissipa et que sa ferveur disparut. Les évènements passés lui semblèrent à la fois surprenants et horribles ; il comprit peu à peu dans quelle situation fatale il avait failli se laisser entraîner. Alors, il reconnut que son aventure avait été causée par la sorcellerie et qu’il avait été sauvé du maléfice grâce à la tige de noisetier. Son confident, l’homme qui l’avait sauvé, lui découvrit les pratiques démoniaques de Nora. Il se mit à détester la jeune fille aussi profondément qu’il l’aimait naguère.
Peu de temps après, il partit en voyage à l’étranger et il resta absent pendant trois ans. Quand il revint au pays, Nora avait tellement changé qu’elle ressemblait à une vieille sorcière. Chacun la repoussait et se gaussait d’elle : le sortilège avait eu l’effet déplorable de la transformer à l’image de celui qu’elle avait invoqué. Voilà le sort réservé à qui veut se mêler de sorcellerie et de magie, surtout si, pour ce faire, il emploie l’instrument privilégié de Satan : le chat noir.
Lady WILDE, Ancient Legends, Mystic Charms
and Superstitions of Ireland, 1887.
Traduit de l’anglais par Kathleen Alpar-Ashton.
Recueilli dans Histoires et légendes du chat,
textes réunis par Kathleen Alpar-Ashton,
Tchou, 1973.