Simple histoire d’amour
par
Ottilie WILDERMUTH
Ce qui n’est pas aujourd’hui sera peut-être demain ;
Si ce n’est pas demain, ce sera dans quelques jours :
C’est pourquoi, ô homme, ne perds point courage
Sur cette vaste terre, où tout change sans cesse.
Sème, plante et laisse le ciel faire son œuvre :
Espère quelque chose, ne compte sur rien ;
La fleur tardive décore aussi le jardin ;
À la soirée orageuse succède une matinée sereine.
La sage humanité a reconnu depuis longtemps que la Providence s’est montrée pleine de miséricorde en couvrant l’avenir d’un voile épais, et pourtant la folle humanité a fait, depuis le commencement du monde, tout ce qu’elle a pu pour soulever ce voile. Sans nous arrêter à la téméraire folie des tables parlantes, les tentatives de ce genre sont innombrables. Cartomancie, chiromancie, géomancie, plomb fondu, anneaux d’or suspendus à un fil, que sais-je encore ?... Jusqu’aux innocentes marguerites et aux couronnes de gazon, qui doivent débiter leurs prophéties à toutes les petites filles sur l’avenir qui les attend. Il est une question sur laquelle la jeunesse aime surtout à consulter ces oracles de la nature : je n’ai pas ouï dire qu’un avocat ait encore interrogé la marguerite sur l’issue de sa cause ; un juge criminel sur l’aveu du prévenu ; un négociant sur la hausse ou la baisse ; ce qu’on demande surtout à ces innocentes filles de la nature, ce sont de doux et d’innocents mystères, dont l’explication ne provoque nulles tempêtes, et, si à la question « m’aime-t-il ? » la fleur répond obstinément « point du tout », la douleur que provoque cette réponse est paisible et légère comme les fleurs.
Si les jeunes cœurs montrèrent dans tous les temps la même curiosité, nous devrons excuser la jeune fille du pasteur d’Eichhalde, si, par un beau jour de printemps, étant assise dans son jardin, elle tenait à la main une poignée de brins d’herbes et les tressait avec grand soin pour voir s’ils formeraient une couronne ; mais Antonia n’avait que dix-huit ans ! Comme le ciel était là-bas couleur de rose ! Quels châteaux merveilleux, derrière ces blanches vapeurs qui flottaient dans la voûte azurée ! Quelle différence d’elle à son amie assise à ses côtés ! Mais cette amie avait vingt ans ; elle avait compris la vie, quoiqu’on ne s’en fût pas douté, à voir ses joues roses et ses yeux brillants. Qui n’aurait pas voulu le croire n’aurait eu, pour s’en convaincre, qu’à jeter les yeux sur le cahier où elle avait écrit ses poésies. Là se trouvait une ode, qu’elle s’était adressée à elle-même le jour de son vingtième anniversaire, et où se lisaient entre autres ces belles strophes :
Lève-toi, viens m’apparaître
De la tombe ténébreuse,
Ô temps heureux, à jamais écoulé !
Venez m’environner encore,
Comme des fleurs brillantes,
Jours charmants de la belle jeunesse !
et plus loin :
Tu es si tranquille !
Ni joie ni douleur,
Ni douleur ni espérance,
Ne sauraient t’émouvoir....
Ce n’est plus qu’une cendre éteinte...
. . . . . . . . . . . . . . . .
Elle ne brûle pas, mais elle n’éclaire plus.
Aussi cette jeune fille n’effeuillait plus de marguerites ; elle ne formait plus de couronnes de gazon ; assise sur la pelouse auprès de la joyeuse enfant, sous un vaste noyer, elle laissait bercer son pauvre cœur éteint aux douces et tièdes haleines du printemps de la terre, quoique le printemps de la vie fût passé pour elle ; elle observait avec un mélancolique sourire Antonia, ouvrant la main et montrant les brins d’herbe avec un air de triomphe. « Vois-tu la belle couronne ! Ah ! mon cher cœur, je te la souhaite ! répondit Agnès, l’amie désenchantée, mais tu te flattes trop, et ce sera toujours néant. » Les beaux yeux bleus d’Antonia se remplirent de larmes. « Je le sais bien, reprit-elle, et il ne m’a pas dit encore le moindre mot ; je ne crois pas même qu’il pense à moi souvent ; quelquefois peut-être : aussi je n’ai fait que lui demander s’il reviendrait un jour dans le voisinage, et ce n’est pas un péché, je pense ? – Assurément non, dit Agnès en souriant ; je crois même que ta pensée l’occupe fort, mais à quoi cela pourrait-il vous mener ? Je voudrais te prémunir contre une illusion dangereuse. – Je sais tout, je sais tout, et suis plus sensée que tu ne crois ; mais laisse-moi cette joie : elle sera bientôt passée ; il ne sera plus longtemps ici ; je n’ai qu’un seul désir, c’est de lui faire mes adieux, là, sérieusement, de tout mon cœur ; je n’ai jamais pu souffrir qu’on se sépare sans adieux, comme les personnes du monde les plus indifférentes. Je ne souhaite rien de plus, absolument rien. » Cependant elle avait pris une nouvelle poignée de brins d’herbe, pour savoir s’il reviendrait dans la suite.
Et quel était l’objet de cet amour naissant et secret, qui semblait destiné à flétrir un bouton ? Hélas ! trois funestes circonstances semblaient interdire à l’amant tout espoir : il était pauvre ; il était étranger et n’avait point passé d’examens !... Mais il s’était montré étudiant appliqué ; il était l’orgueil et l’espérance de sa mère ; il avait choisi l’université la moins chère, avait vécu avec la plus rigoureuse économie ; les boules blanches ne pouvaient lui manquer, lorsque hélas ! sa mère lui annonça soudain l’affreuse nouvelle que la faillite d’un frère lui coûtait presque tout son bien ; sans plainte et sans murmure, Wilmsen interrompit ses études, et se pourvut d’une place qui pût du moins suffire à son entretien.
Il avait bien employé son temps, il était riche en belles connaissances, et d’excellentes recommandations lui valurent une modeste place de gouverneur chez un baron ; mais quoi ? il n’avait point passé d’examen, et, faute de ce talisman, toutes les portes des emplois et des dignités lui étaient fermées dans l’étranger et dans sa patrie.
Il ne s’effrayait pas trop de cette lacune ; il avait le sentiment de sa force ; et puis le monde était si grand ! Il s’y trouverait bien quelque part pour lui une petite place au soleil !
En attendant il faisait son devoir en conscience auprès de ses jeunes élèves ; il conjuguait, il déclinait, il dessinait avec eux, cultivait la gymnastique, et se faisait tant aimer, que le baron lui aurait assuré de bon cœur la plus belle place.... par malheur il n’en avait pas une à donner !
Wilmsen dut passer la belle saison avec ses élèves dans un petit domaine assez près d’Eichalde, et il s’en promettait un grand plaisir ; il était si jeune ! il se montrait même si joyeux enfant avec les enfants, qui chérissaient leur jeune gouverneur ! Il n’épargnait pas les congés, et les employait à faire des courses et des voyages de découvertes dans la contrée ; et, afin de tranquilliser sa conscience, il profitait de ces promenades pour faire à ses jeunes amis des leçons pratiques de géographie, de botanique et de géologie. Dans une de ces courses, ils s’égarèrent, chose assez difficile dans ce pays très-peu sauvage. La forêt où ils avaient pénétré, sans trop d’attention, semblait s’étendre à l’infini devant eux ; à chaque moment Wilmsen croyait trouver une issue, et il s’égarait toujours plus avant ; les petits garçons ne firent d’abord que s’en amuser ; mais, comme on n’en finissait pas, comme l’appétit se faisait sentir, et que les pauvres piétons bronchaient sur les racines ; comme le crépuscule approchait par degrés, ils perdirent courage, et, tout d’un coup, deux de ces jeunes aventuriers éclatèrent en cris d’épouvante ; Gustave, le plus jeune, se prit seul à rire. « N’est-ce pas, M. Wilmsen, nous coucherons cette nuit à la belle étoile ? »
M. Wilmsen était presque aussi ému que ses élèves, se maudissant lui-même, par pure honte de s’être perdu dans une si petite forêt : tout à coup ils entendirent un bruit de voix. Une singulière caravane se faisait jour à travers les rameaux. Édouard, l’aîné des enfants, dit tout bas à son gouverneur : « Est-ce des hommes ou des bohémiens ? » En tête marchait un monsieur d’âge respectable, sans habit, et portant son chapeau au bout d’un bâton, comme un bonnet de liberté ; après lui venaient deux petits garçons, portant aussi sur un bâton l’habit de leur père, comme Caleb et Josué la grappe de Canaan ; derrière eux une bonne dame, déjà fatiguée elle-même, traînait un gros marmot, qui ne cessait de crier : « Maman, porter ! » Enfin on vit paraître le diamant ! C’était une jeune fille svelte, vêtue de bleu, portant au bras son chapeau de paille, un parasol et quelques objets encore ; ses cheveux, qui tombaient en boucles flottantes autour de son visage finement coloré, avaient la couleur légèrement dorée qu’on a coutume de considérer comme la vraie nuance germanique ; son teint rosé, et d’une blancheur éblouissante, était parfaitement assorti à sa chevelure ; en un mot, c’était une charmante créature, qui rendait complètement invraisemblable la dernière supposition d’Édouard, que ce fussent-là des bohémiens.
Les deux corps d’armée, qui s’étaient frayé de part et d’autre un chemin, furent très-surpris de se rencontrer, et particulièrement les jeunes garçons, qui se regardèrent les uns les autres d’un air assez menaçant ; pour les chefs, ils ne tardèrent pas à s’entendre ; le papa était le pasteur d’Eichhalde, grand amateur des promenades en famille et sans but ; il venait lui-même, comme Wilmsen, de s’égarer avec les siens ; Wilmsen lui conta son aventure, et le pasteur lui fit espérer qu’ils en sortiraient bientôt, quoique la forêt fût plus grande que monsieur le gouverneur ne l’avait cru. Le bon petit Rodolphe (c’était le nom du marmot qui se faisait porter) s’avisa que c’était une honte de rester sur les bras de sa mère devant ces grands garçons : il la délivra de son fardeau. La maman proposa de faire une halte à la première bonne place et de consommer le reste des vivres ; ce fut l’avis de tout le monde ; mais les enfants du pasteur firent une assez triste mine, en voyant qu’il faudrait partager avec les inconnus. Le père leur distribua du pain et des cerises, en disant : « Vous autres, asseyez-vous là derrière et soyez bons amis. » Mais les enfants paraissaient être des esprits sérieux et réfléchis, que des expériences psychologiques avaient avertis de ne pas donner de but en blanc leur amitié ; ils firent la moue, et ne cédèrent pas de bonne grâce leur part aux étrangers.
Les personnes raisonnables furent promptement dans les meilleurs termes ; le pasteur était un homme de grand sens et de grande expérience ; sa femme avait un cœur vraiment maternel, qui inspirait d’abord la confiance ; et Wilmsen, avec toute la profondeur d’esprit qui paraissait dans ses yeux noirs, avait une modestie presque enfantine, une si heureuse disposition à se laisser instruire, qu’à l’instant même le père et la mère se sentirent pour lui la plus grande bienveillance ; le bon petit Rodolphe s’attachait à la maman, et lui prenait les morceaux de la bouche, après avoir achevé sa part ; la jeune sœur était assise sur un tronc d’arbre, les cerises devant elle, et invitait si amicalement à partager avec elle ceux qui voudraient en manger encore, que Wilmsen n’y put résister.
La compagnie ayant repris des forces, le pasteur encouragea les promeneurs à s’avancer ensemble, et montra une invincible opiniâtreté, sans égard pour les habits et les chapeaux ; Antonia était à l’arrière-garde, rajustant sans bruit sa coiffure en désordre ; à peine avait-elle achevé, que Wilmsen vint timidement lui présenter son bras.
« Nous y voilà ! » s’écria d’une voix triomphante l’aîné des enfants du pasteur, et le reste de la troupe se fraya un passage à travers les épines et les buissons, saluant avec joie les vastes campagnes et le paisible Eichhalde, où brillaient déjà quelques lumières, et dont les toits laissaient échapper les fumées du soir.
Il était décidément trop tard pour retourner au château, et, à la grande joie de ses élèves, Wilmsen se laissa persuader de passer la nuit chez le pasteur et d’envoyer un exprès au château. Arrivés dans leur demeure, les enfants du pasteur devinrent beaucoup plus hospitaliers et montrèrent aux étrangers toutes leurs richesses : un écureuil, une effraie vivante ; ils faillirent se disputer à coups de poing à qui coucherait sur le plancher pour céder son lit à leurs hôtes.
L’amitié était donc en bon chemin dans la chambre des enfants, presque aussi bien que dans la chambre de ménage, où l’hôte était assis, comme fils de la maison, entre le père et la mère, tandis qu’Antonia le servait amicalement, simplement, comme une sœur ; cependant, si les yeux noirs de Wilmsen s’arrêtaient sur elle, Antonia baissait les siens et devenait silencieuse.
La liaison commencée se continua ; on fit ensemble de grandes promenades sous la conduite du pasteur, en plaine, par monts et vaux ; Wilmsen se rendit agréable à chacun, et l’inévitable Rodolphe, que le père ne voulait jamais laisser seul à la maison, se laissa enfin porter par Wilmsen. Le jeune homme fut surpris de trouver chez Antonia, si simple, si enfant, un esprit bien cultivé, un rare savoir, eu égard à son sexe et à son âge. Son père, avec une rigueur presque doctorale, avait donné une direction sérieuse à cette ardeur de connaître qui s’éveille chez toutes les jeunes filles bien douées, et qui se dissipe d’ordinaire en frivolités ; Antonia s’était appliquée à ces études avec toute la vivacité de son caractère. Mais l’atmosphère de la maison paternelle était si saine ; la mère lui offrait un si parfait modèle de la femme modeste, qui employait à servir, avec un dévouement fidèle, toutes les forces d’un esprit capable de commander, qu’on n’apercevait pas chez la jeune fille une trace de pédanterie ou d’affectation.
Wilmsen était devenu un homme nouveau depuis qu’il avait appris à la connaître. Découragé par l’interruption forcée de ses études, il avait laissé un peu en friche ses connaissances acquises, satisfait de remplir sa tâche de chaque jour ; maintenant il sentit le besoin de faire les plus grands efforts pour se montrer digne de ses nouveaux amis. Il suivit, pour ses études, les conseils du sage pasteur, et, s’il ne pouvait arriver à cet examen indispensable, il voulut du moins s’élever aussi haut que ses facultés le lui permettraient. Il travaillait avec une ardeur extrême et considérait de plus haut le fidèle accomplissement de sa tâche comme gouverneur.
Il s’accordait peu de trêves à ce travail, peu de visites chez le pasteur ; mais aussi il en jouissait sans remords et avec une joie d’enfant.
La mère avait pour lui une inclination secrète ; cependant elle voyait avec inquiétude l’intimité qui s’établissait entre ces deux jeunes cœurs, si bien faits l’un pour l’autre. « Ne crois-tu pas, dit-elle un jour à son mari, que nous ferions bien d’éloigner Antonia pour quelque temps ? Elle pourrait aller chez Agnès à la ville. – Pourquoi donc ? – Il me semble, dit-elle en hésitant un peu, que Wilmsen vient souvent : il ne manquera pas de lui plaire. – Eh bien ? reprit le père. – Mais je crois, tout enfant qu’elle est, qu’elle pourrait bien lui plaire aussi, et... – Eh bien ? – Peux-tu me le demander encore ? Je n’aurais rien à dire contre, mais il n’a pas au monde une chance d’établissement ; à peine a-t-il deux ans de plus qu’elle ; ces enfants iront-ils former une liaison sans espérance, et se perdre à la fin ? – Ils ne se perdront pas, dit le père avec beaucoup de phlegme ; laisse-les faire et ne les trouble pas ; aie seulement l’œil sur eux sans rien dire. – Mais s’ils nourrissent cet amour et ne peuvent jamais s’unir ? – Ils n’en mourront pas ; cet amour ne peut aller loin, et une sage enfant comme Antonia ne s’engagera pas sans notre consentement. Si cela doit être, Dieu y pourvoira ; si cela ne doit pas être, jamais un tel amour ne fut mortel pour une nature saine ; laisse-les faire. »
Et on les laissa faire ; aucune main violente ne rompit ces liens naissants, qu’ils furent eux-mêmes longtemps à reconnaître. Les fleurs et les étoiles, la poésie et l’histoire, tout ce qui est beau, tout ce qui est grand dans la vie, formait la matière de leurs entretiens ; ils s’endormaient chaque soir et s’éveillaient chaque matin sur un océan d’ineffable félicité ; « il est encore si jeune, si éloigné d’un établissement ! » se disait Antonia, quand elle prenait quelques alarmes, et Wilmsen se persuadait par les mêmes raisons qu’il n’avait aucun dessein sérieux.
Agnès vint faire une visite à sa fidèle amie, et ce qu’on lui avait fait entendre par lettres confusément lui fut communiqué d’abondance de cœur par sa chère Antonia ; et, si disposée que fût Agnès à prémunir son amie contre les douleurs d’un amour sans espérance, elle ne put l’empêcher de s’expliquer à elle-même par ses confidences l’état de son cœur.
Wilmsen, de son côté, ne se dissimulait plus ce qu’il éprouvait ; mais, en même temps qu’il se rendait compte clairement de son amour, le jeune homme prenait une mâle résolution : il ne voulut pas enchaîner sa bien-aimée à un amour sans espérance, ni lui faire partager la lutte avec une existence pénible et mal assurée ; lui seul se chargerait d’affronter le travail, la lutte, la peine ; quand il en aurait recueilli le fruit, il viendrait le mettre à ses pieds. Et, quoiqu’il l’aimât avec toute la tendresse, le dévouement, l’ardeur du jeune âge, il tint sa parole comme un homme.
Ce beau temps avait duré tout un printemps fleuri ; tout un été magnifique, tout un hiver paisible ; le printemps revint, et il fallut se séparer. Le baron, qui avait séjourné hors du pays, alla résider dans une grande ville d’Allemagne, et il y manda le gouverneur et ses fils. Wilmsen s’en félicita ; il y trouverait plus de moyens de s’avancer ; mais, hélas ! se quitter, se fuir, est si douloureux !
C’est à la veille de cette séparation que nous avons trouvé Antonia, tressant des couronnes de gazon. Le baron était au château ; depuis longtemps Wilmsen n’était pas venu ; elle ne savait pas si elle le reverrait encore.
On n’était pas aussi gai, aussi animé, chez le pasteur que l’année d’auparavant ; le père était souffrant, et, en dépit de tous les soins et de tous les remèdes, son mal augmentait ; une ombre planait sur l’âme si sereine d’Antonia, et lui rendait plus triste encore la séparation prochaine.
Elle allait cesser son badinage enfantin et se disposait à rentrer chez elle ; mais une belle marguerite s’offrit à sa main comme d’elle-même : il fallut la consulter encore : « Viendra-t-il aujourd’hui ? ne viendra-t-il pas ? » Elle n’était pas au bout, qu’elle entendit derrière elle un pas ferme et léger, et une voix douce et grave qui lui disait : « Bonsoir ! » Les jeunes filles se levèrent ; Antonia rougit vivement, et finit par dire : « C’est bien beau à vous de venir encore. – Mes élèves sont là dans la maison ; la maman m’a permis de venir vous joindre ici ; de tout ce printemps je n’ai pas encore vu votre jardin. » En disant ces mots il ne semblait pas moins troublé que la jeune fille. Ils se promenaient lentement dans le jardin, qui se trouvait sur une éminence ; Antonia conduisit encore son ami à leur place favorite, un banc de mousse dans le bosquet, d’où l’on voyait la verte vallée et le ruisseau limpide, et plus loin la forêt avec son tendre feuillage, la forêt où ils s’étaient vus pour la première fois ; enfin le vaste lointain, où elle chercherait bientôt son image ; son seul désir avait été de se retrouver avec lui dans ce lieu ; alors la place serait consacrée à jamais ! Agnès avait prodigieusement à faire autour des plates-bandes ; elle jugeait, il est vrai, une explication entre les deux amants d’une extrême imprudence, mais elle ne put se résoudre à troubler leur joie. Ils étaient seuls, seuls, avec leurs jeunes cœurs pleins de tendresse, seuls, en présence du plus magnifique printemps, seuls, à la veille d’une longue séparation. Les fleurs des arbres tombaient sur eux en pluie, les vents leur murmuraient de doux messages ;
Les rossignols, toujours plus animés,
Chantaient sous les rameaux verts,
Comme s’ils voulaient exprimer
Ce que l’un et l’autre n’osaient dire.
Mais, à leurs pieds, la rose était encore fermée ; son heure n’était pas venue, si brillant que fût le printemps autour d’elle, et ils emportèrent aussi de cette place la plus belle rose de leur vie, prisonnière dans le bouton. « Quand vous serez là-haut, dit Wilmsen avec prière, en lui montrant le bosquet, pensez à vos amis absents ! – Oh ! certainement, répondit Antonia. » Ils ne s’en dirent pas davantage et retournèrent en silence à la maison, où l’on devait solenniser encore le départ du jeune ami.
Antonia formait encore un souhait : s’il écrivait seulement quelques lignes dans son album ! À tout autre que lui elle l’aurait demandé, mais à lui !... jamais à aucun prix ! On vint à parler des belles vues du Tyrol qu’elle avait dans son album, et le père le lui demanda. Alors la chose alla d’elle-même, et Agnès, qui ne se rendait pas encore un compte bien clair des sentiments du jeune gouverneur pour Antonia, attendait avec une vive impatience de lire ce qu’il aurait écrit. C’étaient seulement ces strophes de Heine :
Tu es comme une fleur,
Gracieuse, belle et pure,
Je te regarde et la mélancolie
Se glisse dans mon cœur.
Il me semble que je voudrais
Poser mes mains sur ta tête,
Et prier Dieu qu’il te conserve
Toujours pure, gracieuse et belle.
Il s’était donc renfermé encore dans le silence ! Il demanda au pasteur la permission de lui écrire de temps en temps ce qu’il deviendrait, ce qu’il aurait fait, et puis on se quitta. Wilmsen prit la main d’Antonia dans la sienne, sa voix trembla et il lui dit enfin d’un ton plus grave : « Adieu, Antonia ! » Et, lorsqu’il fut parti, on laissa Antonia se retirer dans sa chambrette, d’où elle pouvait le suivre de ses regards et de ses larmes.
Le lendemain ses yeux n’étaient plus mouillés ; elle se montra, comme toujours, bonne et joyeuse enfant. Le ciel était si bleu, la terre si belle ; les nuages lointains si brillants de pourpre et d’or ; elle avait remis son avenir dans la main du Père, qui tient le gouvernail, pourquoi n’aurait-elle pas été tranquille ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Il est une séparation plus pénible que celle de deux jeunes cœurs, qui ont pour eux l’espérance, l’amour et la vie !...
Le père était mort ; Antonia avait reçu sa bénédiction et lui avait fermé les yeux ; avec sa mère et ses jeunes frères, elle avait quitté le vieux nid paternel, où s’étaient développés sa vie et son esprit ; où chaque place lui rappelait de chers souvenirs ; elle avait quitté ce jardin où chaque plante, chaque fleur, lui appartenaient en propre, parce qu’elle y avait associé ses plus chères pensées.
Elle s’était résignée ; Antonia n’était pas de ces natures qui s’abandonnent sans terme à la mélancolie.
Elle avait été l’enfant chéri de son père ; il avait donné à cette âme docile l’empreinte de son propre caractère ; et il sembla qu’à l’humble amour filial pour sa mère, elle unit l’amour paternel et protecteur du père de famille ; elle fut non-seulement la consolation mais aussi le conseil et l’appui de sa mère.
Antonia apprit encore que les fidèles pensées et les doux souvenirs ne sont pas inséparablement unis avec certains lieux, si intime que puisse être cette liaison. Le jeune ami n’avait pas gardé le silence, et, jusqu’à son dernier jour, le père avait mis sa joie dans ces lettres, si pleines de force et de courage. Ses regrets du père qu’on avait perdu, exprimés avec toute la tendresse d’un fils, avaient été pour la mère les témoignages de sympathie les plus chers et les plus consolants qu’elle eût recueillis.
Antonia n’était pas d’un caractère à demeurer longtemps oisive dans le petit logement de la veuve. On avait placé convenablement les frères dans des écoles ou en apprentissage ; la mère demeurait chez une tante, qui avait plusieurs filles ; elle s’y trouvait entourée d’attentions et de soins ; Antonia souhaita d’employer ses jeunes années et ses talents sur un plus grand théâtre, espérant aider ainsi sa mère à payer l’entretien et l’éducation de ses frères.
C’est un trait de l’époque actuelle que cette disposition des jeunes filles à quitter le foyer paternel pour les pays étrangers, souvent même quand cela n’est point nécessaire. Tandis que les romans et les descriptions véridiques nous représentent l’office de gouvernante comme une carrière infructueuse, triste, presque méprisée ; tandis que, sur dix jeunes personnes qui s’expatrient, il en est à peine une seule qui ne revienne découragée et souffrante, chaque demoiselle qui sait quelque chose de plus que de lire couramment croit avoir la vocation d’institutrice.
Assurément cette tendance n’a pas pour cause unique l’amour du changement, la recherche de nouveaux devoirs, bien longtemps avant qu’on ait satisfait aux premiers ; ce peut être une louable activité, que ne saurait satisfaire une existence oisive, partagée entre la broderie, les visites et les goûts frivoles ; et nous pouvons espérer qu’avec le temps, grâce à l’éducation, à des mœurs nouvelles, cette impulsion verra s’ouvrir devant elle une facile et naturelle carrière. Antonia céda au torrent ; on demandait dans un pensionnat anglais une institutrice allemande, et, malgré sa jeunesse, elle voulut essayer de remplir cette place. La mère n’y mit pas d’opposition ; le père aurait sans doute approuvé cette entreprise, et, comme, aussi longtemps qu’il vécut, Antonia lui avait soumis humblement, mais sans contrainte, sa volonté, elle s’efforçait encore de vivre selon les vues paternelles, enfant vraiment fidèle, au-delà du tombeau.
Alors on se mit à tailler et à coudre pour nipper Antonia convenablement ; la mère n’épargna rien : « c’était le trousseau de son enfant. » Les tantes et les cousines prêtèrent leurs secours ; on se donnait mille peines pour que tout fût bien à la mode anglaise. C’est naturel ! Nous autres bons Allemands nous nous reforgeons de toutes manières afin de ressembler partout aux nationaux, et nous sommes en extase devant les moindres chiffons étrangers. Qu’un Anglais, qu’un Français, nous vienne rendre visite, nous donnerions un doigt de la main pour leur offrir du veau de France ou du bœuf d’Angleterre et les traiter dignement ; et nous, au contraire, nous mangeons avec délices en pays étranger la viande crue ou hachée en ragoût, uniquement parce que cela est anglais ou français.
Le trousseau était achevé ; tout se trouvait en bon ordre et soigneusement marqué. « Je ne sais, dit naïvement la tante, ce trousseau me produit l’effet que me ferait le mariage d’un prêtre catholique ; il fallait rester, Antonia ; quand une jeune fille se fait gouvernante, c’est comme si elle entrait au couvent. « Hé ! si quelqu’un m’aime, il saura bien me faire venir d’Angleterre ! répondit fièrement Antonia », avec un joyeux rire. La tante, qui ne savait rien du jeune homme, secoua la tête d’un air incrédule. « Chère enfant, tu te figures que les hommes, qui daignent à peine monter un escalier pour trouver une femme, iront la chercher en Angleterre ! – Eh bien ! qu’ils restent chez eux, dit gaiement Antonia ; je ne m’en tourmenterai pas. »
Elle était partie ; le souffle magique du vaste monde, qui l’emportait dans sa course, avait essuyé les larmes du départ ; elle se sentait le tranquille courage du voyageur, ce courage que trouve en lui, au début de sa course, l’esprit le plus soucieux ; or Antonia n’appartenait pas à cette catégorie.
Le monde était si beau dans ces pays étrangers, et Antonia avait le bonheur de voir toutes choses belles !
Et chacun était si poli ! Antonia, avec sa modestie de jeune fille, montrait tant de calme et de fermeté dans sa manière de régler ses affaires, qu’elle n’apprit nullement à connaître ce qu’on nomme les désagréments de voyage.
Et puis elle vit le Rhin, le Rhin aux eaux bleues ! Et toutes les légendes, les ballades, les romances, qu’elle avait déclamées avec Agnès, ou que le jeune ami avait chantées sur sa guitare, lui revinrent à la mémoire tandis qu’elle descendait le courant du fleuve. Le Rhin bordait sa patrie !
Où était Wilmsen en ce moment ? Elle ne le savait pas avec exactitude ; il avait quitté sa place de gouverneur, et pris celle de secrétaire d’un prince ; la mère lui avait mandé la résolution d’Antonia, mais il n’avait pas répondu.
Elle se trouvait à Cologne sur le pont du Rhin, heureuse d’admirer ce spectacle, mais seule, et prise d’une légère mélancolie, en songeant à cette âme, cette âme unique, qui aurait partagé son enthousiasme. Tout à coup un « bonsoir ! » retentit derrière elle : il n’y avait qu’une voix au monde pour la saluer ainsi ! Elle regarde, et voit ces yeux noirs, qui si souvent lui avaient paru plus beaux que la lumière du soleil et des étoiles.
Il avait calculé le moment de son passage, et il était venu pour l’attendre. Il était venu de six lieues ; il avait attendu trois jours, attente bien longue pour son emploi et pour ses finances ! Mais il n’en dit rien, comme elle ne lui dit pas non plus qu’il était le centre de toutes ses pensées, le fond de tous ses rêves d’avenir. Elle était son amie et lui son ami ; les élans passionnés ne devaient paraître nullement.
Et les jeunes amis s’assirent familièrement sur la terrasse de l’hôtel ; ils parlèrent de leur souffrance passée, de leurs plans de vie ; Wilmsen décrivit sa position, bien modeste encore, mais qui lui permettait de faire du bien et d’empêcher du mal ; cependant il ne fit entrevoir à Antonia aucun établissement pour l’avenir.
Bientôt sonna l’heure du départ ; Wilmsen vit s’éloigner sa bien-aimée. La tendre jeune fille, qu’il aurait voulu préserver de toutes peines et de tous combats, pour lui faire traverser doucement la vie sous son égide, allait maintenant se charger d’un office pénible, passer une vie de renoncement et de travail ; mais il ne querella ni la société ni le sort ; il connaissait la piété et la force de cette enfant, et la remit avec confiance à la garde de Dieu ; il retourna courageusement à l’ouvrage, poursuivant son but avec constance ; ils se quittèrent comme de bons amis ; la grande parole ne fut pas prononcée, et resta dans le fond de leur âme.
La mère fit de son mieux pour combler le vide que le départ de sa fille avait fait chez elle ; sa plus grande joie étaient les lettres d’Antonia, lettres toujours pleines de courage et de contentement. Tout était beau, tout allait bien ; la langue lui donnait un peu de peine, mais quel plaisir quand elle la posséderait complètement ! Le ton était un peu roide, mais elle appréciait d’autant mieux la sincère cordialité, la réelle bienveillance, qui se cachaient sous ces formes peu attrayantes ; les brouillards, la fumée du charbon, semblaient d’abord un peu désagréables ; cependant on s’y accoutumait bientôt, et jamais le ciel bleu et le soleil ne lui avaient fait tant de plaisir ; l’enseignement lui était beaucoup plus facile qu’elle ne l’avait espéré ; bref tout allait pour le mieux ; la directrice de la pension voulut dire elle-même, dans son mauvais allemand, à la bonne mère combien elle se félicitait de l’heureuse acquisition qu’elle avait faite en la personne d’Antonia : « Elle égaie, assurait-elle, toute la pensionnat avec son bonne humeur. »
Wilmsen continuait d’écrire à la mère de temps en temps ; il demanda la permission d’ajouter quelques mots pour Antonia, dont la nouvelle carrière lui inspirait un si vif intérêt ; c’était une feuille ouverte d’un ami à une amie, aussi simple, aussi franche que possible ; la mère n’y pouvait faire aucune objection. Antonia répondit, et bientôt les lettres à la maman, du moins celles de Wilmsen, ne furent que les enveloppes des longues épîtres à son amie. Antonia lui parlait de l’Angleterre, de son office ; elle lui demandait ses conseils pour le choix des livres d’études ; il répondait à ses demandes, et lui contait à son tour sa vie chez le prince, les petits voyages qu’il faisait avec lui ; il lui communiquait ses essais littéraires, qui commençaient à prendre faveur ; c’était le commerce de lettres le plus calme qu’un jeune homme et une jeune fille eussent jamais eu ; Antonia aurait pu en faire des dictées à ses écolières, sans y changer un mot.
Il y a aussi un printemps en Angleterre, et ce printemps avait pénétré jusque dans le jardin, derrière la maison de pension, bien qu’on n’aperçût aux environs que des cheminées fumantes, au lieu de tilleuls fleuris, balancés au souffle du vent.
Antonia s’était tenue en plein air avec sa petite classe ; elle venait seulement de la faire rentrer, et s’attardait encore un peu dans le jardin, pour célébrer un moment à elle seule le doux printemps. Elle n’effeuillait plus de marguerites et ne tressait plus le gazon en couronnes ; cinq années sont un grand espace de vie, surtout à partir de dix-huit ans ; un cœur a le temps de s’apaiser.
Antonia pensait à sa chère Agnès et à sa résignation, qu’elle comprenait maintenant ; elle rêvait aux jours lointains, lointains, où sa vie serait encore ce qu’elle était aujourd’hui ; peut-être alors serait-elle revenue dans sa patrie et apprendrait-elle l’anglais aux petites Allemandes, comme aujourd’hui elle enseignait l’allemand aux petites Anglaises ; elle et son ami s’écriraient sans doute encore ; peut-être même lui ferait-il visite une fois ; et, une fois, quand ils seraient vieux, bien vieux, pourraient-ils parler ensemble de leurs beaux jours dans la forêt d’Eichhalde, et se dire comment ils s’étaient aimés..... Ou peut-être lui amènerait-il un jour sa fiancée, à elle, son amie ; une belle, jeune, riante..... Était-ce la rosée du soir, étaient-ce des pleurs, qui tombèrent à ce moment sur les violettes à ses pieds ?...
« Bonsoir ! » entendit-elle encore derrière elle. Antonia se lève en sursaut..... Était-ce un fantôme ? Les pensées ont-elles une figure et une voix ? Non, c’est lui-même, et la joie la plus pure brille dans ses beaux yeux noirs. « Je vous salue, Antonia ! » dit-il encore une fois, avec l’accent de leur chère Souabe.
Antonia ne fut pas maîtresse d’elle-même ; elle ne put retrouver la dignité d’une amie, et d’une amie qui était institutrice. « Êtes-vous ici avec le prince ? dit-elle enfin. – Non, je ne suis plus chez le prince ; je viens seul ; je viens auprès de vous : avez-vous un moment, chère Antonia ? »
Antonia oublia son devoir, au point de ne plus songer aux dix-huit élèves qui l’attendaient, à la leçon de géographie qu’elle avait à donner, aux cheminées fumantes et aux maisons qui avaient de tous côtés vue sur le jardin ; elle s’assit avec lui dans le cabinet de verdure ; elle oublia sa main dans la sienne, et se laissa raconter tous les efforts qu’il avait faits jusqu’à ce jour pour s’assurer une existence, et comme tous ces efforts avaient échoué. Et tout à coup, sans recherche de sa part, sa ville natale, dans la Prusse rhénane, lui avait offert à l’improviste un emploi civil ; ce n’était pas un poste brillant, mais il était sûr et suffisant pour l’entretien d’une modeste famille. « À présent, Antonia, dit-il en finissant, je me suis tu longtemps, mais je ne puis me taire davantage ; c’est un sort modeste que je vous offre : voulez-vous l’accepter ? Les évènements sont les messagers de la Providence ; je n’ai pas voulu prévenir sa volonté ; j’avais remis notre amour dans sa main, avec l’espérance qu’il le garderait : me suis-je trompé ? – Non, non, dit en souriant Antonia, et ils se regardèrent, et ils lurent dans les yeux l’un de l’autre tout ce que chacun avait si longtemps renfermé dans son cœur.
Cependant les dix-huit écolières attendaient là-haut ; et la carte d’Allemagne était pendue devant elles, et point de maîtresse pour donner la leçon ; les petites filles se permettaient toute sorte de folies ; l’une montait dans la chaire et représentait la maîtresse ; les autres se poursuivaient dans la salle d’étude ; enfin la directrice survint, et mit fin au tapage. « Où est mademoiselle Antonia ? Elle est restée dans le jardin, s’écrièrent les jeunes filles ; elle est restée sur le banc de gazon ! » Surprise de la négligence d’une institutrice si fidèle à son devoir, la directrice descendit. Ô ciel ! la première maîtresse d’un first rate establichment était assise sous la tonnelle avec un jeune étranger, qui tenait sa main dans la sienne ! Et les yeux dont elle le regardait, ces yeux n’avaient point une tenue officielle, what a fright !
Mais Wilmsen n’avait pas vécu à la cour des princes sans y profiter : il se leva et salua la dame, dont Antonia lui dit tout bas la dignité ; il se produisit, avec d’excellentes manières, comme le burgomaster de la ville de X..... dans la Prusse rhénane, et présenta mademoiselle Antonia comme sa fiancée. Nouvel étonnement ! Une fiancée dans l’institut ! C’était une chose inouïe, mais ce n’était pas une circonstance fâcheuse, se dit la directrice ; c’était de quoi lui procurer de bonnes maîtresses, si l’on savait que la précédente se fût mariée.
Les curieuses petites filles avaient couru au corridor, dont les fenêtres donnaient sur le jardin, et de là elles observaient cette scène étrange. La directrice jugea que le mieux était de conduire le couple dans la maison, et de présenter aux écolières M. le burgomaster avec sa fiancée ; les petites filles ne pouvaient assez admirer un si jeune et si beau burgomaster, car, dans leur pensée, un personnage de ce caractère devait être un homme vieux et gros et porter une queue. Pour mieux les convaincre, on invita la meilleure écolière à chercher sur la carte la ville de X..... dans la Prusse Rhénane, et c’est à quoi se borna pour cette fois la leçon de géographie.
Wilmsen était venu avec le consentement de la mère, et supposait que sa future allait partir avec lui à la volée, célébrer la noce au pays, et de là se rendre dans son modeste empire. Mais ce ne fut pas l’avis d’Antonia. « Je voudrais achever, dit-elle, ce que j’ai entrepris ; je n’ai pas accepté ces fonctions par pure nécessité ; je voudrais obtenir un résultat, si modeste qu’il fût. La classe qu’on m’a confiée achèvera ses cours le printemps prochain ; je regretterais de la livrer à des mains étrangères ; et je souhaiterais de ne pas quitter, quand je lui peux être utile, la directrice qui m’a reçue comme une mère, et qui m’a soigneusement préparée. Et puis, ajouta-t-elle en riant, il faut que je m’accoutume d’abord à mon nouveau bonheur, avant de m’engager dans un autre. Vous aussi, mon ami, vous mettrez assurément ce délai à profit, pour vous faire à votre charge ; je veux bâtir notre nid futur de mes propres mains ; et songez au plaisir que nous aurons à nous écrire, du fond de notre cœur, sans réticence : cela vaut bien une année d’attente !
Wilmsen se rendit, quoique avec peine, à des raisons si solides ; il voyait son Antonia si heureuse et si bien placée, inspirant et ressentant l’affection, qu’il n’aurait pu lui-même l’enlever trop brusquement ; il partit donc seul, après un court séjour, pendant lequel ils avaient profité ponctuellement des quelques heures de liberté qui leur étaient accordées. Il donna aussi, comme professeur étranger, quelques leçons de géographie ; mais Antonia lui interdit ces fonctions en riant, le jugeant un maître trop dangereux, capable même de songer qu’il pourrait faire parmi ces florissantes jeunes filles un choix plus convenable que la vieille gouvernante : Wilmsen, indigné, lui ferma sa bouche de rose, et se déclara résigné à son malheureux sort.
Il partit ; Antonia l’accompagna et le suivit des yeux aussi longtemps qu’elle put, retourna chez elle, et s’enferma dans sa petite chambre pour pleurer. Puis elle redescendit, avec un visage plus serein qu’auparavant, et celui qui a dit des fiancées :
Elles ne sont bonnes à rien
Qu’à prêter l’oreille aux tendresses,
Celui-là n’avait pas vu Antonia dans sa dernière année d’épreuve ; soutenue par le sentiment de son bonheur, elle remplit tous ses devoirs avec un redoublement de zèle ; elle n’en faisait jamais assez à son gré, pour mériter un peu le bel avenir qui l’attendait.
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L’infortune est beaucoup plus variée que le bonheur, aussi avons-nous beaucoup moins de paroles pour l’un que pour l’autre, et une histoire, qui nous a promenés pendant des volumes à travers toute sorte de labyrinthes, s’achève en quelques mots par une de ces formules : « Ensuite ils furent heureusement unis », ou, ce qui est beaucoup plus délicat : « Ces deux têtes bénies contemplaient le ciel doré par les feux du soir » ; ou bien enfin : « Jamais le soleil couchant n’éclaira un couple aussi fortuné », et autres belles choses pareilles.
Je terminerai aussi cette simple et véritable histoire par une joyeuse noce ; mais (il ne faut pas que je l’oublie), Agnès, depuis longtemps résignée, prit place à côté d’Antonia, comme amie de noces, et fiancée elle-même, les yeux brillants, le cœur joyeux, en face d’un avenir qui n’était plus fondé sur l’oracle des fleurs mais sur le roc. Ce fut une réunion pleine d’allégresse ; les frères portèrent toast sur toast, toujours plus ardents, plus tempétueux, jusqu’à ce qu’enfin ils tombèrent dans le sentimental. La tante fut bien réjouie de voir la noce du prêtre catholique transformée en noce effective, et félicita sa nièce du trousseau doublement beau, qui était son acquisition personnelle.
Rodolphe, le bon Rodolphe, qui avait enfin cessé de peser sur le bras de sa mère, jeta seul une ombre sur la fête, ayant si bien bu et si bien mangé, qu’il fallut le porter au lit.
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Je ne suis pas encore au bout : la fortune, que ce couple heureux n’avait jamais recherchée, est courue après eux. Dans la courte révolution de nos jours, où l’on cherchait çà et là des appuis solides, sans examiner s’ils étaient ou non numérotés et enregistrés, le prince se rappela son ancien secrétaire, cet esprit lumineux, ce caractère franc et sympathique, qui l’avaient fait chérir dans toutes les sociétés.
Comme on tira dans ce temps plus d’un Cincinnatus de la charrue, Wilmsen fut appelé de la salle obscure du conseil municipal au timon de l’État, et ce choix eut l’approbation générale. La même force qui l’avait rendu capable, dans ses jeunes années, de se vaincre lui-même et d’attendre le vrai moment, lui donna encore une main ferme, un esprit lucide, qu’une boisson inaccoutumée peut inspirer mais qu’elle n’enivre pas.
Comme d’autres bonnes et mauvaises conquêtes de mars 1, cette dignité s’évanouit ; mais on avait appris à connaître les dons variés de Wilmsen, et maintenant, devenu le directeur en chef de l’éducation publique dans ce petit État, il occupe encore un poste élevé et lucratif, qui dépasse de bien loin les espérances de sa jeunesse. Antonia fleurit toujours comme une rose, et n’a plus besoin d’oracle pour se convaincre de son bonheur.
Ottilie WILDERMUTH, Récits et tableaux de la vie souabe, 1856.