Barsabas

OU LE DON DES LANGUES

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Teodor de WYZEWA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

TIBI, MARGARITAE MEAE !

 

En ce jour-là, Pierre se leva au milieu des disciples, qui étaient assemblés au nombre d’environ cent vingt, et il leur dit :

… « Il faut que, de ceux qui ont été avec nous pendant que le Seigneur Jésus a vécu parmi nous, il y en ait un qui soit témoin avec nous de sa résurrection ! »

Alors ils en présentèrent deux : Joseph, appelé Barsabas, surnommé le Juste, et Mathias. Et, priant, ils dirent : « Toi, Seigneur, qui connais le cœur de tous, montre-nous lequel de ces deux hommes tu as choisi, afin qu’il prenne part au ministère et à l’apostolat en remplacement de Judas, qui nous a abandonnés ! » Et ils tirèrent au sort ; et le sort tomba sur Mathias, qui, d’un commun accord, fut mis au rang des onze apôtres.

(Actes des Apôtres, I, 15-24.)

 

Et, lorsque vint le jour de la Pentecôte, tous tes disciples se réunirent dans le même lieu. Et voici que sortit tout à coup du ciel un bruit comme d’un grand vent, qui remplit toute la maison où ils se tenaient assis. Et ils virent des langues de feu qui, se partageant, descendaient sur la tête de chacun d’entre eux. Et, aussitôt, tous furent remplis de l’Esprit-Saint ; et ils se mirent à parler toutes les langues, suivant l’inspiration de l’Esprit qui était en eux.

Or il y avait alors à Jérusalem des hommes craignant Dieu, qui venaient de toutes les nations qui sont sous le ciel. Et, quand on apprit le miracle, la foule accourut ; et ces étrangers furent stupéfaits d’entendre les disciples leur parler à chacun dans sa langue.

Et, dans leur surprise, ils se disaient l’un à l’autre : « Est-ce que tous ces hommes qui nous parlent ne sont pas des Galiléens ? Comment donc les entendons-nous parler à chacun de nous dans sa langue ? Parthes, Mèdes Élamites, habitants de la Mésopotamie, de la Judée, de la Cappadoce, du Pont et de l’Asie, de la Phrygie et de la Pamphylie, de l’Égypte et des régions de la Libye qui avoisinent Cyrène ; et Romains, tant Juifs que prosélytes, et Perses, et Arabes, voici que nous les entendons nous prêcher, dans nos langues, les grandes choses de Dieu ! »

(Actes des Apôtres, II, 1-11.)

 

 

 

 

 

 

I

 

LE CHRÉTIEN

 

 

Christus. – Cui ego loquer, cito sapiens erit.

(Imitatio Christi, III, 43.)

  

 

C’est tout à fait par hasard, – ou, plus exactement, par miracle, – que Joseph, appelé aussi Barsabas, était devenu disciple de Jésus. Il avait alors vingt ans, et demeurait, avec sa mère, dans le village galiléen où il était né. Or, voici l’heureuse aventure qui lui était arrivée :

Se rendant à Capernaüm en compagnie de son petit âne, un matin d’automne, pour vendre au marché les figues de son champ, il avait franchi déjà la double rangée des collines qui séparaient son village du lac de Génésareth, lorsque, à un tournant du sentier, un spectacle imprévu l’avait arrêté. Une vingtaine de mendiants et de vagabonds étaient assis en cercle, sur la rive du lac, occupés à écouter un homme vêtu de blanc, qui, debout au milieu d’eux, semblait leur donner des ordres ou les réprimander. Il leur parlait, en tout cas, d’une voix si sévère que Barsabas, et son âne lui-même, n’avaient pu s’empêcher d’en être effrayés. Mais soudain, oubliant son effroi, toute l’âme du jeune paysan avait frémi de fureur : car, dans la troupe de ces va-nu-pieds, complotant sans doute quelque brigandage, il venait de reconnaître l’homme qu’entre tous au monde il détestait le plus, un homme qu’il avait autrefois recueilli, nourri, traité en frère, et qui, pour récompense, lui avait volé cinq mines d’argent, son unique bien ; après quoi le misérable s’était enfui, et Barsabas avait senti que sa joie et son repos s’enfuyaient du même coup.

Aussi, dès qu’il avait reconnu son ancien ami, n’avait-il plus eu de pensée que pour sa vengeance. Mais, au moment où déjà il s’approchait, le couteau en main, l’homme vêtu de blanc avait détourné la tête, et fixé soudain son regard sur lui. C’était un regard prodigieux, plein à la fois de douceur et d’autorité, un regard qui entrait jusqu’au fond de l’âme, mais pour l’apaiser et la purifier. Et tandis que Barsabas, interdit, tremblait sous l’impérieuse caresse de ce regard, l’homme s’était écrié, poursuivant son discours : « Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous font du mal, et priez pour ceux qui vous outragent et vous persécutent, afin que vous soyez enfants de votre Père, qui est dans les cieux ! Car, si vous n’aimez que ceux qui vous aiment, quel mérite y aurez-vous ? Et si vous ne faites accueil qu’à vos frères, qu’y aura-t-il là qui vaille d’être loué ? »

À peine Barsabas avait-il entendu ces paroles, qu’il avait eu le sentiment qu’un poids se détachait de son cœur. Tout de suite, ajournant sa vengeance, il s’était assis sur une pierre pour mieux écouter ; et son âne avait dressé les oreilles pour écouter aussi. Car cette voix, dont tous deux à distance s’étaient effrayés, elle n’était plus maintenant qu’une adorable musique, légère, limpide, pareille à un chant de fauvette dans le calme des bois. Et longtemps encore la voix avait continué de parler, enseignant à Barsabas toute sorte de choses qu’il s’étonnait de pouvoir comprendre. Elle lui avait enseigné le plaisir de la pauvreté, la beauté de l’ignorance, l’inutilité de l’effort et de la pensée. « Ne soyez pas en souci pour votre vie, – disait-elle, – ne vous préoccupez pas de ce que vous mangerez ni de ce que vous boirez ! Soyez comme les petits enfants que vous voyez sur les routes : car ceux-là seuls qui leur ressemblent pourront entrer dans le royaume des cieux. Et quiconque s’abaisse pour devenir semblable à un petit enfant, celui-là est le plus grand dans le royaume des cieux ! »

Mais surtout la voix révélait à Barsabas quelle joie c’était de renoncer à soi-même pour donner son cœur aux souffrances d’autrui : de sorte que peu à peu le jeune homme, sans cesser d’écouter, avait commencé à considérer ses nouveaux compagnons. Des mendiants et des vagabonds, oui, sa première impression ne l’avait pas trompé : mais comment avait-il pu les prendre pour des malfaiteurs ? La plupart avaient de bonnes figures simples et ouvertes ; et ceux dont les traits étaient plus durs ou la mine moins plaisante, ceux-là même portaient, dans leurs yeux, un vivant reflet du regard de leur maître. Il n’y avait pas jusqu’au visage de l’ennemi de Barsabas qui, au contact de ce regard, ne se fût transformé. Nulle ombre n’y restait plus des passions de jadis : l’œil avait perdu toute trace de ruse, les plis du front s’étaient effacés, la bouche s’entrouvrait en un clair sourire. Mieux encore que les autres, il avait su devenir pareil à un enfant.

Et tout d’un coup Barsabas, à considérer ces pauvres gens, avait songé qu’ils devaient avoir faim. Leurs provisions étaient étalées devant l’aîné d’entre eux : maigre pitance, trois petits pains et quelques olives. L’heure de midi approchait ; un air vif soufflait de la mer, qui réveillait l’appétit ; et Barsabas lui-même se sentait le ventre creux. Il s’était alors levé, d’un mouvement rapide ; il avait pris sur le dos de son âne les deux lourds paniers ; et puis, marchant sur le bout des pieds par crainte de distraire l’attention des auditeurs, il avait commencé à placer, près de chacun d’eux, une poignée de figues.

La vente de ces figues avait été, durant de longs mois, sa seule pensée. Non qu’il se fût attendu à en tirer une grosse somme : mais son champ de figues constituait en vérité toute sa fortune, surtout depuis qu’un indigne ami lui avait dérobé les cinq mines d’argent qui lui venaient de son père. C’était avec le prix de sa récolte qu’il avait pu, l’année précédente, faire construire une étable pour son petit âne : cette année-là, il s’était promis de rapporter de la ville un collier de corail pour sa fiancée, et d’acheter ensuite, dans son village, un arpent de vigne ou une olivette. Et il ne l’oubliait pas, il se disait même que jamais il ne pourrait l’oublier : mais le souvenir de ses beaux rêves ne faisait que lui en rendre le sacrifice plus doux. Et joyeusement il allait, son panier en main, ne s’interrompant que pour écouter la voix de l’orateur, qui, comme afin d’achever de le consoler, évoquait dans son âme mille images charmantes. Elle lui parlait des lis des champs, qui ne travaillent ni ne filent, et qui cependant sont plus ornés que Salomon dans toute sa gloire. Ou bien elle lui disait des fables pareilles à celles que lui avait jadis racontées sa mère, mais infiniment plus naïves et plus enfantines, et telles pourtant que chacune, après l’avoir ravi, l’aidait à mieux comprendre le royaume des cieux.

Ainsi Barsabas distribuait ses figues, faisant toujours les poignées plus grosses, dans l’enivrement de la jouissance nouvelle qu’un merveilleux hasard lui avait révélée : sans compter que quelques-uns des auditeurs, à son approche, s’étaient un moment retournés vers lui, et que le tendre sourire dont ils l’avaient remercié aurait suffi pour redoubler l’élan de sa charité. Mais tout à coup sa main avait laissé retomber dans le panier la poignée de figues qu’elle venait d’y prendre ; et il était resté immobile, comme si tout son courage l’avait abandonné. L’homme qui se tenait là assis devant lui, ce maigre et pâle jeune homme en haillons qui, indifférent à tout ce qui n’était pas la voix de son maître, semblait soulevé par elle au-dessus du monde, c’était le même Simon qui, deux ans auparavant, l'avait lâchement dépouillé de son bien ! Il souriait maintenant à quelque vision enchantée, haletant, frémissant, pleurant de bonheur. Et Barsabas, tout d’un coup, s’était remis à le détester. Il avait eu, lui aussi, une vision : l’image lui était apparue de la froide et pluvieuse soirée de décembre où, revenant chez lui après une longue marche, il avait trouvé sa mère en larmes près du coffre vide ! Ne s’était-il pas juré, dès ce moment, n’avait-il pas juré à sa mère qu’il tuerait le voleur, si sa chance lui permettait de le rencontrer ? Or voici qu’il l’avait enfin rencontré, et tranquille, souriant, plus heureux malgré son infamie que lui-même jamais ne l’avait été ! Et, au lieu de le tuer, c’était à lui qu’il s’apprêtait à donner les figues de son champ, simplement parce qu’un inconnu s’était amusé à endormir sa colère par d’harmonieuses paroles !

Fermant l’oreille aux paroles de l’inconnu, détournant la tête pour ne plus s’exposer au charme de son regard, Barsabas avait jeté sur le sol, à ses pieds, les figues qui lui restaient : et puis, accompagné de son âne, il avait repris en courant le chemin de sa maison.

Un pénible sentiment de honte l’agitait, d’instant en instant le torturait davantage, à mesure qu’il gravissait le sentier pierreux.

Qu’allait-il dire, en rentrant chez lui ? Comment s’excuserait-il de ne rien rapporter ? Se résignerait-il à mentir, à raconter par exemple que des voleurs l’avaient dépouillé ? Jamais, en tout cas, il n’oserait avouer qu’il avait sottement distribué ses figues à des inconnus, et qui, au lieu de gagner leur vie en travaillant, ainsi qu’il gagnait la sienne, passaient leurs journées à écouter les discours de quelque charlatan. Mais non, l’homme que ces vagabonds écoutaient ne pouvait pas être un charlatan ! Et Barsabas, malgré sa colère et sa honte, ne parvenait pas à se repentir de l’avoir écouté. Ce jeune homme vêtu de blanc était certainement un prophète, un de ces mages que Dieu envoyait, de temps à autre, pour enseigner au monde les secrets d’en haut. De quelle voix mélodieuse il avait parlé ! Et quel plaisir singulier on éprouvait à l’entendre ! Le lis des champs ! Le berger laissant sur la montagne ses quatre-vingt-dix-neuf brebis pour aller chercher la centième, qui s’était égarée ! Barsabas se rappelait d’autres images encore, pleines d’un sens admirable dans leur simplicité ; et de nouveau il sentait, il se disait, que ni le champ d’olives, ni la vigne, ni rien de ce qu’il aurait pu acquérir en échange de ses figues n’aurait valu ht joie qu’avait été pour lui la rencontre de cet inconnu. Un prophète, un grand prophète, voilà ce que Dieu avait daigné lui permettre de voir et d’entendre !

Pourquoi donc continuait-il à se sentir si honteux ? Pourquoi, après avoir d’abord couru jusqu’au sommet de la colline, marchait-il maintenant d’un pas si lent et si faible, comme s’il eût voulu retarder son retour chez lui ? En vain il se répétait qu’il avait fait de ses figues le meilleur emploi, et qu’il avait rencontré un prophète, et qu’il allait désormais devenir un autre homme ; en vain il essayait de se réjouir et de s’enorgueillir : à chaque pas son sentiment de honte l’accablait davantage. Il avait l’impression que toutes ces belles pensées n’étaient qu’un rideau derrière lequel il s’efforçait de se cacher à lui-même une pensée plus sérieuse, plus vraie, une pensée qu’il n’osait pas regarder en face, mais qui pourtant était là, dans son cœur, et ne cesserait plus de le tourmenter.

Et soudain le rideau s’était déchiré. Dans le cœur de Barsabas avaient de nouveau retenti les paroles que, pendant une heure, il s’était inutilement efforcé d’oublier : « Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous font du mal ! » C’était cela, cela seulement, que le prophète avait eu pour mission de lui enseigner !

Alors le paysan avait enfin compris d’où venait sa honte. Et aussitôt, sans même penser à son âne, qui marchait tristement derrière lui dans l’étroit sentier, il avait rebroussé chemin pour redescendre en courant vers la rive du lac. « Pourvu que je les retrouve ! » se disait-il, comme si tout l’avenir de sa vie en eût dépendu. Et grande avait été sa joie quand, au tournant du sentier, de nouveau il avait aperçu les inconnus, assis sur les pierres. Leur chef maintenant avait fini de prêcher ; assis entre deux de ses compagnons, il mangeait quelques figues et une tranche de pain. Mais Barsabas, cette fois, ne s’était plus arrêté à le considérer. Il s’était élancé vers son ami, lui avait appuyé sa main sur l’épaule, et, parlant le plus haut qu’il avait pu, afin que chacun fût témoin de son repentir :

« Simon, lui avait-il dit, toi seul sais ce que tu m’as fait, et pourquoi tu l’as fait. Mais, si même tu as mal agi envers moi, ta faute n’est que peu de chose en comparaison de la mienne. Car, depuis deux ans, nuit et jour, je t'ai haï, j'ai rêvé de te tuer ! Et tout à l’heure encore, après que les paroles de ce jeune prophète, ton maître, ont à jamais effacé de mon cœur mon ressentiment, je n’ai pu me résigner à te donner de mes figues. Je n’ai pu m’y résigner, frère, parce que tu m’as paru trop heureux, trop parfait, trop au-dessus de moi ! Pardonne-moi, dis-moi que tu me pardonnes, sois-moi de nouveau l’ami d’autrefois ! » L’ami de Barsabas, tout frémissant de plaisir, s’était jeté à son cou, comme un enfant embrasse sa mère pour la remercier d’un cadeau qu’il n’osait pas espérer. Puis, l’ayant fait asseoir près de lui et lui tenant la main, il lui avait raconté comment lui-même avait été arraché aux misères de sa vie par l’appel de Jésus, son maître bien-aimé, qui, en vérité, n’était pas seulement un prophète, mais l’Élu, le Messie, le Fils du Dieu Vivant. Et toute l’âme de Barsabas, à ces mots, avait bondi de joie : car il s’était rappelé que, dès le premier moment où le regard de l’inconnu s’était tourné vers lui, clairement il avait senti une présence divine. Aussi est-ce avec une pieuse ferveur qu’il avait ensuite recueilli les explications de son ami : après quoi, devant toute l’assemblée, il s’était confessé des fautes qu’il se souvenait d’avoir commises depuis qu’il était né ; et il avait demandé à recevoir le baptême. Il l’avait reçu des mains sacrées de Notre-Seigneur.

Et longtemps encore il était resté assis sur la rive du lac, sans autre pensée que de s’initier à la connaissance du royaume des cieux. Mais quand, à l’approche du soir, les disciples de Jésus lui avaient conseillé de se joindre à eux pour partager leur vie, il leur avait avoué, presque en pleurant, qu’il n’aurait pas le courage de s’y décider. Immense était, cependant, le bonheur qu’il éprouvait en leur compagnie, sous le regard vivifiant de son nouveau maître : et sans doute il aurait fini par céder à leurs instances s’il n’avait aperçu, tout à coup, son petit âne, qui tristement avait descendu la colline pour venir le rejoindre. La pauvre bête semblait à présent l’attendre, immobile, au milieu du sentier. Que deviendrait-elle, privée de ses soins ? Qui la nourrirait, la promènerait ? Qui changerait, tous les jours, la paille de son lit ? Et Barsabas avait songé à sa mère qui, peut-être, debout sur le seuil de sa maison, déjà s’inquiétait de sa longue absence. Il avait songé à la jeune fille brune et rose, sa fiancée, à qui il avait promis d’être son soutien dans la vie. La veille encore, tout en l’aidant à cueillir ses figues, ne lui avait-elle pas dit qu’elle n’aurait jamais d’autre ami que lui, et qu’elle mourrait de chagrin s’il l’abandonnait ? Mais surtout Barsabas, en revoyant son âne, s’était rappelé sa maison, son champ de figues, les platanes à l’ombre desquels il avait joué ses premiers jeux : et il avait senti qu’un lien mystérieux l’attachait tout entier à son village natal. Là seulement il pourrait méditer, comprendre, mettre à profit les saintes vérités dont il venait de s’instruire : car il s’était accoutumé à ne concevoir l’univers que tel qu’il le voyait du haut de ses collines ; et, loin d’elles, c’était comme si la moitié de lui-même lui fût enlevée. De sorte que, après s’être une dernière fois prosterné aux pieds de Jésus, il avait tendrement dit adieu à ses amis, et puis il avait enfourché son âne, et s’en était retourné chez lui à la clarté des étoiles.

Rentré dans son village, Barsabas y avait repris son ancienne vie. Il cultivait son champ, il faisait paître son âne, il se promenait avec sa fiancée ou bien jouait aux boules avec ses camarades.

Il avait repris son ancienne vie, avec cette seule différence que, maintenant, il était devenu un homme nouveau. Au lieu du simple et honnête garçon qu’il avait été jusqu’alors, il était devenu un chrétien. Et, sans doute, cela signifiait qu’il répétait pieusement, matin et soir, une belle prière que les disciples de Jésus lui avaient apprise : mais plus encore cela signifiait qu’il avait cessé de vivre en lui-même, pour vivre, désormais, tout entier dans les autres. Il continuait à aimer sa mère, sa fiancée, son petit âne : mais il les aimait pour eux, et non plus pour lui, Il ne s’occupait que de deviner leurs plaisirs et leurs peines ; et il mettait son effort à soulager leurs peines, et leurs plaisirs lui procuraient plus de joie que ne lui en avaient jamais procuré les siens. Sa sollicitude, du reste, ne se bornait pas aux personnes qu’il aimait ; ou plutôt il s'était habitué, le plus facilement du monde, à aimer toute sorte de personnes pour qui il n’éprouvait, auparavant, que du dédain ou de l’indifférence. Dès l'instant où il avait cessé de vivre en lui-même, il avait reconnu que tous les êtres humains avaient leur part de douleur ; et il en avait souffert, et il s’était employé à la soulager. Il s’était fait le confident, le consolateur, le serviteur de tout le village, sans croire qu’il eût le moindre mérite à se divertir de cette manière. Tout au plus songeait-il quelquefois qu’il était pareil à un aveugle-né guéri par Jésus, dont son ami lui avait raconté l’histoire merveilleuse : car à lui aussi Jésus avait donné un sens qui jusque-là lui avait manqué, un sens qui, mieux encore que la vue, lui permettait de sortir de ses propres ténèbres, et de se mêler joyeusement à la vie des hommes.

Quelques semaines après son retour, il s’était marié. Son intention était d’abord d’ajourner son mariage jusqu’au moment où, devenu plus riche, il aurait l’assurance de pouvoir nourrir une femme et des enfants. Mais sa fiancée, qui l’aimait, s’ôtait tout de suite convertie à sa nouvelle foi ; et c’était elle qui lui avait rappelé la parole de Jésus : « Ne soyez pas en souci pour votre vie, ne vous préoccupez pas de ce que vous mangerez ni de ce que vous boirez ! » Ils s’étaient donc mariés, sans plus tarder. Et le fait est qu’ils n’avaient manqué de rien, ayant simplement pris l’habitude de ne rien désirer que ce qu’ils avaient. Ils s’étaient même acquis des enfants, sitôt mariés, en recueillant chez eux un petit garçon et une petite fille que leurs parents avaient abandonnés. Mais il n’y avait pas, au reste, dans tout le village, un enfant dont ils ne prissent soin, fût-ce pour jouer ou pour chanter avec lui. Et chaque jour ils découvraient quelque occasion imprévue de varier leurs plaisirs, comme aussi de sentir combien leurs deux cœurs étaient profondément unis l’un à l’autre. Tantôt c’était un mendiant qu’ils amenaient dans leur maison, l’ayant rencontré dans leur promenade ; tantôt ils ramassaient de jeunes oiseaux tombés du nid, et les abritaient, et les nourrissaient, jusqu’au temps où ils les voyaient en âge de voler.

Ainsi avait vécu Barsabas, durant l’année qui avait suivi son baptême. Et deux fois lui avait été accordée une grâce si précieuse qu’il avait défailli de joie en la recevant. Deux fois son divin maître Jésus, étant venu prêcher dans son village, avait daigné demeurer sous son toit. Il s’était familièrement entretenu avec lui, avait complimenté sa mère de l’avoir pour fils, l’avait complimenté lui-même de l’aimable compagne qu’il s’était choisie. Et comme, un soir, les disciples engageaient de nouveau le jeune homme à se joindre à eux, Jésus leur avait dit avec son sourire : « Apprenez qu’il y a plusieurs façons de me suivre ! Et Barsabas n’est nulle part aussi près de moi que dans son champ de figues ! »

En effet, Barsabas était un bon chrétien. Lorsqu'il avait appris le danger qui menaçait Jésus, tout de suite il avait quitté son champ de figues pour venir rejoindre la troupe des disciples. Avec eux il était entré à Jérusalem ; il avait assisté aux derniers entretiens, et donné tant de preuves de son active ferveur que Jésus s’était plu à le citer en exemple. Il s’était cependant enfui du Jardin des Oliviers, avec tous ses compagnons, aussitôt que Notre-Seigneur avait été arrêté ; mais, dès le lendemain, il avait racheté sa faute en proclamant, jusque dans le prétoire, que l’homme qu’on persécutait était le Fils de Dieu. Jamais d’ailleurs il n’avait montré autant de courage que durant ces terribles journées, où le courage des meilleurs avait défailli ; car non seulement il n’avait pas cessé d’affirmer sa foi devant les Juifs, au risque d’être lapidé ou mis en prison : il s’était encore ingénié à consoler, à raffermir ses amis. À ceux qui doutaient il rappelait le divin enseignement de leur maître ; à ceux qui désespéraient il disait que bientôt Jésus serait de nouveau parmi eux. Aussi Jésus, pour le récompenser, l’avait-il admis à être un des premiers témoins de sa résurrection. Et quand, ensuite, Jésus étant remonté s’asseoir à la droite de son Père, les disciples avaient décidé de nommer un douzième apôtre en remplacement de Judas, peu s’en était fallu qu’on ne le nommât. Seul, un autre disciple, nommé Mathias, avait été jugé aussi digne que lui de ce grand honneur ; en telle façon que, faute de savoir qui choisir entre eux, on était convenu de s’en remettre au sort. Mais d’abord les Onze, tombant à genoux, avaient invoqué Jésus : « Seigneur, lui avaient-ils dit, vous qui connaissez les cœurs de tous les hommes, montrez-nous lequel de ces deux hommes vous avez préféré pour prendre place dans l’apostolat, dont Judas est déchu ! » Puis on avait donné les sorts : c’était Mathias que le sort avait désigné.

Et personne ne s’en était réjoui plus que Barsabas. Car, bien que l’honneur que lui avaient fait ses compagnons l’eût beaucoup touché, il continuait à se considérer comme le dernier d’eux, le plus ignorant, le plus inutile, le moins propre aux difficiles travaux de l’apostolat ; sans compter que toute son âme était alors partagée entre deux sentiments, la tristesse où l’avait plongé l’absence de son divin maître, et son désir de revoir le village où il était né.

Il avait cependant résolu de rester à Jérusalem jusqu’à ces fêtes de la Pentecôte après lesquelles tous les disciples devaient se séparer, pour aller prêcher l’Évangile aux nations. Mais il souffrait fort d’avoir à habiter si longtemps une ville où hommes et choses étaient à l’opposé de tout ce qu’il aimait ; et le séjour de Jérusalem lui serait peut-être devenu tout à fait impossible s’il n’avait trouvé un moyen de se distraire de son attente, comme aussi de se donner un peu l’illusion que son maître Jésus demeurait près de lui. Dans la maison qu’il habitait, et dans tout son faubourg, qui était le plus misérable et le plus mal famé de la ville, il s’était lié avec une foule de pauvres gens, étrangers comme lui, des Parthes, des Mèdes, des Élamites, des Crétois, des Arabes, apparemment venus là de leur pays pour y mourir de faim ; et, sans leur parler jamais, sauf par quelques signes, – car il ne savait pas un mot de leurs diverses langues, et ne connaissait que le patois de sa Galilée, – il s’était constitué leur soutien, leur garde-malade, l’ami et le compagnon de jeux de leurs enfants. Quelques jours lui avaient suffi pour comprendre le caractère, la situation, les besoins de chacun ; et rien n’était plus touchant que de le voir travailler, en silence, à apaiser ou à divertir les souffrances de ces malheureux. Il le faisait pour se distraire soi-même, se rappelant ainsi la douce vie qu’il avait menée dans son village après sa conversion ; mais parfois, au moment où la fatigue allait l’accabler, il croyait apercevoir tout à coup son maître bien-aimé, debout devant lui. Et, en effet, n’était-ce point la présence de Jésus qui avait pu lui permettre, en moins de quarante jours, non seulement de secourir, mais aussi d’instruire ces étrangers, dont il ignorait la langue, et de les convertir à la foi chrétienne ?

Il en avait déjà converti plus de cent, appartenant aux races les plus différentes, lorsqu'était enfin arrivé le jour de la Pentecôte. Et beaucoup de ces néophytes avaient tenu, ce jour-là, à l’accompagner jusqu’à la porte du cénacle où l’on devait célébrer la fête, afin de lui témoigner une dernière fois leur reconnaissance. Or voici que, les disciples s’étant tous rassemblés, un grand bruit s’était fait entendre, comme le bruit d’un vent qui soufflait du ciel ; et ce vent s’était abattu sur la salle, et les disciples avaient vu paraître des langues de feu qui s’étaient arrêtées au-dessus de leurs têtes. Ils étaient alors tombés en prière, adorant l’Esprit que leur divin maître leur avait envoyé. Et puis, après s'être encore embrassés, ils étaient sortis.

Et que l’on imagine quelle avait été alors la surprise, l’émotion de Barsabas ! Car, en entendant parler les Mèdes, les Parthes, les Arabes, tous les étrangers qui accouraient au-devant de lui, il s’était aperçu qu’il comprenait leurs paroles et pouvait y répondre ! Comme les douze apôtres, Barsabas avait, miraculeusement, reçu le Don des Langues.

 

 

 

 

II

 

LE CITOYEN DU MONDE

 

 

Quiesce a nimio sciendi desiderio,

quia magna ibi invenitur distractio

et deceptio !

(Imitatio Christi, I, s.)

  

 

Devant la grâce inattendue qui venait de lui échoir, Barsabas se sentit d’abord si heureux à la fois et si effrayé que, bien qu’il pût maintenant répondre sans effort aux questions de ses amis, il ne prit pas même le temps de les écouter. Rentré dans sa chambre, il se hâta d’en faire sortir un petit garçon avec qui tous les soirs il avait coutume de jouer, et qui, ce soir-là encore, voulait, à toute force, lui grimper sur le dos. Puis, ayant verrouillé la porte pour n’être plus dérangé, il se prosterna et pria humblement Seigneur, s’écria-t-il, vous m’avez honoré par delà mon mérite ! Au dernier de vos serviteurs vous avez daigné confier le plus précieux de vos dons ! Et voici cependant, – telle est ma faiblesse ! – voici que je tremble de frayeur à la pensée des devoirs nouveaux qui en résultent pour moi : « Soutenez-moi, Seigneur, éclairez-moi, dites-moi ce que je dois faire, afin que je ne sois qu’un outil entre vos mains, l’instrument de votre gloire et de votre justice ! » Mais le Seigneur ne lui dit rien, et Barsabas se vit contraint de décider lui-même ce qu’il devait faire.

Aussi bien ne pouvait-il guère hésiter sur le premier et le plus urgent des devoirs nouveaux qui s’imposaient à lui ; et sa frayeur ne lui venait, précisément, que de sa trop claire conscience de ce pénible devoir. Il avait, en effet, tout de suite compris que le don des langues ne lui avait pas été accordé simplement pour qu’il pût s’entretenir, à Jérusalem, avec des étrangers déjà convertis, ni moins encore pour qu’il s’en retournât mener sa vie silencieuse à l’ombre des collines de son cher village. Le don des langues lui imposait le devoir de parcourir le monde, pour porter aux païens la sainte parole : cela était certain, hélas ! trop certain !

Tout au plus eut-il un instant l’idée que, si son maître avait vraiment exigé de lui un pareil sacrifice, c’est lui qu’il aurait désigné pour faire partie des douze apôtres, au lieu de Mathias. Mais aussitôt il rougit de cette idée, misérable prétexte suggéré par sa lâcheté. Le pouvoir miraculeux de parler toutes les langues n’était-il pas un signe d’apostolat aussi évident, pour le moins, qu’une élection où peut-être le hasard avait seul agi ? Non, non, Barsabas sentait que nul doute ne lui était possible ! Et plus était cruel le sacrifice que son maître exigeait de lui, plus il se sentait tenu de l’accomplir, en échange de l’immense faveur qu’il avait reçue. Il résolut donc de quitter Jérusalem dès le lendemain, et de se mettre en route vers les pays étrangers, après avoir dit un rapide adieu à sa femme, à sa mère, aux lieux qui, jusqu’alors, avaient été pour lui l’univers entier.

Encore ne leur dit-il cet adieu que par procuration. Ayant rencontré, aux portes de Jérusalem, un paysan de son village qui rentrait chez lui, c’est sur lui qu’il se déchargea du soin d’annoncer aux siens sa nouvelle mission.

« Je comptais aller moi-même prendre congé d'eux, ajouta-t-il, mais le ciel a eu pitié de moi, et voici qu’il t’a envoyé sur mes pas, pour m’épargner un supplice au-dessus de mes forces. Ou plutôt ce sont les dangers de la tentation que le ciel, sans doute, aura voulu m’épargner : car je me demandais comment, après avoir revu tout ce qui m’est cher, je trouverais le courage de m’en séparer. Adieu donc, frère bien-aimé ! Et quand, après-demain, du haut de la colline, tu apercevras à tes pieds les maisons de notre village, rappelle-toi ton frère Barsabas qui s’en va, seul et triste, parmi des inconnus ! »

Barsabas pleurait en disant ces mots ; puis il se jeta, tout pleurant, au cou de son ami. Mais à peine l’eut-il vu disparaître, dans la poussière du chemin, qu’il ne put s’empêcher de songer qu’il avait été, lui aussi, la veille encore, semblable à ce paysan inutile et grossier. Et, fiévreusement, il eut soif d’employer au plus vite, pour le bien de son maître, le magnifique don qu’il portait en lui. Quand son ami, le surlendemain soir, aperçut du haut de la colline les maisons du village, il soupira en se rappelant le pauvre Barsabas qui allait, seul et triste, sur des routes lointaines ; mais Barsabas, au même instant, marchait d’un pas alerte et la tête haute, méditant le discours qu’il prononcerait dès qu’il rencontrerait une ville, devant lui.

Cette ville se trouva être Péluse, dans la Basse-Égypte ; et Barsabas, qui y était parvenu après cinq jours de marche, fut d’abord tenté de marcher cinq jours de plus pour s’en éloigner. Habitué comme il l’était aux mœurs rustiques de la Galilée, Jérusalem déjà lui avait paru inhabitable ; mais il se sentait prêt maintenant à la regretter, en comparaison de cette ville étrangère où, depuis les traits des visages jusqu’à la façon de manger et de se vêtir, rien ne ressemblait à ce qu’il connaissait. La largeur des rues, la hauteur des maisons, les amples manteaux et les lourds souliers, tout cela était, à ses yeux, aussi laid qu’incommode. Il éprouvait une indignation mêlée de mépris à la vue des litières qui servaient à traîner, d’une maison à l’autre, des hommes parfaitement capables de se servir de leurs jambes. Il ne comprenait pas que des êtres humains pussent se passer d’arbres et d’oiseaux, ni se résigner à vivre enfermés dans d’obscures boutiques, sans autre profit que de gagner un argent aussitôt dépensé. En un mot, il jugeait Péluse l’endroit le plus monstrueux du monde : et telle il continua de la juger pendant les six mois qu’il y demeura.

Car le fait est qu’il y demeura six mois, en dépit de sa mauvaise humeur : et ce fut bien là qu’il prêcha pour la première fois. S’étant rendu sur le port, le lendemain de son arrivée, il aborda quelques matelots qui musaient au soleil, et se mit à leur expliquer la doctrine chrétienne. Il la leur expliqua dans la langue grecque, qui était leur langue ; mais il répéta ensuite son explication en arabe à des marchands arabes qui s’étaient approchés ; il la répéta en syrien et en éthiopien, de telle sorte que, bientôt, une foule énorme se pressa autour de lui, curieuse d’entendre un homme qui parlait toutes les langues. Et Barsabas raconta à cette foule la vie et la mort divines de Jésus. Il leur raconta sa propre vie, de quelles ténèbres il avait été tiré, et vers quelle lumière. Il leur dit quelques-unes des paraboles de son maître, les plus simples et les plus touchantes, s’efforçant de retrouver, dans sa voix, un écho de la voix surnaturelle qui les lui avait enseignées. Longtemps il parla, debout sur un banc de pierre, indifférent aux injures comme aux railleries ; et d’heure en heure, à mesure qu’il parlait, injures et railleries devenaient plus rares, jusqu’à ce qu’enfin il eut le bonheur de voir jaillir des larmes presque de tous les yeux. Lui aussi, il pleurait ; une ardente émotion faisait frémir ses lèvres, donnait à sa parole des accents pathétiques. Quand il descendit du banc et cessa de prêcher, cent personnes de tout âge et de toute condition, s’approchant de lui avec déférence, lui exprimèrent leur désir d’être baptisées.

Et comme, quelques heures plus tard, Barsabas, tout heureux de la belle moisson qu’il avait rapportée à son maître dès son premier discours, s’en retournait joyeusement vers l’auberge où il s’était logé, un petit vieillard l’accosta dans la rue. C’était un aimable petit vieillard, chauve, replet, avec un visage ridé où s’ouvraient de grands yeux naïfs et bienveillants, Il avait la mise d’un riche bourgeois. Et, en effet, il apprit à Barsabas qu’il vivait de ses rentes, mais qu’il employait son temps à s’instruire et à méditer. « Or, je regrette d’avoir à vous dire, poursuivit-il, que votre Jésus n’est pas le vrai Dieu. Car le vrai Dieu, je le connais : il m’a été révélé par un homme admirable, le philosophe Épistrate, auteur du traité sur l’Essence de l’Être. Peut-être n’avez-vous pas lu ce livre sans pareil ? Tenez, je n’ai pas pu m’empêcher de vous l’apporter ! » – Et le vieillard tendait à Barsabas un épais rouleau. – « Je vous en prie, lisez-le ! Que si même il ne réussissait pas à vous convaincre tout à fait, vous y trouveriez encore de quoi réfléchir ! »

Le petit vieillard avait une si honnête et douce figure que Barsabas crut pouvoir lui parler comme à un ami. Il lui avoua donc qu’il lirait volontiers, pour l’obliger, le traité de son philosophe, mais que, par malheur, il ne savait pas lire. Et, loin de lui en témoigner le moindre mépris, le vieillard lui proposa aussitôt de lui apprendre lui-même à lire et à écrire. « Quelques leçons vous suffiront, lui dit-il, aidées d’un peu d’exercice. Et vous acquerrez là un bien inestimable, qui doublera l’effet de vos prédications ! »

L’offre était si imprévue que Barsabas hésita quelques instants avant de l’accepter. Il ne se souvenait pas que son divin maître, en lui énumérant les choses nécessaires à la vie, lui eût fait mention de la nécessité de savoir lire et écrire ; maintes fois au contraire Jésus l’avait félicité de son ignorance, et même expressément. engagé à y persévérer. Mais il se répéta que son rôle nouveau lui imposait de nouveaux devoirs. Le vieillard avait raison : en lui permettant de connaître des œuvres que ses adversaires ne manqueraient point de lui opposer, la lecture lui fournirait une arme précieuse pour son apostolat. Et puis, – encore qu’il ne consentit peut-être pas à s’en rendre compte, – il avait dès lors, au fond de son cœur, la certitude qu’un homme doué du don des langues était un être d’espèce supérieure au commun des hommes. Un tel homme, capable de parler à son gré les langues les plus diverses, ne pouvait pas, décemment, se trouver hors d’état de lire aucune d’elles. Ce que lui proposait le vieillard paraissait, en quelque sorte, à Barsabas le complément désormais indispensable de la grâce que Jésus lui avait accordée. Il accepta donc, offrit au vieillard de se mettre à l’étude dès le lendemain ; et c’est ainsi qu’il resta six mois dans la ville de Péluse.

Car non seulement il apprit à lire et à écrire en deux ou trois langues, ce qui ne laissa pas de lui demander plus de temps qu’il n’avait supposé ; mais il profita de l’occasion pour apprendre aussi un peu de grammaire, de façon à rendre son éloquence plus correcte et plus pure. Le vieillard, trop heureux de pouvoir un moment se distraire de sa philosophie, lui enseigna le sens primitif des mots et leurs sens dérivés ; il lui révéla de quelle manière une image pouvait être mise en valeur ; il lui indiqua les différents moyens de varier et de nuancer le rythme de ses phrases. Et à s’instruire de tout cela Barsabas goûtait un plaisir sans cesse plus vif, dont il s’excusait, vis-à-vis de lui-même, en songeant aux nouvelles moissons d’âmes qu’il préparait pour son maître.

Il ne négligeait pas, d’ailleurs, les soins de son apostolat. Une ou deux fois au moins par semaine, il s’arrachait à ses études pour prêcher l'Évangile ; et, bien que le nombre des conversions diminuât sensiblement à chacun de ses discours, convertis et sceptiques s’accordaient à constater que chacun de ses discours dépassait le précédent en force, en clarté, en verve convaincante. Au total, son séjour à Péluse avait eu de bons fruits. Mais, de tous ces fruits, aucun ne lui fut aussi agréable que la conversion du petit vieillard.

En effet Barsabas, dès qu’il avait su lire, s était empressé de lire le traité de l’Essence de l’Être ; et, à sa grande joie, – car il n’avait pas été d’abord sans quelque inquiétude, – il y avait trouvé des pensées si puériles et tant de folies que sa foi en Jésus s’en était renforcée. Épistrate n’allait-il pas jusqu’à soutenir que Dieu ne faisait qu’un avec le soleil, ou encore que les âmes, après la mort, avaient pour résidence la lune et les étoiles ? Barsabas avait songé que, si tous les philosophes dont on le menaçait ressemblaient à celui-là, il n’aurait pas de peine à les réfuter. Et, en attendant, il avait réfuté celui-là avec tant de chaleur que force avait été au vieillard de s’avouer vaincu. Lorsque Barsabas, l’ayant baptisé ainsi que tous les siens, voulut quitter Péluse pour se rendre à Alexandrie, cet excellent homme exigea qu’il prît place dans sa litière, dont, au reste, lui-même ni sa femme ne se servaient jamais et il l’accompagna jusqu’au delà des remparts.

Barsabas avait persisté, durant les six mois de son séjour, à juger Péluse la plus laide des villes ; mais Alexandrie, au contraire, lui fit dès le premier soir excellente impression. Les rues cependant y étaient encore plus larges, les maisons plus hautes, le costume des hommes et des femmes y différait plus encore des modes rudimentaires de la Galilée ; mais Barsabas ne pouvait se défendre de penser que tout cela, pour n’avoir rien de commun avec ce qu’il connaissait, n’en était que plus élégant et plus ingénieux. Il avait, d’ailleurs, gardé le meilleur souvenir de son voyage dans la litière du vieillard. Non seulement lui-même avait fait la route sans ombre de fatigue, ses porteurs, eux aussi, avaient paru enchantés. Ils lui avaient confié qu’ils s’ennuyaient à Péluse, et que ce voyage à Alexandrie était fort de leur goût. Mais comme le jeune homme leur demandait, après cela, pourquoi ils ne priaient pas leur maître de les employer plutôt à cultiver ses terres, ils avaient poussé des cris d’épouvante à la seule idée de la vie aux champs. Et c’était une réponse de même genre que Barsabas recevait, maintenant, des boutiquiers d’Alexandrie, à qui il conseillait de fermer leurs boutiques pour s’en retourner aux villages où ils étaient nés. Ils ne refusaient pas d’admettre que la vie du village fût plus saine, plus sûre, plus calme, voire plus fructueuse ; mais ils ajoutaient que, ayant goûté au charme de la ville, rien au monde ne pouvait plus leur en ôter le goût. Et Barsabas, sans cesser de les plaindre, commençait à comprendre ce charme funeste qui les avait conquis. Il prit un grand plaisir à visiter les monuments d’Alexandrie, les arcs de triomphe, les théâtres, les bibliothèques ; et, le matin du jour où il devait prêcher pour la première fois, il s’acheta une toge et une paire de cothurnes, par crainte que la pauvreté de sa mise ne le fît confondre avec les diseurs de bonne aventure, dont toutes les places publiques étaient encombrées.

Aussi son premier discours fut-il très écouté. Artistes, savants, dames du monde, l’élite de la ville se réunit autour de lui, ce dont il se réjouit dans la naïveté de son cœur : car il avait conçu le beau rêve de convertir à l’Évangile les classes supérieures de la société, laissant à celles-ci le soin de répandre, ensuite, leur foi parmi le bas peuple. Mais ce n’était, hélas ! qu’un rêve. Après avoir écouté le discours du jeune homme avec la curiosité la plus attentive, son élégant auditoire se dispersa, sans que personne semblât tenté de se convertir. Et dès le lendemain, à la même place où il avait parlé, Barsabas vit se réunir le même auditoire autour d'un autre orateur, un philosophe fameux, qui réfuta point par point tout ce qu’il avait dit. À la doctrine de Jésus, telle qu’il l’avait exposée, ce philosophe opposa la doctrine d’Aristote, affirmant que celle-là seule était sage et vraie.

Le jeune Galiléen n’avait pas lu Aristote. Il ne connaissait pas non plus Héraclite, ni Parménide, ni Platon, que d’autres orateurs firent valoir contre lui. Il se mit à les lire : et il dut s’avouer que leurs théories étaient infiniment plus difficiles à réfuter que celle d'Épistrate, qui envoyait dans la lune les âmes des défunts. Elles étaient fausses aussi, cependant, il le sentait bien ; mais l’erreur y était cachée sous des dehors si spécieux qu’il avait beaucoup de peine à la découvrir.

Il se donna tout entier à cette découverte. Jour et nuit il s’efforça d’approfondir les écrits des philosophes, de les comparer, de relever une à une leurs contradictions. Souvent la fatigue ou le découragement faillirent l’arrêter ; mais il se raffermissait en songeant que nul, à coup sûr, parmi les disciples de son divin maître, ne rendait à l’Évangile un plus beau service. Il espérait, en effet, que, grâce à lui, tous les philosophes apercevraient la vanité de leurs illusions, et viendraient les déposer humblement aux pieds de Jésus. Et il lisait et il relisait, étonnant les bibliothécaires par son zèle à compulser des ouvrages dont personne, de mémoire d’homme, n’avait encore osé affronter la lecture.

Ce terrible travail lui prit cinq ans, pendant lesquels il n’eut guère le loisir de prêcher. Et un jour, après cinq ans d’études et de méditations, il se jugea suffisamment armé pour commencer la lutte. Il fit donc savoir que, le lendemain, sur la grand-place, il se chargeait de réduire à néant les systèmes des divers philosophes, passés et présents.

Il eut cette fois pour l’entendre tous les professeurs de philosophie, qui ne pensèrent, d’abord, qu’à s’émerveiller de son érudition. Mais bientôt, se voyant attaqués, ils ripostèrent. Les uns lui soumirent des moyens, à leur avis très simples, de corriger les contradictions qu’il avait signalées ; d’autres imaginèrent des théories nouvelles qui, suivant eux, devaient être à l’abri de ses objections. Et surtout ils lui signifièrent, les uns et les autres, qu’il n’avait point compris la vraie doctrine des philosophes dont il s’était occupé. « Vous avez saisi le sens des paroles, – lui dirent-ils ; – mais le sens profond qui se cache sous les paroles vous a échappé. Aussi bien ce sens-là ne pouvait-il manquer de vous échapper : car il est dû à une foule de sentiments et de traditions que vous ignorez forcément, étant d’un pays où la civilisation grecque n’a pas pénétré. La pensée de Platon restera toujours fermée à qui n’a pas été élevé dans le commerce d’Homère. Ce que vous en avez perçu n’est que son enveloppe : vous en parlez comme un sourd parlerait de musique ! »

Et peut-être ces professeurs avaient-ils raison ; mais c’est de quoi Barsabas, naturellement, ne pouvait convenir. Il continua donc de prêcher, ou plutôt d’argumenter, prouvant à qui désirait l’entendre la fausseté et l’incohérence de tous les systèmes. Le malheur est qu’on semblait de moins en moins désireux de l’entendre. Les philosophes étaient revenus à leurs exercices professionnels ; les dames du monde s’étaient fatiguées d’une éloquence trop sèche et trop positive ; et un jour arriva où le pauvre Barsabas ne trouva plus, autour de son estrade, que les matelots et les pêcheurs du port. Encore n’était-ce point, comme l’on pense, sa dialectique qui les attirait. Il était simplement, pour eux, l’homme qui parlait toutes les langues ; et sans cesse, par manière de passe-temps, ils lui amenaient des Nègres et des Scythes, des esclaves sortis des régions les plus reculées, afin qu’il leur expliquât, dans leurs langues, les erreurs d'Épicure ou d'Anaxagore.

Barsabas, cependant, n’était point d'âme à désespérer. Dès qu’il se fut convaincu qu’à Alexandrie ses efforts n’avaient décidément aucune chance de réussir, il résolut de tourner le dos à cette ville et de se rendre à Rome. Il s’y rendait, tout occupé déjà des controverses prochaines, lorsque le bateau où il s’était embarqué fit escale dans un petit port de l’île de Crète ; et voici qu’en arrivant dans cette bourgade Barsabas eut l’extrême surprise de se trouver parmi des chrétiens. Des églises remplaçaient les temples des dieux ; les maisons étaient surmontées de grandes croix de pierre ; et tous les habitants s’empressaient autour des passagers du bateau, sans vouloir accepter d’eux aucune récompense. Ces braves gens avaient renoncé au commerce, ainsi qu’à toutes les formes du gain ; ils vivaient de leur pêche, des fruits de leurs champs : si bien que Barsabas crut revoir son village, tel qu’à son départ il l’avait laissé.

Il ne tarda point, d’ailleurs, à avoir l’explication du spectacle imprévu qui s’offrait à lui. Tout en l’installant à sa table avec mille égards, l’hôte qui l’avait recueilli lui raconta que la ville entière s’était convertie, depuis deux ans déjà, après avoir entendu les discours de l’apôtre Mathias. « Ce saint homme a passé une semaine parmi nous : il a prêché sur le port ; et, quand il est reparti, nous étions tous devenus chrétiens. Et comment aurions-nous hésité à le devenir, en présence d’une doctrine aussi simple et aussi belle, répondant aussi parfaitement aux désirs de nos cœurs ? » L’hôte de Barsabas ajouta, cependant, que l’exemple personnel de Mathias n’avait pas été non plus sans contribuer à les convertir. « Jamais nous n’avions vu un homme pareil à celui-là ! Un véritable saint, modeste, timide, doux comme un enfant ! » Barsabas demanda s’il leur avait réfuté les erreurs des philosophes ; mais son hôte, à cette question, éclata de rire. « Oh ! non, s’écria-t-il, soyez sûr qu’il ignorait jusqu’au nom de tous ces gens-là ! Il ne savait ni lire ni écrire ! Il était plus illettré que le dernier de nos esclaves ! Et je me rappelle que moi-même, sitôt que je l’ai entendu, j’ai jeté au feu mes volumes d’Aristote ; mais l’idée ne me serait pas venue de lui en parler ! »

Le bateau ne s’était arrêté que pour quelques heures. Quand Barsabas se retrouva à bord, entouré de cadeaux de toute sorte que ses frères de la petite ville l’avaient supplié d’emporter en souvenir d’eux, il se mit à réfléchir sur ce qu’il venait d’apprendre. Et tout de suite, malgré lui, le contraste lui apparut entre le succès obtenu par Mathias dans cette bourgade crétoise et son propre échec à Alexandrie. « Je n’ai pas réussi jusqu’à présent, songeait-il, les circonstances m’ont été contraires. C’est donc à Rome que je prendrai ma revanche. J’amènerai à Jésus la capitale du monde ! » Mais alors il s’aperçut clairement d’une chose que, depuis longtemps, il essayait de tenir cachée au profond de son cœur. Il s’aperçut qu’il ne pouvait plus désormais espérer d’amener personne à Jésus, car lui-même avait cessé de croire en Jésus.

Non qu’il se fût laissé convaincre par les divagations des métaphysiciens. Son robuste bon sens de paysan lui affirmait assez que tous leurs systèmes n’étaient que d’ingénieuses fantaisies, inventées pour l’amusement de quelques songe-creux. Il voyait assez que les plus subtils arguments de Platon n’empêchaient pas le monde extérieur d’exister pour l’homme, et que, même démontrée, l’hypothèse des atomes resterait toujours une absurdité. Tout cela avait maintenant, à ses yeux, juste autant de valeur que les rêveries d’Épistrate sur les habitants de la lune. Le commerce assidu des philosophes n’avait fait que le dégoûter de la philosophie ; et plus que jamais il était prêt à considérer la doctrine de Jésus comme le seul système qu’un sage pût admettre. Seule, en effet, elle ne s’adressait à la raison que dans les matières qui étaient raisonnables, c’est-à-dire dans celles qui touchaient à la conduite pratique de la vie ; imposant aux hommes, pour le reste toute une série de mystères où ils n’avaient qu’à croire. Mais c’est précisément à ces mystères que Barsabas n’avait plus la force de croire. Tant de systèmes différents avaient défilé sous ses yeux, se détruisant l’un l’autre, qu’une méfiance lui était venue de tous les systèmes. La réflexion avait tari en lui les sources de la foi. Elle les avait taries à tel point que si Jésus, sorti du tombeau, s’était de nouveau montré devant lui, peut-être eût-il encore gardé des doutes sur sa divinité. Et il en éprouvait certes un chagrin très vif, mais moins vif, en fin de compte, qu’il ne l’aurait craint : car déjà ses lectures, et des exemples nombreux, l’avaient préparé à voir dans les ennuis du doute la rançon fatale d’un esprit supérieur.

Il se jura du moins de conserver le culte des vertus chrétiennes, ne s’apercevant pas que, bien avant de perdre la foi, il l’avait perdu. Et, quoique son voyage à Rome fût désormais sans objet, il résolut cependant de le continuer. La vie à Alexandrie lui était devenue impossible ; plus impossible encore le retour dans son village, où chacun se serait informé des résultats de sa prédication. Et puis la vérité était que, s’il se résignait à ne plus croire, il ne pouvait pas se résigner à ne plus prêcher. À force de parler tour à tour toutes les langues, il avait fini par s’y juger tenu, comme à un travail important et méritoire entre tous. Des deux dons qu’il avait reçus de son maître Jésus, et dont l’un consistait à connaître l’unique vérité et l’unique bonheur, tandis que l’autre consistait simplement à pouvoir dire tour à tour une même chose en plusieurs façons, c’était comme si ce deuxième don avait, pour lui, annulé le premier. La perspective de devoir y renoncer l’aurait désespéré.

Il résolut donc de n’y point renoncer, mais, au contraire, d’en tirer le profit le plus grand possible. Il savait qu’à Rome une foule d’étrangers s’enrichissaient et devenaient célèbres, qui avaient pour seul métier d’enseigner aux Romains la langue du pays d’où ils étaient sortis. Il se faisait fort, lui, d’enseigner toutes les langues, dût-il dépenser encore une année ou deux à en étudier la grammaire let la littérature ! Aussi bien les leçons du vieillard de Péluse avaient, autrefois, éveillé en lui le goût de ces études ; et sans cesse, depuis, il s’était mieux pénétré de leur utilité. Rien ne lui était plus agréable, rien ne lui semblait plus digne de ses soins, que de comparer les manières diverses dont les divers peuples exprimaient leurs idées. N’était-ce pas, pour ainsi dire, comparer leurs âmes ? Et le résultat d’une telle comparaison pouvait-il n’être pas d’un prix inestimable ? Ne croyant plus à la possibilité de connaître Dieu et les voies du salut, Barsabas ne s’en trouvait que plus à l’aise pour croire à. la nécessité de connaître le détail des choses d’ici-bas. Et lorsqu’enfin, après de longs mois de préparation, il ouvrit une école sur le Viminal, très sérieusement il eut conscience de remplir un devoir, d’entreprendre une tâche magnifique et sacrée.

Ses élèves, au reste, ne se firent pas faute de l’y encourager. Ils se pressèrent pour l’entendre, l’accablèrent de cadeaux, répandirent sa gloire aux quatre coins de Rome. Entraînés par son exemple, ces jeunes gens se prenaient de passion pour l’étude des langues étrangères au point d’y sacrifier tout ce qui, jusqu’alors, les avait occupés. Ils négligeaient de visiter leurs domaines, de veiller au bon ordre de leurs maisons, de bavarder et de jouer avec les jeunes filles, ils négligeaient d’être jeunes, de rêver, et d’aimer, dans leur hâte d’apprendre comment se conjuguait le passif des verbes chez les Égyptiens, ou de quels titres se nommaient les principaux ouvrages des poètes persans. Et quelques-uns d’entre eux, ayant imaginé de voyager en Égypte et en Perse pour tirer parti de leurs connaissances, avaient été d’abord un peu déçus de découvrir que leurs connaissances ne leur servaient de rien : car si le peuple des contrées qu’ils visitaient parlait bien la même langue qu’enseignait Barsabas, il la parlait avec toute sorte de menues différences d’accent et d’intonation qui la leur rendaient incompréhensible. Mais ils n’avaient pas tardé à reconnaître que le peuple de ces contrées n’avait, en somme, rien à leur dire qui valût d’être compris, et qu’eux-mêmes, n’ayant rien à lui dire, n’avaient aucun besoin de s’en faire comprendre. Si bien qu’après s'être un moment affligés de leur découverte, ils avaient presque fini par s’en enorgueillir : car ils avaient l’impression qu’eux seuls désormais, grâce aux leçons de leur maître, savaient parler avec pureté toutes les langues du monde ; et leur culte pour leur maître s’était encore accru.

C’est ainsi que Barsabas, en peu d’années, devint le plus riche et le plus fameux des professeurs romains. Il eut une maison en ville et une autre aux champs, pleines toutes deux d’esclaves exotiques avec chacun desquels il aimait à s’entretenir familièrement dans sa langue. Tous les savants s’honoraient de son amitié. Un poète en vogue, qui dînait chez lui plusieurs fois par semaine, écrivit à sa louange une épigramme que la ville entière trouva délicieuse. « Divin Barsabas, disait-il dans son épigramme, ne t’étonne pas de me voir si souvent à ta table ! J’ai formé le rêve, moi aussi, de suivre tes leçons, afin de pouvoir répéter dans toutes les langues possibles que c’est chez toi qu’on mange les meilleures lamproies ! » Et Barsabas, recueillant tous les jours quelque marque nouvelle de la faveur publique, songeait que jamais, certainement, la prédication de l’Évangile ne lui aurait acquis de tels avantages.

Mais lui, loin de se laisser amollir par cette prompte fortune, n’en était que plus zélé à poursuivre ses études. Pendant que tout le monde s’accordait à proclamer sa science, sans cesse il était plus honteux de son ignorance. Sans cesse un problème qu’il venait de résoudre en faisait surgir un nouveau, devant lui ; et tantôt c’était l’origine d’un mot qui lui échappait, tantôt il s’épuisait à vouloir saisir la cause d’une anomalie de syntaxe ou d’accentuation. Que de fois ses invités, après avoir vainement attendu qu’il vînt les recevoir, le trouvèrent marchant de long en large parmi des tas de livres, avec la mine piteuse d’un joueur qui aurait perdu son dernier enjeu !

Son unique distraction était de voyager. Encore ne voyageait-il pas, comme ses élèves, pour montrer aux étrangers qu’il savait leur langue, mais pour s’instruire auprès d’eux, pour connaître leur vie, pour essayer d’entrevoir l’âme de leur race : car il avait dû constater que l'étude des langues était loin de lui révéler cette âme autant qu’il aurait cru. Il allait donc d’un pays à l’autre, poussé par une curiosité tous les jours plus vive. Il explorait les villes et les villages, il interrogeait les habitants sur leurs mœurs, leurs traditions, sur une foule de choses qui avaient pour eux un grand intérêt, mais dont ils ne comprenaient pas qu’elles en eussent aucun pour un étranger. Lui, cependant, mettait une véritable passion à s’en informer. Et ses voyages, ainsi employés, lui auraient peut-être été parfaitement agréables, s’ils ne l’avaient trop souvent contraint à se priver d’un luxe matériel sans qui, désormais, il ne pouvait plus vivre. Il avait subi si profondément l’influence du bien-être romain qu’il ne s’accommodait plus ni d’un repas trop simple, ni d’un lit trop dur, ni de chevaux trop lents. Ou que si, d’aventure, il décidait de passer outre à ces désagréments, leur souvenir le poursuivait jusque dans ses études, lui gâtant le profit qu’il en recueillait. Mais souvent aussi il eut la surprise de rencontrer, en de lointains pays, des inventions pratiques si commodes qu’il fut désolé de ne pouvoir pas les retrouver à Rome. Et peu à peu ces voyages, qui d’abord ne lui étaient apparus que comme un passe-temps, devinrent pour lui une nécessité. À peine rentré de l’un d’eux, il souffrait de ne pouvoir pas tout de suite en commencer un autre.

C’est que, à son avis du moins, les races diverses qu’il apprenait à connaître lui communiquaient une part de leurs goûts et de leur esprit. Il avait l’impression que non seulement il pouvait parler toutes les langues, mais qu’il s’habituait aussi à penser comme les peuples dont il parlait la langue. Et comment n’aurait-il pas eu cette impression, quand il constatait que chacun de ses voyages le détachait de quelques-unes de ses idées antérieures, le délivrait de quelques-uns de ses préjugés, lui démontrait l’inanité de quelques-unes de ses certitudes ou de ses croyances ? Ni par la langue, ni par la pensée, il n’appartenait plus à aucun pays : comment n’en aurait-il pas conclu qu’il réunissait en lui les façons de parler et de penser de tous les pays ? Devenir vraiment un citoyen du monde, voilà quel était désormais son désir ! Et pendant qu’il se lamentait, sentant combien un tel désir était lointain et difficile à réaliser, la foule de ses élèves et de ses amis le félicitait d’en avoir achevé déjà la réalisation. On déclarait que personne n’était encore parvenu aussi complètement que lui à se dépouiller de toute particularité nationale, à rompre le lien créé par la nature entre l’homme et elle. On l'appelait, respectueusement, le « cosmopolite ». Et des milliers de jeunes gens, garçons et filles, s’efforçaient à partager son cosmopolitisme.

Nous devons ajouter que Barsabas, de plus en plus absorbé par sa science, s’apercevait à peine des progrès de sa renommée. Mais il ne put se défendre d’un secret plaisir quand, un jour, la femme d’un des principaux fonctionnaires romains le fit prier de venir chez elle lui donner des leçons. Cette dame n’était plus très jeune, et Barsabas, qui avait eu déjà l’occasion de la voir, ne se souvenait pas non plus qu’elle fût bien jolie. Il se rendit pourtant à son invitation et trois leçons lui suffirent, sinon pour la transformer en cosmopolite, du moins pour changer d’opinion sur elles.

À défaut de jeunesse, et presque de beauté, elle était infiniment élégante, gracieuse, spirituelle, experte en sourires provocants et en douces flatteries. Elle fit à son professeur un accueil où, de la façon la plus piquante du monde, le respect se tempérait de familiarité. Elle l’admira, l’amusa, lui inspira la plus haute idée d’elle-même et de lui. Et son mari, à qui ensuite elle le présenta, l’invita à venir dîner chez eux aussi souvent qu’il voudrait.

Alors s’ouvrirent pour Barsabas des semaines si heureuses, que peu s’en fallut qu’il n’oubliât, par instants, de se désoler des lacunes de sa science. Tous les soirs, assis près de son élève, il se sentait rajeunir, en même temps que son élève rajeunissait à ses yeux. Tendrement, humblement, il lui faisait l’aveu de ses ambitions et de ses déboires : et elle, en échange, avec un sourire ingénu de ses dents toutes neuves, elle lui racontait son enfance, la mort d’un petit oiseau qu’elle avait nourri. Mais surtout elle le ravissait par sa passion de s’instruire. Elle lui demanda de l’emmener avec lui, dans son prochain voyage ; et bien que Barsabas, craignant pour elle les incommodités des auberges lointaines l’eût simplement conduite en Sicile, jamais aucun de ses autres voyages ne lui parut si charmant. Il montra à son amie le berceau d’Empédocle, il lui exposa la doctrine de ce philosophe, il lui apprit à nommer, dans toutes les langues, les fleurs qu’il cueillait pour elle au bord des sentiers. De retour à Rome, où ils étaient revenus par le plus long chemin, ils se promirent de vivre désormais tout entiers l’un pour l’autre. La dame se fit faire une robe à l’égyptienne, dont elle prit le modèle sur un vase que son ami lui avait donné. Et l’ami, afin de placer ses travaux même sous l’inspiration de sa chère maîtresse, forma le projet d’étudier les formes diverses des sentiments de l’amour chez les divers peuples.

Mais le hasard voulut que cette aventure, qui avait mis le comble à sa fortune, fût aussi l’origine de tous ses malheurs. Moins de quinze jours après être revenue avec lui de Sicile, la dame lui signifia qu’elle ne pourrait plus recevoir ses leçons ; et il apprit qu’elle s’était déjà choisi pour professeur un autre savant, nouvellement arrivé à Rome. C’était un jeune Grec de Chypre qui, tout comme Barsabas, possédait un don extraordinaire ; mais son don, à lui, était de l’ordre mathématique : il consistait à savoir résoudre, séance tenante, les problèmes de calcul les plus compliqués. Dix chiffres à multiplier par dix autres ne semblaient rien qu’un jeu pour la prodigieuse mémoire du jeune Cypriote, qui se trouvait être, avec cela, fort bel homme, laissant voir des formes d’une admirable vigueur sous le costume bizarre dont il s’affublait. Aussi ne parlait-on que de lui ; et le bruit qu’il faisait avait, dès le premier jour, indigné Barsabas, qui, certes, ne se fût jamais attendu à devoir céder à un tel homme le cœur de son élève.

Ce cœur que, la veille encore, il avait senti tout à lui, il ne se résigna pas à le perdre avant d’avoir tenté de le ressaisir. Ne pouvant plus donner de leçons à la dame, il pouvait, du moins, continuer à dîner chez elle. Il y vint dîner, le soir même ; et le mari eut pour lui des prévenances qui lui rendirent courage. Mais elle, au contraire, fuyait ses regards, ou bien parfois lui lançait un rapide coup d’œil mêlé de mépris et de compassion.

Il finit par l’aborder, au sortir de table. Il lui rappela ce qu’il était, la gloire et les honneurs que son savoir lui avait valus. Elle-même, souvent, ne lui avait-elle pas répété qu’il résumait en lui l’âme universelle ? Ne s’était-elle pas émerveillée, chaque jour davantage, de la profondeur et de l’étendue de son cosmopolitisme ? Et c’était lui qu’elle voulait maintenant sacrifier à un faux savant, à un baladin de l’espèce de ceux qui dansaient dans les foires !

Mais la dame, qui sans doute avait hâte de rejoindre son nouveau professeur, ne prit pas la peine de lui répondre en détail. « Mon pauvre ami, – lui dit-elle, – je croyais vous avoir assez payé de vos leçons ; puisque vous paraissez en juger autrement, je vais donc achever de m’acquitter envers vous en vous donnant, à mon tour, deux conseils précieux. D'abord, quand vous dînerez dans une maison romaine, évitez de manger votre viande avec vos doigts : rien ne nuit autant à votre réputation de citoyen du monde ! Et puis, si l’un des convives vous parle de Virgile, n’affirmez pas que c’est un mauvais poète, ainsi que vous venez de le faire tout à l’heure : avouez plutôt que, étant étranger à Rome, vous êtes hors d’état de comprendre le génie de nos poètes ! » Sur quoi elle lui tourna le dos et s’enfuit dans la salle voisine, après lui avoir adressé un dernier sourire qui, seul, aurait suffi pour lui ôter toute envie de la suivre.

Mais, au reste, Barsabas n’en avait plus nulle envie, car son amour s’était éteint d’un seul coup, comme une petite flamme sous un souffle de vent. Il s’empressa de rentrer chez lui, et jusqu’au lendemain il se promena fiévreusement parmi ses livres épars, songeant à l’injustice monstrueuse des deux reproches qu’il venait d’entendre.

Le premier de ces reproches, à dire vrai, n’était pas sans quelque fondement. Oui, en effet, malgré son cosmopolitisme, Barsabas sentait qu’il avait gardé les rudes allures d’un paysan de la Galilée. Il n’avait pu se contraindre à manger, ni à marcher, ni à se vêtir de la manière dont le faisaient, autour de lui, les véritables Romains. Ses toges avaient beau lui coûter fort cher, jamais il n’avait pu apprendre à les bien porter. Et il sentait aussi qu’il parlait trop vite, et que ses éclats de rire étaient trop bruyants. Mais, n’attachant lui-même à ces menus détails aucune importance, il n’admettait pas que personne leur en attachât ; tandis que le second reproche, au contraire, l’avait atteint au vif, si au vif que c’est en l’entendant qu’il avait soudain cessé d’aimer son élève. Virgile ! On osait lui reprocher de ne pas comprendre ce mauvais poète ! N’avait-il pas durant six mois, l’hiver précédent, étudié en public les Églogues et l’Énéide, au double point de vue étymologique et grammatical ? N’avait-il pas soumis le texte de ces poèmes à l’analyse la plus rigoureuse, relevant à chaque vers des expressions impropres, des images forcées, des fautes de grammaire ou de prosodie ?

Ce qu’il ne comprenait pas, en effet, et qui depuis longtemps déjà l’exaspérait, c’était le culte superstitieux des Romains pour Virgile. Ce même soir, au dîner, un jeune voisin de table lui avait raconté qu’il avait passé la nuit précédente à relire l’Énéide, et qu’il avait été plus ravi que jamais de la divine harmonie qui s’en dégageait. Pareillement, des Grecs lui avaient parlé de la volupté que leur causait « l’harmonie » de Sophocle ; et dans tous ses voyages il avait rencontré des lettrés qui lui avaient vanté « l’harmonie » de leurs poètes locaux. Et lui, désireux de prendre sa part de leur émotion, il avait lu et relu tous ces poètes : quelques-uns d’entre eux lui avaient paru plus ingénieux, plus savants, plus corrects que les autres ; mais, chez ceux-là même, il n’avait pu découvrir aucune trace de cette mystérieuse « harmonie » que se plaisaient à leur prêter leurs compatriotes. Qu’était-ce, au surplus, que cette harmonie ? À quel signe la reconnaissait-on ? Et à quoi servait-elle ? Et comment un Romain ou un Grec pouvait-il la trouver dans sa langue, alors que lui, Barsabas, qui savait toutes les langues, n’était parvenu à la trouver nulle part ?

Et cependant, à y réfléchir, il se souvint de l’avoir, lui aussi, jadis, trouvée quelque part. Il se souvint que jadis, dans son village, rien ne lui plaisait autant que d’entendre réciter certains poèmes en patois galiléen, des récits de batailles, des fables, des prières, ou encore des plaintes d’amour toutes remplies à la fois de tristesse et de douceur. Il était alors si ignorant que le sens d’une foule de mots lui échappait, lorsque sa mère ou quelque ami lui récitait ces poèmes ; mais il n’en éprouvait pas moins, à les entendre, un bonheur singulier, comme si chaque vers eût évoqué devant ses yeux mille images vivantes, et fait chanter dans son cœur une volée d’oiseaux. L’harmonie, oui, c'était le nom qui convenait le mieux pour cette beauté, secrète, mais pourtant si belle ! Et Barsabas dut s’avouer que sa langue natale, tout au moins, était capable d’une telle harmonie.

Parmi les manuscrits de sa bibliothèque, il se rappela qu’il possédait un recueil de poésies populaires de la Galilée. Il l’avait fait venir à grands frais de Capernaüm, pour une série d’études qu’il projetait sur les déformations de la langue syrienne. Il courut le prendre, et se mit à lire les pièces qui, jadis, l’avaient le plus frappé. Mais en vain il essaya d’y retrouver leur ancienne beauté. La déformation de la langue syrienne y était décidément trop grossière et trop incorrecte : et puis quelle pauvreté d’idées, quelle absence de toute règle dans la prosodie ! Barsabas avait beau mépriser les poètes grecs et latins ; il voyait bien que leurs vers étaient cent fois supérieurs à ces informes complaintes. Celles-ci étaient désormais devenues plus muettes encore, pour lui, que l'Énéide et les deux Œdipe.

Il en conclut que tous les poètes, en dépit de leur gloire, étaient de mauvais poètes. Et il entreprit d’écrire lui-même un ouvrage où il introduirait « l’harmonie » qui manquait aux leurs. Personne, assurément, n’était plus apte que lui à l’écrire. Ne connaissait-il pas l’essence de toutes les langues, l’origine des mots, leur signification, le pouvoir d’images et de rythmes qui était en eux ? N’avait-il pas lu tous les poètes ? Ne s’était-il pas ingénié à découvrir leurs fautes, comme aussi les moyens qu’ils auraient eus de les éviter ? Il se mit donc à l’œuvre, et commença d’abord un grand poème latin. Mais il s’aperçut bientôt que la langue latine, si familière qu’elle lui fût, se prêtait mal à l’expression des nuances diverses de ses sentiments. Il s’aperçut que cette langue, dont il croyait savoir tous les secrets, avait toujours une foule de secrets impénétrables pour lui. Vainement il s’acharnait à trouver le mot juste : les mots étaient justes, dans les phrases qu’il écrivait, la syntaxe irréprochable, le rythme parfait ; mais les phrases, en fin de compte, sonnaient faux, une mystérieuse malchance les empêchait toujours d’être tout à fait des phrases latines. Et Barsabas, découragé, résolut d’écrire son poème en langue syrienne. C’était sa langue natale, la seule langue qu’il sentît au lieu de se borner à la comprendre, comme il faisait de toutes les autres. Sa compréhension des autres langues allait lui permettre de donner à celle-là une pureté, une élégance, une harmonie sans pareilles !

Hélas ! cette langue-là aussi lui était devenue étrangère. Au contact des autres, elle avait perdu pour lui la couleur et la saveur qu’elle avait eues autrefois, quand elle était sa langue, l’enveloppe naturelle de toutes ses idées. Les phrases syriennes qu’il essayait d’écrire sonnaient plus faux encore que ses phrases latines : il les entremêlait malgré lui de tournures étrangères, il y donnait aux mots des sens que, peut-être, ils auraient dû avoir, mais qu’ils n’avaient pas dans l’usage courant. Il écrivait, raturait, écrivait de nouveau ; et quand, ensuite, il se lisait à haute voix ce qu’il venait d’écrire, l’ensemble avait un air affecté, maladroit, bien moins harmonieux que les naïves chansons de son village natal.

Et ce n’était pas tout. À mesure qu’il peinait sur son poème syrien, il était amené à constater, tous les jours davantage, que ce n’était pas seulement la faculté d’écrire, mais aussi la faculté de penser, que la pratique des langues étrangères avait détruite en lui. Car la différence des langues, – il le découvrait davantage tous les jours, – ne consiste pas seulement à traduire une même idée en des mots différents : elle répond à une différence profonde dans les façons de concevoir ou d’ordonner les idées. Et chaque homme n’est capable que d’une seule de ces façons : de telle sorte que Barsabas, pour avoir voulu penser dans toutes les langues, était devenu incapable de penser dans aucune d’elles. Il continuait à pouvoir les parler toutes ; mais dans aucune d’elles il n’avait plus rien à dire. Ses idées, peu à peu, avaient cessé de vivre, en lui. Et maintenant il s’en rendait compte ; et jour et nuit il s’épuisait au travail, sans réussir à tirer de son cerveau une pensée qui ne fût point trop vague, trop terne, trop banale. Son cerveau était vide, comme si une avalanche de pierres avait écrasé toutes les fleurs qui, jadis, y avaient poussé.

Il avait bravement supporté, quinze ans auparavant, la perte de sa foi ; mais la perte de son intelligence lui fut un coup terrible. Il interrompit ses leçons, n’ayant pas le courage d’enseigner à autrui une science dont lui-même avait retiré d’aussi tristes effets. Il brûla ses manuscrits, il brûla tous les livres de sa bibliothèque ; et plusieurs mois durant il resta enfermé dans sa maison, tout entier au sentiment douloureux de son impuissance. Ni la fortune, ni la gloire, ni le luxe, ni la société des hommes, rien ne parvenait plus à le divertir. Il eut un moment l’idée de vendre ses biens et de voyager à travers le monde : mais les voyages lui paraissaient désormais une fatigue plus inutile encore que les autres. Il avait trop clairement acquis la certitude que jamais un homme ne peut prétendre à pénétrer l'âme d'aucun peuple, si ce n’est de celui où il est né et dont il fait partie. Sous les langues, sous les mœurs, sous les détails divers de la vie extérieure, il devinait dans chaque pays la présence d’une vie plus réelle et plus intime, à jamais insaisissable pour un étranger. Et c’est ce qu’il comprit non moins évidemment lorsque, sur le conseil d’un ami, il tenta de se mêler à la vie romaine. Huit jours passés au Forum et dans les assemblées lui suffirent pour se convaincre de l’inanité de cette tentative. La vie romaine était faite pour les Romains ; elle résultait d’un très vieux fonds d’habitudes et de pensées communes, et ceux-là seuls pouvaient y prendre part que la suite des siècles y avait préparés. Il se rappela ce que lui avait dit autrefois un philosophe d’Alexandrie : que Platon devait forcément rester incompréhensible à qui n’avait pas été nourri de l’Iliade. Oui, et, de la même façon, la vie présente de Rome ne laissait voir son vrai sens qu’à ceux dont les pères avaient vaincu Carthage. Lui, Barsabas, il n’était qu’un étranger, à Rome aussi bien qu’à Alexandrie, en tout endroit du monde où il se trouvait ! Un être impuissant, vide, incapable de toute pensée, voilà ce qu’avait fait de lui son cosmopolitisme ! Et chaque jour, le sentant davantage, il en éprouvait plus de honte et plus de frayeur.

Or un matin d’hiver, pendant qu’il errait au hasard des rues, un pauvre homme qui passait l’aborda respectueusement. Il tenait on main un papier sur lequel était inscrite l’adresse d’un hôpital : et, par gestes, il priait Barsabas de lui montrer sa route. Et Barsabas, levant les yeux sur lui, le reconnut aussitôt. C’était un paysan de son village, celui-là même à qui jadis, devant les portes de Jérusalem, il avait annoncé sa miraculeuse mission. Il l’appela donc par son nom ; après quoi, s’étant fait reconnaître, il l’interrogea sur sa présence à Rome. Le paysan n’y était arrivé que depuis quelques heures ; il venait chercher son jeune frère, qui était malade ; et il comptait repartir le lendemain matin.

Ses misérables vêtements tombaient en lambeaux ; il paraissait épuisé d’inquiétude, de fatigue, et de froid : mais une longue habitude de bonheur se lisait dans le regard de ses bons yeux bleus. Et Barsabas, d’abord, ne put s'empêcher d’en être jaloux. Il retrouva toutefois son ancien orgueil pour répondre au paysan, lorsque celui-ci se fût enhardi à lui demander s’il avait achevé de convertir Rome à la foi du Christ. – « Sache, répondit-il, que j’ai depuis longtemps cessé de prêcher l'Évangile, ayant été promu à un emploi plus haut ! Je suis maintenant un des personnages les plus considérables de Rome, et de tout l’empire. Je possède deux maisons, des centaines d’esclaves, un domaine plus vaste que Capernaüm ; et il n’y a pas au monde un seul homme plus savant que moi ! »

Là-dessus, se drapant dans sa toge, il fit mine de vouloir congédier son ancien ami, après lui avoir indiqué le chemin qu’il avait à suivre. Mais à peine l’eut-il vu s’éloigner, qu’il le rappela. Toute trace de sa hauteur avait soudain disparu : il tremblait, ses genoux fléchissaient, et c’est presque à voix basse qu’il demanda au paysan ce qui s’était passé dans son village, depuis vingt ans bientôt qu’il en était parti.

Oh ! frère, lui répondit le paysan, nous avons été, nous aussi, parfaitement heureux ! Et je t’assure que pas une fois, dans nos prières, nous n’avons manqué à implorer pour toi toutes les grâces du ciel, en récompense du bonheur que tu nous as valu ! Car c’est toi qui nous as enseigné à jouir de la vie ! Nous étions, jusque-là, comme des sauvages : nous avions la tête pleine de désirs trompeurs et de curiosités inutiles. C'est toi qui, par ton exemple, nous as tirés de cette barbarie, en appliquant parmi nous les leçons de ton divin maître. Et désormais, ayant appris de toi l’unique sagesse, nous mettons tout notre soin à en profiter. Que te dirai-je de plus ? Tel qu’était notre village quand tu nous as laissés, tel exactement tu le retrouverais aujourd’hui. Nos journées s’écoulent lentement ; et, bien qu’elles soient pareilles l’une à l’autre, chacune nous apporte quelque plaisir nouveau. Nous cultivons nos champs, nous paissons nos chèvres, nous habituons nos enfants à vivre comme nous. Le soir, réunis sur la grand-place, nous écoutons l’un de nous qui, à tour de rôle, nous raconte des fables ou nous chante des chansons ; car, imagine-toi, fables et chansons fleurissent d’elles-mêmes dans nos cœurs, depuis que nous avons arraché de ceux-ci les mauvaises herbes qui les encombraient. Et puis, avant de nous endormir dans les chers bras de nos femmes, nous remercions une dernière fois Jésus de la belle fête qu’a été la journée.

« Mais, de tous les secrets que tu nous as révélés, il y en a un qui, plus encore que les autres, peut-être, nous a été précieux. Te souviens-tu que, à deux ou trois reprises, tu as refusé de sortir du village, même pour aller te joindre à tes amis chrétiens ? Et nous, pareillement, nous avons pris de plus en plus l’habitude de ne jamais sortir de notre village. Nous avons borné toute notre vie aux limites des lieux où nous sommes nés, de façon à les mieux connaître, à nous sentir plus profondément en contact avec eux. Et c’est cela qui nous a permis de ne former, tous ensemble, qu’une même famille. Nous parlons tous la même langue, nous avons les mêmes rêves et les mêmes souvenirs. Si l’un de nous est triste, nous savons les moyens de le consoler. Si l’un de nous meurt, ses enfants trouvent aussitôt un autre père, tout prêt à les aimer et à les amuser. Et c’est comme si, jeunes et vieux, toutes nos pensées nous étaient communes. Seul, mon malheureux frère est venu à Rome, se figurant qu’il aurait plus de plaisir dans une grande ville : il n’y a eu que la faim et l’ennui.

« Ah ! Barsabas, quel que soit le nouveau métier que tu t’es choisi, tu mérites bien les faveurs dont le ciel t'a comblé ! Et grande sera la joie de tout le village, quand on saura que tu as daigné me reconnaître, humble et pauvre comme je suis ! Car ton souvenir est aujourd’hui aussi présent parmi nous qu’au lendemain du jour où tu nous as quittés. Les petits enfants eux-mêmes bénissent ton nom, et n’ont pas de plus douce ambition que de te ressembler. C’est ta maison qui, le dimanche, nous sert d'église. Et ton petit âne, – te le rappelles tu ? – de quels tendres soins nous l’aurions entouré, s’il avait pu survivre au chagrin de ton départ ! Mais la pauvre bête n’a pas pu y survivre ! Une semaine encore après être revenu de Jérusalem, je l’ai vue errer au flanc de la colline, comme si elle guettait l’heure de ton retour. Et puis, un matin, nous l’avons trouvée morte dans ton champ de figues.

– Et ma mère ?... Et ma femme ? – murmura Barsabas.

– Elles vivent l’une et l’autre, frère ; mais je craignais de te parler d’elles. Ce sont, en vérité, deux saintes, la richesse et la gloire de tout le village. Leur exemple a, pour nous, remplacé le tien ; et pas un jour ne s’est passé, depuis vingt ans, sans qu’un de nous leur ait dû un secours ou une consolation. Hélas ! pourquoi faut-il que, seules d’entre nous tous, elles souffrent d’une souffrance que nous ne puissions pas soulager ! Toujours prêtes à nous assister dans nos peines, elles seules ne prennent point de part à nos plaisirs. Les jeux même de nos enfants ne parviennent pas à les égayer. Et souvent nous les voyons, elles aussi, monter tristement au sommet de la colline, comme si elles conservaient l’espoir de ton retour !

Barsabas n’eut pas la force d’en entendre plus long. Il rentra chez lui, s’enferma dans sa chambre, et, tombant à genoux, il pria humblement :

– Seigneur Jésus, s'écria-t-il, béni soyez-vous d’avoir rouvert mes yeux à la vérité ! Ce don des langues, que mon orgueil m'a fait prendre pour un précieux privilège, ce n’était, je le vois, qu’une épreuve que vous m’imposiez. Et, avec ce don, l’orgueil est entré en moi, pour m’aveugler l’esprit et me pourrir le cœur. J’ai abandonné mon village, le seul lieu du monde où je pouvais vivre. Je me suis cru l’égal des apôtres que vous aviez élus, je me suis assigné une mission dont je n’étais pas digne ; j’ai sacrifié à de misérables chimères le souci de votre gloire et de mon bonheur. Chaque jour, depuis vingt ans, je me suis écarté du simple et droit chemin que vous m’aviez tracé. Et maintenant mes yeux se sont rouverts, et je tremble de honte au spectacle du bourbier que je suis devenu. Seigneur, mon péché est trop grand pour que je puisse rien attendre de votre indulgence ! Et déjà vous m’avez châtié, mon châtiment a commencé en même temps que ma faute. Mais, si mon châtiment ne doit jamais finir, faites du moins, ô Seigneur, que ma faute finisse ! Permettez-moi d’être de nouveau un chrétien ? un homme dont la vie serve aux autres, au lieu de leur nuire ! Rendez-moi le courage de renaître à vous ! Laissez-moi vous sentir encore debout près de moi, comme jadis, quand je jouais avec les enfants à Jérusalem ! Que les larmes de ma femme et de ma mère obtiennent de vous ce dernier miracle !

Ainsi pria Barsabas. Et sa prière fut, cette fois, exaucée : car lorsque, s’étant relevé, il voulut appeler ses esclaves pour prendre congé d’eux, il s’aperçut que le Seigneur l’avait rendu muet.

 

 

 

 

III

 

LE PÉNITENT

 

 

Et vera bene doctus est qui Dei voluntatem facit.

(Imitatio Christi, I, 4.)

 

 

Il vécut longtemps encore, dans son village, jouissant de la grâce nouvelle qu’il avait reçue de son maître.

Il avait eu cependant une minute d’angoisse, le soir de son retour, quand il avait revu ses anciens amis. Non qu’il souffrît de ne pouvoir pas répondre à leurs questions : jamais peut-être son don des langues ne lui avait apporté un contentement aussi parfait que ce don contraire qui l’avait remplacé. Mais c’était la première fois qu’il s’apercevait d’autres changements survenus en lui, et qui n’avaient de cause que sa propre sottise. En comparaison de lui, les plus vieux des habitants du village semblaient avoir vingt ans. Une fraîche et heureuse santé rayonnait de leurs bonnes figures ; leurs mouvements gardaient une aisance, une souplesse juvéniles ; et lui, le pauvre Barsabas, debout parmi eux avec son dos voûté, ses mains tremblantes, son crâne chauve et les rides de son front, il était comme une maison brûlée au milieu d’une rue.

Du moins l’accueil qu’ils lui firent ne tarda-t-il pas à le consoler. Le paysan qu’il avait rencontré à Rome lui avait dit vrai : son souvenir était resté aussi vivant pour eux que si son absence n’avait duré que quelques semaines. Ils l’avaient seulement appelé d’un autre nom, en naïf témoignage de leur reconnaissance. Le « Juste », c’est ainsi qu’à présent ils le désignaient. Et il n’y avait personne, dans le village, enfant ni vieillard, qui ne fût prêt à se dépouiller de tous ses biens pour les lui offrir. Aussi, malgré l’infirmité qui l’avait frappé, le supplièrent-ils, dès son retour, de consentir à être le chef de leur communauté. Mais le Juste avait décidément perdu le goût des honneurs. Son unique ambition était, désormais, de servir : car il ne se jugeait même plus digne de vivre en égal de ces braves gens, qui le priaient de leur commander.

Et bientôt une occasion de servir ses frères se présenta à lui. Il apprit qu’une vieille femme, qui l’avait autrefois bercé sur ses genoux, était fort empêchée de mener paître ses trois chèvres et son âne. Elle était fatiguée, malade : chaque jour la marche lui devenait plus pénible. Barsabas obtint qu’elle lui remît le soin de son petit troupeau. Tous les matins, au lever du soleil, il s’en allait avec ses nouveaux compagnons, en quête de quelque creux des collines où l’herbe fût verte et la feuillée épaisse. Parfois l’âne, qui avait l’humeur fantasque, se mettait à courir, ou bien encore refusait d’avancer. Parfois l’une des chèvres tombait dans un ravin, et Barsabas était forcé d’y descendre à sa suite. Mais il acceptait en souriant ces faciles épreuves. Et, au total, revoyant ses péchés, peu s’en fallait qu’il ne s’étonnât de l’excès d’indulgence de son divin maître. Depuis longtemps, en effet, il ne se souvenait pas d’avoir connu une vie aussi heureuse : depuis le jour où il s’était cru appelé à convertir le monde.

« Quelle douce vie, songeait-il, quelle paix en moi et autour de moi ! La bleu du ciel s’argente de nuages transparents ; le parfum des fleurs fait chanter les cigales ; et voici mon chevreau noir qui accourt en bêlant, pour que je lui apprenne à sauter par-dessus mon bâton ! De ces chères créatures confiées à ma garde, il n’y en a pas une dont les pensées ne me soient familières. Je lis dans leurs yeux comme dans un livre : et, bien que ni elles ni moi ne puissions nous parler, je pénètre en elles sans ombre d’effort ; tandis qu’à Rome, avec toute ma science, l’âme de mes plus proches amis me restait fermée ! » Et il voyait alors que, pour pénétrer dans l’âme d’autrui, le moyen n’était pas de connaître les langues, ni les mœurs, ni l’histoire, mais simplement de s’oublier soi-même et d’aimer autrui.

Ainsi s’écoulèrent de tranquilles années, jusqu’à ce qu’un matin Barsabas, en s’éveillant, ne se sentit plus la force de se lever de son lit. Il comprit aussitôt que son maître avait achevé de lui pardonner. Et peut-être même ce pardon lui fut-il confirmé par un autre signe : car sa femme a raconté plus tard que, au moment où elle venait près de lui, elle l’avait entendu disant à voix haute, en patois galiléen, et avec son naïf accent de jadis : « Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit béni ! » Mais le fait est que, ni à sa femme, ni à sa mère, ni à ses amis accourus en foule à son chevet, il ne parla autrement que par signes ; et il n’eut pas besoin d’une autre langue pour leur exprimer, de la façon la plus claire et la plus touchante, combien il était certain de se retrouver bientôt avec eux, dans un monde où Dieu ne pourrait manquer de leur concéder, à jamais, un village et des collines semblables aux leurs.

Puis il s’éteignit doucement, tranquillement, comme un enfant s’endort. Et, si les hasards d’une excursion vous conduisaient dans le village de Galilée où il a vécu les seules années vivantes de sa vie, les habitants ne manqueraient pas de vous répéter l’histoire de ce Juste à qui son divin maître, après lui avoir accordé la grâce de parler toutes les langues, avait daigné accorder la grâce, plus précieuse encore, de trouver le repos et le bonheur sans en parler aucune.

 

 

Teodor de WYZEWA, Contes chrétiens, 1900.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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