Le mendiant qui était roi
par
John WU
UNE histoire nous raconte qu’au XVIe siècle vivait un éminent théologien ; pendant huit ans, il pria pour que Dieu voulût bien lui faire rencontrer un homme qui lui montrât le chemin de la vérité.
Un jour qu’il avait prié avec plus de ferveur que d’habitude, il entendit une voix céleste qui lui disait :
– Va sous le porche de l’église et tu y rencontreras un homme qui t’enseignera la voie de la vérité.
Il y fut et y trouva un mendiant dont les pieds étaient recouverts de loques et dont les misérables vêtements ne valaient pas trois sous. Il le salua en lui disant :
– Bonjour.
Le mendiant lui répondit :
– Je n’ai pas souvenir d’avoir connu jamais de mauvais jours.
– Dieu vous bénisse, dit le docteur.
– Que voulez-vous dire ? repartit le mendiant. J’ai toujours connu la bénédiction.
– Je veux dire que je vous souhaite toutes sortes de bonheur, expliqua le Docteur.
– Et pourquoi donc ? Je n’ai jamais été malheureux.
– Dieu soit avec vous. Mais expliquez-moi votre attitude, car je vous avoue que je ne la comprends pas.
– Bien volontiers, dit le mendiant. J’affirme que je n’ai jamais connu de mauvais jour, car, si j’ai faim, je loue Dieu, si j’ai froid, je loue Dieu ; qu’il pleuve, qu’il neige, ou qu’il grêle, que le temps nous soit propice ou non, je loue Dieu ; que je sois misérable et méprisé de tous, j’en rends grâce à Dieu. Et voilà pourquoi je n’ai jamais connu de mauvais jours. J’affirme aussi que je n’ai jamais connu que la prospérité, car j’ai appris à vivre selon Dieu. Je sais que tout ce qu’il fera sera toujours pour le mieux, et que tout ce qui m’arrivera de par sa volonté, ou avec sa permission, je le recevrai avec joie, que ce soit amusant ou non, agréable ou amer. Tout cela me vient de sa main miséricordieuse et je l’accepte avec joie. Je n’ai donc connu que la bénédiction. Enfin, j’affirme que jamais je ne fus malheureux ; car j’ai résolu de me conformer à la volonté divine, et à elle seule. J’ai abandonné toute ma volonté pour ne faire que celle de Dieu. Si bien que jamais je ne suis malheureux.
Le docteur lui demanda encore :
– D’où venez-vous, et qui êtes-vous ?
– Je suis roi, répondit-il.
– Mais quel est votre royaume ?
– Mon royaume est mon âme. Je règne sur mes sens, au-dedans comme au-dehors. Avec un pouvoir si absolu que toutes les tendances de mon âme me sont complètement soumises. Ce royaume est de loin plus agréable que tous les royaumes de la terre.
Le docteur lui demanda, enfin, comment il avait atteint cette perfection.
– Par le silence, répondit le mendiant, par la méditation et la tension constante vers l’union à Dieu. Car je n’ai jamais connu le repos en qui n’est pas Dieu. Aujourd’hui que j’ai trouvé Dieu, je goûte la paix, et ce repos qui ne finira pas.
En vérité, les saints sont à la fois les plus pauvres et les plus riches des hommes. Aujourd’hui, tous les saints ne sont pas demeurés comme des mendiants. Mais ils sont mendiants de cœur. S’ils sont riches, ils se prodiguent en œuvres de charité corporelle, sachant très bien que leur fortune n’est pas leur bien, mais qu’ils doivent en user selon la volonté de Dieu. Vivant dans le monde, ils ne sont pas du monde. Ils appliquent la parole de saint Paul : « Je vous le dis, frères : le temps se fait court. Reste donc que ceux qui ont femme vivent comme s’ils n’en avaient pas ; ceux qui pleurent, comme s’ils ne pleuraient pas ; ceux qui sont dans la joie comme s’ils n’étaient pas dans la joie ; ceux qui achètent, comme s’ils ne possédaient pas ; ceux qui usent de ce monde, comme s’ils n’en usaient pas véritablement. Car elle passe, la figure de ce monde » (I Cor. 7, 29-31). Tout revient en définitive à une juste estimation des choses. « Si nous évaluons les choses comme il faut, dit Fray Francisco de Ossuna, l’or et l’argent ne doivent pas avoir plus de prix à nos yeux que le sable, en comparaison de ce qui est divin et incorruptible. Nous devrions placer nos trésors dans le ciel et y envoyer notre cœur afin qu’il se recueille. Car, d’après saint Augustin, l’homme riche qui emploie ses biens de son mieux, au service de Dieu et de son âme, n’éprouve aucune difficulté à s’approcher de Dieu, son cœur n’est attaché qu’à son Dieu et non aux richesses, quoiqu’il puisse en posséder en abondance » (Le troisième abécédaire).
John WU, Le Carmel intérieur ou
Les trois étapes de la Voie d’Amour,
Casterman, 1958.
Traduit de l’anglais
par Franz Weyergans.