Le petit Savoyard

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Madame WOILLEZ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À TROIS lieues d’Arras, sur le sommet d’un riant coteau, près duquel serpente silencieusement la rivière de la Scarpe, s’élevait, à l’époque de la Révolution française, un antique château où le malheur et l’indigence venaient souvent chercher un refuge, parce qu’ils étaient sûrs d’y trouver la plus active comme la plus généreuse compassion.

Le comte de l’Étang, brave militaire, aussi distingué par ses vertus que par son courage, était propriétaire de ce vaste domaine ; mettant tout son bonheur à soulager l’infortune, jamais il n’avait reculé devant une bonne action, de quelque nature qu’elle fût, et ce noble penchant à la bienfaisance l’avait rendu l’objet de la plus grande vénération dans toute la contrée, où cependant il ne vint se fixer qu’en 1790.

Effrayé des orages politiques qu’il voyait s’amonceler sur son pays, et doublement affligé par la mort récente d’une épouse qu’il chérissait, le comte s’était décidé à quitter le service, et à se livrer tout entier, dans la solitude, à l’éducation du jeune Alfred, son fils unique, confié jusqu’alors à des soins étrangers que l’aveugle indulgence d’une mère avait rendus beaucoup plus nuisibles que profitables.

Accoutumé dès sa plus tendre enfance à ne trouver aucune résistance à sa volonté, Alfred, à peine âgé de douze ans, était devenu un véritable petit tyran dont la méchanceté égalait l’exigence. Vain, orgueilleux, emporté, bizarre, inconstant dans ses goûts, il semblait faire ses délices des contrariétés et des chagrins qu’il causait autour de lui, et il ne se passait pas de jour où quelqu’un n’eût à souffrir de ses insultes ou de ses violences.

Les soins que feue Mme de l’Étang avait constamment apportés à cacher à son mari les défauts de son idole, et le silence qu’elle avait imposé à ceux qui l’entouraient, étaient parvenus à abuser longtemps cet homme respectable ; mais ayant pris le parti de veiller lui-même sur cet enfant, il reconnut avec autant d’étonnement que de douleur son mauvais caractère, et se promit dès lors d’employer toute son autorité pour le réprimer. Plusieurs moyens furent mis en usage durant une année sans qu’ils produisissent aucun effet sur l’indomptable Alfred, qui se faisait un jeu des menaces et des corrections : il était devenu, pour ainsi dire, la terreur de tous les enfants du voisinage, qui se sauvaient de lui comme d’un être malfaisant, et tous les gens du château refusaient de le servir ; mais loin que cette aversion générale lui ouvrît les yeux sur ses défauts, elle semblait lui en faire acquérir chaque jour de plus insupportables.

Les choses en étaient à ce point, lorsqu’un matin qu’il se promenait dans l’avenue du château, à quelque distance de son père, qui s’astreignait à ne plus le perdre de vue, il aperçut un jeune ramoneur assis paisiblement au bord du chemin, ayant un petit paquet à ses côtés, et mangeant avec appétit un morceau de pain noir qu’il venait de tirer de dessous sa veste.

« Que fais-tu là ? lui demande Alfred avec arrogance. – Monsieur, j’attends mon maître, répond le Savoyard d’une voix douce et calme ; il commence sa tournée dans le pays, et doit me conduire à cette grande maison pour y ramoner les cheminées avec lui. – Mais pourquoi es-tu sur ce gazon ? Tu le salis, je ne pourrai plus m’y asseoir. Va-t’en ! – Je ne m’en irai pas, car mon maître va venir, et il m’a dit de l’attendre ici. – Tu t’en iras, je le veux, ce gazon est à moi. » En même temps, il le frappe avec violence d’un bâton qu’il tient à la main, et cherche à le pousser du côté de la grille ; mais le jeune montagnard, étourdi d’abord des coups qu’il a reçus, s’est bientôt relevé avec vivacité : « Méchant ! s’écrie-t-il, pourquoi me frappes-tu ? Tu n’en a pas le droit. Si mes habits sont sales, ils ne couvrent pas comme les tiens un mauvais cœur. » À ces mots, Alfred plus furieux, se jette de nouveau sur lui et cherche à le terrasser ; mais sou adversaire, beaucoup plus robuste et plus agile, en un tour de main le désarme, le saisit à la gorge, le renverse à ses pieds, et lui dit en agitant le bâton qu’il lui a arraché : « Tu le vois, maintenant je suis ton maître, et je pourrais te faire du mal aussi ; mais ma mère m’a défendu de me venger, et je ne veux pas lui désobéir. »

Cette scène avait été si rapide que M. de l’Étang n’avait pu arriver assez tôt pour séparer les combattants : il a vu néanmoins la conduite du jeune ramoneur ; il a entendu ses dernières paroles, et lui dit en approchant : « Bravo, mon ami ! Puisse la leçon que tu viens de donner à ton lâche agresseur le faire rougir de sa violence ! » Alfred s’était relevé tremblant. « Vous venez de commettre une action aussi basse qu’inhumaine, ajoute son père, en le regardant avec sévérité ; et, pour vous la faire pardonner, il faudra que la réparation soit éclatante. Allez m’attendre au salon, bientôt vous y recevrez mes ordres. »

Le coupable, confus, se retire sans oser répliquer un seul mot ; le comte se tournant alors du côté du jeune Savoyard : « Il te doit des excuses, mon enfant, il t’en fera, je te le promets ; en attendant prends ceci, ajoute-t-il, en lui présentant une pièce d’or ; le ramoneur recule : – Monsieur, je n’accepte de l’argent que quand je l’ai gagné. – Rassure-toi, c’est pour ta mère. – Pour ma mère ! – Oui, tu l’aimes beaucoup, j’en suis sûr. – Eh ! qui donc n’aime pas sa mère ? Mais pourtant je ne puis recevoir et lui offrir que le gain que j’ai acquis par mon travail ; elle me l’a bien recommandé.

La figure du jeune montagnard était animée en ce moment d’une vive émotion, et ses traits avaient quelque chose de si touchant, qu’il était impossible de les voir sans éprouver pour lui un véritable intérêt. « Quel est ton nom, ton âge ? mon ami, lui demande le comte. – Je me nomme Michel, et j’aurai quatorze ans à la Saint-Martin. – Depuis quand as-tu quitté ta mère ? – Depuis treize mois et un jour, monsieur. – Et sous quel maître as-tu travaillé ? – Le père Jacques vint me chercher au pays, et depuis lors je ne l’ai pas quitté. – Et où est-il ce père Jacques. – Le voici Monsieur. »

En effet, Jacques s’avance, son sac sur le dos et son bonnet à la main. M. de l’Étang le reconnaît pour le maître ramoneur qui vient d’Arras, chaque année, nettoyer les cheminées du château. Cet homme était l’objet d’une estime générale dans tout le pays, et le comte, qui aimait à honorer la probité quelle que fût l’enveloppe dont elle se trouvât revêtue, avait toujours traité le bon Savoyard avec une affabilité particulière. L’ayant questionné sur son jeune apprenti, il apprit avec joie que cet enfant joignait à une grande délicatesse de sentiments une intelligence au-dessus de son âge et une fermeté de caractère que rien ne pouvait ébranler. « Il était, dit Jacques, l’exemple de nos montagnes, mais sa mère est très-pauvre ; elle me l’a confié pour que je lui apprisse à gagner quelque argent qu’il lui reportera. » Satisfait de ces renseignements, le comte prend alors Michel par la main, le conduit au château, rassemble ses gens, et commande à son fils de faire des excuses publiques au ramoneur. D’abord Alfred recule avec dédain ; mais entendant son père commander à ses gens de le revêtir des habits de Michel et de donner les siens à ce dernier, il se soumet pour la première fois de sa vie et implore son pardon en versant des larmes. « Ce n’est pas tout, reprend alors M. de l’Étang avec gravité : vous avez besoin auprès de vous, Monsieur, d’un jeune compagnon qui sache réprimer vos emportements et votre arrogance, et qui vous fournisse en même temps l’exemple des vertus qui seules peuvent vous donner quelques droits à l’estime de vos semblables. » Se tournant alors vers le jeune Savoyard : « C’est toi, Michel, que je choisis, lui dit-il, pour servir de modèle à celui contre lequel tu t’es si noblement défendu. Tu es bon et courageux, tu seconderas mes soins, et ton bonheur sera la récompense de tes efforts. – Et ma mère ? demande Michel, je suis venu en France afin de travailler pour elle. – Eh bien, tu gagneras ici de quoi la secourir ; je te donnerai de l’instruction, et je récompenserai chacun de tes succès. – Accepte ! accepte ! s’écrie alors le père Jacques, émerveillé des propositions faites à son pupille ; eh, mon pauvre Michel, pouvions-nous nous attendre à un tel bonheur ! » Ce dernier n’hésite plus, et, s’approchant d’Alfred qui est demeuré stupéfait au milieu du cercle qui l’entoure, « ne m’en voulez plus, lui dit-il, moi, je vous ai pardonné de bon cœur ; dites-moi si vous consentez à ce que je reste avec vous. » Alfred ne répond pas ; mais un regard de son père le décide à sourire au jeune montagnard qui, sans façons, lui prend la main, et la serre avec force.

« Allez chercher quelques-uns de vos vêtements pour Michel, dit le comte, et aidez-le à s’habiller ; désormais tout sera commun entre vous, et celui qui fera le mieux sera aussi le mieux récompensé. »

Qu’opposer à une telle volonté ? Obéir et se taire était le seul parti qui restât au pauvre Alfred. Il aide de mauvaise grâce son nouveau compagnon à s’habiller, mais enfin il l’aide, et celui-ci le remercie de si bon cœur qu’il est impossible de trouver un prétexte pour l’insulter. L’extrême sévérité de son père et l’étrange adoption qu’il vient de faire plongent d’ailleurs le jeune orgueilleux dans une telle crainte et dans un tel étonnement qu’il ne saurait en ce moment exprimer ce qu’il éprouve.

Bientôt cependant la hardiesse et la violence naturelles à son caractère reprennent le dessus. Ayant le lendemain matin reçu l’ordre d’emmener Michel dans le parc, pour lui en montrer les détours, il s’arrête avec lui dans un des endroits les plus écartés et les plus touffus, où il suppose que personne ne peut ni l’apercevoir ni l’entendre, l’accable d’injures, et veut de nouveau se jeter sur lui. Mais le montagnard, auquel M. de l’Étang a eu soin de faire la leçon, le terrasse comme la veille, tire de sa poche une corde dont il s’est muni, et lui lie les pieds et les mains avec une telle vigueur qu’il le réduit à demander grâce. « Ne faites pas de bruit, lui dit-il alors avec un imperturbable sang-froid ; car outre cette punition, votre père pourrait bien vous en donner une dont vous vous accommoderiez encore moins. Croyez-moi, faites plutôt de sages réflexions, et surtout une autre fois n’essayez plus de m’attaquer ; vous voyez bien que je suis le plus fort. Adieu. Je vais maintenant me promener, quand je reviendrai, nous verrons si je dois reprendre votre compagnie. » En finissant ces mots, Michel s’en va en chantant d’une voix sonore le refrain favori de ses montagnes.

« Maudit Savoyard ! » s’écrie Alfred en versant des pleurs que lui arrache le dépit ; mais Michel est déjà loin. Il ne faut pas croire cependant que ce pauvre Michel soit insensible à la punition qu’il vient d’infliger : on a vu qu’il avait un bon cœur, et peut-être que l’obligation où il est de se montrer sévère le fait déjà regretter, avec les rigueurs de l’état qu’il a quitté, cette douce sympathie de sentiments qu’il trouvait quelquefois dans les jeunes compagnons de ses travaux.

« Ô mon Dieu ! serai-je donc obligé de vivre longtemps avec ce méchant ? se dit-il en s’asseyant à l’extrémité du parc, j’étais hier encore si tranquille, si heureux avec mon pain noir et ma veste de ramoneur.... mais, ma mère ! Ce monsieur, si bon, si généreux, m’a dit qu’il me donnerait toujours de quoi la soulager, si je voulais m’instruire et l’aider à corriger son fils de ses vilains défauts... Après tout, si j’y parvenais, ce serait une bonne action ; et d’ailleurs s’il me faisait par trop endêver, le père Jacques n’est qu’à trois lieues d’ici, j’ai mes hardes de ramoneur et je reprendrais mon métier. »

Raffermi par ces réflexions, il retourne vers son prisonnier qui lui demande d’une voix lamentable de lui faire grâce et de ne rien dire à son père. « S’il me questionne, répond Michel, je lui avouerai la vérité ; mais, croyez-moi, ne vous mettez plus à l’avenir dans le cas de lui rien cacher ; car ma mère m’a dit que ceux qui cherchent à tromper leurs parents ou ceux de qui ils dépendent ne sont jamais bénis de Dieu. »

Après cette scène dont M. de l’Étang a été le témoin secret, ils retournent au château où Alfred, contre son ordinaire, montre un air timide et abattu qui commence à donner quelques espérances a son père qui, plus que jamais, se félicite d’avoir eu la pensée de fixer près de lui ce jeune montagnard envers qui la nature semble avoir été prodigue de ses dons les plus précieux. Jamais, en effet, aucun enfant n’avait annoncé des dispositions plus heureuses sous le rapport de l’intelligence, de la droiture et de la bonté du cœur. Qu’il soit encore novice dans la position où la providence vient de le placer, on dirait pourtant que cette position est faite pour lui, car il agit, il parle avec autant de grâce que de naturel, ne se montre avide d’aucune jouissance, et sa gratitude pour les bienfaits qu’il reçoit se manifeste dans ses moindres actions.

Le comte, en comparant son fils à cet enfant de la nature dont une mère pieuse avait su développer les heureux penchants, regrettait plus vivement encore de n’avoir pu diriger lui-même les premières années de ce fils qui lui était si cher, et se promit bien dès-lors de redoubler de soins et de surveillance pour le corriger de ses nombreux défauts.

La première année du séjour de Michel au château parut produire le meilleur effet sur son jeune compagnon. Forcé de travailler, de jouer et de se promener constamment avec le montagnard qui ne ployait à aucun de ses caprices, il comprit enfin que n’étant pas le plus fort, il fallait tâcher de vivre avec lui en bonne intelligence. Déjà, il n’osait plus tourmenter en sa présence ni les gens du château, ni les jeunes paysans qu’il rencontrait au dehors ; car deux ou trois corrections énergiques de la part de Michel lui avaient appris le danger de ces sortes de provocations. Déjà aussi il se montrait plus studieux, plus soumis, et surtout plus affectueux et plus confiant envers son père qui ne doutait pas que l’exemple du vertueux Savoyard n’opérât bientôt l’entière métamorphose qu’il désirait avec tant d’ardeur.

Mais au moment où cet excellent père se réjouissait le plus de ce premier succès, des inquiétudes d’un autre genre vinrent tout-à-coup l’assaillir et lui faire craindre que son Alfred ne se trouvât incessamment livré à l’infortune et à tous les dangers des tempêtes politiques qui allaient l’atteindre lui-même.

Déjà le régime de la terreur étendait sur la France l’épouvante et le deuil. Confiant jusqu’alors dans l’affection de ses vassaux dont il avait toujours été le bienfaiteur et le père, M. de l’Étang n’avait pas voulu jusque-là s’éloigner de ses domaines, et s’était contenté de vivre dans une profonde solitude qu’il n’interrompait que pour se livrer à l’exercice de sa bienfaisance ; mais sa prudence et ses vertus ne pouvaient le sauver des persécutions auxquelles tous les gens de bien se trouvaient alors en butte. Le trop fameux Le Bon, que la ville d’Arras avait vu naître, exerçait déjà dans cette malheureuse cité son épouvantable proconsulat : chacun des instants de cet homme atroce était marqué par l’assassinat de quelque victime que lui-même désignait aux bourreaux ; les prisons, les échafauds se multipliaient ; un mot, un geste, un souvenir suffisaient pour encourir une condamnation à mort. Le comte, ayant perdu ainsi tous ceux avec lesquels il avait eu quelques liens d’amitié, ne doutait pas que son tour n’arrivât bientôt ; car il était devenu l’objet d’une surveillance particulière : plusieurs visites domiciliaires avaient eu lieu au château, et tout annonçait que le farouche proconsul ne tarderait pas à s’emparer de ce magnifique domaine que sa cupidité convoitait depuis longtemps.

Un soir que les craintes de M. de l’Étang s’étaient encore accrues par une nouvelle investigation de sa demeure, il fit appeler le jeune Savoyard et lui dit avec toute la bonté qu’il mettait toujours en lui parlant : « Depuis un an que tu es ici, mon cher Michel, tu as montré un zèle extrême à l’instruire, et déjà tu es plus avancé qu’on ne l’est communément après de si courtes études, que malheureusement je ne puis te faire continuer. Tu n’as rien négligé non plus pour changer le caractère de mon fils : il n’a pas encore su profiler assez de tes conseils et de tes exemples ; mais les affreuses calamités qui pèsent sur nous achèveront peut-être de le corriger..... Je vais être forcé de l’éloigner de moi, afin de le soustraire aux dangers qui me menacent. Une parente, qui demeure fort loin d’ici, et à laquelle je viens d’écrire, se chargera de lui sans doute, si elle-même n’est pas déjà au nombre des victimes..... Quant à toi, bon Michel, tu as de la sagesse, de la prudence ; retourne dans tes montagnes ; là, du moins, tu seras à l’abri de tous les maux qui accablent cette terre de désolation, et si quelquefois tu donnes un souvenir à ma tendre amitié, n’oublie pas que j’ai vivement regretté de ne pouvoir t’en offrir des marques plus utiles. » En même temps, le comte présente à son jeune protégé une somme de mille écus qu’il le charge de remettre de sa part à son excellente mère ; mais le jeune montagnard, d’abord muet de surprise et de douleur, se jette à ses pieds, et s’écrie avec l’accent de la plus vive affection : « Mon cher bienfaiteur ! est-ce donc quand vous êtes malheureux, quand des périls vous menacent, que vous devez éloigner votre pauvre Michel ? Ma mère n’a pas besoin de moi : votre générosité a pourvu à tous ses besoins ; cet or lui serait inutile, et je ne puis l’accepter qu’autant que vous me permettrez de me consacrer à votre service. N’exigez pas que je m’éloigne de vous dans un pareil moment : je suis jeune ; mais j’ai du courage ; et la providence daignera peut-être seconder mes soins... Je vous en supplie, révoquez l’ordre de mon départ ; car je ne saurais m’y soumettre. – Eh bien, reste ! dit alors le comte attendri jusqu’aux larmes ; mais prends cet or, et promets-moi de fuir si l’on m’enlevait la liberté. »

Ces mots étaient à peine articulés que des cris confus se font entendre, Alfred accourt éperdu : « Cher papa ! sauvez-vous, des hommes armés viennent pour vous conduire en prison ; fuyez, fuyez, au nom de Dieu ! – Il est trop tard ! répond le malheureux père ; je ne puis compter sur mes gens ; plusieurs sont vendus à mon persécuteur. Toi seul me restes, ô mon cher Michel ! voici l’instant de me prouver ton zèle et ton attachement ; emmène mon fils, sauve-le, tâche de lui trouver un asile..... Seul, je puis tout braver..... Et toi, ajoute-t-il, en serrant avec désespoir son Alfred dans ses bras, reçois ma bénédiction ; suis les avis de Michel ; le ciel l’inspirera. » En même temps, il les pousse l’un et l’autre vers une porte secrète donnant dans la chambre de son fils que le jeune montagnard entraîne, partagé entre le désir de ne point quitter son bienfaiteur et de sauver celui que la sollicitude paternelle vient de lui confier.

Se décidant néanmoins à remplir d’abord ce dernier devoir. « Venez, venez, suivez-moi, dit-il à Alfred, que la douleur oppresse, il me reste mes hardes de ramoneur, elles peuvent suffire à nous déguiser tous deux ; ce sera l’affaire d’un moment. » En effet Michel avait non seulement conservé les vêtements qui le couvraient en arrivant au château, mais encore ceux qu’il avait apportés de ses montagnes. En une minute Alfred est barbouillé de suie et travesti de la tête aux pieds. Muni de l’or que le comte vient de lui donner, son jeune compagnon le prend par la main, et, à la faveur de la nuit et de la confusion qui règne au château, ils s’échappent et vont gagner la grande route d’Arras.

« C’est par ici qu’il passera, mon cher Alfred, nous allons le revoir ! Cachons-nous derrière cette haie ; quand il approchera, ne faites aucun mouvement, je vous en prie ; vous vous perdriez, et vous m’ôteriez les moyens de le secourir. » Alfred se jette en sanglotant dans ses bras : « Oh ! Michel, je t’obéirai, sois-en sûr ! si tu savais combien je regrette aujourd’hui tous mes torts envers toi ! Et mon père ! mon bien-aimé père ! ces hommes cruels le tueront, et moi, malheureux, je ne lui aurai pas demandé pardon de tous les chagrins que je lui ai causés !

– Il vous les a pardonnés, reprend Michel en sanglotant à son tour, car il vous a béni. Prenez courage, Dieu aura pitié de nous, il nous offrira peut-être quelque moyen de le sauver... Mais, chut ! plusieurs lumières paraissent, une voiture se fait entendre.... Oh ciel ! ce sont eux ! c’est lui ! Il est garrotté dans une charrette ! Ô mon cher bienfaiteur ! et je ne puis le défendre ! »

En effet le comte, au milieu d’une garde nombreuse, s’approche en ce moment. Une pâleur mortelle est répandue sur ses traits agités par une inquiétude profonde. Hélas ! ce père infortuné avait vu plusieurs gardiens s’établir au château, au moment de son départ ; il ignorait si Michel avait réussi à emmener son fils, et ce qu’allait devenir cet enfant si cher, qui n’avait plus d’autre appui dans le monde qu’un pauvre Savoyard, âgé de quinze ans !

Alfred a retenu ses sanglots, mais il n’a pu soutenir la vue de son père réduit à un tel excès d’infortune, et s’est évanoui sur le sein de son jeune compagnon, qui l’emporte courageusement, et se met sur les traces de son bienfaiteur.

Le sinistre cortège marchait assez lentement pour qu’il pût le suivre ; mais, accablé bientôt sous le poids de son fardeau, Michel est forcé de s’arrêter durant quelques minutes : « Alfred ! mon cher Alfred ! reprenez vos sens, marchez, s’il se peut, je vous en conjure ; déjà ils sont bien éloignés ; nous allons les perdre de vue, et nous ignorerons dans quel lieu il sera enfermé ! » Ces paroles rendent du courage au malheureux enfant : il se relève ; Michel, l’âme agitée par toutes les angoisses de la douleur soutient ses pas, et cherche à lui donner des espérances que lui-même n’ose encore concevoir.

Enfin le jour commence à paraître. La charrette arrive aux portes d’Arras, qui s’ouvrent pour la recevoir ; les deux jeunes ramoneurs les ont franchies sans nul obstacle, et vont avec un affreux serrement de cœur grossir la foule groupée autour du prisonnier, que bientôt après on introduit dans un ancien couvent, converti en maison de détention, et où chaque jour s’entassent les victimes destinées à l’échafaud.

« Retirons-nous, dit tout bas Michel, lorsque les portes de la prison se furent refermées sur son bienfaiteur ; il ne nous a pas vus : hélas ! c’est un bonheur, peut-être, car il se fût trahi.... Venez, mon cher Alfred, vous avez besoin de repos, et je vais vous conduire chez le père Jacques, mon ancien maître, où vous serez plus en sûreté que dans tout autre lieu. Il vit seul depuis la mort de sa femme ; il est d’une probité et d’une discrétion à toute épreuve, nous pouvons nous fier à lui, et je suis sûr qu’il nous accueillera bien. »

Anéanti par la douleur, le besoin et l’extrême fatigue de cette nuit cruelle, le pauvre enfant ne répond à Michel qu’en lui serrant affectueusement la main.

Heureusement ce dernier connaissait parfaitement les rues d’Arras, et en peu d’instants ils arrivent à la porte d’une maison basse et étroite d’où s’échappe une insupportable odeur de suie. C’est là, c’est dans ce réduit infect, que cet Alfred, naguère si vain, si orgueilleux, va se trouver trop heureux que l’on veuille bien lui accorder l’hospitalité... Michel frappe ; on ouvre : « Eh quoi ! c’est toi ! s’écrie Jacques ; tu as repris l’habit de ramoneur ; tu as quitté le château où je t’ai vu si heureux ! Te serais-tu mal conduit ? Aurais-tu oublié les leçons de ta mère. – Non, non, je ne les oublierai jamais, répond Michel en l’embrassant, je serai toujours, je l’espère, digne de son affection, et de la vôtre aussi, mon bon maître ! » Lui racontant alors l’enlèvement du comte, il lui témoigne le désir ardent de s’introduire dans la prison où l’on vient de le renfermer, et le conjure, tandis qu’il essaiera de l’arracher à ses bourreaux, de prendre soin du fils qu’il lui a confié, et de le cacher à tous les yeux.

Rarement l’honnête pauvreté est insensible aux maux qu’elle voit souffrir, et Jacques est doué d’un trop bon cœur pour n’être pas profondément touché de l’infortune de l’homme respectable dont il a si souvent admiré la bonté et la bienfaisance. Loin donc de condamner le zèle de son jeune compatriote, il l’encourage avec chaleur, lui promet de le seconder et d’éloigner d’Alfred tous les dangers qui l’environnent, en le faisant passer pour un de ses parents, auquel il veut apprendre son état.

À l’instant même, une jatte de lait chaud et un morceau de pain blanc que le bon Savoyard se procure sont offerts avec le plus vif empressement au fils du comte ; plusieurs bottes de paille fraîche et des draps fort propres sont étendus au fond de la chétive masure. Alfred, excédé de fatigue, étend sur ce lit rustique ses membres délicats, et s’y endort bientôt d’un profond sommeil.

Michel a pris aussi quelque nourriture ; mais ; pressé de mettre ses projets à exécution, il ne peut consentir à prendre aucun repos, et renoue arec Jacques la conversation qui l’intéresse. « J’ignore, lui dit-il, de quel moyen je vais me servir, je sais seulement que je les tenterai tous pour pénétrer jusqu’à mon cher bienfaiteur. Si je périssais dans cette entreprise, si lui-même cessait de vivre, voici mon bon maître, la moitié de la somme qu’il m’a donnée au moment même de son arrestation ; je garde l’autre moitié pour son service ; celle que je vous remets suffirait aux besoins d’Alfred que vous conduiriez dans nos montagnes.... Hélas ! ma pauvre mère serait bien affligée, mais vous lui diriez que son Michel mourut en faisant son devoir, et cette idée la consolerait.... – Non, non, tu ne mourras pas ! s’écrie Jacques, en le serrant dans ses bras, Dieu te bénira, et tu reverras ta mère. Écoute, depuis que tu es arrivé, une idée m’est venue, je la crois excellente. C’est la providence elle-même qui a conduit M. de l’Étang dans la prison dont tu m’as parlé ; car le concierge de cette maison est de notre pays et fut autrefois mon camarade ; depuis il est devenu ivrogne et paresseux, et s’est mis aux gages des méchants ; je ne voulais plus le voir ; mais il peut nous être utile dans cette occasion-ci. Je vais aller le trouver, je tâcherai qu’il t’emploie, fie-toi à ma prudence, je ne lui dirai rien de tes projets ; quand je t’aurai placé près de lui, nous le verrons venir : il aime l’argent, et l’on m’a dit qu’il était le maître absolu dans la prison : j’y cours, dans une heure ou deux je suis à toi. »

Les malheureux habitants d’Arras, plongés depuis si longtemps dans la stupeur et la désolation, respiraient depuis une heure environ un air plus libre. Le Bon venait de partir le matin même pour une des courses sanguinaires qu’il avait coutume de faire dans le département, et l’exécution des victimes, dont son délire féroce se réservait le spectacle était suspendue jusqu’à son retour qui devait avoir lieu six jours après.

« Ainsi, c’est dans six jours que M. de l’Étang portera sa tête sur l’échafaud », se dit Jacques qui vient d’apprendre cette nouvelle par son ancien camarade le concierge dont il est parfaitement accueilli, et qui, se trouvant avoir besoin d’un aide, ne fait aucune difficulté de recevoir à son service le jeune compatriote qu’il lui propose.

L’engagement est pris pour le jour même. Heureux du succès de sa mission, et muni d’un permis d’entrée pour son protégé, le bon Jacques retourne auprès de ce dernier, qui l’attendait avec une impatience facile à concevoir, et qui lui témoigne sa vive satisfaction, en lui recommandant en même temps son cher Alfred, dont il ne veut pas troubler le repos, et pour lequel il trace à la hâte quelques mots d’adieu.

Enfin le jeune montagnard est à la porte de la prison. Il n’est encore que dix heures du matin, et le succès presque miraculeux de cette première tentative lui donne l’espoir que le ciel daignera en assurer la réussite. Son cœur cependant bat avec violence ; un frisson mortel parcourt toutes ses veines ; car Jacques, en lui donnant ses instructions, ne lui a pas caché qu’il n’avait pas une minute à perdre pour préparer la fuite du comte. « Dieu de bonté ! viens à mon aide ! fais que les méchants ne puissent découvrir le dessein qui m’amène ! se dit-il tout bas en approchant des gardes. « Où vas-tu, Savoyard ? – Chez le citoyen Marcel ; voici mon permis d’entrée. – Passe. – Par où dois-je aller ? – Monte cet escalier, frappe à cette porte à gauche. – Merci, citoyen. »

Il monte ; la porte qu’on lui a indiquée s’ouvre ; un petit homme en bonnet rouge tout crasseux, le nez barbouillé de tabac, et la figure enluminée par les vapeurs de l’eau-de-vie, se présente. « C’est lui ! se dit Michel ; Jacques me l’a bien dépeint. – Qui es-tu ? que veux-tu ? – Je suis Michel, dont votre ami Jacques le ramoneur vous a parlé, et je viens pour vous servir, si j’en suis capable, citoyen concierge. – Ah, ah ! c’est très-bien ; oui, on dit que tu es bon garçon, pas manchot surtout...... Voyons, d’abord, sais-tu boire le petit verre ? – Oh ! quant à ça, je sais le boire tout de même, mais je m’arrête quand j’en ai assez. – Bravo, mon garçon ! À toi ! voici de quoi te mettre en train. »

Michel prend le verre d’eau-de-vie qui lui est offert, trinque avec son nouveau patron, et tandis que celui-ci avale la liqueur tout d’un trait, il jette adroitement la sienne, et demande ensuite à quoi il pourra s’occuper.

« Eh parbleu ! tu ne manqueras pas de besogne, répond Marcel, tu m’aideras à porter à manger à tous les lapins de la maison, et il n’en manque pas, vois-tu ? – Des lapins, citoyen ? – Eh ! oui, sans doute, tous ces pauvres diables qui sont ici sont des lapins que l’ogre expédie en masse tous les deux ou trois jours pour avoir leur peau..... Oh ! mais, c’est qu’il n’y a pas à broncher, vois-tu, avec cet ogre-là, il vous occirait pour un geste. Dernièrement n’a-t-il pas fait mourir ce pauvre homme et cette pauvre femme parce que leur perroquet avait crié : Vive le roi ! Peu s’en est fallu que le pauvre animal ne fût condamné lui-même à avoir la tête coupée, mais la femme de l’ogre, qui pourtant ne vaut pas mieux que lui, a demandé sa grâce 1... Ah ! tout cela n’est pas gai, vois-tu, mon garçon ; mais pas moins ça ne nous regarde pas, nous autres..... Et puis, d’ailleurs, ces riches, ils nous laissaient pâtir, ils faisaient les fiers avec nous ; chacun son tour... L’essentiel, c’est que nous mangions, que nous buvions tout notre saoul.... Toi, par exemple, eh bien, tu es un pauvre diable qui aurais bien de la peine en t’échinant à ramoner les cheminées à amasser tant seulement dix écus dans ta poche pour retourner au pays, mais nous sommes compatriotes, je te prends sous ma protection, et tu feras ici tes petites affaires en ne te mêlant de celles de personne. Faut simplement de l’exactitude, de la discrétion, voilà tout.

Michel avait écouté cet étrange discours avec un inexprimable serrement de cœur ; mais, affectant une grande insouciance pour les atrocités que l’on vient de lui dévoiler, il promet à son patron un zèle et une discrétion qu’il n’avait pas envie de démentir pendant les courts instants qu’il comptait passer à son service ; et Marcel n’ayant aucune raison de soupçonner ses desseins, s’empresse de lui faire commencer les fonctions qu’il lui destine en l’emmenant avec lui faire sa distribution aux malheureuses victimes confiées à sa garde.

Qu’on se figure, s’il se peut, la douloureuse émotion dont le jeune montagnard est saisi à la vue de ces infortunés ! Les larmes qu’il voit couler, les cris, les gémissements qu’il entend de toutes parts, lui déchirent le cœur ; ses membres frémissent ; il peut à peine se soutenir et craint un moment de ne pouvoir continuer le rôle pénible qu’il a entrepris ; mais bientôt le souvenir de son bienfaiteur ranime son courage ; ses regards avides parcourent les traits de chacun des prisonniers au milieu desquels on l’a d’abord conduit : ils sont entassés pêle-mêle sur l’immonde fumier où s’exhale leur désespoir ; il les a vus tour-à-tour tendre une main tremblante pour recevoir le morceau de pain qui doit prolonger leur malheureuse existence..... Le comte de l’Étang n’est pas parmi eux ! « Oh ciel ! se dit intérieurement Michel, s’il avait été transféré dans une autre maison ! si déjà !...... Mais, non ; c’est de ce matin seulement qu’il est arrivé, et le monstre qui veut sa mort s’est éloigné presque au même instant ; il n’aura pas donné l’ordre fatal ; car il se réserve, m’a-t-on dit, l’affreux spectacle du supplice de ses victimes. »

Le pauvre enfant faisait ces réflexions en montant à la suite du concierge l’escalier du second étage de l’immense bâtiment qu’ils ont à parcourir. Un long corridor s’offre devant eux ; dix cellules, servant alors de cachots, sont établies de chaque côté. Chacune d’elles renferme un prisonnier ; Marcel les ouvre successivement sans que Michel ait encore découvert l’objet de sa vive sollicitude. Enfin, une nouvelle porte, cachée au fond d’un détour obscur se présente à ses jeux. « C’est ici le dernier venu, dit le concierge, en mettant la clef dans la serrure et en tirant les énormes verrous placés au dehors, je lui ai fait les honneurs de la grande chambre ; le pauvre homme n’y sera pas longtemps ! »

Ils entrent. Le prisonnier est étendu sur le plancher, la têt appuyée sur un bloc de pierre ; c’est M. de l’Étang ! « Il dort, je crois, reprend Marcel, dépose près de lui son pain et sa cruche d’eau » ; le jeune montagnard, renfermant les sentiments qui l’agitent, s’avance alors vers le comte, celui-ci ouvre les jeux, fait un mouvement rapide ; un regard plein d’expression l’arrête.... La porte est refermée ; il est seul, un tremblement universel l’a saisi ; l’apparition de Michel dans sa prison lui semble un songe. « Mes jeux m’auraient-ils abusé, se dit-il ? mais non ! c’est lui, tel que je le vis pour la première fois ! Quel autre d’ailleurs eût eu ce regard qui peignait si bien toute la sensibilité de son âme ! bon Michel ! ah ! sans doute, la providence elle-même a guidé ses pas ; mais mon fils, mon Alfred ! Oh ! ciel, l’aurait-il amené avec lui dans ce séjour affreux..... ? »

En ce moment M. de l’Étang aperçoit à ses côtés un très-petit livre de prières, qu’il se rappelle avoir vu souvent entre les mains du jeune Savoyard. Il s’en saisit, le feuillette d’un bout à l’autre. Une seule lettre au crayon est tracée sur plusieurs pages ; il les rassemble, et trouve ces mots : « Il est en sûreté, et je travaille pour vous. »

Qui peindra la joie, l’émotion profonde du prisonnier à la vue de ces caractères que la plus ingénieuse sollicitude a tracés ? « Généreux enfant, dit-il, en les baignant de ses larmes, il t’était réservé de rouvrir mon âme à l’espérance, et de me faire goûter au fond de cette prison un des plus doux sentiments que j’ai éprouvés de ma vie ! »

Mais laissons cet infortuné sourire à l’espoir qui est venu ranimer son cœur ; laissons-le à l’émotion délicieuse qui l’agite, pour suivre celui qui se dévoue si généreusement à sa délivrance.

Tout, jusqu’alors, a réussi au gré de ses vœux ; il a pu voir son bienfaiteur, sans se trahir aux jeux de Marcel ; il a pu se montrer indifférent à toutes les horreurs qui l’environnent, et une remarque qu’il a faite dans la chambre même du prisonnier, lui donne l’espérance de le serrer dans ses bras et peut-être d’opérer son évasion. D’un autre côté, son nouveau patron, satisfait de son zèle, de son intelligence et surtout de l’impassibilité qu’il s’est efforcé de montrer durant la distribution, lui renouvelle en descendant chez lui les promesses qu’il lui a faites à son entrée : « L’ami Jacques ne m’a pas trompé, lui dit-il, je vois que tu feras parfaitement mon affaire : j’aime les gens de mon pays, et si tu veux continuer à me bien seconder, tu verras que tu ne seras pas fâché d’être venu à mon service. »

Ces paroles semblaient assurément devoir offrir au jeune Savoyard un nouveau motif de sécurité pour le succès de son entreprise ; cependant il ne peut les entendre sans éprouver un sentiment pénible. Tout à coup, une idée que jusqu’alors il n’avait point eue vient le troubler et le jeter dans le plus vif embarras ; car, acceptant les témoignages de confiance et d’intérêt que lui accorde Marcel, il lui donne à son tour le droit de compter sur sa fidélité. À la vérité, cet homme ne lui inspire aucune sorte d’estime ; mais le mépris, l’aversion même ne sauraient autoriser une trahison, et Michel, en cherchant à sauver le comte des mains de son gardien, trahirait tous les devoirs qu’il vient de s’imposer lui-même envers ce dernier.

Telles sont les réflexions qui l’agitent en rentrant chez Jacques où le concierge lui a permis de retourner pour quelques instants à la fin du jour. Alfred et le bon Savoyard l’accueillent avec des transports de joie ; mais le malheureux jeune homme ne leur répond que par ses larmes. Pressé de questions sur la cause de son chagrin, il avoue ses scrupules, et Jacques qui ne peut les blâmer, devient triste et pensif à son tour.

Cependant, après avoir gardé pendant quelques minutes un morne silence, il s’écrie : « Non, puisqu’il se fie à toi, tu ne peux le trahir, mais pour cela tout n’est pas perdu ; nous pouvons l’amener lui-même à seconder nos projets ; il a plus d’un moyen de sauver un prisonnier sans se compromettre ; il aime assez à rendre service ; et, par-dessus tout, il tient à l’argent. Il s’agit donc de savoir si M. de l’Étang, renfermé sous les verrous, pourra nous procurer la somme nécessaire ; celle que tu as ne suffirait pas pour tenter Marcel, il faut en avoir une plus forte. Retourne à la prison, nous avons encore cinq jours devant nous, si dans cet intervalle tu parviens à remettre une lettre au comte et à en avoir une réponse favorable, je me charge du reste, et je réponds du succès. »

Ranimé par ce discours consolant, Michel saute au cou de son honnête compatriote, serre Alfred dans ses bras, retourne ensuite à son poste, et passe le reste de la soirée, déjà fort avancée, à réfléchir aux moyens de s’introduire secrètement auprès du comte.

Il est onze heures du soir. Les cris et les gémissements des victimes sont remplacés par un lugubre silence. Absorbés par l’excès de la douleur, les infortunés dorment sans doute, et déjà peut-être quelque songe heureux a fait disparaître de leur imagination frappée l’appareil de mort dont elle se repaît sans cesse pour leur offrir l’image du bonheur... du bonheur, ai-je dit ! et dans quelques jours ils ne seront plus, leur sang aura réjoui les jeux du féroce tyran qui les opprime et convoite leurs dépouilles... Mais, détournons nos regards de ces scènes d’horreur et d’épouvante ; l’histoire les a racontées ; revenons à notre bon Michel, à ce noble et généreux montagnard qui se dévoue si courageusement pour sauver la vie de l’homme estimable qui daigna accueillir sa jeunesse et sa pauvreté.

Le concierge dont il a, dès la première vue, su gagner l’amitié, vient de le conduire au grabat qu’il lui destine dans l’un des greniers de la prison. Michel est seul sous les toits ; son cœur bat avec violence ; mais ce n’est pas la crainte qui l’agite : une idée rapide est venue le frapper ; il s’est orienté en montant ; plusieurs tuyaux de cheminées s’offrent à sa vue, dans l’immense espace qu’il parcourt, sa lanterne à la main ; l’un d’eux est en fort mauvais état, et, celui-là même paraît devoir appartenir à une large cheminée qu’il a remarquée dans la chambre occupée par le comte.

Ô bonté divine, ne m’abandonne pas ! dit-il, en ébranlant, avec précaution, les briques qui cèdent sous sa main. Bientôt un trou est formé, il s’y introduit avec sa lumière ; la voix du prisonnier se fait entendre. « C’est moi, c’est votre Michel ! ne craignez rien, dit le courageux enfant en tombant à ses pieds : Ô mon cher bienfaiteur, le ciel lui-même veille sur vous puisqu’il m’a offert un moyen si facile de vous revoir.... Mais hâtons-nous, le temps presse, on pourrait nous surprendre...... Jacques, mon ancien maître que j’ai établi le gardien de votre Alfred, croit qu’une forte somme séduirait facilement le concierge que vous avez vu ce matin avec moi ; si vous connaissez quelqu’un qui puisse vous la procurer sans retard, voici tout ce qu’il faut pour écrire. »

M. de l’Étang, se trouvant avoir à Arras une personne de confiance chez laquelle il avait précédemment déposé plusieurs sommes considérables, trace à l’instant l’ordre de remettre à Jacques celle qui sera nécessaire à sa délivrance, et prenant ensuite dans ses bras l’être à qui il doit de si touchants témoignages d’affection et de dévouement, il lui dit : « Si tu ne parvenais pas à me sauver, mon cher Michel, rappelle-toi toujours, pour la consolation, que tu m’as fait éprouver dans les fers les plus douces émotions que j’ai senties de ma vie, et que j’emporterai au tombeau le souvenir de tes généreux efforts.... – Non, non, vous ne mourrez pas, interrompt le jeune montagnard, en pressant avec ardeur sur ses lèvres les mains du comte, ô mon cher bienfaiteur, prenez courage, et si, comme je l’espère, nous parvenons à vous tirer de ce funeste lieu, vous viendrez vous cacher dans nos montagnes ; Alfred, ma mère et moi nous vous soignerons. » Après ces mots il s’arrache des bras du prisonnier, remonte lestement, replace les briques, se jette ensuite à genoux, fait sa prière et s’endort bientôt après en murmurant tout bas le nom de sa mère et celui de l’homme qu’il chérit.

Ainsi que M. de l’Étang l’avait pensé, la personne dépositaire de ses fonds ne fit aucune difficulté, le lendemain, de délivrer une somme de quinze mille livres que Jacques comptait offrir au concierge. L’honnête Savoyard s’acquitta ensuite de cette négociation délicate avec autant de zèle que d’intelligence. Marcel, ébloui par la vue de l’or, et peut-être séduit aussi par le désir que l’homme le plus criminel peut avoir quelquefois de s’honorer d’une bonne action, se laissa persuader de faire passer pour mort le prisonnier confié à sa garde. Précisément un des malheureux détenus venait d’expirer le matin même, et Marcel, chargé de l’administration intérieure de la prison, pouvait aisément, à l’aide de Jacques, exhumer le cadavre du cimetière de l’ancien couvent, où on allait le déposer, et le transporter dans la chambre du comte dont on lui mettrait les habits.

L’évasion de ce dernier paraissait la chose la plus embarrassante ; car les portes et les alentours de la prison étaient strictement gardés ; mais après avoir sérieusement examiné tous les moyens, Marcel s’arrêta à celui d’enivrer le poste que le fugitif traversa le soir même sous les vêtements du ramoneur dont il avait à peu près l’âge et la taille.

Michel l’attendait à quelques pas de la prison. Son cœur agité tour à tour par la crainte et l’espérance comptait les instants avec la plus vive anxiété. Enfin, il l’aperçoit, il tient sa main tremblante..... Réprimant l’un et l’autre les transports, les élans de leurs âmes, ils arrivent en silence à la porte de Jacques, dont Michel a pris la clef. Il l’ouvre ; Alfred, que l’on a obligé de rester seul caché dans ce lieu, s’écrie en les voyant et sans reconnaître son père. « Quoi ! vous revenez sans lui ! ah ! par pitié, dites-moi où est papa, je veux aller le rejoindre et partager ses dangers. Partage plutôt sa joie, dit alors M. de l’Étang, en le serrant dans ses bras ! ô mon Alfred ! comprends-tu tout mon bonheur ? C’est à lui, c’est à Michel, que je le dois ; son zèle, sa prudence et ses généreux efforts ont soustrait ma tête à l’échafaud. » Alfred, se jetant au cou du jeune montagnard, reprend : « C’est aussi lui qui m’a sauvé ; je me mourrais de saisissement et de douleur, il m’a emporté dans ses bras derrière les hommes cruels qui vous emmenaient et ne m’a quitté que pour voler à votre secours ! ô mon cher papa, permettez qu’à dater de ce jour il devienne mon frère ; adoptez-le pour votre enfant, qu’il partage avec moi toute votre tendresse et toutes vos bontés. » Puis, s’adressant à Michel : « Promets-moi aussi, continue-t-il, d’oublier aujourd’hui tous mes torts envers toi, je tâcherai de les réparer par ma tendre affection et mon éternelle reconnaissance. – Ah laissez-moi respirer, interrompt le bon jeune homme, en pressant tour à tour le père et le fils sur son cœur ! Pourquoi donc mettre tant de prix au peu que j’ai fait, n’était-ce pas pour moi un devoir, et ne suis-je pas trop heureux d’avoir pu l’accomplir ? Ne savez-vous pas combien Michel vous aime et qu’il n’eût pu survivre à la perte de son bienfaiteur ! »

À ces doux épanchements de la joie, et de la reconnaissance, succédèrent les réflexions que devait faire naître la nécessité de s’éloigner d’une ville où l’affreux proconsul, attendu sous trois jours, pouvait d’un instant à l’autre découvrir la ruse que l’on avait employée et se ressaisir de sa proie.

Jacques heureusement avait eu la précaution de se munir dans la journée d’un passeport destiné au fugitif, et sur lequel il avait fait porter Michel et Alfred, ce dernier sous un faux nom. La somme que le comte avait donnée à Michel était plus que suffisante pour les conduire en Savoie, où il fallait nécessairement qu’ils se rendissent à pieds, afin de n’exciter aucun soupçon ; mais M. de l’Étang, voulant laisser au bon Jacques, qui avait si puissamment secondé son évasion, une marque réelle de sa gratitude, et désirant d’ailleurs s’assurer les moyens de vivre avec aisance chez la mère de Michel, envoya chercher la personne chargée de ses fonds, prit avec elle toutes les dispositions nécessaires à ces divers intérêts, et attendit ensuite avec impatience le moment du départ.

La chétive cabane du pauvre ramoneur offrait peu de ressource à Michel pour procurer au comte les rafraîchissements qui lui eussent été nécessaires après les secousses et les cruelles privations qu’il venait d’endurer ; mais le malheur est pour l’homme une leçon utile qui le rend d’ordinaire moins exigeant dans ses besoins, et M. de l’Étang, en comparant sa situation présente à celle dont il vient de sortir, s’estime beaucoup trop heureux pour s’apercevoir des diverses incommodités qu’il a à supporter dans la maison de Jacques, qui, bientôt vint achever de le rassurer par sa présence. Tout avait réussi au gré de ses vœux et de ceux du concierge qui, le jour suivant, devait annoncer la mort du comte, dont personne n’avait un intérêt particulier à constater l’identité.

Le fugitif put donc le lendemain matin, suivi de son fils et de Michel, prendre la route de Paris, que cependant il comptait tourner pour se rendre en Savoie. Réussissant de mieux en mieux chaque jour ainsi qu’Alfred à jouer le rôle de ramoneur, dont leur zélé compagnon leur donnait des leçons fréquentes, ils supportèrent courageusement les fatigues de cette longue route, et arrivèrent sans le moindre accident non loin de la cabane de Michel. Sa mère avait été avertie de son retour. « Elle viendra au-devant de moi, avait-il dit au comte. Lorsque je partis, elle me conduisit jusqu’au pied du grand calvaire qui est à mi-côte de notre montagne, c’est là qu’elle viendra m’attendre...... »

Le bon jeune homme, en touchant le sol natal, s’était agenouillé en versant de douces larmes ; mais en approchant de sa montagne, son cœur palpite avec violence, ses membres s’agitent, son œil avide cherche à franchir l’espace.... Enfin, au détour d’un sentier qu’il parcoure avec ses deux compagnons dont il soutient les pas, il aperçoit le haut du calvaire. C’est là qu’est ma mère ! dit-il d’une voix sonore ; l’écho de la montagne répète ces paroles. À l’instant des pas rapides se font entendre, et deux minutes après, la mère et le fils sont dans les bras l’un de l’autre..... Qui peindra leurs transports, leur ivresse ? Ma mère, mon Michel, sont les seuls mots qu’ils peuvent d’abord articuler ; mais quelle expression délicieuse renferme ces mots si chers à leur cœur !

Enfin, après ce premier élan de leur tendresse, Michel se saisit de la main du comte, et dit à sa mère : « Voici l’homme qui fut notre bienfaiteur ; des méchants le poursuivaient dans son pays ; je vous l’ai amené, et voilà son fils. – Dieu soit loué ! Michel a fait son devoir, répond la bonne Savoyarde, en versant de nouvelles larmes de joie ; ah ! venez, Monsieur, soyez mille fois le bienvenu avec votre enfant ; vous avez pris soin du mien, vous m’avez aidée dans le malheur, tout ce que j’ai est à vous !

Qui n’eût été touché d’un semblable accueil : le jeune Alfred lui-même en est si pénétré que, tirant le montagnard par sa veste, il lui dit tout bas : « Ô Michel ! quelle différence de cette réception à celle que je te fis au château ! pourras-tu jamais me la pardonner ? – Je ne me souviens que de l’amitié que tu m’as montrée depuis », répond son jeune compagnon avec une vive sensibilité.

À dater de cet instant, les deux exilés devinrent les objets des soins les plus empressés et les plus délicats ? L’éducation d’Alfred, si mal commencée au château de l’Étang, s’est perfectionnée sous le chaume de la cabane de Michel. Les leçons de son père et les exemples du Savoyard lui ont enfin appris les devoirs que la religion, la nature et la société imposent à l’homme de bien. Rendu à sa patrie après l’affreux régime de la Terreur, il fait encore aujourd’hui le bonheur et la gloire de son vieux père. Michel et sa mère ne les ont pas quittés, et lorsque le comte veut citer un modèle parfait de toutes les vertus qui peuvent honorer le cœur humain, c’est toujours le Savoyard qu’il propose.

 

 

Mme WOILLEZ, Souvenirs d’une mère de famille,

contes et nouvelles, 1855.

 

 



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