Les disciples d’Emmaüs

OU LES ÉTAPES D’UNE CONVERSION

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Teodor de WYZEWA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À MONSIEUR ANATOLE FRANCE.

 

 

13. Or voici que deux des disciples allaient, ce jour-là, vers une ville nommée Emmaüs, qui était à soixante stades de Jérusalem ;

14. Et ils se parlaient entre eux de tous les événements qui s’étaient produits.

15. Et, pendant qu’ils s’entretenaient et se plaignaient, voici que Jésus lui-même, s’approchant, se mit à marcher avec eux :

16. Mais leurs yeux étaient retenus, et ils ne le reconnaissaient pas.

17. Et il leur dit : « De quoi vous entretenez-vous ainsi, tout en marchant ? Et de quoi vous affligez-vous ? »

18. Et l’un d’eux, nommé Cléophas, lui répondit : « Es-tu donc, toi seul, si étranger à Jérusalem que tu ne saches pas les faits qui s’y sont produits ces jours derniers ? »

19. Il leur demanda : « Quels faits ? » Et ils répondirent : « Ne sais-tu pas ce qui est arrivé à Jésus de Nazareth, qui était un grand prophète, puissant en œuvres et en paroles, devant Dieu et devant tout le peuple ?

20. « Et ne sais-tu pas comment les chefs des prêtres et nos princes l’ont condamné à mort et crucifié ?

21. « Et nous, nous espérions qu’il allait racheter Israël ! Mais maintenant trois jours se sont déjà passés depuis qu’il est mort !

22. « Et voici que des femmes, d’entre les nôtres, nous ont encore effrayés ! Car, avant le jour, elles sont allées au tombeau de Jésus,

23. « Et, n’ayant plus trouvé le corps, sont revenues nous dire qu’elles avaient eu la vision d’anges qui leur disaient que Jésus était vivant.

24. « Sur quoi quelques-uns des nôtres se sont rendus au tombeau ; et ils y ont tout trouvé tel que ces femmes l’avaient dit ; mais lui, Jésus, ils ne l’ont point trouvé ! »

25. Alors Jésus leur dit : « Ô insensés ! Comme vos cœurs sont paresseux à croire à ce qu’ont annoncé les prophètes !

26. « Est-ce que ce n’était point chose nécessaire que le Christ souffrit tout cela, afin d’entrer ainsi dans sa gloire ? »

27. Et, commençant par Moïse et citant tous les prophètes, il leur interprétait, dans toutes les Écritures, ce qui y était dit à son sujet.

28. Cependant ils approchaient de la ville où ils allaient. Et Jésus feignit d’avoir à aller plus loin.

29. Mais ils le retinrent, en disant : « Reste avec nous, car voici le soir qui tombe et la journée qui s’achève ! » Et il entra avec eux dans une hôtellerie.

30. Et voici que, s’étant mis à table avec eux, il prit un pain, le bénit, le rompit, et le leur tendit.

31. Et, leurs yeux s’étant rouverts, ils le reconnurent. Et aussitôt il disparut à leurs yeux.

32. Et ils se dirent l’un à l’autre : « Comme notre cœur brûlait en nous, sur la route, pendant qu’il nous parlait et nous éclaircissait les Saintes Écritures ! »

33. Puis, s’étant relevés, ils revinrent aussitôt à Jérusalem, où ils trouvèrent rassemblés les Onze, ainsi que ceux qui étaient avec eux.

(Évangile selon saint Luc, XXIV.)

 

 

 

 

 

 

I

 

LES PARABOLES

 

 

Si quelqu’un veut me suivre,

qu’il renonce d’abord à soi-même !

(Saint Matthieu, XVI, 24.)

 

 

Sortis de Jérusalem au plus chaud de l’après-midi, les deux disciples marchaient tristement sur la route de Samarie. Tous deux allaient pieds nus, vêtus de pauvres manteaux rapiécés : ils portaient sur l’épaule leur besace vide, accrochée au bout d’un bâton. Leurs cheveux et leur barbe étaient si incultes, et leur visage si imprégné de poussière, qu’on les aurait pris pour de vieux vagabonds. C’étaient pourtant deux jeunes hommes : le grand, Cléophas, avait trente ans ; l’autre, le gros Siméon, à peine vingt-cinq. Et tristement ils s’entretenaient des fâcheuses suites qu’avaient eues pour eux la mort de Jésus.

Mais soudain tous deux s’arrêtèrent, effrayés.

Un homme était là debout, appuyé sur son bâton, qui les regardait et paraissait les attendre. Oui, sans doute, il les attendait : car tout de suite il les salua, reprit sa besace qu’il avait posée à terre, s’avança vers eux, et fit mine de vouloir les accompagner.

Anxieusement ils l’examinèrent des pieds à la tête. Cléophas, ancien scribe de synagogue, se disait que ce devait être un émissaire du sanhédrin, qui le guettait pour le ramener à Jérusalem : on savait qu’il était le plus intelligent et le plus instruit, parmi les disciples du Nazaréen ; on avait résolu de s’emparer de lui. Siméon le cordonnier ne se faisait pas tant de raisons ; mais il devinait bien, au contraire, que c’était à lui qu’on en avait. Il se voyait perdu ; il maudissait Cléophas, qui avait causé tout son malheur en le forçant jadis à quitter Capernaüm, son pays, pour suivre Jésus en Judée. Et comme leur esprit était occupé à ces réflexions pendant qu’ils examinaient l’inconnu, celui-ci leur sembla un homme de méchante figure, mûr et trapu, avec un regard sournois.

Aussi ne répondirent-ils pas à son salut, ni aux questions qu’il leur adressa. Et bientôt, n’osant le congédier, ils se mirent à courir pour se délivrer de sa compagnie. Mais il courut avec eux. Il leur vantait la bienfaisante fraîcheur de cet air du soir qui descendait sur eux. Il les invitait à se réjouir de la pureté du ciel, où s’allumaient les premières étoiles. Sa voix était si douce que, plusieurs fois, ils se retournèrent tandis qu’il parlait, croyant entendre un chœur d’anges qui chantaient au loin, derrière eux. Et, le gros Siméon s’étant heurté contre une pierre, dans l’élan de sa course, l’étranger le retint par le bras, l’empêcha de tomber.

Depuis longtemps déjà ils marchaient, sans ralentir le pas, lorsque Siméon s’aperçut que les pieds de son nouveau compagnon étaient rouges de sang, qu’il tenait la main à son côté comme s’il y avait été blessé, et que sa besace semblait bien lourde, sur son épaule. Il pensa d’abord à se réjouir de sa découverte ; mais il eut beau faire, il souffrait de voir souffrir cet homme, pourtant son ennemi. Il marcha encore un moment, puis il prit la besace de l’étranger, la mit sur son épaule avec la sienne, au bout de son bâton.

La besace était lourde, en effet ; mais à peine Siméon l’eut-il prise qu’il sentit que tout son corps, et ses jambes, et son cœur, étaient devenus plus légers. Lui qui tout à l’heure tremblait, écrasé sous le poids de sa frayeur, il avait maintenant tout oublié de lui-même ; il ne pensait plus qu’à savoir d’où venaient à l’étranger les blessures de ses pieds et cette plaie au côté. Il en oublia jusqu’à sa mauvaise humeur contre Cléophas.

– Frère, lui dit-il tout bas, marchons moins vite, et donne ton bras à ce malheureux ! Vois-tu comme il est faible, et comme il a peine à mettre un pied devant l’autre ?

Et Cléophas sentit, lui aussi, un grand souffle rafraîchissant qui pénétrait en lui. La vue de cette misère dissipait ses méfiances.

– Appuie-toi sur moi, homme, et marchons moins vite ! dit-il.

Mais lorsqu’ensuite l’étranger s’informa du but de leur voyage, le souvenir de leur détresse leur revint à l’esprit. Encore n’éprouvaient-ils désormais qu’un besoin de se plaindre, de montrer à cet inconnu qu’ils avaient droit, eux-mêmes, à sa compassion.

– Amis, dit alors l’inconnu, de quoi vous entreteniez-vous, tout à l’heure, quand je vous ai rencontrés ? Et pourquoi êtes-vous tristes ?

Le malheur de Cléophas était si grand que chacun, lui semblait-il, devait en savoir le motif.

– Es-tu donc si étranger à Jérusalem que toi seul tu ignores les choses qui s’y sont passées ? répondit-il d’un accent un peu dur.

– Et quelles choses ?

– Mais ce qui est arrivé à Jésus de Nazareth ! Ah ! c’était un prophète puissant en œuvres et en paroles, devant le peuple et devant Dieu ! Or les prêtres et les magistrats l’ont livré pour être condamné à mort, et il y a trois jours qu’on l’a crucifié. Sache donc que j’étais le premier de ses disciples. Il nous avait promis de délivrer Israël...

– Et de nous ressusciter du tombeau après s’être ressuscité lui-même ! – ajouta Siméon. – Et voilà trois jours qu’il est mort ! À Jérusalem, on nous cherche pour nous pendre. À Capernaüm, dans notre pays, où nous retournons, chacun va se moquer de nous. Pourvu seulement qu’on ne nous rejoigne pas en chemin ! Nous voulions partir dès hier ; mais des femmes nous ont dit qu’elles étaient allées à l’endroit où on l’a enterré, et qu’elles avaient trouvé le sépulcre vide. Même elles auraient rencontré là un ange, qui leur aurait dit que Jésus était vivant. Alors je suis allé hier soir au tombeau : le tombeau était vide, en effet, mais pas l’ombre d’un ange, et personne n’a rien vu. On aura enlevé ses restes pour nous empêcher d’y aller prier ! Ah ! vois-tu, nous en sommes pour nos frais ! Il est bien mort ; et, à nous, Dieu sait ce qui va nous arriver !

– S’il était vivant, comme l’affirment ces femmes, tout de suite je l’aurais vu ! – reprit Cléophas. – Il n’y avait que moi qui le comprenais. J’ai beaucoup étudié, depuis l’enfance ! J’ai été second scribe à Capernaüm. Je sais lire, écrire, je sais tout. Si Jésus vivait, mais il serait là en ce moment, à m’écouter comme tu m’écoutes ! C’est des idées de femmes, tout cela ! Bon pour des ignorants comme Siméon, de croire à leurs inventions ! Moi, d’ailleurs, jamais je n’ai été complètement dupe de ce que nous disait le Nazaréen. Il y avait ses miracles, les malades guéris, les morts ressuscités : c’est cela qui me retenait. Mais tous ces discours nouveaux, bizarres, incompréhensibles ! Et ce dédain de l’instruction, et ce goût pour la mauvaise compagnie !

– Oui, c’est vrai ! fit Siméon. Moi-même, souvent j’ai failli douter de lui, en le voyant si familier avec moi. Il me parlait comme à son frère ! Un homme qui se disait le descendant de David !

Mais l’étranger interrompit leurs doléances et prit la parole, à son tour. Il avait connu, lui aussi, Jésus de Nazareth. Il l’avait naguère rencontré en Galilée ; et l’autre jour il l’avait revu, traîné par des soldats dans une rue de Jérusalem, les épaules couvertes d’un linge écarlate, les mains liées, le front saignant sous des épines. Il croyait fermement que Jésus était le Fils de Dieu, et ressusciterait du tombeau suivant sa promesse. Sa voix restait douce comme un chant du ciel ; mais sans cesse ses paroles devenaient plus fermes, blâmant les deux voyageurs de leur peu de foi.

– Insensés, disait-il, pourquoi votre cœur est-il si rétif ? Ne savez-vous pas ce qu’ont annoncé les prophètes ? Jésus ne devait-il pas souffrir comme il a souffert, afin d’entrer ainsi dans sa gloire ?

Puis, commençant par Moïse et continuant par tous les prophètes, il leur expliquait dans les Écritures ce qui concernait Jésus.

Ses explications ravirent Cléophas, qui se piquait de savoir toutes les Écritures, de pouvoir même les réciter à l’envers, en prenant par la fin. Il compléta quelques-unes des phrases que citait l’étranger, il en cita d’autres, encore plus probantes, à son gré. Il était heureux de montrer son érudition à un homme aussi érudit.

Siméon, lui, écoutait avec la mine recueillie qu’on lui avait vue jadis aux discours de Jésus.

Il était ébloui, entraîné, convaincu. De temps en temps seulement il songeait qu’il n’avait rien mangé depuis le matin, que sa besace était vide, et que le froid de la nuit allait le surprendre sur la route.

Et, quand on fut arrivé au bourg d’Emmaüs, il n’y tint plus. Il interrompit ses compagnons, leur proposa d’entrer dans une auberge pour se restaurer.

– Ami, dit-il à l’étranger, voici ta besace ! Nous allons, Cléophas et moi, nous arrêter ici jusqu’à demain. Mais toi, est-ce que tu comptes marcher toute la nuit, avec tes pieds malades, sous ce vent glacé qui souffle du fleuve ? Entre du moins te chauffer et prendre haleine un moment !

– Oui, entre avec nous, dit Cléophas, nous poursuivrons notre entretien ! C’est une telle consolation pour moi, dans ma détresse, de pouvoir causer avec un homme qui m’entende ! Entre sans crainte, personne ne te dira rien, et, si tu ne veux pas manger, tu n’auras rien à payer !

Mais l’étranger paraissait résolu à continuer son chemin.

– Ami, lui dit alors Siméon se penchant à son oreille, nous t’offririons bien de manger avec nous, mais il nous reste à peine trois drachmes, et la route est longue jusqu’à Capernaüm. N’aie pas mauvaise idée de nous, malgré cela, et viens te distraire un moment encore avec nous ! Vois quel bon feu nous attend, là-bas, dans la grande salle ! Et puis nous saurons bien nous arranger pour te trouver un gîte, sans qu’il en coûte rien à toi ni à personne !

Sur ces mots, l’étranger se décida à entrer. Cléophas et Siméon eurent tous deux l’impression comme de dangers où ils auraient échappé. Ils le prirent chacun par un bras et le conduisirent dans la grande salle ; justement une table y était servie, propre et gaie, sous la lampe. Et ils se demandèrent comment ils avaient pu, au premier abord, si mal juger leur nouvel ami. Tout entiers maintenant à l’espoir d’une bonne soirée de repos, ils le considéraient de leurs yeux riants : c’était un jeune homme, un beau jeune homme frêle et timide, avec un regard innocent. Ils reconnaissaient en lui, exactement, le compagnon qu’il leur fallait pour une libre causerie avant la couchée, le dos au feu et le ventre à table.

Un jeune domestique vint s’informer de ce qu’ils voulaient. Ils commandèrent un plat de poisson, et se firent apporter, en attendant, du pain et de l’eau. L’étranger, assis un peu à l’écart, les regardait manger...

Bientôt l’entretien reprit, coupé seulement de temps à autre par le bruit des verres qu’on reposait sur la table. Siméon, « pour mieux entendre », disait-il, avait entr’ouvert son manteau. Cléophas récitait des textes sacrés, de sa belle voix grave qui s’enflait vers la fin des phrases. Mais l’étranger n’en était plus aux textes sacrés. Il rappelait à ses amis les discours de Jésus, ces singulières paraboles, simples et subtiles, dont le sens restait caché aux sages et se dévoilait aux enfants.

Il en savait deux que, sans doute, ils ignoraient. Il s’offrit à les leur dire. Et sa voix était devenue d’une douceur si touchante que Cléophas lui-même avait cessé de parler. Siméon et lui vinrent s’asseoir près du feu ; et l’étranger leur répéta les deux paraboles, pendant que le domestique s’occupait à essuyer les miettes de la table et à servir le poisson.

Il leur dit d’abord :

 

Un savant homme vivait à Jérusalem, sous le roi David. Pour se consacrer tout entier à l’étude, il avait refusé de se marier, il avait renoncé à un emploi dans le temple, qui lui rapportait honneurs et profits. Il ne pensait ni à boire ni à manger. Du matin au soir, il étudiait. Il était très vieux, mais il étudiait toujours. Ses voisins, le voyant détaché du monde, le vénéraient comme un saint, et de tout le royaume les docteurs venaient à lui pour le consulter.

Or il entendit dans son sommeil une voix qui lui disait : « Si tu ne deviens pas encore plus savant que tu n’es, tu n’entreras pas au royaume des cieux ! »

Alors il se rappela qu’un savant homme vivait en Égypte, qui avait la réputation de savoir toutes choses. Et il se mit en route pour le consulter.

Il rencontra sur son chemin un chien qui criait : une épine lui était entrée dans la patte, et il ne parvenait pas à l’enlever. Mais le savant homme était si pressé d’arriver au but de son voyage qu’à peine il entendit les cris de ce chien. Et il poursuivit sa route, et le sage d’Égypte lui apprit tout ce qu’il savait.

Et voici que, dans la nuit de son retour à Jérusalem, il fut saisi d’une fièvre : et il sut qu’il allait mourir, car il connaissait les noms et les caractères de toutes les maladies. Et voici que de nouveau il entendit la voix, et la voix lui dit : « Tu n’entreras pas au royaume des cieux, puisque tu n’as pas réussi à devenir plus savant que tu n’étais ! »

Et il mourut, et il n’entra pas au royaume des cieux : car il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus.

 

La voix de l’étranger était si douce, pendant qu’il parlait, qu’elle semblait aux deux voyageurs une musique d’anges maintenant toute proche, flottant parfumée d’encens, autour d’eux. Leurs yeux étaient remplis de tendres lumières, leurs poitrines haletaient et leurs jambes tremblaient. Le jeune domestique lui-même n’avait pu rester indifférent à la surnaturelle douceur de cette voix. Il avait laissé sur la table le poisson à moitié servi, et s’était adossé au mur, les yeux fixés sur les yeux de l’étranger.

Et l’étranger leur dit une seconde parabole :

 

Un mendiant vivait à Jérusalem, sous le roi David. C’était le dernier des mendiants. Il était bossu et boiteux des deux jambes, et les passants crachaient sur lui, dans la rue, pour se divertir.

Or un jour il vint aux portes du palais d’un prince, dont la femme était la plus belle femme du royaume. Et il dit aux domestiques qu’il était venu pour donner un baiser à la femme du prince. Et les domestiques le chassèrent à coups de bâton, et leurs enfants crachèrent sur lui, et leurs chiens le mordirent aux jambes.

Mais le mendiant s’assit devant la porte du palais. Et bientôt il vit s’approcher des seigneurs amis de la maison, et il leur dit qu’il était venu pour donner un baiser à la femme du prince. Et les seigneurs le plaisantèrent sur sa laideur et sa bêtise, après quoi ils lui jetèrent une aumône et entrèrent dans le palais.

Mais le mendiant resta assis devant la porte. Et bientôt il vit s’approcher le prince lui-même. Et il lui dit qu’il était venu pour donner un baiser à la princesse, sa femme. Et le prince, touché de sa misère, lui parla doucement : « Ami, quelle folie t’a germé dans la tête ? Ne sais-tu pas que la loi nous défend de lever les yeux sur la femme de notre prochain ? Tiens, voici tout l’argent de ma bourse : prends-le, et amuse-toi suivant ton plaisir ! »

Mais le mendiant refusa l’argent et dit au prince : « Jamais je n’ai vu une femme si belle. Je suis un pauvre homme, je n’ai besoin d’aucun plaisir. Seuls les yeux de la princesse me brûlent le cœur, depuis que je l’ai vue, comme des charbons enflammés, et je vais mourir si je ne lui donne pas un baiser. »

Et le prince lui répondit : « Ami, tu auras donc ce que tu désires. Et que Dieu te juge, si tu agis contre sa loi ! » Et il alla prendre par la main sa jeune femme, qui était plus parée et plus belle que les fleurs des bois ; et il l’amena au mendiant pour qu’il lui donnât un baiser. Et il y eut grande joie dans le ciel : car beaucoup sont appelés, mais peu sont élus. Que celui qui a des oreilles, entende !

 

L’étranger se tut. Les deux voyageurs se tinrent quelque temps encore près du feu, puis, quand le domestique fut sorti, ils reprirent leur place devant la table. Ils se sentaient inondés d’un bien-être délicieux, et l’odeur du poisson avait réveillé leur faim.

Mais, au moment où ils se remettaient à manger, un soupir leur fit dresser la tête. Et ils virent que l’étranger s’était affaissé sur son siège, exsangue, la bouche entr’ouverte. Ils virent que ses pieds saignaient, aussi son flanc, percé comme d’un coup de flèche. Alors ils se dirent que, pendant qu’ils s’enchantaient à l’écouter, il rendait, lui, ses dernières forces ; et une angoisse les saisit.

Ils ne pensèrent plus à leur faim, ni au vide de leur bourse, ni à rien d’autre qu’à la misère de ce malheureux. Cléophas courut vers lui pour le ranimer, Siméon commanda pour lui une ration de vin, et lui offrit son pain. L’étranger revint à lui : il prit le pain que lui tendait Siméon et le rompit, sous leurs regards pleins de pitié.

Et, comme c’était la première fois que les deux disciples regardaient leur compagnon de route en pensant à lui et non pas à eux-mêmes, pour la première fois ils le virent tel qu’il était.

Et ils découvrirent alors que leur compagnon de route était Jésus, leur divin Seigneur, ressuscité du tombeau.

Ils se jetèrent à genoux pour l’adorer ; mais déjà il avait disparu.

Un moment ils restèrent immobiles, agenouillés sur le sol, la tête dans les mains. La douce musique de la voix résonnait maintenant tout en eux, parfumée d’encens. Leur âme était pénétrée de foi et de bonheur. Et, perdant le souvenir de leurs faiblesses passées, ils se dirent l’un à l’autre : « Frère, notre cœur ne brûlait-il pas dans notre poitrine, tandis qu’il nous parlait sur la route, occupé à nous expliquer les saintes Écritures ? »

Et aussitôt ils se relevèrent, sortirent de l’auberge, laissant leur bourse sur la table, se remirent en chemin pour rentrer à Jérusalem. La soif sacrée du martyre s’était emparée d’eux. Sous le vent froid de la nuit, ils allaient. Jamais ils n’arriveraient assez tôt pour confesser leur foi, convertir les infidèles, et périr sur la croix !

Ils songèrent pourtant, au bout d’un instant, qu’il leur faudrait d’abord réveiller les onze apôtres, et leur annoncer l’incroyable rencontre. Car eux seuls avaient eu la preuve du miracle : c’est à eux les premiers que Jésus s’était montré : c’est eux qu’il avait choisis pour révéler au monde sa résurrection !

Cette idée leur vint en même temps à tous deux. Oui, c’est eux que le Seigneur avait choisis, eux seuls, parmi la troupe des disciples ! Aux femmes il avait fait voir son sépulcre vide, et les anges qui le gardaient : mais à eux seuls il s’était fait voir lui-même ! Et, à mesure qu’ils y pensaient davantage, ils se sentaient remplis d’une reconnaissance plus vive pour cette faveur de leur maître.

Et, à mesure qu’ils y pensaient davantage encore, l’orgueil s’installait dans leur cœur à côté de la reconnaissance. Eux, eux seuls, c’est eux qu’il avait choisis ! De telle sorte qu’au détour du chemin, à l’endroit même où ils avaient tout à l’heure rencontré l’inconnu, tous deux furent illuminés d’une certitude commune : ils comprirent qu’ils étaient désormais les deux élus d’entre les élus, les mandataires suprêmes de Jésus. Pourquoi leur serait-il apparu comme il l’avait fait, s’il ne les avait pas tenus pour les premiers de ses disciples ? Pourquoi, tandis qu’il laissait les Onze se morfondre dans le doute et le chagrin, pourquoi aurait-il pris la peine de les attendre au bord de la route, et de s’attarder si longtemps en leur société ?

– Ah ! frère, dit enfin Cléophas, je me sens indigne de ce choix ! Quand je pense que le Seigneur m’a préféré à Pierre, qui se croyait déjà le chef de l’Église, à Jean qui se vantait d’être l’élève bien-aimé ! Je connaissais mieux, certainement, la loi et les prophètes ; j’étais plus sage et plus érudit. Mais avec tout cela je ne voyais en moi que le plus humble des pécheurs. Et voilà qu’il m’a choisi ! Te rappelles-tu de quels yeux pleins d’une tendre tristesse il m’a regardé tandis qu’il rompait le pain ?

– Il ne t’a pas regardé plus que moi ! – répartit Siméon, tris piqué. – Ah ! vraiment, c’est trop de vanité ! Mais rappelle-toi donc plutôt comment tu l’as traité lorsqu’il nous a rejoints sur la route : tu lui as adressé de dures paroles, tu t’es mis à courir pour l’empêcher de te suivre ! Il n’y a que moi qui aie eu pitié de lui. J’ai pris sa besace quand je l’ai vu fatigué ; c’est moi qui l’ai décidé à entrer dans l’auberge. Et, quand j’ai failli faire un faux pas, ne m’a-t-il pas retenu ?

– Malheureux ! cria Cléophas, mais tu es fou ! Sais-tu seulement lire et écrire ? Que sais-tu ? Mais on te rirait au nez, si tu osais dire que c’est toi que Jésus a choisi ! Malheureux ! tu ne comprends donc pas que c’est par charité que nous te gardions parmi nous ? Es-tu capable seulement de réciter la série des rois de Juda !

– Laisse-moi en paix avec tes railleries, pédant de synagogue ! répondit Siméon. J’ai bien vu, aujourd’hui encore, que le Seigneur s’adressait aux ignorants tels que moi, et non pas aux scribes de ta sorte. Les scribes, il les détestait. « Race de vipères ! » disait-il. Ah ! jamais il n’a si bien dit !

Et ils continuèrent à se disputer. Et, à mesure qu’ils s’échauffaient davantage, chacun des deux apercevait plus clairement les motifs qui lui avaient valu, à lui seul, la faveur du choix divin.

Aux portes de la ville, le débat devenait si vif que Cléophas fut sur le point de se jeter sur son compagnon ; mais il le vit lui-même si furieux qu’il crut mieux faire de se tenir tranquille. Et ils marchèrent côte à côte, très vite, sans se dire un mot.

Et quand ils sortirent de l’assemblée des Onze, une heure après, ils se séparèrent sur le seuil, mortellement fâchés.

 

 

 

 

II

 

LES GRAINS PERDUS

 

 

D’autres grains tombèrent sur un sol pierreux,

où ils n’avaient pas beaucoup de terre,

et ils levèrent aussitôt, parce que la terre était peu profonde.

Mais, le soleil ayant brillé, la plante,

brûlée de ses feux et n’ayant pas de racines, sécha.

D’autres grains tombèrent parmi les épines,

et les épines crûrent et les étouffèrent.

(Saint Matthieu, XIII, 5, 6, 7 et 8.)

 

 

Trente ans s’étaient écoulés depuis la miraculeuse résurrection de Notre-Seigneur Jésus ; et déjà ses Apôtres avaient semé aux quatre coins du monde la divine semence qu’il avait laissée dans leurs mains.

Par une claire matinée de printemps, un mendiant s’avançait, tout inondé de sueur et traînant les pieds, sur le petit chemin qui mène d’Arad à Thamara, en Idumée, à travers les sèches collines du Désert de Juda. Le pauvre mendiant ! C’était l’âge, sans doute, qui avait voûté son dos, aplati son ventre, dégarni son crâne et sa bouche ; mais était-ce l’âge aussi qui avait rongé l’un de ses yeux et la moitié de son nez, et qui avait parsemé son visage de taches sanguinolentes, et qui avait tordu les os de ses petites jambes ? Rien n’était lamentable à voir, en tout cas, autant que cet ancien gros homme dégonflé et raccourci, qui clopinait sur la route en gémissant à chaque pas. Et le spectacle n’était pas non plus sans quelque chose de comique, qui valait à l’infortuné les rires et les huées de tous ceux qui le rencontraient. Car cette vivante ruine, tête nue et pieds nus, portait sur ses épaules un long manteau somptueux, mais trop lourd pour la saison, et sali, et plein de trous, sans compter qu’on y voyait, cousus par places dans le plus extravagant désordre, des bouts de méchants galons dorés et argentés qu’on aurait dits ramassés dans une ornière et piqués là, au hasard. Ces galons disparates, et deux bagues en métal grossier sur les doigts crasseux du mendiant, c’était cela qui tout de suite forçait à rire quand on l’apercevait : cela, et aussi la manière dont, à tout instant, il portait la main à ses reins, comme s’il venait d’être battu. Et puis enfin sa misère, dans l’ensemble, était de celles qui amusent : on sentait qu’il avait dû lui-même s’amuser beaucoup pour se l’attirer si complète.

Il marchait, inondé de sueur et traînant les pieds. Quand on riait sur son passage, d’abord il se fâchait, mais il finissait par sourire. Et l’on s’éloignait sans lui rien donner, car son pauvre sourire faisait peur.

Au bas d’une montée il s’arrêta, s’assit dans le fossé de la route. Et voici qu’il vit venir de son côté un grand vieillard si piteux et si drôle qu’il ne put s’empêcher d’en rire, comme on avait ri de lui-même. Celui-là appartenait à l’espèce des vieux maîtres d’école. Il avait un nez crochu, une barbe desséchée, un cou mince et long comme une tige de bambou. Il gardait ses deux yeux, mais si usés et si pleins de mite qu’il pouvait à peine les ouvrir. Une dizaine de cheveux gris, sans doute les seuls qui lui restaient, formaient une façon de clôture autour d’un vieux linge verdâtre qu’il s’était collé sur le haut du crâne. On devinait qu’il avait été destiné par la nature à être maigre, mais qu’une vie sédentaire l’avait boursouflé, jaunissant sa peau. Et le malheureux semblait atteint de quelque maladie singulière. Avez-vous jamais vu, dans une cour de collège, des élèves révoltés contre leur principal ? Ils refusent de lui obéir, gambadent quand il leur commande de rester en repos, courent à droite quand il leur dit à gauche. C’est tout à fait de cette manière que se comportaient les membres du vieillard. Ils semblaient révoltés contre lui. Sa tête se balançait à l’extrémité de son interminable col, capricieusement, avec des grâces indolentes. Ses bras se mouvaient suivant leur fantaisie, sans s’inquiéter des ordres qu’il leur donnait. Et ses jambes s’avançaient par des saccades soudaines, comme si leur ressort intérieur, à tout instant, se fût démis. Et tout cela, tout jusqu’à la guenille qui lui servait de manteau, tout cela était empreint d’une gravité solennelle : le témoin le plus grincheux en eût été déridé.

Aussi le petit vieillard riait-il, en se frottant les reins, pendant que cette autre ruine flageolait sur la route. Mais tout à coup il s’arrêta de rire, leva en l’air ses bras informes, et, si vite qu’il put, il courut se placer sur le passage du vieux professeur. Puis tous deux s’examinèrent soigneusement, et puis, s’étant reconnus, ils crièrent :

– Cléophas !

– Siméon !

Trente ans ils ne s’étaient point revus ; ils avaient eu le temps de se pardonner leurs griefs. Assis maintenant côte à côte, dans le fossé du chemin, ils continuaient à se regarder. Et chacun, considérant la misère de l’autre, se consolait de sa misère. Jamais ils ne s’étaient sentis si proches, depuis la première nuit qu’ils avaient passée ensemble sur la route, jadis, aux portes de Capernaüm, avec les oreilles encore toutes pleines des paroles de Jésus, et le cœur tout embrasé du feu divin de ses yeux. Ils s’étaient juré, cette nuit-là, de marcher toujours la main dans la main, doux et humbles, soumis à ce merveilleux jeune homme qui avait daigné leur sourire.

S’étant relevés avec de grands efforts, les deux vieillards marchaient, la main dans la main. Ni l’un ni l’autre ne savait où aller, ni l’un ni l’autre ne possédait rien au monde.

Ils se promirent de ne plus se quitter. Ensemble ils mendieraient leur pain, au long des routes : la vie leur paraîtrait moins dure, et la mort moins lente.

Et, quand ils se furent bien habitués l’un à l’autre, ils se racontèrent la triste histoire de ce qui leur était arrivé, depuis qu’ils s’étaient séparés, le cœur plein de haine, à Jérusalem, sur le seuil de la maison de Marc, où demeuraient les Onze.

Siméon parla le premier. Il s’interrompait à tout moment pour gémir, pour se frotter les reins, pour essuyer la sueur de son crâne chauve. Le sentier montait devant eux, montait sans fin. Des rochers plantés de genêts leur cachaient le sommet de la colline. Plus d’une fois ils durent s’asseoir, plus d’une fois le cœur leur faillit, et ils eurent l’impression qu’ils allaient mourir.

Et voici ce que dit Siméon :

« Ah ! frère, Jésus m’a puni ! J’avais douté de lui sur le chemin d’Emmaüs, et il m’a fait expier mon péché. Car ces discours qu’il a tenus devant nous, dans l’auberge, eh ! bien, je vois maintenant qu’ils étaient destinés à ma perdition !

« C’est d’eux que m’est venu tout mon malheur.

« Tu te rappelles, n’est-ce pas, qu’il nous a dit, ce soir-là, deux paraboles ? La première, pour être franc, je ne l’ai guère comprise ; mais tout de suite, au contraire, j’ai compris la seconde, celle du mendiant qui avait donné un baiser à la femme du prince. Celle-là était assez claire : elle signifiait que toutes les vieilles défenses de la Loi étaient abolies, et que la seule loi, pour nous, devait être désormais de chercher notre plaisir. C’est, du reste, un enseignement que, depuis longtemps déjà, il m’avait semblé lire dans ses paroles. Tu te souviens ? Il nous dispensait des prières et des jeûnes, il pardonnait leurs péchés aux pires pêcheurs, il prenait sous sa protection les femmes adultères. Aussi ai-je deviné sur-le-champ le sens de sa parabole d’Emmaüs. Hélas ! je l’ai trop bien deviné.

« Et je me suis promis de m’affranchir de toute contrainte, à l’avenir, pour ne chercher d’autre but dans la vie que mon plaisir personnel. Rien de plus raisonnable, d’ailleurs, et de plus conforme à ma nature. J’avais des désirs, et quand je ne pouvais les satisfaire je souffrais, et quand je pouvais les satisfaire j’étais heureux. Le mendiant avait désiré donner un baiser à la femme du prince, et Jésus l’avait approuvé. Je résolus donc de consacrer mon temps à désirer toutes choses, et à satisfaire tous mes désirs.

« Mais je vis alors que tous mes désirs étaient subordonnés au désir d’être riche. Sans argent, impossible de rien avoir d’un peu agréable. Et, comme je songeais aux moyens de m’enrichir, un publicain de Jéricho, nommé Lévi, m’enseigna un moyen rapide et sûr dont lui-même tirait profit. Installé à Athènes, il avait demandé aux Athéniens de lui confier de grosses sommes d’argent, qu’il promettait d’employer à faire creuser un canal de la Mer Morte à la Grande Mer. Les bénéfices, disait-il, ne pouvaient manquer d’affluer ; ils seraient répartis entre les souscripteurs. Il avait ainsi obtenu de grosses sommes, qu’il avait employées, non pas à faire creuser un canal, mais à se construire une maison et à donner de belles fêtes. « Libre à toi, ajoutait-il, d’essayer le même moyen dans une autre ville ! » Et son idée me plut fort. Je lui demandai, cependant, si le moyen qu’il me proposait n’était pas quelque chose comme un vol. « Pas du tout, me répondit-il, car depuis vingt ans je le pratique, et chacun le sait à Athènes, ce qui n’empêche personne de me respecter. Et puis, comment serait-il question de vol quand les gens confient leur argent de plein gré, et quand les sommes sont si fortes ? »

« Rassuré par cette réponse, je m’en fus à Rome, et je suivis le conseil de Lévi. Je recueillis des sommes destinées, disais-je, à ouvrir et à exploiter des mines d’argent à Capernaüm. Cinq ans je vécus caché dans un misérable taudis du faubourg, vivant d’ordures, tout occupé seulement à ramasser de l’argent. Puis, au bout de ces cinq ans, je rachetai le palais d’un patricien endetté ; et je fis savoir que les mines de Capernaüm, en attendant qu’elles enrichissent tous mes souscripteurs, avaient déjà prospéré suffisamment pour m’enrichir moi-même. J’avais atteint mon but : je possédais plus de trésors que n’en posséda jamais le roi Salomon. Il ne me restait plus qu’à me créer des désirs, pour les satisfaire à mon gré.

« Mon seul vrai désir, vois-tu, le désir dominant de toute ma vie, c’était de bien manger. Ah ! le copieux repas que je me promettais pour mon premier jour de fortune ! Malheureusement, la vie de privations que j’avais menée dans les faubourgs m’avait endommagé l’estomac, de sorte que, ce fameux jour-là, précisément, il me fut impossible de rien avaler. J’avais ainsi usé mon corps en toute façon, pendant ces cinq ans ; et quand je voulus jouir enfin de ma jeunesse, à trente ans, je me trouvai plus vieux que ne l’était mon père à cinquante. Mais enfin je pouvais goûter aux mets les plus rares, et je n’y ai pas manqué. J’ai mangé des mélanges de viandes dont l’empereur Claude lui-même ne connaissait pas la recette : tous les jours mes cuisiniers m’en offraient de nouveaux, qu’ils inventaient pour moi. Et, ma foi ! je sens que j’aurais fini par y prendre plaisir. Je regrettais bien un peu que ma condition m’interdit de me faire servir, à la place de ces combinaisons précieuses, un bon plat de poisson salé avec des olives ; mais enfin, tu sais, on s’habitue à tout ! C’est mon estomac qui décidément s’est fâché. Était-ce l’effet de mes cinq années de privations ? Était-ce la présence, dans ces mets trop raffinés, de quelque élément indigeste ? Était-ce leur variété même et leur incessante nouveauté ? Je ne puis le dire. Mais il est sûr que, depuis vingt ans, il m’est impossible de rien manger. À peine si je me souviens encore de ce que c’est d’avoir de l’appétit. Le lait même, les œufs, rien ne me dit plus. Et figure-toi que, avec tout cela, un désir de mets nouveaux m’est venu, qui ne veut plus me quitter ! J’y pense sans cesse. J’ai toujours l’idée qu’on est en train de combiner quelque sauce qui, enfin, me ferait plaisir à goûter.

« Un autre de mes soins, quand je fus riche, fut de me commander de nombreux vêtements. Je pensais que rien n’était amusant comme de se sentir élégamment habillé. Je le pense encore : ne le penses-tu pas aussi ? Mais, – je ne vois pas trop comment t’expliquer cela, – jamais je n’ai pu me procurer le vêtement qu’il m’aurait fallu. Dès que je mettais une toge, j’en désirais une autre. Et si tu savais ce que j’ai eu d’ennuis avec mes tailleurs ! Toujours des modes nouvelles, ou bien un galon dont la couleur était mal assortie, ou des comptes trop chargés, et alors des chicanes à l’infini. Et les coquins se moquaient de moi, par-dessus le marché ! Tout le monde se moquait de moi ! Des toges qui coûtaient plus cher que chez nous des maisons ! Je te le dis, c’est Jésus qui m’a puni ! Car, enfin, il n’y a pas de plus vif plaisir que de porter de belles toges et de vivre dans le luxe, n’est-ce pas ? Je ne le sentais pas autrefois, à Capernaüm, mais maintenant, je le sens bien ! Que vais-je devenir, Cléophas mon frère, maintenant que je sens tout cela, et que je ne puis même plus trouver assez de vieux galons dans les fossés des routes pour garnir en entier le bas de ce vieux manteau ! »

Après s’être arrêté un moment pour sangloter et gémir, et pour se frotter les reins, Siméon reprit son récit :

« Les riches Romains achetaient des peintures et des statues : j’en ai acheté aussi. De cela je ne te parle pas comme d’un vrai plaisir : car mon intendant m’obligeait à acheter des œuvres où je ne voyais rien, et, celles qui m’auraient plu, il me défendait même de les regarder, comme étant d’un goût trop vulgaire. Mais quels tracas je me suis donnés pour former une collection ! J’ai acheté au poids de l’or une statue que chacun déclarait admirable : et, peu de temps après que je l’ai achetée, chacun l’a déclarée vilaine, et même ridicule. Ce n’est pas que la statue eût changé ; mais il paraît qu’elle avait été d’abord d’un certain Phidias, et qu’ensuite elle n’était plus de lui. Une fatalité, je te dis, une punition de Jésus ! Les autres sont si heureux de posséder des collections ! Ils en parlent avec tant d’orgueil et de joie ! Ah ! si je pouvais recommencer à me former une collection !

« Et si je pouvais recommencer à donner des fêtes, Cléophas ! Il n’y a pas de plus parfait bonheur. Hélas ! je n’ai pas su en jouir ! J’ai donné des fêtes dont l’apprêt m’a causé des mois de fatigue, et qui m’ont coûté des sommes incroyables. On est venu en foule dans mon palais, on a mangé et bu, et moi je suis resté debout, entre deux portes, sans pouvoir me reposer un moment. J’ai voulu au moins savourer la gloire mondaine que je croyais m’être acquise. J’ai écouté ce que l’on disait de moi : mes invités se racontaient l’histoire de ma fortune ; on raillait le mauvais goût de mon ameublement. On me méprisait et on se moquait de moi !

« Vois-tu, c’est la malédiction de Jésus qui pesait sur moi ! J’étais riche, et tout le plaisir de ma richesse allait aux autres, par-dessus ma tête. C’étaient les autres qui dégustaient les inventions de mes cuisiniers, qui regardaient mes statues, qui s’amusaient à mes bals. Et, au lieu de me remercier, ils me méprisaient et se moquaient de moi !

« J’ai désiré me marier. J’ai demandé la main de la plus belle et de la plus élégante parmi les jeunes filles des patriciens ; et tout de suite je l’ai obtenue, ce qui m’a valu une infinité de haines et de jalousies. Eh ! bien, il en a été de ma femme comme du reste : ce sont les autres qui en ont profité. Avec les autres elle était douce, spirituelle, gracieuse, belle tous les jours d’une beauté différente ; mais, à moi, elle me faisait voir qu’elle m’avait épousé parce que j’étais riche. Et jamais je n’oserais te dire comment elle me traitait.

« Elle est morte, heureusement ; et je me suis marié avec une jeune fille que j’avais découverte dans un village de Sicile. Celle-là ignorait le monde, elle me devait tout, je fus certain qu’elle allait m’aimer. Hélas ! la malédiction de Jésus pesait sur moi ! Car, pendant les premières semaines, l’enfant parut en effet, disposée à m’aimer ; mais, dès qu’elle vint à Rome, et qu’elle me vit si riche, et qu’elle vit les jeunes Romains si empressés auprès d’elle… mon pauvre ami, elle fut pire mille fois que ma première femme !

« Si bien que je finis par renoncer aux plaisirs du mariage. Je pouvais, avec mon argent, m’offrir les plaisirs de l’amour : ceux-là sont assurés, rapides, et ne trompent jamais. J’ai même trouvé une jeune Juive de Gabaon, une pure vierge, qui du premier coup s’est éprise de moi. Ah ! Cléophas, si tu l’avais vue ! Elle se suspendait à moi comme une chatte, elle me donnait des noms d’oiseaux, elle me demandait toute sorte de bijoux pour se faire plus belle et pour me plaire mieux. Elle embrassait mes valets pour les encourager à me bien servir. Hélas ! elle avait dans le sang je ne sais quoi de vicié, et je l’ai eu d’elle. Regarde mon nez et mes yeux, regarde ces taches sur mon front : ce sont les souvenirs qu’elle m’a laissés ! Et puis, impossible désormais de profiter de sa tendresse ! Elle était si gentille, si innocente, si câline ! Ah ! si seulement je pouvais la revoir ! Je l’appelle jour et nuit, du fond de mon cœur. Qu’est-ce que la vie, loin d’elle ? Cléophas, Cléophas mon frère, rends-la-moi ! »

Il parut à Cléophas que son vieil ami était devenu fou. Il s’était étalé à plat ventre dans le sentier brûlant ; il pleurait, et battait le sol de son crâne. Enfin, il reprit ses sens :

« Frère, dit-il, Jésus m’a puni. Trente ans j’ai cherché le plaisir, et mes recherches n’ont abouti qu’à m’accabler de misère. J’ai pourtant fini, il y a six mois, par découvrir la véritable source du bonheur. Puisque je possédais beaucoup d’argent, je n’avais qu’à songer à cela, et à m’en réjouir. J’amassai des monceaux d’or dans une salle de mon palais : je les contemplais, je les pesais, je les rangeais d’une caisse dans une autre. Encore un peu d’habitude, et je sentais que la vue de cet or allait me paraître délicieuse.

« Mais voici que mon palais fut envahi par des inconnus qui se jetèrent sur tous mes trésors, enlevant, par-dessus le marché, les manteaux de ma garde-robe, et mes meubles, et jusqu’à cette statue qui, cependant, avait cessé d’être belle. Oui, ces misérables m’ont tout pris. Si encore c’étaient les mêmes personnes qui, jadis, m’avaient confié leur argent pour les mines de Capernaüm ! Mais non, c’étaient des gens de rien, des esclaves, une foule dont je soupçonnais à peine l’existence. Ils m’avaient vu mener la vie luxueuse que je menais, ils s’étaient figuré que je m’amusais beaucoup, et comme ils savaient que, suivant ma religion, l’unique but de la vie était de s’amuser, ils avaient voulu s’amuser à leur tour. Ils se partagèrent tout ce que je possédais. L’un d’eux, un vieux tailleur aveugle, emporta sur son épaule mes plus beaux tableaux : « Rien n’est agréable comme les tableaux ! » criait-il. Après cela, il en tirera toujours autant de plaisir que moi. Et, quand on m’eut fout pris, on me chassa de ma maison.

« Et il me fallut quitter Rome : car, du jour où l’on sut que j’étais volé, on s’aperçut que j’étais un voleur, Je me suis enfui à Capernaüm ; mes parents étaient morts, les enfants de mes anciens amis refusaient de me reconnaître. Je suis reparti, et je vais, devant moi.

« Mais le plus affreux est que je suis dévoré de désirs, Cléophas, plus que jamais ! Je désire manger des oiseaux des Indes, et mon estomac ne consent pas même à digérer un morceau de pain. Je désire porter des manteaux de pourpre brodés d’argent, et mon corps est si infirme, et mon visage si laid, que tous les accoutrements ne feraient que me rendre plus ridicule. Je désire palper des monceaux d’or, et je n’ai plus assez de force pour gagner une drachme. Je désire respirer les parfums de l’Arabie, et je n’ai plus que la moitié de mon nez.

« Et avec ma figure, et ma bouche édentée, et mon crâne chauve, vois-tu, Cléophas, je désire, je désire passionnément les caresses des femmes ! J’ai rencontré hier, à Arad, une jeune paysanne qui puisait de l’eau ; je me suis rappelé la parabole de Jésus, et j’ai voulu l’embrasser. Elle m’a battu de ses deux poings, et son mari, qu’elle a appelé, m’a battu aussi. J’en ai les reins fracassés ! Soutiens-moi, Cléophas, je sens que je vais mourir ! »

Il était temps que Siméon s’arrêtât, car le pauvre homme suait, soufflait, grognait, rendait l’âme. Et Cléophas, de son côté, paraissait de plus en plus impatient de pouvoir se plaindre à son tour.

« Mon pauvre Siméon, – fit-il, après qu’ils se furent assis, – il y a longtemps que toute vanité a disparu de mon cœur. Ne te fâche donc point de ce que je vais te dire : mais ton histoire, vois-tu, m’a prouvé une fois de plus que tu étais une bête ! Car, des deux paraboles que nous a récitées Jésus, dans ce triste soir d’Emmaüs, tu as justement choisi celle qui n’avait aucune importance : c’était un de ces contes poétiques et touchants qu’il aimait à nous offrir, mais plutôt pour nous charmer et nous inviter au rêve que pour nous indiquer notre voie. Et c’est l’autre parabole, au contraire, qui avait un sens très précis. C’est elle que j’ai tout de suite comprise, et qui m’a guidé, pendant ces trente ans.

« Jésus m’a enseigné, ce soir-là, que la science était la clef du royaume des cieux : nul n’y entrera s’il n’est plus savant encore que le sage d’Égypte, qui croyait savoir toutes choses. Aussi bien était-ce là une vérité que j’avais toujours devinée ; car je comprenais que ce ne pouvait pas être sans motif, et simplement pour me bourrer la tête, qu’on m’avait fait apprendre tant de choses, depuis l’enfance. Je formai donc, en te quittant, la résolution de devenir le plus instruit et le plus intelligent des hommes : et j’ose dire, sans trop de vanité, que c’est ce que je suis devenu.

« Pendant que tu amassais à Rome les éléments de ta vaine et maudite fortune, je vivais, moi, à Alexandrie, recueillant les leçons des maîtres, acharné à m’instruire dans tous les ordres de sciences. Bientôt je me trouvai instruit dans toutes les sciences connues, dans d’autres même, que je créai. Et nuit et jour j’étudiais. Je n’avais ni amis ni maîtresses ; je n’avais qu’une quantité innombrable d’élèves.

« Et longtemps je me préparai à jouir du bonheur ; je sentais que je serais heureux tout à fait lorsque j’aurais appris et compris toutes les lois de la nature.

« Hélas ! j’avais, moi aussi, péché envers Jésus ! Un jour mes yeux s’ouvrirent, et ce fut la fin de ma joie. Je m’aperçus alors que ce que je prenais pour les lois de la nature n’était que de vaines formules. Nos pères avaient eu d’autres sciences, qu’ils avaient crues éternelles comme nous les nôtres : et c’est à peine si assez de traces nous en restaient pour alimenter notre moquerie. Je m’aperçus que toutes nos sciences reposaient sur de présomptueuses hypothèses : sur l’hypothèse que la nature était faite en vue de notre pensée ; sur l’hypothèse que ses lois étaient d’accord avec les habitudes de notre esprit ; sur l’hypothèse que les mouvements de la nature se reproduisaient d’une façon régulière et constante. Autant de chimères, mon pauvre Siméon, je m’en aperçus dès le jour où mes yeux s’ouvrirent. Et sans cesse je vis s’effondrer, sous des faits nouveaux, quelqu’une de ces lois soi-disant universelles que j’avais prétendu établir. J’avais affirmé que les miracles étaient des manifestations naturelles dont ma science saurait découvrir les lois ; et sans cesse je constatais que les manifestations en apparence les plus naturelles étaient des miracles encore, dont jamais aucune science ne découvrirait les vraies lois.

« Si du moins l’esprit pouvait être assuré de connaître les faits, à défaut de leurs lois ! Mais non, pas même cela n’est possible ! Les faits tels qu’ils nous apparaissent sont le produit de notre pensée : rien, absolument rien ne nous démontre qu’ils soient réels hors de nous. Rien ne nous permet de distinguer, une seule fois, le rêve de la réalité. Et, au commencement et à la fin de toute science, le mystère. Aucun moyen de deviner, par la science, l’origine ni le but de rien.

« Voilà ce que je vis, Siméon et la science pratiquée dans ces conditions me parut une duperie, et je me sentis honteux d’y avoir dépensé tant d’efforts. Je me consolais seulement à l’idée que si, ma science avait été vaine, du moins elle n’avait causé de dommage à personne.

« Or, au moment où je cherchais ainsi à me consoler, je relevai la tête, que j’avais tenue baissée sur mes livres pendant dix années. Et je vis avec terreur les résultats qu’avait produits, à mon insu, de par le monde, cette science, que je croyais incapable de nuire. Il me parut que la vie de millions d’hommes en était bouleversée. De ces formules que j’avais établies, les prenant pour les vraies lois des choses, mes élèves avaient tiré toute sorte d’applications pratiques. Ils s’en étaient servis pour construire des machines diverses, des voitures qui allaient plus vite que le vent, des roues qui faisaient à elles seules plus de travail que des centaines d’ouvriers. Les machines, vois-tu, c’est tout à fait comme ces boulettes de pain qu’on remplit de poison pour les jeter ensuite aux souris : les souris avalent le pain, et le poison les tue. Ainsi les hommes ne peuvent se défendre d’essayer ces machines, qui paraissent si belles et d’un usage si commode ; mais, dès qu’ils les ont essayées, ils en réclament d’autres plus belles et plus commodes, oubliant déjà les avantages qu’ils doivent à celles-là ; et à l’intérieur de ces machines un poison est caché, dont les hommes s’imprègnent sans le voir, et qui détruit en eux ce qui les faisait vivre. Car ces voitures vont trop vite, et ces roues font trop de travail. Le poison du nouveau désir est caché au fond des machines : il porte les hommes à ne plus se contenter ni du pays où ils sont nés, ni de la condition de fortune où le sort les a mis. Et c’est la lutte, la lutte sans pitié, tous les hommes se ruant à la conquête d’un bien-être supérieur, et toujours plus malheureux à mesure qu’ils s’y ruent davantage.

« Ah ! Siméon, j’ai tremblé lorsque j’ai vu l’humanité nouvelle qui était sortie de ma science ! Non seulement je n’étais parvenu à rien connaître de certain, mais j’avais encore développé dans le monde l’inquiétude, le désir, la souffrance, la mort. Ma médecine avait créé plus de maladies qu’elle n’en avait guéri. Ma connaissance des corps naturels avait permis de falsifier les produits de la nature. Ma physique avait fourni aux hommes les plus formidables appareils de carnage et de destruction.

« Je me vis criminel envers l’humanité tout entière. Je crus qu’on ne pourrait manquer de s’apercevoir de mon crime, comme je m’en étais aperçu moi-même en relevant la tête. Et je m’enfuis d’Alexandrie avec la honte et l’angoisse au cœur, malgré l’universelle acclamation de ce peuple aveuglé, qui me remerciait de l’avoir perdu.

« Je me rendis à Antioche, et, là, je résolus de suivre dans une autre voie les conseils de Jésus. Puisque la science des savants était nuisible à l’humanité, je résolus de me livrer désormais à des études si désintéressées qu’elles ne sauraient nuire. Et puisque la science des savants ne m’avait rien appris ni sur les lois des choses, ni sur leur origine et leur fin, je résolus de chercher désormais la vérité à sa vraie source, qui était la science des philosophes. C’était d’elle, sans doute, que m’avait parlé Jésus. Dix ans j’ai approfondi la philosophie ; il n’y a pas un livre que je n’aie lu, pas une doctrine que je n’aie pesée. J’ai trouvé là un néant plus noir encore que dans la science des savants. Ni sur l’origine, ni sur la fin des choses, la philosophie ne m’a rien appris qui fût seulement un peu sérieux. Des inventions gratuites, le plus souvent vides de sens ! La fantaisie, unique mesure du vrai et du faux ! Et quelle fantaisie ! C’est le triomphe des plus bavards et des plus ennuyeux !

« Et quand j’ai relevé la tête, que j’avais tenue baissée pendant dix ans sur des problèmes de métaphysique, j’ai vu avec épouvante que ma philosophie avait produit, de par le monde, des résultats plus tristes encore que tous ceux de ma science. Non pas que les hommes m’aient suivi dans mes recherches abstraites : mais le bruit était venu jusqu’à eux de certaines de mes fantaisies, et, sans y rien comprendre, sans même y penser, ils en avaient été imprégnés. J’avais imaginé, par exemple, que la loi suprême de la vie dans l’univers était peut-être la lutte, amenant la victoire du plus fort : et cette imagination avait ravivé dans le cœur des hommes le goût de la lutte, elle le leur avait fait paraître plus impérieux et plus légitime. Une autre fois j’avais imaginé, par une hypothèse absolument contraire, que peut-être tous les hommes étaient d’origine commune : et les hommes en avaient conclu qu’ils possédaient, tous, les mêmes droits, étant égaux ; et les pauvres s’étaient mis à haïr, comme une injustice à leur détriment, la richesse des riches. Et quand enfin je suis arrivé à cotte certitude que la philosophie était vaine, autant que la science, les hommes en ont conclu que toutes choses étaient vaines, ce qui a encore augmenté infiniment la somme de leurs souffrances, sans réprimer d’ailleurs leur goût de la lutte et leur tendance l’égalité. Ainsi ma philosophie s’est trouvée contenir, elle aussi, un poison mortel. Et j’ai eu beau y renoncer : on a cessé de prendre au sérieux mes imaginations ; mais les conséquences morales qu’on en avait tirées, rien au monde désormais ne pourra les empêcher de se répandre dans le cœur des hommes, et de le vicier.

« Alors je me suis enfui d’Antioche. Je me suis retiré dans un village de Syrie, et j’ai résolu de suivre encore dans une autre voie le conseil de Jésus. Puisque la science et la philosophie, loin de me rien apprendre de véritable, n’avaient servi qu’à m’alourdir l’esprit, j’ai voulu chercher le bonheur, désormais, dans l’exercice désintéressé de mon intelligence. Il me semblait que j’avais eu tort de subordonner toutes les joies de ma pensée au stérile souci de la vérité. Et, pondant dix ans, j’ai essayé de me complaire dans la pure pensée. Je combinais des réflexions de toute sorte, je construisais toute sorte de raisonnements, pour le simple plaisir de réfléchir et de raisonner. Mais non seulement je ne pus y prendre jamais aucun plaisir réel, toujours même j’ai trouvé à cet exercice quelque chose d’un peu dégradant. Car penser sans autre but que de penser, c’était, me paraissait-il, imiter ces baladins qui sautent, dans les foires, sans autre but que de sauter ; et encore n’avais-je pas, comme eux, pour ennoblir ma peine, le risque de me casser le cou au premier faux-pas.

« Alors je résolus de ne plus penser, mais de sentir, de voir, et de rêver. peut-être était-ce là cette vraie science dont m’avait parlé Jésus ? Hélas ! un savoir trop étendu et une trop longue habitude de raisonner avaient amorti mes sens, éteint mes yeux, aboli en moi toute faculté de rêver. Je regardais les champs, les fleurs, les étoiles : tout cela ne me disait plus rien. Je pensais à la matière des champs, aux noms grecs des fleurs, aux distances des étoiles les unes par rapport aux autres. Je me rappelais, je raisonnais ; et, quand j’essayais de rêver, c’étaient des pages de livres qui se déroulaient en moi, au lieu de rêves.

« Enfin je me suis dit que la vraie science était peut-être de cultiver sa terre et d’élever ses enfants. Hélas ! je n’avais ni terre à cultiver, ni enfants à élever. J’ai pris une pioche pour labourer le sol : mon bras trop débile est retombé au long de mon corps. J’ai voulu me chercher une femme. Je me suis regardé dans un miroir, et voici ce que j’ai vu ! Regarde-moi, Siméon ; vois où m’ont amené trente ans de science et de pensée ! Mes nerfs se sont désordonnés, mes yeux se sont usés, mon estomac est devenu plus rétif que le tien. Et ce n’est pas le pire malheur !

« Le pire malheur, Siméon, c’est que mon cerveau lui-même a faibli, sous l’effort. À tout instant mes idées se brouillent, je ne sais plus où j’en suis. Et voilà que mon désir d’apprendre et de penser se réveille, plus ardent que jamais. J’ai beau me dire qu’il n’y a rien de connaissable, que toute tentative pour connaître a, comme seul effet, d’augmenter la misère et la mort : j’ai beau vouloir maintenir mon esprit en repos, mon malheureux esprit désemparé : impossible d’y parvenir ! À tout moment je me sens entraîné sur quelque piste nouvelle, et j’y cours, avec la certitude de trouver le néant au bout de ma course. Mon cerveau faiblit, mes forces décroissent, la mort s’approche, et il y a encore tant de chemins où ma pensée n’est jamais allée ! »

Cléophas se tut. Alors Siméon lui dit :

– Tout ce que tu me racontes là est bien étrange et difficile à suivre, mon pauvre ami ; mais ce qui est sûr, en effet, c’est que la science et l’intelligence ne t’ont pas embelli. Et je crois aisément que tu dois souffrir : car, lorsque je t’ai aperçu tout à l’heure, j’ai d’abord pensé à rire, et puis j’ai senti mon cœur se serrer, et je t’ai plaint. Vois-tu, Jésus nous a punis ! J’ai cherché le plaisir, toi tu as cherché la science ; le plaisir et la science sont deux choses excellentes ; et pourtant nous voici, toi et moi, les plus infortunés des hommes ! Ah ! Cléophas, si tu avais comme elle était belle, cette petite Juive qui m’appelait de si tendres noms ! Et si tu savais comme il est agréable de manier des monceaux d’or ! Parbleu, c’est cela qui est bon, cela seul ! Et toute science n’est que vaine misère de pédant, auprès de ces délices !

– Le plaisir est un grossier simulacre, un piège pour les brutes, avec la souffrance au fond ! – s’écria Cléophas, s’efforçant de lever son doigt pour appuyer son dire. – Tous les philosophes sont d’accord là-dessus ! Ah ! de pénétrer l’énigme du monde, de savoir si les réalités sont hors de nous ou en nous, de saisir la loi qui met en mouvement les atomes, voilà ce qui mériterait l’effort qu’on y aurait dépensé ! Pourquoi suis-je si vieux ? Pourquoi ai-je si mal dirigé mes recherches, pendant ces trente ans ?... Mais je te dis que la vérité est là, devant moi ! Encore un pas à faire, et je l’atteindrais ! Et mon cerveau qui s’arrête en chemin, refusant d’avancer !

– Encore quelques jours de richesse, et j’aurais connu le plaisir ! gémit Siméon.

Et ils restèrent assis dans le sentier, maussades et muets, chacun devinant qu’aux premiers mots sa pitié pour l’autre allait se changer en mépris. Leur vieille haine leur remontait au cœur, Ce n’était décidément ni le plaisir, ni l’intelligence, qui pourrait les rapprocher, comme avait fait autrefois leur naïve confiance en Jésus ! Ce n’était pas même le malheur : il les avait trop accoutumés à ne s’occuper que d’eux seuls. Ils souffraient d’être réunis, plus que jamais étrangers l’un à l’autre ; et l’idée de se séparer à nouveau les remplissait d’épouvante. Et les ténèbres s’épaississaient, plus âcres et plus lourdes, dans leurs âmes.

Mais voici que la menace d’un orage dans le ciel vint enfin les distraire de l’orage qui grondait en eux. Des nuages noirs descendaient sur leur tête, illuminés par instants de baguettes de flamme ; le tonnerre rugissait ; d’énormes oiseaux volaient avec des cris de terreur. Et bientôt un silence se fit, profond et lugubre, comme si, dans l’angoisse de l’attente, le cœur même de la terre avait cessé de battre.

Puis de fines gouttes d’eau tombèrent sur le sol, et la voûte des cieux s’obscurcit encore. Était-ce déjà la mort, l’affreuse mort, qui s’annonçait ? Les deux vieillards se relevèrent brusquement, coururent de toutes leurs forces sur la pente rocailleuse. La pluie tombait à flots ; les baguettes de flamme s’étaient multipliées, sillonnant l’horizon de trois raies sanglantes, mais pour laisser ensuite une ombre plus dense, où rugissait plus sonore la voix du tonnerre. Et les deux vieillards couraient, la main dans la main, rapprochés une fois de plus dans un même sentiment de haine pour la vie, et de peur devant la mort.

Mais soudain ils s’arrêtèrent, émerveillés, et leurs poitrines haletaient et leurs lèvres frémissaient, comme au sortir d’un rêve malfaisant. Car l’orage s’était dissipé, et, dans la belle lumière dorée du soleil couchant, ils se voyaient parvenus au sommet du mont. Et le spectacle qu’ils découvraient devant eux, sur l’autre versant, les émut d’un bonheur si parfait que, pour la première fois depuis trente ans, ils se jetèrent à genoux, les mains jointes et la tête inclinée, priant Dieu.

 

 

 

 

III

 

LE BON GRAIN

 

 

D’autres grains tombèrent dans un sol fertile,

et ils produisirent des fruits, cent pour un.

(Saint Matthieu, XIII, 9.)

 

 

Au centre d’un vaste cirque de collines, un petit lac s’allongeait, calme et bleu, semé d’îles fleuries. Et, depuis les bords du lac jusqu’au haut des collines, ce n’étaient que champs et bocages, avec çà et là des tentes, des tentes en toile grossière, mais toutes parées de roses, de glycines, et de pois grimpants. Ce n’étaient que champs et bocages, ou plutôt la vallée entière paraissait comme un grand jardin, car on ne voyait trace de haies ni de clôtures pour en séparer les parties. Tout au long de jolis sentiers, des enfants gambadaient, entraînant à leur suite des troupes de chats et de chiens ; des laboureurs jetaient dans les sillons leurs dernières poignées de graines, avant le repas du soir ; et sur la rive du lac se promenaient des couples amoureux qui riaient et se miraient dans les yeux, et souvent s’arrêtaient entre deux arbres pour s’embrasser plus à l’aise.

Maintes fois les deux vieillards avaient vu de beaux sites, et la paix d’un village au soleil couchant n’avait rien qui pût les surprendre. Pourtant le spectacle qu’ils apercevaient à leurs pieds les pénétrait d’une joie surnaturelle, comme si, toute leur vie, ils se fussent égarés à la recherche d’un asile et qu’enfin le hasard les y eût conduits. Un délicat parfum flottait, qui ravivait leurs vieux cœurs. Et le murmure du lac, et le chant des oiseaux, et le rire des amoureux, et le cri des enfants, tout cela formait à leurs oreilles un grand hymne prodigieux, célébrant en mille harmonies la noblesse, la douceur, la divine beauté de la vie.

Ils descendaient lentement la colline, se tenant par la main. Une fois de plus, ils avaient oublié leurs rancunes ; ils éprouvaient un besoin de se réconcilier au seuil de ce village, comme deux petits s’embrassent au seuil de la maison paternelle, après s’être un peu querellés et battus sur le pavé de la rue. Et déjà des enfants s’approchaient d’eux, tendrement les priaient de se mêler à leurs jeux. Et, de la première tente du village, ils virent s’élancer vers eux une belle jeune femme, avec de grands yeux noirs qui rayonnaient de plaisir. Ils la regardaient courir, gracieuse, légère, pareille à quelque jeune fée d’un rêve, dans sa robe blanche flottante. Elle leur baisa les mains, et leur dit :

– Comme vous êtes bons, amis, d’avoir daigné venir vous reposer dans notre village ! Quelle joie vous nous apportez ! Entrez sous cette tente où nous demeurons ! Nous vous servirons à souper, nous ferons sécher vos manteaux, et puis nous vous chanterons des chansons pour vous endormir. Car vous paraissez avoir fait une course bien longue, sur ces chemins qu’on dit si mauvais !

Ils entrèrent sous la tente. Un beau jeune homme était là, qui leur baisa les mains à son tour, leur ôta leurs manteaux, les fit asseoir auprès de la table. C’était le mari de la jeune femme. Il la tint sur ses genoux pendant le repas, et elle lui souriait : mais elle souriait aussi aux deux vieillards, et ses enfants étaient là aussi, qui leur souriaient comme de petits anges.

Les deux vieillards ne firent point de questions, ce soir-la : ils étaient trop heureux. Après le repas, ils se couchèrent sur un lit qui les attendait au meilleur coin de la maison. La jeune femme pansa les plaies de leurs pieds. Elle connaissait toute sorte d’herbes pour tous les maux ; mais l’herbe la plus guérissante était son naïf sourire plein de pitié. Et les vieillards s’endormirent, bercés de ses chansons, avec sa douce image dans les yeux.

Ce fut le mari qui, le lendemain, vint les saluer à leur réveil. Il les prit par le bras, les conduisit à travers le village, s’informant sans cesse de leurs désirs, sans cesse riant et les égayant. Et, dans toutes les tentes, il leur faisait voir des familles pareilles à la sienne, tranquilles, joyeuses, n’ayant point d’autre souci que de vivre et d’aimer.

« Tenez, leur disait-il, voici des charrues pour labourer la terre, voici des sacs pour porter des semailles, et voici des outils pour tisser la laine, pour coudre des tentes, pour construire des jouets ! Chacun se choisit le travail qui lui convient, chacun y travaille aussi, longtemps qu’il lui convient. Il y en a aussi, parmi nous, qui trouvent plus agréable de ne pas travailler du tout. Ce sont ceux-là que nous préférons, car pour ceux-là nous pouvons faire plus de choses. Malheureusement, ils sont rares. Des gens de toute espèce nous sont venus, ces années passées : des savants fatigués de savoir, des riches fatigués d’être riches ; nous nous réjouissions de penser que ceux-là nous laisseraient travailler pour eux ; mais non, au bout de quelque temps ils ont voulu travailler comme nous, et aujourd’hui ils sont les plus actifs du village. Travailler pour soi-même, c’est une dure peine, et un peu vile, aussi ; mais travailler pour ceux qu’on aime, est-ce que c’est travailler ? Et quel autre plaisir trouverait-on, si l’on se privait de ce plaisir-là ?

– Je vois ! dit enfin Cléophas. Vous avez établi dans cette vallée une façon de communauté telle que la rêvent ces révolutionnaires qu’on nomme les socialistes !

– Je ne sais pas ce que rêvent ces gens-là, ne les connaissant pas, répondit le jeune homme. Mais personne n’est plus éloigné que nous de toute idée de révolution. Notre village ressemble à tous les villages ; peut-être seulement y sommes-nous plus heureux. Et nous nous gardons, par-dessus tout, de changer les dehors de la vie humaine : mais nous nous efforçons d’en améliorer le dedans, car c’est le dedans qui importe seul. Le bonheur ne vient pas d’être riche ni d’être pauvre, ni d’avoir beaucoup de désirs ni d’en avoir peu. On est heureux lorsqu’on a des désirs qu’on peut toujours satisfaire. Et ce sont ceux-là que nous développons, en nous et autour de nous. Nous nous accoutumons à aimer, c’est-à-dire à placer notre bonheur non pas en nous-mêmes, mais en d’autres. C’est une source de joie qui ne tarit point. Et tout homme la porte au fond de son cœur ; mais souvent elle s’y dessèche, cachée sous des herbes funestes, qui sont les mauvais désirs. Et de là naît le malheur.

– Quels sont donc, dit Cléophas, ces mauvais désirs que vous cherchez à déraciner ?

– Un seul suffit à les produire tous : le désir de savoir. C’est lui qui habitue les hommes à se croire distincts les uns des autres ; c’est lui qui leur fait perdre de vue les jouissances qu’ils ont sous la main, pour les précipiter à la poursuite de vaines ombres de jouissances, qui s’éloignent dès qu’on veut les toucher. Apprendre, au fond, c’est oublier, et penser, c’est s’abrutir : car ni la science ni la pensée n’atteignent jamais rien de réel, et elles détournent de ce qui est réel, le repos et l’amour.

« Telle est du moins notre idée, dans ce village. Aussi vous prierons-nous, en échange de tous nos soins, bons vieillards, de ne parler jamais à personne ici, surtout à nos enfants, de rien de ce qui se passe au delà de nos collines. Vous devez avoir connu, là -bas, la science et la richesse, et sans doute vous en avez tiré les agréments qu’elles offraient. Mais nous, voyez-vous, nous avons choisi de vivre par l’amour, et la science et la richesse ne feraient que nous déranger. Nos enfants, d’ailleurs, n’ont plus guère la curiosité de savoir ce qui se passe hors de chez nous. C’est là un besoin assez peu naturel, et très facile à détruire pourvu qu’on s’y prenne à temps. On m’a dit qu’il y avait des points où la curiosité même des savants était contrainte à s’arrêter. Lorsqu’on juge qu’une chose est impossible ou dangereuse à connaître, on se résigne vite à la tenir ignorée. Quel est le fou qui serait curieux de savoir par lui-même ce que l’on éprouve quand on se brûle, ou quand on a la jambe coupée ? Nous disons à nos enfants qu’il n’y a rien de bon à connaître, hors de chez nous ; ils le croient, et restent chez nous. Trois ou quatre ont eu la tentation de s’informer plus au long. Ils nous ont quittés. Il y en a un qui n’est pas revenu : les autres sont rentrés tristes et malades ; ceux-là sont les plus énergiques à répondre qu’il n’y a rien, quand les enfants leur demandent ce qu’il y a de l’autre côté des collines.

– N’avez-vous donc pas d’école ? demanda Cléophas.

– Pas d’école ? Mais comment les hommes pourraient-ils se passer de l’école ? L’éducation de nos enfants, c’est au contraire la seule occupation importante ; c’est d’elle seule que dépend tout le bonheur de la vie, Nous n’avons pas, en vérité, de professeurs. Mais nous n’avons pas non plus de médecins, et cela ne nous empêche pas de nous soigner quand nous sommes malades. Chacun de nous se charge d’enseigner au moment qui lui convient : et il n’y a pas de travail plus aimable. Tenez, d’ailleurs, voici notre école ! »

Et il les fit entrer dans une grande tente où ils virent des enfants, garçons et filles, qui jouaient en folâtrant à toute sorte de jeux. Il y avait là un jeune homme et une jeune femme qui, pour l’instant, étaient professeurs. Ils jouaient avec les enfants, appliqués à leur donner l’exemple de la douceur et de l’amour, les seules choses qu’on enseignait dans cette école de village. Puis, quand les enfants étaient fatigués de jouer, ils s’asseyaient en rond, et les professeurs leur expliquaient le monde. Ils leur disaient comment le soleil est un beau vieillard plein de pitié pour les hommes, comment la lune et ses adorables filles les étoiles s’interrompent souvent dans leurs rondes pour sourire aux jeunes amants, Ces explications n’étaient peut-être pas plus exactes que celles des astronomes ; elles avaient du moins l’avantage de pouvoir se varier à plaisir, et d’attendrir le cœur au lieu de le dessécher. Et puis les professeurs racontaient à leurs élèves des légendes merveilleuses, où il n’y avait que de braves gens et des fées bienfaisantes. Et comme, à force de jouer avec les enfants, chacun dans le village connaissait leur caractère, on trouvait toujours le moyen d’amener à l’amour et à la douceur les enfants même qui, d’abord, y semblaient les plus rebelles.

– Je ne vois pas vos livres ! dit Siméon.

– Mais que ferions-nous, je vous le demande, avec des livres ? Avons-nous besoin de livres pour cultiver nos champs, pour élever nos enfants, pour aimer nos femmes, qui ont des lèvres si roses et des bras si tendres ?

– Et l’art, le méprisez-vous aussi ? Fermez-vous vos sens aux plaisirs de la beauté ?

– Ce serait le pire des crimes ! s’écria le jeune homme. Comment, nous nous condamnerions à ne plus jouir du parfum des fleurs, des nuances de la lumière sur le lac, et du chant des oiseaux, et des yeux des femmes ? Mais de toutes nos forces, au contraire, nous nous accoutumons à goûter les belles choses. Nous regardons, nous écoutons, nous respirons : toutes jouissances qui nous seraient impossibles si nous permettions à la science et à la pensée d’envahir notre cerveau. Et, avec ce que nous avons ressenti, nous rêvons, créant en nous d’autres beautés : mais nous évitons tout effort pour diriger nos rêves, surtout pour les réaliser, car c’est l’essence des rêves d’être libres et de ne pouvoir pas se réaliser. Qu’est-ce donc que vous appelez l’art, dans vos pays ? Je crains que vous n’entendiez par là quelque autre de ces inventions funestes, bonnes seulement à détourner l’âme de ses vraies joies toutes proches. Avez-vous observé que l’abondance des tableaux, des statues, des poèmes, je ne dis même pas rendît les hommes plus heureux, mais fortifiât chez eux le goût natif de la beauté ?

« Nous n’avons chez nous rien de pareil, en tout cas ; mais voici ce que nous avons à la place ! »

Et il leur montra un beau ciel d’un bleu argenté, des prairies odorantes et vertes, mille fleurs avec mille couleurs. N’avaient-ils donc jamais vu encore une nature aussi parfaite ? Jamais du moins ils n’avaient songé à s’en apercevoir. Et le jeune homme leur désigna, sur la rive du lac, un spectacle non moins merveilleux : c’était sa femme, sa chère femme, qui causait et riait dans un groupe d’adolescents. Elle était vêtue de la même robe flottante qu’elle portait la veille, mais plus jolie cent fois sous la pleine lumière de midi. Ses cheveux blonds étaient couronnés de fleurs, comme les cheveux d’une fée ; un naïf bonheur illuminait ses grands yeux, et l’on entendait sonner les frais éclats de son rire.

– N’êtes-vous point jaloux de votre femme ? demanda Siméon quand ils se furent éloignés.

– Bon vieillard, comment en serais-je jaloux, puisque je l’aime ? La jalousie n’est-elle pas le contraire de l’amour ? Aimer quelqu’un, chez nous, c’est le préférer à soi-même, et écarter de lui tout ce qui lui déplaît, et s’attacher à lui donner tout ce qui lui plaît. Je sais qu’il n’en est pas de même dans vos pays de villes : on n’y aime qu’à la condition d’être aimé en retour. Mais c’est, alors, se préférer soi-même à ce qu’on prétend aimer, et nous nous gardons bien d’entendre l’amour d’une aussi triste façon. S’il plaisait à ma femme d’aimer un autre homme, moi, qui aime ma femme, je n’aurais pas de plus grand plaisir que de la voir ainsi heureuse. Je l’aime assez pour me réjouir encore si, au lieu d’un sourire d’amour, c’était un sourire de reconnaissance, ou un sourire de pitié, que je recueillais sur ses petites lèvres chéries. C’est à moi de faire en sorte que ma femme se plaise à m’aimer : et je vous assure que je n’ai pas d’inquiétude là-dessus. Ma femme n’a besoin de rien que je ne puisse lui offrir ; elle sait qu’elle est libre, ce qui lui enlève tout désir de choses défendues ; elle est habituée à moi depuis l’enfance ; elle a une maison à conduire et des enfants à soigner ; elle sait que je n’aime d’amour qu’elle au monde : pourquoi voudriez-vous qu’elle se mît à aimer d’autres hommes ? Si les jeunes femmes, dans vos pays, n’avaient pas toujours besoin de plus de bijoux que ne peuvent leur en donner leurs maris, si elles n’étaient pas élevées à considérer l’adultère comme un plaisir défendu, et d’autant plus séduisant, si elles connaissaient leurs maris avant de les épouser, et si elles ne laissaient pas à des étrangers le soin de conduire leur maison et de soigner leurs enfants, et si leurs maris n’avaient d’amour que pour elles, croyez-vous qu’elles seraient assez folles pour changer d’amour comme elles font ?

– Ami, dit alors Cléophas, nous avons trouvé ici notre refuge pour toujours, et il n’y a rien, dans ce tranquille village, qui ne semble fait à dessein pour réconforter notre vieillesse. Mais, hélas ! de telles mœurs et de telles idées ne sauraient convenir à l’humanité tout entière !

– Aussi ne nous occupons-nous point de l’humanité ! reprit le jeune homme. Nous la laissons vivre comme elle l’entend ; et nous lui demandons seulement de nous laisser vivre, nous aussi, comme nous l’entendons. Pourtant, je ne vois pas ce qui empêcherait tous les hommes de trouver le bonheur à la même source où nous l’avons trouvé. Si les villes sont un foyer de misère, pourquoi ne pas les fuir ? Et si nous sommes ici un millier qui jouissons de la vie, pourquoi d’autres milliers n’en jouiraient-ils pas comme nous ? Il ne manque point d’autres vallées, ni d’autres champs, ni d’autres oiseaux. Les dehors de la vie n’ont aucune importance, c’est le dedans seul qui importe. En tous lieux les hommes peuvent être heureux : il leur suffit d’endormir leur cerveau, afin de tenir en éveil leurs yeux et leur cœur. Que les hommes apprennent où est le bonheur, et ils seront heureux !

– Et qui est-ce donc qui vous a appris où était le bonheur, doux jeune homme, à vous et à tout ce village ? demandèrent les deux vieillards, d’un commun mouvement.

– C’est un homme admirable, que nous aimons et vénérons comme notre père à tous. Voici trente ans qu’il est venu dans cette vallée, envoyé sans doute par quelque souffle d’en haut. Il s’est construit une tente, à l’entrée de la route ; et dès qu’un voyageur passait il l’allait saluer, il lui baisait les mains et les pieds, il l’emmenait sous sa tente pour le soigner tendrement. Beaucoup s’en sont allés, après qu’il les a sauvés de la mort ; quelques-uns sont restés, se sont construit une tente, et l’ont aidé dans son œuvre de pitié. Et depuis trente ans son ardeur n’a point cessé de grandir. Il est le plus pauvre de nous tous ; il n’a point même de chien, ni de champ, ni de jardin : c’est nous qui sommes son jardin, et son champ, et son chien. Il nous couvre de son chaud amour. Il sait les moindres détails de ce qui touche chacun de nous ; et dans la joie nous avons le bonheur de le voir se réjouir avec nous, et dans la souffrance nous avons la consolation de le voir souffrir avec nous. C’est lui qui instruit nos femmes, c’est lui qui invente des jeux pour nos enfants. Voici sa maison ! Entrez, il vous dira comment il a été conduit à connaître l’amour !

Dans une misérable tente à demi effondrée, et qu’ils auraient prise plutôt pour la hutte d’un chien, ils virent un homme assis, qui travaillait en chantant. Il taillait une poupée dans un morceau de bois. Mais, dès qu’il les aperçut, il quitta son ouvrage, courut vers eux, les remercia du bonheur qu’il éprouvait à les recevoir. Maintenant, les ayant installés sur les deux sièges qui formaient tout son mobilier avec une table et un lit, il s’empressait à les servir.

Grande fut la surprise des deux vieillards. Ils s’étaient attendus à trouver un homme de leur âge ; mais non, c’était presque un jeune homme, malgré ses cheveux blancs, tant sa taille était droite, sa démarche sûre, ses mouvements agiles.

Mais ce fut surtout son visage qui les surprit. Au lieu de l’austère gravité d’un philosophe, ils n’y lisaient rien que l’ingénuité, la simple gaieté d’un enfant. Les grands yeux bleus souriaient, la bouche souriait, tout ce visage n’était qu’un sourire. Le front même souriait, ouvert et sans rides, sous les cheveux blancs : on devinait que jamais il ne s’était encombré de pensées inutiles. Et tandis qu’ils considéraient ce beau visage transparent, Cléophas et Siméon eurent tous deux un vague souvenir de l’avoir vu déjà, autrefois, mais plus triste, plus fatigué, plus vieux.

– N’êtes-vous point le fils de quelqu’un de Capernaüm, en Galilée ? demandèrent-ils.

– Je ne connais point ce pays, répondit l’homme avec son doux sourire. Mon père s’appelait Matthieu ; c’était un paysan du village de Roffa, en Idumée. Voici déjà soixante ans qu’il est mort !

Et comme les vieillards désiraient savoir l’histoire de sa vie :

– Ma vie est simple et ne mériterait guère d’être racontée, leur dit-il, n’était le grand miracle dont je fus témoin, il y a trente ans. Je me nomme Alphée ; j’aurai soixante-cinq ans à l’été prochain. J’ai passé ma jeunesse dans mon village natal, tranquillement occupé aux soins de la terre. Mais il arriva qu’un riche voisin me déposséda de mon champ et de ma maison, si bien que je dus partir pour aller chercher fortune au dehors. Je vins alors en Judée, et un aubergiste du bourg d’Emmaüs m’engagea pour lui servir de valet.

« Or, un soir, je vis entrer dans son auberge trois jeunes gens qui demandaient à souper. Deux s’assirent auprès de la table, le troisième se tint à l’écart, et ils se mirent à causer. Et soudain, levant les yeux sur celui des trois qui se tenait à l’écart, je sentis que mon cœur bondissait en moi, et un bonheur surnaturel m’inonda tout entier. Je ne sais rien de ce voyageur. J’ignore et d’où il venait et qui il était : mais à coup sûr ce n’était pas un homme pareil à nous. Si le ciel et la terre ont été créés par quelqu’un, c’est lui qui les a créés : car j’entendais dans sa voix le chant des alouettes, le murmure des sources, le bruit des vagues sur les roches ; et tout l’enchantement de la nature, les bois et les plaines, les fleurs, les étoiles, tout cela se réfléchissait dans la profondeur de ses yeux.

« Il disait à ses compagnons deux paraboles. Il leur racontait l’histoire d’un savant homme qui avait été voué au malheur parce qu’il avait fermé ses oreilles à la plainte d’un chien, dans sa passion de s’instruire. Et ensuite il leur racontait l’histoire d’un jeune prince qui avait enfreint la loi de son pays pour accorder à un malheureux mendiant le seul plaisir qu’il désirait. Ces paraboles signifiaient que rien n’est agréable et saint, dans la vie, sinon la pitié et l’amour. Et tout de suite j’ai compris ce qu’elles signifiaient : je l’aurais compris si même elles avaient été plus obscures, à la seule lumière de ces divins yeux qui brûlaient mon cœur.

« J’ai dit adieu à mon patron, j’ai voulu m’attacher à cet homme, et mettre ma vie à ses pieds. Mais quand je suis rentré dans la salle où je l’avais laissé, les trois voyageurs avaient disparu. Et, en vérité, l’inconnu m’avait dit tout ce qu’il m’importait de savoir.

« Je suis sorti de l’auberge, je suis venu dans cette vallée, pour recueillir et soigner les mendiants de la route. Ce que j’ai fait depuis lors, je puis vous le raconter en un mot : j’ai joui de la vie. Chacune de mes journées a été une fête. Il y a ici tant de fleurs et d’oiseaux, il y a tant d’enfants qui m’offrent leurs baisers ! Et voici que vous avez daigné venir, vous aussi, mes amis, pour me donner la joie de vous rendre heureux !

– Frère, dit alors Cléophas, l’homme divin que tu as vu à l’auberge d’Emmaüs, c’est Lui qui nous a envoyés vers toi, pour que tu nous révèles l’esprit de sa loi, et pour que nous t’en révélions la lettre. Sache donc que cet homme était Jésus, le fils du Dieu vivant, Notre-Seigneur, ressuscité du tombeau !

Et tous trois ils se jetèrent à genoux, adorant Jésus. Puis les deux vieillards instruisirent Alphée des vérités de notre sainte religion catholique ; et puis, prenant de l’eau qu’ils bénirent, ils le baptisèrent, et tout le village après lui, au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit.

Et la vie continua comme par le passé, tranquille et douce, dans l’heureuse vallée, à cela près que l’on construisit, parmi les tentes, une église. Et l’on y célébrait les louanges de Dieu sur les modes variés du plain-chant, pour consoler les vieillards, pour faire pleurer les jeunes filles, et pour amuser les enfants.

 

 

 

Teodor de WYZEWA, Contes chrétiens, 1900.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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