Le baptême de Jésus
OU LES QUATRE DEGRÉS DU SCEPTICISME
par
Teodor de WYZEWA
À ALBÉRIC MAGNARD.
1. En ce temps-là, Jean prêchait dans le Désert de Judée.
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4. Il avait un vêtement en poil de chameau, et une ceinture de cuir autour des reins ; il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage.
5. Alors tout Jérusalem, toute la Judée, et toute la région riveraine du Jourdain vinrent à lui ;
6. Et il les baptisait dans le Jourdain, après leur avoir fait confesser leurs péchés.
7. Mais quand il vit venir à lui une foule de Pharisiens et de Sadducéens, il leur dit : « Race de vipères, qui vous a prédit que vous pourriez échapper à la colère future ? »
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13. Alors Jésus, quittant la Galilée, se rendit au Jourdain pour recevoir le baptême des mains de Jean.
14. Mais Jean se refusait obstinément à le baptiser, en disant : « C’est moi qui devrais être baptisé par toi ! Et voici que tu viens à moi ! »
15. Et Jésus, lui répondant, lui dit : « Oublie cela pour le moment ! Car c’est ainsi qu’il convient que nous accomplissions la justice ! » Et Jean fit ainsi.
16. Et Jésus, ayant été baptisé, sortit de l’eau, et voici que les cieux s’ouvrirent, et qu’il vit l'Esprit de Dieu descendant sur lui, sous la forme d’une colombe.
17. Et l’on entendit une voix du ciel qui disait : « Celui-ci est mon fils bien-aimé, en qui je me suis complu ! »
18. Puis l’Esprit conduisit Jésus dans le désert, pour y être tenté du démon.
(Évangile selon saint Matthieu, III et IV.)
I
LE BON SENS
Je vous le dis en vérité : si vous aviez de la foi
aussi gros qu’un grain de moutarde,
vous diriez à cette montagne : Transporte-toi d'ici là !
et elle s’y transporterait.
(Saint Matthieu, XVIII, 30.)
À la grande joie de ses cabaretiers, le village de Béthanie était devenu un endroit à la mode. De Jérusalem et de toute la Judée, la foule y était accourue pour assister aux exercices d’un jeune Juif qui, plongé à mi-corps dans l’eau du Jourdain, et les épaules couvertes d’un gilet en poil de chameau, s’offrait à baptiser ceux qui l’approchaient. Riches et pauvres, tous avaient tenu à voir le nouveau prophète. Tous, une fois là, s’étaient fait baptiser ; l’opération était gratuite, et, au pis aller, ne pouvait nuire. On mangeait et buvait, on jouissait du printemps. Le soir, les baptisés échangeaient leurs impressions, sous les palmiers de la route, en attendant les nouvelles de Jérusalem, qu’un messager ne manquait pas de leur apporter à la nuit tombante.
Mais un mardi, surtout, l’affluence fut énorme. On avait appris qu’un second prophète allait venir, un paysan galiléen, qui se prétendait issu de la race de David, et parlait en paraboles, et préférait à la société des docteurs celle des filles et des vagabonds.
Ce second prophète était Notre-Seigneur Jésus. Il avait alors à peine trente ans. Sa divinité ne s’était pas encore clairement révélée au monde : mais déjà l’Esprit lui avait dicté maintes paroles hardies et douces ; et déjà les cœurs simples avaient senti l’attrait surnaturel de ses yeux.
Aussi quand il vint à Béthanie, ce mardi-là, vêtu d’un large manteau clair et les cheveux flottants, et quand on le vit escorté d’une troupe bruyante où se mêlaient les mendiants, les femmes, les enfants, et les chiens des rues, et quand on l’entendit salué par le Baptiste comme le Maître qu’avaient promis les saints livres, l’enthousiasme de la foule toucha au délire. On acclama le Nazaréen pendant qu’il recevait le baptême, on acclama la colombe qui descendait sur lui, et la voix céleste qui disait : « Celui-ci est mon fils bien-aimé ! » Plusieurs des assistants se firent baptiser une seconde fois, espérant avoir leur part du miracle : mais aucune colombe ne descendit sur eux, et la voix céleste n’eut rien à leur dire. N’importe, ce fut une gaie journée. L’après-midi, Jésus ayant promis de prêcher, on s’écrasa pour l’entendre. Et l’on fut unanime à trouver charmantes quelques-unes des paraboles du jeune orateur.
Puis, comme c’était le mardi gras, on mangea et but plus que de coutume ; et tard dans la nuit on dansa sur la place du marché, pour se dégourdir les jambes après la fatigue du sermon.
Jamais encore un prophète n’avait été aussi bien accueilli.
II
LA SAGESSE
Malheur à vous, scribes et pharisiens.
Car vous fermez aux hommes le royaume des cieux !
Vous n’y entrez pas, et vous n’y laissez pas entrer
ceux qui voudraient y entrer.
(Saint Matthieu, XXIII, 13.)
Le lendemain de ce beau jour, avant l’aube, Jésus réunit ses compagnons et leur annonça son intention de les quitter pour un mois et plus. L’époque de sa mission approchait : il voulait auparavant prier et jeûner, dans la solitude des montagnes, et fortifier son cœur pour la souffrance prochaine.
Sa résolution ne chagrina pas outre mesure les braves gens qui l’écoutaient. Aucun d’eux n’était encore, à proprement parler, son disciple. Ils avaient été simplement séduits par la grâce du jeune homme, par l’éclat de ses yeux, par l’étrange douceur de sa voix, et par ces touchantes paraboles qu’à peine ils essayaient de comprendre. Il leur avait ordonné de venir, et ils étaient venus, Maintenant il leur ordonnait de s’en aller : ils n’eurent pas l’idée de lui désobéir. Seuls les enfants furent plus difficiles à persuader. Ils s’obstinaient à suivre leur ami sur la route du désert : la vie leur semblait impossible, privés du bienheureux parfum de sa présence. Et il en coûtait aussi à Jésus de se séparer d’eux, car personne n’était plus près de son cœur. Enfin il les caressa une dernière fois de la main, les bénit, et disparut à leurs yeux.
Il marchait le long du fleuve, pensif et triste. Il songeait qu’il avait fini désormais de pouvoir ressembler à ces petits êtres. L’Esprit le poussait vers un monde nouveau. Et il se lamentait d’entendre toujours résonner plus forte, dans son âme, la plainte infinie des créatures.
Soudain une voix nasillarde l’appela par son nom. S’étant tourné, il aperçut, debout sur le seuil d’une élégante villa, un gros homme élégamment vêtu qui lui faisait signe d’approcher. Il reconnut tout de suite ce gros homme : il l’avait vu, la veille, à Béthanie, assis au premier rang de ses auditeurs. C’était un des personnages les plus considérables de Jérusalem, le Prince des Professeurs, un riche Juif qui avait étudié à Rome et qui, depuis lors, joignait. à son nom originel de Ruben le prénom latin de Pompilius. Il était petit, avec un long nez pâteux et des yeux un peu louches ; mais sa mise était irréprochable, et tout, dans ses manières, révélait un esprit éminemment distingué.
« Jeune homme, – dit Pompilius à Notre-Seigneur Jésus-Christ en le dévisageant avec une attention sympathique, – jeune homme, j’ai entendu hier votre petit discours et il m’a vraiment bien intéressé. Je ne suis pas de ces intelligences étroites qui refusent a priori de prendre en considération les idées nouvelles, et qui n’admettent à la fois, sur un point donné, qu’une seule vérité. La vérité – mon Dieu ! – elle est dans le pour et elle est dans le contre ; tout homme la tient dès qu’il croit la tenir. Croire, c’est la seule chose qui importe. Pour ma part, hélas ! comme l’élite des esprits de mon temps, j’ai désappris le secret de la foi mais, justement parce que je ne puis croire, je sens l’immense valeur du bien que j’ai perdu. Et voilà pourquoi j’ai été si heureux de vous entendre ! Je vous admire, je vous envie de croire comme vous faites. Ah ! bénissez le destin qui vous a permis de naître dans le peuple, et de garder intacte la simplicité de votre tempérament, loin des cruelles délices de l’analyse et de la réflexion critique !
« Et ce n’est pas seulement votre foi qui m’a frappé. Savez-vous que plusieurs de vos théories sont tout à fait curieuses ? Quelques-unes, mises au point, auraient même plus de portée que vous ne l’imaginez. Le pardon des offenses, par exemple, l’indifférence à l’égard des lois civiles, le renoncement aux plaisirs égoïstes, la supériorité morale du pauvre sur le riche : voilà des paradoxes que je ne me serais pas attendu à trouver dans la bouche d’un jeune publicain de Galilée ! Aucun d’eux, à dire vrai, n’est pour moi entièrement nouveau. Avez-vous entendu parler des vieilles religions de l’Inde ? Elles sont pleines de vues très hardies, dont plusieurs se rapprochent des vôtres. Et puis, sans aller si loin, les philosophes stoïciens ont dit, ou à peu près, tout ce que vous dites. Si vous me faites l’amitié de venir me voir, en passant à Jérusalem, je vous montrerai les écrits de Chrysippe, qui était, comme vous, un publicain ; je suis sûr qu’il vous plaira. Mais on devine tout de suite que vos idées, pour n’être pas absolument nouvelles, ne vous sont venues que de vous-même : on le devinerait à la rudesse un peu naïve dont vous les exprimez. Et, je vous le répète, ce sont des idées d’une portée extrême : je me chargerais, avec elles, de transformer le monde !
« Et c’est précisément ce qu’il y a chez vous de plus admirable, c’est que vous avez l’intention de transformer le monde. Le monde vaudra-t-il mieux qu’à présent, quand vous l’aurez transformé ? Je n’en jurerais pas. Mais j’estime qu’il ne faut pas s’arrêter aux questions de ce genre. Il faut agir, peu importe le but ; croire et agir, seules importent la foi et l’action !
« Je suis trop débile pour agir moi-même, – poursuivit le gros homme, – mais personne n’est plus zélé que moi à recommander l’action. Et vous m’avez si vivement touché, avec ce zèle indomptable que je lisais dans vos yeux ! Ah ! si mes élèves de l’Université de Jérusalem pouvaient vous ressembler ! Moi qui suis de leur monde, je ne crains pas de vous certifier que vous leur êtes supérieur ! Sachez-le bien, je suis de cœur avec vous, comme avec tous ceux qui croient et qui veulent agir ! Et maintenant, jeune homme, dites-moi franchement, à votre tour, ce que vous pensez de moi et de l’état de mon âme ! »
Ainsi parla Pompilius, le Prince des Professeurs. Notre-Seigneur Jésus était humble et doux. Personne ne lui avait parlé sans obtenir une réponse. Les pharisiens l’interrogeaient afin de le compromettre : il le savait, et il répondait à leurs questions. Mais il ne dit pas un mot à Pompilius. Peut-être n’avait-il trouvé rien à répondre à ses arguments, ou peut-être son ton protecteur l’avait-il froissé ? Il releva seulement sur lui ses grands yeux, qu’il avait tenus baissés tout le temps du discours, et il le regarda de la tête aux pieds. Puis il secoua la poussière de ses sandales, et s’éloigna vers la route.
Et Pompilius rentra dans sa villa. « Le malheur, avec ces révolutionnaires, est que décidément ils sont trop mal élevés ! » Telle fut la seule plainte qu’on entendit sortir des lèvres de ce Sage.
III
LE RÊVE
Les disciples lui dirent : « Qui donc peut être sauvé ? »
– Et Jésus, les regardant, leur dit :
« Quant aux hommes, cela est impossible... »
(Saint Matthieu, XIX, 25 et 26.)
Jésus avait rejoint la route. Il marchait le long du fleuve, pensif et triste. La plainte infinie des créatures résonnait toujours plus vive dans son âme ; elle l’oppressait comme un remords.
Mais si la tristesse était en lui, au dehors toute chose s’égayait, sur son passage. Les poissons sortaient de l’eau pour le voir ; les oiseaux volaient autour de lui, chantant ses louanges ; les oliviers agitaient doucement leurs feuilles au souffle de son haleine. Ses pas apportaient au monde la paix et le bonheur. Pour les petites filles qui le voyaient, son sourire était comme une poupée vêtue de soie ; les chats et les chiens léchaient le pan de son manteau. Au moment où il passait devant un péage, lia femme du péager sortit de la maison et lui offrit une drachme, Jésus prit la drachme, car il prenait tout ce qu’on lui offrait ; et justement il aperçut un voleur qui guettait les voitures, au bord de la route. Il lui donna la drachme et continua son chemin. Et les laboureurs qui travaillaient aux champs se demandaient pourquoi leur poitrine leur avait tout d’un coup paru si légère, comme si tous les péchés de leur race venaient d’en être effacés.
Bientôt les montagnes grises se montrèrent, barrant l'horizon, désertes et nues. Jésus quitta la route, traversa une forêt de cèdres, gravit la pente escarpée, s’accrochant aux pierres. Il dominait maintenant la plaine de Juda. Il voyait à ses pieds la mer Morte et le Jourdain, et Bethléem, où il était né, et Jérusalem, où il devait mourir. Et bientôt il s’enfonça plus avant dans la solitude des montagnes. Toute trace de vie avait disparu. Le bruit des villages et des villes s’était tu ; on n’entendait plus même le chant des cigales. Jésus était à l’endroit où l’avait envoyé l’Esprit, afin qu’il y fortifiât son cœur dans la prière et le jeûne. Mais voici qu’il aperçut, couché sur un lit de pierres et les jambes repliées, un personnage singulier qui le regardait. C’était un personnage vraiment singulier. Il paraissait jeune, mais l’emmêlement de ses longs cheveux noirs et de sa longue barbe rouge empêchait de reconnaître son âge. Sa face était ainsi couverte de poils, comme celle d’une bête ; on n’y distinguait rien qu’un grand nez mélancolique et deux énormes yeux verts où brillait, en permanence, un sourire mystérieux. Le manteau qui couvrait son corps était d’une étoffe précieuse, mais à présent ce n’était plus qu’une loque dont les mendiants n’eussent pas voulu. Et ce singulier personnage restait là, immobile, regardant Jésus avec son mystérieux sourire dans les yeux.
– Qui es-tu donc, mon frère, lui dit Jésus après un moment, et que fais-tu dans ces lieux où je suis venu pour jeûner et prier ?
L’homme se mit sur son séant, porta la main à son front. C’était comme s’il voulait répondre, et ne pouvait. Sans doute il avait perdu l’habitude de parler. Enfin il dit, répondant en hébreu avec un léger accent étranger :
– Je suis, s’il faut être quelqu’un, Valerius Slavus, chevalier romain ; et, dans ce désert où tu es venu pour prier et jeûner, je suis venu, moi, – depuis combien d’années ? je ne saurais le dire, – pour jouir de la vie et pour régner sur le monde. Mais toi, mon ami, quel est ton nom ? Jamais encore je n’ai vu d’aussi beaux yeux que les tiens, ni entendu une aussi douce musique que le son de ta voix.
Jésus lui dit son nom. Il lui raconta les prodiges qui avaient accompagné sa naissance, son heureuse jeunesse dans la maison du charpentier, comment ensuite la plainte infinie des créatures avait résonné en lui, et comment l’Esprit l’avait forcé à quitter sa mère et ses frères pour le salut de tous.
– Mon ami, répondit alors le solitaire, assieds-toi près de moi et donne-moi ta main, encore qu’en réalité je ne’ sois pas digne de dénouer la courroie de tes sandales. Je l’ai bien compris en te voyant, que tu étais d’une race princière, et que les jardins de la Sicile envieraient les délicates fleurs que tu portes en toi ! Vois-tu, l’étoile qui a conduit vers ton berceau les bergers ces villages, c’est elle encore qui vient de te conduire ici : car ce que tu cherches, je l’ai trouvé ; et tu es celui qui je puis dire les choses que personne, avant toi, ne m’avait paru digne d’entendre.
Il prit la main de Jésus. Le désert s’étendait autour d’eux, sous le bleu sombre du ciel.
– Écoute, reprit Valerius, voici l’histoire de ma vie :
« Je suis né à Rome, mais je ne suis pas Romain. Mon père était roi de lointaines régions perdues là -bas vers le nord, au pays des Sarmates. C’est un pays où les âmes sont fortes et éprises de luttes, mais avec une étrange impuissance à se satisfaire des présents matériels de la vie. Elles ne sont pas, comme les âmes latines, attachées à la terre par les solides liens des désirs des sens, et les choses qui les entourent ne leur apparaissent pas avec le même degré de réalité.
« Mon père avait vingt ans lorsqu'il fut fait prisonnier, dans une bataille, et amené à Rome. Esclave, il se maria avec une esclave, une Athénienne, qui fut ma mère. Mais je n’ai connu, pour ainsi dire, ni mon père ni ma mère. J’ai té élevé par le maître à qui mes parents appartenaient, un vieux patricien illettré qui, par un étrange sentiment de haine ou de vengeance, exigea que l’on m’instruisit de tout ce qu’il est possible d’apprendre à un homme. Ainsi j’ai grandi parmi les professeurs. Les jeux de la géométrie et de la rhétorique ont été mes seuls jeux. De là vient que je puis m’entretenir avec toi dans ta langue, mon ami ; mais de là vient aussi, peut-être, mon aversion pour le savoir et pour tous ceux qui le détiennent.
« Quand mon maître eut enfin la joie de me voir le cerveau tout gonflé de science, comme une outre d’huile, il mourut, me laissant tous ses biens. Je me trouvai, à vingt ans, libre, noble (car il m’avait adopté), riche, et seul dans la vie. Je m’aperçus tout de suite que la journée avait beaucoup d’heures, et que mon seul souci, comme celui de tout homme, devait être de tuer le temps de la façon la moins déplaisante possible.
« Les jouissances matérielles eurent vite fait de me fatiguer. J’étais incapable de penser à ce que je mangeais, en mangeant ; ainsi manger n’a jamais eu aucun intérêt pour moi. Galoper sur un cheval, danser, tirer de l’arc, ces exercices me convenaient davantage ; mais, tout de même, jamais je n’y trouvais le plaisir que j’en attendais. Avant et après, je les jugeais pleins d’agrément ; mais, perdant que je m’y livrais, ou bien je pensais à autre chose, ou bien il me paraissait que décidément je n’étais pas en train ce jour-là. J’aimais les toilettes élégantes : encore ne m’offraient-elles pas, en plaisirs, l’équivalent de la peine qu’il m’y fallait prendre. Je désirais les beaux meubles et les statues des maîtres ; mais je cessais d’y faire attention dès que je les possédais. J’avais l’impression que les courtisanes vendent trop cher le plaisir qu’elles vendent, alors même qu’elles le donnent pour rien. Des amis m’engageaient à me réjouir de ce que j’étais riche : et moi je les soupçonne, aujourd’hui encore, de s’être moqués de moi. Je souhaitais bien d’avoir plus d’argent que je n’en avais ; j’imaginais que, avec plus d’argent, toutes choses m’auraient amusé dans la vie ; mais, l’argent que j’avais, je le jetais au hasard.
« Jaloux du bonheur des mendiants qui se chauffaient au soleil devant mon palais, j’ai mis mes biens en dépôt et je me suis fait mendiant, Pendant un an j’ai mené la vie d’un gueux, j’ai dormi sur le port, mangé des restes de pain sec. Pendant un an, ensuite, j’ai été maçon : du matin au soir je travaillais de mes mains. J’avais entendu des maçons chanter en travaillant, et j’étais allé chercher le plaisir où ils le trouvaient. C’est pendant ces deux années que j’ai appris à haïr, comme les pires des maux, le travail et la pauvreté.
« J’avais beau faire, je n’étais pas de ceux qui, comme on dit, s’amusent d’un rien. Et, de quelque côté que je me tournais en quête d’amusement, j’apercevais un rien. Au contact de leur objet, mes désirs, loin de se satisfaire, se dissolvaient : j’en voyais sortir, sur le moment, une souffrance, et, à l’instant d’après, de nouveaux désirs plus violents.
« Je détestais la science et tout ce qu’on apprend dans les livres. À supposer même que les prétendues vérités de la physique et de l’histoire fussent vraies, je ne comprenais pas de quelle utilité il pouvait être de les savoir. L’instruction qu’on m’avait donnée n’avait servi qu’à m’alourdir la tête : c’est comme si l’on avait déposé des tas de pierres, dans ma chambre, de telle sorte que je n’y eusse plus même une place pour me coucher. On me parlait bien d’un certain besoin de connaître, qui serait inné chez l’homme : mais c’était le même besoin qui poussait les vieilles femmes à écouter aux portes de leurs voisins, et je ne voyais aucun motif pour lui tant sacrifier. Et puis j’étais indigné du mensonge de toute science. Je me demandais où les savants avaient pris ce principe : que toutes choses ont des lois, et se passent toujours de la même façon. Je sentais au contraire que rien, dans le monde, ne se passait deux fois de la même façon : l’illusion du vulgaire sur ce point venait précisément de ce que la science, avec ses formules, avait vicié notre vision naturelle des choses. Je comparais le monde à un grand fleuve qui coulait sans qu’on sût d’où, nous emportant au hasard, et dont il n’était donné à personne de remonter le cours. Je ne parvenais pas, non plus, à comprendre pourquoi l’on s’était obstiné à me mettre dans la tête les faits de l’histoire et de la description des lieux, tandis qu’il aurait suffi d’attacher à ma ceinture deux petits rouleaux de papyrus où tout cela eût été marqué.
« La philosophie, non plus, ne m’amusait guère, Parménide disait que l’univers formait un corps unique, dont toutes choses n’étaient que des membres, Empédocle disait que l’univers était en évolution, se modifiant sans cesse du simple au complexe. Démocrite disait que l’univers n’était fait que d’atomes matériels, et que la pensée résultait des atomes du cerveau. Aristote disait que l’essence des êtres n’était pas en eux-mêmes, mais dans leurs rapports. Et je me demandais quel intérêt tous ces hommes avaient eu à dire tout cela. Quand ce qu’ils disaient eût été vrai, je me demandais pourquoi ils avaient perdu leur temps à le découvrir. Je préférais à leurs constructions les plus ingénieuses les vers des poètes, qui du moins étaient beaux et me plaisaient à entendre. Mais les sceptiques, surtout, m’exaspéraient. Puisqu’ils avouaient ne rien savoir, alors à quoi bon parler ?
« J’excusais, à la rigueur, l’effort des moralistes, qui s’efforçaient de m’indiquer où je trouverais le bonheur. Mais les uns me conseillaient de ne rien désirer, les autres d’agir, d’autres me recommandaient la recherche de la vérité, d’autres les jouissances matérielles. J’avais éprouvé toutes ces recettes : j’ai encore la bouche amère du dégoût que j’en avais rapporté.
« Quelques-uns m’engageaient à servir les Muses ; et le fait est que le service des Muses m’était doux. Toute mon âme avait soif de beauté. Phidias, Apelle, Théognis, Euripide, notre Virgile, me causaient des plaisirs que je n’ai pas oubliés. Mais bientôt j’en vins me fatiguer même de ces plaisirs-là. J’y discernai une plus grosse part d’admiration que de vraie jouissance, et mon admiration me parut ne profiter à personne, ni aux artistes que j’admirais, ni à moi. Je me condamnais au mal de mer pendant des semaines et des mois pour aller revoir le Parthénon, le fronton d’Égine, ou les temples de Memphis ; et, en un quart d’heure, j’avais fini de pouvoir regarder ce que j’étais venu voir, et je me retrouvais en peine de tuer le temps. Dans les plus belles œuvres, aussi, toujours je sentais quelque chose qui n’était pas pour moi, et qui gâtait mon plaisir. La musique seule réussissait à me rendre heureux : mais c’est parce qu’aux émotions qu’elle me suggérait j’associais des images qui me venaient du dedans : c’était moi, et non pas elle, qui désaltérais mon âme de beauté.
« De créer moi-même une œuvre d’art, jamais je n’en ai eu le courage. L’effort qu’il y aurait fallu dépenser ne me paraissait pas en proportion avec le plaisir que j’en pourrais tirer. J’admettais qu’on produisît pour gagner de l’argent ; mais produire pour s’attirer de la gloire, ou pour faire plaisir aux autres hommes, cela me semblait pure folie. Je savais combien il entre dans la gloire de mauvais hasards, et que les plus glorieux ne jouissent jamais de leur gloire. Je me souciais moins encore de faire plaisir aux autres hommes. Je pensais qu’il serait ridicule d’offrir aux hommes autre chose que des chefs-d’œuvre, et ridicule de s’imaginer qu’on est capable de leur en offrir.
« Et puis je me disais que les hommes avaient assez de belles œuvres, déjà, pour leur faire plaisir. Si Hésiode et les autres poètes n’avaient pas existé, après Homère, Homère aurait suffi à satisfaire les besoins artistiques de l’humanité pendant les siècles des siècles. Ce n’est pas de créer des œuvres d’art nouvelles, mais de détruire quelques-unes de celles qui existent, qui me semblait la tâche d’un bon philanthrope : car, ainsi, les hommes pourraient mieux jouir des œuvres qu’on leur aurait laissées.
« Voilà pourquoi je n’ai rien produit : sans compter que mes conceptions les plus belles, dès que j’essayais de les exprimer, se décoloraient, s’éloignaient de moi, me devenaient étrangères.
« D’un seul plaisir je sentais que je ne me fatiguerais point : du plaisir d’aimer. J’étais né pour aimer. J’aurais tout sacrifié pour trouver une maîtresse ou un ami sur qui je pusse, à mon aise, déverser l’océan de tendresse qui coulait en moi.
« J’ai eu des amis. Je les ai choisis avec soin, j’ai tout fait pour les prendre tels que mon cœur les voulait, et de toutes mes farces j'ai travaillé à les aimer, J'ai vu que mes amis les plus intimes ne me comprenaient pas. Dans les plus tendres épanchements, c’est comme si nous avions, mes amis et moi, parlé chacun une langue différente. Et puis les uns m’aimaient plus que je ne les aimais, les autres moins : l'égale amitié dont j’avais besoin était décidément impossible.
« J’ai eu aussi des maîtresses. Je les ai choisies avec soin, j’ai tout fait pour les prendre telles que mon cœur les voulait, et, de toutes mes forces, j’ai travaillé à les aimer. L’une d’elles était petite, blonde avec des yeux relevés aux tempes et un sourire naïvement moqueur. C’était une jeune princesse ; le parfum de son âme se joignait, pour m’enivrer, au parfum de son corps. Une grâce surnaturelle animait tous ses gestes. Elle était fière et douce, les enfants lui tendaient les bras quand elle passait dans la rue. Elle me préférait à toutes choses au monde ; née pour me commander, elle n’avait de goût que pour m’obéir. Mais elle ne m’aimait pas ; son cœur, son cœur trop parfait de jeune princesse, était fermé à l’amour. Et, malgré que tout en elle me dût être une source de joie, jamais je n’ai souffert de rien comme de l’avoir connue.
« Une autre était grande et belle, et dès qu’elle m’aperçut elle m’aima. Je l’avais aimée aussi en l’apercevant ; mais, quand je vis qu’elle m’aimait, je la méprisai de s’être si aisément rendue. J’eus cependant à feindre que je l’aimais, pour me conserver son amour, que je craignais de perdre : si bien que je finis par la détester, pour cette feintise où elle m’obligeait.
« Je ne pouvais pardonner aux blondes de n’être point brunes. Aux plus parfaites manquaient des qualités dont l’absence en elles me désolait. Et d’elles toutes, de celles qui m’aimaient et de celles qui ne m’aimaient pas, aucune ne me comprenait et je ne comprenais aucune d’elles. Je ne pouvais me passer de leur compagnie ; mais, dès qu’elles étaient auprès de moi, je ne pensais plus qu’à les congédier.
« L’océan de tendresse continuait de couler en moi, et je ne trouvais ni un ami ni une maîtresse sur qui je pusse le déverser.
« Ainsi au fond de toutes les occupations humaines m’apparaissait le néant. Et cependant je persistais à vivre parmi les hommes. Je m’acharnais à chercher, dans le monde qui m’environnait, l’assouvissement de mes désirs. Et mes désirs restaient inassouvis, faute d’obtenir, à l’instant où ils le réclamaient, l’aliment qu’ils réclamaient. Il me semblait que j’étais assis devant une table couverte de mets, que j’avais faim, et que tous les mets de la table étaient empoisonnés. J’en étais venu à croire sérieusement que la vie était mauvaise en soi. Et la certitude de mourir achevait de me désespérer.
– Frère, dit Jésus, je connais ton mal !
– Apprends donc à connaître le remède, mon ami ! reprit le solitaire. Et, toi aussi, mon remède te guérira !
« J’étais un jour à Jérusalem, chez un ami. Le hasard avait mis entre mes mains la République de Platon : je dois te dire que Platon, au contraire des autres philosophes, m’avait toujours séduit par l’harmonieuse élégance de ses images et de son style. Je lisais donc, sans trop me soucier du sens des phrases, lorsque tout à coup je tombai sur un passage qui me fit tressaillir. Platon affirmait que ce que nous appelons : notre âme individuelle n’est pas toute notre âme ; qu’il y a, derrière ce que nous croyons notre personne, une âme plus vaste, la Raison même, l’Idée seule existante ; en un mot que Dieu tout entier est au fond de notre âme. Je regardai le livre à un autre endroit. J’y vis que ce que nous prenions pour des objets réels n’était que des reflets, des ombres sur le mur d’une prison ; et que les vraies réalités étaient en nous, œuvres du divin pouvoir qu’était notre pensée : mais nous étions enchaînés par les chaînes de nos passions et de l’habitude acquise, de telle sorte qu’au lieu de contempler librement les réalités à leur source, nous croyions réelles ces ombres falotes qui s’agitaient devant nous.
« Je n’en lus pas davantage, ni ce jour-là ni les jours suivants : les livres avaient désormais fini d’exister pour moi. J’avais enfin aperçu la vraie lumière. Je comprenais comment le monde que j’avais cru réel n’était que l’œuvre de ma volonté. L’esprit ne sort jamais de lui-même : ce qu’il croit sentir au dehors de lui, c’est en lui qu’il le sent, c’est lui-même qui le produit. Et je me rappelais combien mes rêves, toujours, m’avaient apporté de jouissances, ou plutôt m’en auraient apporté si je ne m'étais persuadé que c’étaient de vains rêves, et qu’il y avait ailleurs des réalités.
« Oui, la seule mesure de la réalité des choses est l’intensité avec laquelle je les sens. Et si j’avais senti, jusque-là, le monde soi-disant réel avec plus d’intensité que le monde de mes rêves, j’y étais uniquement amené par une habitude grossière. Mon esprit est le créateur de tout ce qui existe ; et je l’avais dégradé jusqu’à le croire l’esclave des images qu’il créait.
« Et depuis ce jour-là, mon ami, je fus roi de la terre et du ciel. Je me retirai dans ce lieu, où l’ancien monde ne me trouble plus la vue. Je reste étendu ici le jour comme la nuit, mangeant des racines quand la faim me surprend. Mais c’est mon corps seul, c’est le reflet de mon corps qui est étendu ici. Je vis, moi, en toute région où je désire vivre. Je me nourris des mets qui me plaisent, au moment où ils me plaisent. Je m’entretiens avec des amis que je puis aimer. Les œuvres d’art les plus parfaites, c’est-à-dire les mieux adaptées à mon goût du moment, sortent de terre au premier signal de ma fantaisie. J’ai simplement renoncé à prendre pour seule réelle une infime partie de la réalité totale. J’ai brisé les chaînes qui retenaient mon âme dans la caverne des ombres.
« Tout à l’heure, mon ami, tout à l’heure, quand tu es venu, j’étais en Provence, au bord du noble Rhône, et je tenais dans mes bras la petite princesse blonde dont je t’ai parlé, naïvement moqueuse, avec les yeux relevés aux tempes. Jamais reine d’Orient ne s’orna des chatoyantes étoffes qui l’ornaient. Le parfum de son âme imprégnait toute mon âme. Et l’enfant m’avouait enfin qu’elle m’aimait : sa froideur n’avait été rien qu’un jeu pour me mieux conquérir. Elle était blonde, mon ami ; elle était brune aussi. Et le sourire de ses petits yeux répétait l’aveu de ses lèvres.
« Oui, vois-tu, je suis roi de la terre. Je suis dieu ! Je n’ai plus à craindre la mort. Le temps n’existe plus pour moi ; j’ai vu cette convention humaine disparaître avec les autres. Seul j’existe, j’existe maintenant et à jamais ; et, parce que j’ai connu des ombres qui se sont ensuite effacées, je serais fou de croire que je puisse mourir. L’être ne saurait devenir le néant.
« Mais de toutes les images que s’est plu à créer mon âme maîtresse du monde, mon ami, aucune n’est belle, odorante, et bonne, comme ton image. Je te contemple, en te parlant, et je me demande quel nouveau pouvoir m’est venu pour que j’aie pu enfanter un rêve si charmant. Donne-moi ta main, et reste toujours avec moi ! Je sens que tous mes rêves précédents vont me paraître mesquins et décolorés, comme la soi-disant réalité de jadis, si tu t’éloignes à présent de l’horizon de ma pensée.
« Mon pauvre ami, ne descends point parmi les barbares ! Ta beauté est trop belle pour eux : ils sont capables de te tuer. Tes disciples ne te comprendront pas ; tes amis te mépriseront ; tu auras à subir le contact des savants !
« Tu as conçu le royal projet de réformer le monde. Mais c’est ici seulement que tu pourras le réformer à ton gré. Là-bas, quand tu auras disparu, la bonne semence que tu auras jetée en terre se trouvera produire une mauvaise herbe : car ce monde-là est mauvais par essence, comme toutes faussetés qu’on croit trop réelles, et tout se corrompt en y entrant. La lumière que tu es ne servira qu’à rendre plus noire l’universelle ténèbre. Ton nom peut-être sera glorieux, mais comme de vaines syllabes où les hommes attacheront un sens digne d’eux et non point de toi. Reste avec moi, délivre-toi de tes chaînes, sois dieu, mon divin ami ! Ferme tes oreilles à cette plainte de créatures qui n’existent pas !... »
Le solitaire allait poursuivre son discours ; mais tout à coup Jésus retira la main qu’il lui avait laissé prendre, se dressa debout devant lui, et, d’une voix qui parut un éclat de tonnerre aux habitants des vallées, il s’écria :
– ARRIÈRE, SATAN ! IL EST ÉCRIT QUE TU NE DOIS PAS TENTER LE SEIGNEUR TON DIEU !
IV
L’AMOUR
Les disciples lui dirent : « Qui donc peut être sauvé ? »
Et Jésus, les regardant, leur dit :
« Quant aux hommes, cela est impossible :
mais, quant à Dieu, toutes choses sont possibles. »
(Saint Matthieu, XIX, 25 et 26.)
Cependant la nuit était descendue sur le désert. Elle avait ramené la légère troupe (les étoiles, qui maintenant adoucissaient d’une gaze argentée le bleu profond du ciel. Mais Jésus n’avait point d’yeux, ce soir-là, pour admirer leurs gentilles façons. Il s’était agenouillé ; il pleurait et priait. Enfin, il dit :
« Malheureux, j’aurais dû te reconnaître plus tôt ! Sous mille déguisements tu tenteras mon troupeau, pendant les siècles qui approchent ; mais celui que tu as pris aujourd’hui, c’est lui qui t’aidera à détacher de moi les âmes les mieux nées pour m’appartenir. Par le rêve tu auras plus de force sur elles que par les sens et la vanité.
« Mais je saurai déjouer tes ruses, et chacun pourra trouver dans mes parole une arme contre toi. À ceux que la réalité touche plus fort que le rêve, j’ouvrirai les portes du rêve ; je rappellerai au goût de la réalité ceux qui seront trop enclins à rêver. À ceux-là je dirai :
« Frères, votre raison vous affirme, en effet, que rien n’est réel en dehors de votre pensée. Mais qui vous prouve que votre raison ne vous trompe pas, qu’elle n’est pas en " vous pour vous tromper ? Or, votre raison a toute chance de vous tromper : elle est, d’origine, un instrument de lutte et de défense ; sa première forme est la ruse, s’imposant à la force physique. Votre raison a toute chance de vous venir de Satan : mais c’est mon Père qui vous parle par la voix de votre cœur. Et votre cœur vous ordonne de compatir et d’aimer.
« Il ne s’agit pas d’aimer tous les hommes : l’objet serait trop vaste pour un si faible cœur, et vous risqueriez de n’aimer aucun homme de la façon qui convient. Mais démettez-vous d’une partie de vous-mêmes en faveur d’une créature que vous verrez au-dessous de vous ; souffrez de la faim avec un chien affamé ; quand une femme vous déplaît et que vous lui plaisez, sacrifiez votre déplaisir pour lui procurer du plaisir ! La raison vous commande de renoncer au monde pour vous retirer en vous-mêmes ; mais le cœur vous ordonne de sortir de vous-mêmes pour prendre une part aux souffrances d’autrui. Il n’y a pas d’autre devoir, et il n’y a pas non plus d’autre joie.
« Un homme viendra au tribunal de mon Père, qui dira : J’ai souffert avec ceux qui souffraient ; je ne pouvais les voir souffrir sans en être ému. Et mon Père le fera asseoir à la table des justes. Un autre homme viendra qui dira : La bassesse des hommes m’a toujours éloigné d’eux ; mais, un jour, j’ai rencontré un enfant qui pleurait si fort que je l’ai secouru. Et, celui-là, mon Père le fera revêtir de la robe des anges.
« Mais malheur à ceux qui, lorsqu’ils entendront se plaindre une créature, se demanderont si elle existe avant de la secourir ! Malheur à ceux qui, pour ne pas entendre la plainte des créatures, se réfugieront dans le rêve, où ils se croiront dieux ! À ceux-là je dirai : Rappelez-vous que vous êtes poussière, et que vous retournerez en poussière !
« Et, sous les mensonges de leur joie, leur supplice sera égal au tien, malheureux Satan, jadis mon frère, condamné à ne pas aimer pendant les siècles des siècles... Mais, maintenant, arrière de moi ! Il a été écrit que tu ne devais pas me tenter ! »
Jésus s’enfonça dans le désert. Pendant quarante jours et quarante nuits il jeûna. Plusieurs fois Satan le tenta encore, malgré sa défense. Mais l’Esprit était en lui, et jamais il n’eut plus de pensée que pour le salut des hommes.
Et, quand il sortit du désert, sa divinité se révéla au monde par le grand miracle, le Sermon sur la Montagne. Car aux saints aussi a été accordé de guérir les paralytiques, et de ressusciter les morts, et de nourrir cinq mille ventres avec cinq pains et deux poissons : mais un Dieu seul pouvait donner aux âmes, pour la durée des siècles, sous l’espèce de quelques petites phrases sans ordre ni style, un inépuisable aliment d’espérance et de consolation. Ce sermon fameux commençait ainsi : Heureux les pauvres d’esprit !
Teodor de WYZEWA, Contes chrétiens, 1900.