La blessure
Un jour, dans un temple gothique,
Retentissaient des chants joyeux.
On avait orné le portique
D’un flot d’étendards glorieux.
Grands officiers, seigneurs et pages,
Dames de cour en bleu mantel,
Nobles grâces et fiers courages
Entouraient le trône et l’autel.
De l’encens les chaudes bouffées
Embaumaient le froid monument.
Le peuple, aux rumeurs étouffées,
Grave, y défilait lentement.
Foule pittoresque et pensive,
Les durs artisans, un à un,
Étalaient leur taille massive,
Leur poing rustique et leur front brun.
Leurs femmes, ces rudes abeilles,
Entonnaient un hymne en marchant,
Et jetaient à pleines corbeilles
Les pâquerettes de leur champ.
En voiles blancs comme un suaire
Passaient les vierges de l’endroit.
Oh ! quelle fête au sanctuaire :
L’hymen de la fille du Roi !
La Reine-mère, tout en moire,
Lisait tristement un missel,
Parchemin relié d’ivoire
Qui portait son chiffre et son scel.
Le monarque était auprès d’elle
Avec l’auguste fiancé.
La promise, timide et belle,
Retenait un soupir lassé.
Les plis de neige de sa mante
La cachaient au futur époux.
Pauvre enfant songeuse et charmante
Implorant le Ciel à genoux !
Trait d’union de deux royaumes,
Héritière d’un souverain,
Elle accomplissait sous ces dômes
Sa destinée au joug d’airain.
Sur le brillant faisceau des armes
Son sourire errait vaguement.
Elle ne mêlait pas de larmes
À son collier de diamant.
Mais son angoisse était cruelle.
Quoi ! suivre en de nouveaux climats,
Loin de la terre paternelle,
Un prince qu’elle n’aimait pas !
S’exiler chez un peuple hostile,
Si longtemps l’ennemi du sien !
Et, dans l’alliance fragile,
Son anneau d’or pour tout lien !
Nul appui dans sa peine amère,
Nul confident de son émoi...
Le maintien calme de sa mère
Lui répétait : « Fais comme moi. »
Être une enfant... et la Princesse,
Mon Dieu, c’était trop à la fois !
Tant de grandeur, tant de faiblesse
Lui formaient une double croix.
Elle allait murmurer, tremblante :
« Que les diadèmes sont lourds ! »
Et se cramponner, défaillante,
Aux coussins d’or et de velours.
Mais, soudain, des fantômes sombres,
Insaisissables aux regards,
Au milieu des feux et des ombres,
Se levèrent de toutes parts.
Débris des saintes épopées,
Héros qu’on ne retrouve pas,
Ils avaient tiré leurs épées
Ainsi qu’à l’instant des combats.
On eût dit un rêve sublime,
Une éclatante illusion.
Personne, excepté la victime,
Ne distinguait la vision.
C’étaient ses valeureux ancêtres
Qu’attirait son touchant malheur.
Ils se dressaient, comme des maîtres,
De tout le haut de leur honneur.
Ils ouvraient leurs fortes cuirasses,
Soulevaient leurs larges hauberts,
Et se montraient du doigt les traces
Des nobles maux jadis soufferts.
Semblables aux Romains patrices,
Ces chevaliers – (princes ou rois) –
Se paraient de leurs cicatrices,
Souvenirs de mâles exploits.
Leurs yeux (fermés par la mort blême),
Dans la lumière du trépas,
Voyaient, ô miracle suprême !
Ce qu’un vivant n’aperçoit pas.
À travers mille plis de gaze
Ils voyaient, d’un sein frémissant,
Comme des contours d’un beau vase,
S’échapper des gouttes de sang.
Ce flot vermeil aux sources pures
Ce n’était point un sang banal.
Ils reconnaissaient leurs blessures
Sous un corsage virginal.
L’enfant, image d’innocence,
Souffrait sans l’avoir mérité.
Seul rejeton de l’arbre immense
Par de longs siècles respecté.
Elle avait germé la dernière,
Corolle épanouie au soir ;
Les grands morts, quittant la poussière,
La caressaient comme un espoir.
Ils pleuraient, eux, les invincibles,
Et, joignant les mains pour prier,
Versaient des forces indicibles
Sur la pâle fleur de laurier.
Ils lui disaient : « Va, messagère !
« De ton lot ne te plains jamais.
« Sois, dans la patrie étrangère,
« La Douleur apportant la Paix.
« Mets le devoir en traits de flamme
« Devant tes pas, devant tes yeux,
« Et réveille, au fond de ton âme,
« L’ardent courage des aïeux.
« Reste ferme au sortir des temples,
« Pense au Seigneur et pense à nous,
« Va ! prends tes pères pour exemples
« Et le fardeau te sera doux ! »
Puis, comme une garde fidèle
Protégeant l’holocauste offert,
Ils étendaient au-dessus d’elle
Leurs bras pesants bardés de fer.
Et les vieux chefs de la famille
Sachant qu’ils seraient obéis,
Bénissaient le cœur de leur fille
Blessé comme eux... POUR LE PAYS !
WILLIA.
Paru dans L’Année des poètes en 1894.