La petite fileuse de neige

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

WILLIA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une chaumière isolée, en un coin de la Savoie, à plusieurs lieues de tous les villages, voilà ce que nous distinguons de prime abord. La maisonnette est misérable, mais son cadre est magnifique. Les Alpes se dressent à droite, à gauche, devant, derrière, et des glaciers les embellissent de leurs transparences. L’œil est séduit par ces hauteurs, ébloui par ces effets de cristal et par ces blancheurs infinies. Tout est blanc à l’horizon et sur les montagnes ; si parfois les nuées deviennent noires ou flamboyantes d’éclairs, c’est aux heures d’orage ; habituellement elles sont de la même teinte que les sommets où elles se balancent, pareilles à des cygnes. Le soleil qui descend sur les pics et traverse les miroirs de glace argente les choses au lieu de les dorer. En ce pays, l’hiver est interminable, la végétation chétive est rare, mais la Savoie est justement fière de ses beautés sauvages, et sa nature est une merveille – aussi froide que brillante.

L’humble maison a été construite au milieu de ces splendeurs et de ce froid. Çà et là, dans ses environs, des sapins étendent leurs bras au-dessus d’une terre couleur d’ivoire ; plus loin, un bois de mélèzes se détache en vert sombre sur le ciel aux tons d’hermine. Ce bois est la propriété du comte Costa, châtelain généreux, mais trop souvent absent, pour le malheur de ceux qui peinent. On le sait bien dans la chaumière.

L’humble logis avait appartenu à un savoyard qui exerçait la profession de guide. Resté veuf de bonne heure, le montagnard y demeurait avec sa mère et sa fille. Un matin, il partit dès l’aurore et ne revint jamais. Qu’était-il arrivé ? Une catastrophe, hélas ! fréquente en ces endroits. Pendant une excursion avec des voyageurs, une tourmente, de l’imprudence, la rupture des cordes de sauvetage, la chute au fond d’un précipice... Résultat : la mort des touristes, celle du guide, et l’indigence de ces deux femmes, l’une vieille et l’autre enfant, qui travaillent seules à faire des paniers de paille, des tricots de laine et des fromages de chèvre, pour gagner de quoi vivre en grelottant. Oh ! l’histoire était simple et triste.

Pauvres habitantes de la bicoque ! L’aïeule, Françoise, est une paysanne d’aspect rigide, mais son cœur est tendre, et ce cœur a toujours chaud, en pleines neiges, été comme hiver, parce qu’il s’appuie sur celui d’une petite-fille bien-aimée.

La petite s’appelle Blanche et ressemble à son nom. Elle a des cheveux blond-argent et elle est blanche d’âme et de figure. En outre, elle est jolie et brave, n’a peur ni du froid ni des tempêtes, mais son courage n’est point farouche ; il est aussi gracieux que celui du rouge-gorge. Elle a, comme sa grand’mère, le goût du travail et le culte de la probité. Les deux savoyardes sont pieuses, cela va sans dire, mais c’est du moins bon à redire. Il est si beau de voir Dieu à sa place, parmi ses pauvres ! La foi est la gardienne de la vie dure ; elle donne à la misère de l’héroïsme.

Jugez-en plutôt :

Un jour, dans sa première enfance, la petite-fille était allée mendier, parce que Françoise n’avait pas mangé depuis la veille, et elle avait ramassé une bourse perdue au milieu de la route.

Effrayée de sentir entre ses mains ce qui n’était pas à elle, Blanche avait couru du côté du Mont-Blanc pour chercher le garde-champêtre. Elle l’avait trouvé, blotti dans un gîte bien clos. Quel bonheur ! Vite, elle lui remet la bourse, lui raconte l’histoire de sa découverte et va repartir.

Tout à coup, elle se ravise et se rapproche du garde ; elle le supplie de lui faire l’aumône d’un peu de nourriture pour « Grand’mère Françoise qui a faim ».

« Et vous, Blanchette ? » demande-t-il.

« Moi aussi. »

« Pourquoi ne le disiez-vous pas ? »

« Je n’y avais pas pensé. »

Longtemps après, Blanchette se souvenait de l’émotion de cet homme. Le montagnard l’avait assise au coin du feu et l’avait fait manger ; puis il lui avait donné un panier de vivres, et elle était repartie, en lui donnant, elle, ces remercîments qui sont des bénédictions.

Et quand elle était rentrée, quelle joie dans la chaumière ! La joie des vrais pauvres, de ceux qui sont les préférés du Christ. La nourriture substantielle et surtout le récit de Blanche avaient réconforté la vieille femme ; Françoise s’était exclamée :

« Ce que tu me racontes, c’est mon dessert ! » Elle paraissait hors d’elle-même et sautait (vous pouvez me croire) comme un chamois et comme un enfant. Radieuse, elle envoyait des baisers à son Jésus en Croix et à une image de la Sainte Vierge. « Jésus et Marie étaient avec moi quand je ramassais la bourse, n’est-ce pas, grand’maman ? » dit Blanche.

« Ils étaient avec toi surtout quand tu la rapportais... » pleura Françoise avec tendresse. Je ne trouve pas d’autre expression. La Savoyarde avait réellement pleuré ces mots.

– Ah ! grand’mère, je n’ai pas oublié ce que vous m’avez répété si souvent :

« Mieux vaut mourir que dérober. »

Plus heureuse encore, Françoise serre la petite dans ses bras, et l’aïeule et l’enfant redisent ensemble : « Mieux vaut mourir que dérober ! »

 

*

*   *

 

Les années ont fui. La grand’mère s’affaiblit ; c’est un effet de l’âge et de la fatigue ; mais un mal inconnu, dont Françoise ne s’aperçoit pas, dévore Blanche qui vient d’avoir quinze ans. La jeune fille décline comme si la vieillesse de l’aïeule était entrée en elle ; ses yeux brillent de plus en plus, à mesure que son visage s’anime et que ses doigts s’effilent. On dirait que son âme la brûle à mesure que son corps fond.

Françoise est à demi-aveugle, ce qui permet à Blanche de laisser couler des larmes en sa présence. La jeune fille pleure et n’est pas soulagée ; le mal creuse toujours. Que supposer ? Est-ce qu’elle serait la proie du remords ?... C’est cela. Il n’y a que le remords qui produise de tels ravages. Blanche devient sujette à des abattements soudains et à des agitations fébriles ; ses yeux bleus de blonde lancent des lueurs effrayantes. Elle a une manière énigmatique de regarder un morceau de carton sur lesquels une ligne se détache en grosses lettres :

« Mieux vaut mourir que dérober. »

Françoise avait écrit ce précepte pour glorifier sa petite le lendemain du « jour de la bourse », comme elle disait. Elle avait cloué le carton en face du lit de Blanche, et la fille du guide relisait sans cesse l’inscription ; elle murmurait, d’un accent plaintif : « Mieux vaut mourir que dérober. » Une fois, elle balbutia : « Mieux valait mourir... » Ce langage au passé la fit trembler ; elle frémit de la tête aux pieds.

Qu’était-il advenu pour l’agiter de la sorte ?

Ceci, mes chères lectrices : une après-midi, l’aïeule avait senti le frisson l’envahir. Le feu s’était éteint ; et comment le rallumer ? Il n’y avait plus dans la chaumière ni un charbon ni une bûche.

La jeune fille sortit pour chercher du bois mort, tombé des arbres, et que tout le monde a le droit de prendre, puisqu’il n’est à personne. Quelle mauvaise chance ! Il n’y avait rien à terre : des bûcherons avaient tout enlevé.

Blanche marchait, avec son courage de rouge-gorge ; elle atteignit bientôt le bois du comte Costa. « J’aurai là, pensait-elle, de quoi réchauffer grand’maman. »

Eh bien non. – Sur les lichens durcis, pas une branche sèche. Et la vieille femme qui frissonnait là-bas ! Elle allait donc mourir transie ?

Oh ! la malheureuse enfant ! Un vertige filial s’empara d’elle. Blanche saisit plusieurs rameaux, à même des sapins et des mélèzes ; elle casse, elle arrache, et, sanglotante, elle emporte d’épais fagots.

Elle regagne la chaumière, allume le feu ; ranime Françoise, déjà somnolente et roidie. Les branches craquent, les étincelles jaillissent, le foyer répand la vie et la chaleur. Mais Blanche !... Elle n’ose même plus dire adieu à Françoise avant de s’endormir. La vieille femme l’appelle, réclame le baiser du soir.

Grand’mère est stupéfaite. C’est la première fois qu’il lui faut dire à Blanche en se couchant : « Viens m’embrasser. »

Depuis ce jour où elle a sauvé la vie à Françoise, la jeune fille sent la sienne s’écouler ; son remords est la cause d’une maladie fixe et mortelle. Blanche cédait à la honte... Au lieu de s’en aller, fût-ce au loin, confier sa faute à un prêtre, et de le charger d’obtenir pour elle le pardon du comte, elle préférait se taire et lentement dépérir. Impossible d’articuler cet aveu : « J’ai... volé ! »

Un soir, pourtant, elle résolut d’accomplir cet âpre devoir. Elle était plus malade que de coutume et pensait à l’éternité. Blanche avait peur de s’adresser à Dieu et ne voyait en lui que la Souveraine Justice. Elle oubliait que cette Justice est aussi la miséricorde infinie.... Peur insensée dont Jésus ne la punit point, la pauvre petite ayant invoqué sa mère ! Blanche avait crié vers Marie, elle avait reçu la force de se décider à cet aveu qui lui coûtait tant. La Vierge rend l’énergie à ceux qui s’appuient sur sa douceur.

Quand son projet fut arrêté, Blanche se coucha, plus calme d’esprit, mais cruellement lasse de corps. La fièvre s’emparait de l’enfant et sa tête tomba sur le traversin plutôt qu’elle ne s’y posa.

Des larmes mouillaient encore ses joues quand la chambre fut éclairée de haut en bas. La jeune fille crut à un incendie et se souleva sur son séant. Elle ne vit qu’une Dame de lumière, couronnée d’edelweiss des montagnes, et tenant un sceptre de perce-neige. Le sceptre et les edelweiss brillaient comme des étoiles, et la Dame était plus étincelante que leurs rayons. Elle se pencha sur la malade et lui dit d’une voix qui ressemblait aux sons de la harpe éolienne :

« Je suis Notre-Dame des Neiges, ta patronne, car toutes les Blanches sont mes filles. Tu n’as rien à craindre de moi. »

La malade en effet ne craignait rien. Elle se sentait même rassurée ; la confiance envahissait tout son être. Elle devinait cependant que Notre-Dame des Neiges lisait en son âme et connaissait sa faute.

« Petite créature dévouée, tu as eu tort de faiblir malgré la misère, toi que le Seigneur a douée de vertus si nobles ; mais tu as droit à une pénitence choisie, puisque tu te repens au point d’en mourir. Pour satisfaire à la Justice divine, je t’offre d’accepter une punition volontaire. Consens-tu à travailler, longtemps peut-être, en souffrant de ce froid dont tu as préservé ta grand’mère ? »

Blanche ne savait pas quel travail lui était destiné, mais elle acquiesça de toute son âme à ce que proposait sa patronne. Notre-Dame des Neiges lui dit alors : « Lève-toi et suis-moi. »

Blanche se leva, enveloppée d’un long peignoir de nuit ; Notre-Dame des Neiges marcha vers la porte et sortit de la maison ; Blanche l’imita sans s’inquiéter de la grand’mère. Est-ce que Notre-Dame des Neiges pourrait jamais commander quelque chose de mal ? et d’ailleurs, n’était-elle pas assez puissante pour protéger une vieille femme abandonnée à sa merci ?

La jeune fille s’en alla donc à travers les brumes et Notre-Dame des Neiges la transporta sur un plateau, situé entre des pics immenses.

Blanche aperçut un rocher qui paraissait fait pour servir de siège à quelqu’un ; et, près de là, une quenouille et des flocons blancs qui ressemblaient à des écheveaux de soie.

– Ce sont des flocons de neige ; il faut que tu les files sans te réchauffer, mon enfant, dit la Vierge. Le veux-tu ?

– Je le veux, repartit Blanche, mais ne me parlez pas, Notre-Dame ; car à chaque parole que vous prononcez, je n’ai plus froid ; et vous me réchauffez dès que je vous écoute.

Cette fois ce fut Notre-Dame des Neiges qui eut l’air d’obéir, car elle garda le silence.

La jeune fille s’installa sur le roc, prit les flocons de neige et se mit à filer à côté de sa patronne.

L’onglée lui crispait les doigts ; ses membres devenaient bleus ; elle filait toujours. Ses mains avaient une agilité surprenante et les flocons se déroulaient un à un, s’enlaçaient, s’entrecroisaient formant un délicieux ouvrage, sans qu’elle s’interrompît une minute.

Combien de temps dura ce travail ? Le ciel le sait, et cela suffit. À moitié paralysée par le froid, la petite Savoyarde était contente, ravie...

Plus de remords, plus de trouble ; elle expiait avec transport.

« Arrête ! lui dit enfin Notre-Dame des Neiges. Chère enfant, regarde ton œuvre ; elle est le gage de ton pardon. »

La jeune fille aperçut un voile d’une blancheur idéale enroulé autour de la quenouille miraculeuse ; et comprit enfin qu’elle avait terminé sa tâche. Elle allait remercier sa patronne, mais Marie avait lu dans son cœur et n’attendit pas que l’action de grâces fût proférée. Elle cueillit Blanche comme une fleur, et l’emportant avec la quenouille et l’ouvrage, la Vierge s’envola au Paradis.

La petite fileuse de neige entra dans la sphère des Intelligences célestes, et traversa des peuples d’anges, – tout d’ailes et de flammes – pour arriver au pied du trône de l’Éternel où sa bienfaitrice la conduisait.

Et ce qu’elle aperçut, ni la voix, ni la plume ne le diront... Blanche bénit Dieu, elle adore et s’abîme dans une extase où elle n’est pas anéantie. Son père et sa mère sont là ; ils sourient à ce bonheur qui succède à tant de souffrance.

« Fais une demande au Créateur, dit Notre-Dame à l’oreille de Blanche. Le Tout-Puissant exauce toujours le premier désir d’une âme qui monte à Lui. »

« Ô Seigneur ! s’écrie la petite fileuse de neige, pardonnez-moi mon offense et protégez ma grand’mère. »

Elle avait demandé deux choses au lieu d’une, et le Seigneur lui en sut gré. Il lui montra dans un jet de lumière ce qui se préparait pour l’aïeule ; le généreux châtelain revenu en Savoie et secourant Françoise ; la pauvre femme perdant la mémoire ne s’affligeant pas de la fin de sa petite fille, trouvée morte dans son lit, et coulant une vieillesse paisible...

Blanche releva ses regards vers Dieu, transfigurée, elle éclata en Alléluia, puis avec un indicible amour se retourna vers sa patronne.

Et alors,... elle vit que le pardon du Ciel est si grand qu’il peut se changer en récompense.

Car elle reconnut sous les pieds de Notre-Dame des Neiges, étendu comme un tapis d’honneur, le voile blanc qu’elle avait filé.

 

 

WILLIA.

 

Paru dans La Jeune Fille

en janvier 1898.

 

 

 

 

 

 

 

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