Le fils de la veuve de Naïm

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Teodor de WYZEWA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

TIBI, MARGARITAE MEAE.

 

  

11. Le jour suivant, Jésus vint dans une ville appelée Naïm, et ses disciples le suivaient avec une grande foule.

12. Et, comme il était près de la porte de la ville, des gens portaient en terre un mort, qui était fils unique de sa mère ; et cette femme était veuve : et bon nombre de personnes de la ville l’accompagnaient.

13. Or le Seigneur, l’ayant vue, fut ému de compassion envers elle. Et il lui dit : « Ne pleure point ! »

14. Puis, s’approchant, il toucha le cercueil ; et ceux qui le portaient s’arrêtèrent. Alors il dit : « Jeune homme, je te l’ordonne, lève-toi ! »

15. Aussitôt le mort se releva, s’assit, et se mit à parler. Et Jésus le rendit à sa mère.

(Évangile selon saint Luc, VII.)

 

Or ceux qui conduisaient Paul l’amenèrent à Athènes et l’y laissèrent.

Et, pendant que Paul demeurait à Athènes, son esprit se soulevait d’émotion en voyant cette ville adonnée à l’idolâtrie. Il discutait à la synagogue avec les juifs ; et il discutait aussi, sur la grand-place, avec tous ceux qui se trouvaient là. Et des philosophes épicuriens et stoïciens discutaient là avec lui. Et certains disaient : « Ce bavard, que veut-il ? » Et d’autres : « Il paraît vouloir annoncer des dieux étrangers ! » Car Paul leur prêchait jésus et sa résurrection. On l’entraîna donc à l’Aréopage, en lui disant : « Ne pouvons-nous pas savoir quelle est cette nouvelle doctrine que tu enseignes ?... »

Alors Paul, se tenant debout sur l’Aréopage, dit :

« Athéniens, j’ai l’impression que vous êtes, en quelque sorte, trop religieux ; car en parcourant vos temples, sur mon passage, j’y ai même trouvé un autel où était écrit : Au Dieu inconnu. Or ce Dieu, que vous adorez sans le connaître, c’est lui que je viens vous annoncer ! Mais ce Dieu, qui a fait le monde et tout ce qui s’y trouve, étant maître du ciel et de la terre, n’habite point dans des temples faits de main d’homme ; et ce n’est point par des mains d’homme qu’il peut être servi, n’ayant besoin de rien, puisque c’est lui qui donne aux hommes la vie, le souffle, et tout ce qu’ils ont. D’un seul sang il a fait toute la race des hommes, afin qu’elle habitât la surface de la terre : ayant marqué d’avance l’ordre des saisons, et indiqué les limites où chaque peuple devait demeurer. Et il leur a ordonné de chercher Dieu, pour ainsi dire, à tâtons jusqu’à ce qu’ils l’aient trouvé. Mais, en réalité, Dieu est tout près de chacun de nous. Car c’est en lui que nous vivons, et que nous nous mouvons, et que nous sommes, comme l’ont dit déjà quelques-uns de vos poètes : puisque nous sommes tous sa progéniture.

« Or, étant la progéniture de Dieu, nous ne devons pas croire que la divinité soit pareille à de l’or, ni à de l’argent, ni à de la pierre, ni aux œuvres sculptées de l’art, ni à rien de ce que l’homme peut imaginer. Et Dieu, ayant laissé passer ces temps d’ignorance, fait maintenant annoncer à tous les hommes, en tous lieux, qu’ils sachent la vérité, et rentrent en eux-mêmes : attendu qu’il a fixé un jour où il doit faire juger les hommes, suivant la justice, par Celui qu’il a destiné à être leur juge ; de quoi il nous a donné à tous une preuve manifeste en le ressuscitant d’entre les morts. »

Mais eux, quand ils entendirent parler de morts ressuscités, les uns se mirent à rire, et les antres lui dirent : « Tu nous raconteras la suite de ton histoire une autre fois ! »

Et ainsi Paul sortit du milieu d’eux.

Mais quelques-uns des Athéniens se joignirent à lui et crurent : parmi lesquels Denis l’Aréopagite, et une femme nommée Damaris, et d’autres encore.

(Actes des Apôtres, XVII, 15-34).

 

 

 

I

 

LA MORT

 

 

Celui qui ne demeure pas en moi sera jeté hors de la vigne

comme un sarment inutile, et il séchera,

et on le ramassera pour le jeter au feu.

(Saint Jean, XV, 6.)

 

 

 LORSQUE Jésus, touché des larmes de la veuve de Naïm, ordonna à son fils de se lever dans le cercueil où, depuis la veille, on l’avait étendu, le jeune homme ouvrit les yeux, se leva, et se mit à parler. Mais ses amis, qui d’abord n’avaient pensé qu’à se réjouir du miracle glorieux de sa résurrection, s’aperçurent bientôt que quelque chose avait changé en lui. Ce que c’était au juste qui avait changé, ils n’auraient su le dire : car tous les traits de son visage étaient restés les mêmes, et déjà ils avaient repris leur ancienne apparence de fraîcheur et de force juvéniles, qu’une longue maladie leur avait enlevée. Ses traits n’avaient pas changé, mais une expression nouvelle s’y lisait, à présent, dont ses amis furent épouvantés. Ils eurent le sentiment qu’une autre âme, profonde, obscure, douloureuse, s’était substituée à la simple petite âme d’enfant qu’ils avaient aimée. En vain le jeune homme leur parlait, en vain il les appelait par leurs noms : ils ne parvenaient pas à le reconnaître. Et, quand ils l’eurent ramené jusque devant sa maison, aucun d’eux ne s’offrit à y entrer avec lui.

Ce que c’était au juste qui avait changé, dans son visage, sa mère seule l’avait vu dès le premier moment. Rentrée chez elle, la vieille femme installa son fils à la place où elle-même avait coutume de s’asseoir ; après quoi elle s’agenouilla près de lui, et, le regardant jusqu’au fond des yeux : « Thomas, lui dit-elle, pourquoi ne me souris-tu plus comme tu as toujours fait ? Je me rappelle que, le jour de ta naissance, ton père t’a déposé un instant dans mes bras : aussitôt tu as cessé de crier et tu m’as souri. Plus tard, pendant les dix-huit ans que nous avons vécu ensemble, ton sourire a été mon soutien et ma consolation. Et tu me souriais encore, avant-hier, à l’heure où déjà tes membres commençaient à se refroidir. Pourquoi donc ne me souris-tu plus, mon enfant, maintenant que ce jeune dieu t’a rendu à moi ? » Thomas lui prit les mains, et elle vit qu’il remuait les lèvres, s’efforçant de leur donner la forme d’un sourire. Mais ni ses lèvres, ni ses yeux, ne consentirent à secouer l’expression de tristesse que le doigt de la mort y avait laissée. Et la pauvre femme sentit que son cœur se déchirait de nouveau.

Puis elle se souvint que son fils n’avait pas mangé : peut-être était-ce la faim qui l’épuisait ? Elle courut au marché, acheta du lait, des œufs, des gâteaux, tout ce qu’elle savait qu’il aimait le mieux. Et Thomas ne refusa pas de manger, ce dont elle se réjouit comme d’un second miracle : car elle en était arrivée à se demander, en revoyant son visage immobile, si ce n’était pas seulement l’ombre de son fils qu’un adroit magicien avait ranimée. Et, après qu’il eut mangé, il lui parla doucement. Il la questionnait sur ce qui s’était passé dans la petite ville, sur ce qu’avaient dit les uns et les autres, sur l’argent que sa maladie avait dû coûter. Il parlait ; mais elle retrouvait dans sa voix la même tristesse que dans son regard. L’âme semblait absente des mots qu’il disait. Son âme n’avait-elle pas encore achevé de se réveiller ? Ou bien avait-elle rapporté, du royaume mystérieux d’où elle revenait, l’empreinte de quelque effroyable vision que, jamais plus, elle ne pourrait oublier ? Il y avait eu autrefois, dans un village voisin de Naïm, un berger qui se vantait d’avoir su pénétrer au séjour des morts : il avait vu des diables, avec de longues queues, occupés à piler des âmes dans des mortiers de fer rouge. Était-ce à des spectacles comme celui-là qu’avait assisté Thomas ? et allait-il en garder toujours l’image au fond de ses yeux ?

La vieille femme n’osa pas l’interroger, à peine osa-t-elle lui parler, aussi longtemps qu’ils restèrent assis l’un près de l’autre, sous le soir tombant. Mais vingt fois, pendant la nuit, elle se releva, ralluma la lampe, s’approcha avec précaution du lit de son fils, espérant le trouver endormi. Non, toujours il la regardait tristement, de ses grands yeux vides. Enfin elle n’eut plus la force de se contenir davantage.

– Mon enfant, lui dit-elle, je suis ta mère, aie pitié de moi ! Permets-moi du moins de partager ton angoisse, à supposer même que je n’aie pas le moyen de la consoler ! Et puis, crois-moi, j’en ai le moyen ! Ce que tu as vu, là-bas où tu es allé, ce que tu t’imagines avoir vu, et dont le souvenir t’empêche de vivre, ce ne sont rien que des cauchemars, pareils à ceux qui te tourmentaient pendant ta maladie. Tu te réveillais tout en sueur, tremblant, effrayé ; mais, dès que tu m’avais raconté ton rêve, il se dissipait. Il se dissipera cette fois encore, avec l’aide de Dieu ! Efforce-toi seulement de l’oublier, après me l’avoir dit, et, plutôt, pense à la réalité qui se rouvre devant toi ! Tu as dix-huit ans, ton jeune corps rayonne de vigueur et de santé ! Tout à l’heure, les plus belles filles de Naïm se retourneront quand tu passeras dans la rue. Crois-moi, laisse aux vieux le souci de la mort ! Ces oiseaux qui s’éveillent et chantent, dans notre jardin, ce soleil qui met des reflets roses aux branches de ton cher mûrier, tout cela, c’est la vie qui t’appelle, mon enfant ! Ne l’entends-tu pas ?

– Je l’entends, répondit Thomas, et de là surtout me vient mon angoisse : car je crains d’avoir à jamais perdu le goût de la vie. Où suis-je allé, durant ces deux jours ? Qu’ai-je vu ? Qu’ai-je fait ? Aucun souvenir ne m’en reste, et je n’ai aucun rêve à te raconter. Je garde simplement la sensation d’avoir été tiré d’un profond sommeil, si profond et si reposant que tout mon être n’aspire qu’à s’y replonger. Et quant à ce que tu nommes la réalité, en vain je m’efforcerais d’y prendre plaisir ! Les choses qui m’entourent m’apparaissent enveloppées d’une brume monotone et funèbre. J’ai dans la bouche une saveur étrange, répugnante, une saveur de mort. J’ai dans les narines une odeur de mort. C’est, – figure-toi ! – comme si j’étais seul vivant parmi des cadavres. Ah ! pourquoi ce Galiléen...

Le jeune homme releva les yeux et se tut, en apercevant le visage consterné de sa mère. Mais, ni ce jour-là ni jamais, pendant les deux années qui suivirent, il ne put chasser l’immense et pesant dégoût dont il était envahi. Sa vue ne découvrait partout que laideur. Tout l’ennuyait, la conversation de ses amis, les jeux, qu’autrefois il avait adorés, les promenades dans les bois ou au long des ruisseaux. L’inutilité des occupations humaines le remplissait d’épouvante. Il comparait les hommes à un écureuil qu’un de ses voisins avait enfermé dans une cage, et qui, du matin au soir, grimpait sur une roue tournant sur elle-même. « La pauvre bête espère toujours trouver une issue, songeait-il. Si elle se rendait compte que la roue la ramène, chaque fois, à son point de départ, elle se jetterait dans un coin de la cage, et ne bougerait plus. » Et tantôt il plaignait l’écureuil, tantôt il l’enviait.

Des amis l’engageaient à se chercher une distraction dans l’étude. Sa mère vendit un champ qu’elle avait, et lui acheta des livres, les derniers ouvrages d’illustres savants de Jérusalem. Il les lut avec le courage héroïque d’un malade qui, pour guérir, se soumet aux plus cruelles fantaisies des médecins. Mais ces livres, au lieu, de le guérir, ne firent que lui aggraver la conscience de son mal. « À quoi bon, se disait-il, nous fatiguer à connaître les secrets d’un monde où nous ne faisons que passer, et qui passe lui-même éternellement ? » Et d’ailleurs il sentait bien que les secrets du monde n’étaient pas dans les livres. Ce qu’était la vérité, il ne le savait pas, son esprit ayant perdu toute trace des deux jours où il avait été admis à la contempler mais, contre les prétendues vérités que lui enseignaient les savants, une voix intérieure protestait, en lui. Elle lui disait que c’étaient là de grossiers mensonges, des contes comme ceux qu’inventent les nourrices pour effrayer les enfants. Elle lui disait que tout n’était qu’illusion et chimère ; que, du désordre infini des choses, personne ne pouvait prétendre à déduire des lois ; et qu’il n’y avait point pour l’homme d’aussi dangereuse folie que de vouloir échapper à son ignorance. De telle sorte qu’il finit par jeter ses livres au feu, physique, et philosophie, algèbre, grammaire, histoire naturelle, terrifié de l’influence funeste qui s’en dégageait : après quoi, il se trouva plus misérable encore qu’avant de les lire, plus seul, plus éloigné des hommes, plus accablé de l’affreux goût de mort qu’il avait dans la bouche.

Cependant il continuait à vivre, par égard pour sa vieille mère qui ne vivait que de lui. Des journées entières il se tenait assis devant sa maison, inerte et muet ; ou bien il errait au hasard dans les rues de Naïm, et, chacun, dès qu’il l’apercevait, s’écartait de lui comme d’un fantôme. Ainsi s’écoulèrent deux longues années, au bout desquelles sa mère tomba malade et mourut. Elle non plus n’avait guère souri, la pauvre femme depuis le jour où, ivre de bonheur, d’espoir, et de reconnaissance, elle avait reçu dans ses bras son fils ressuscité. Mais, la nuit même de sa mort, elle eut une vision qui la réconforta. Thomas, qui d’ordinaire restait près d’elle, était allé, cette nuit-là, dormir quelques heures dans un autre coin de la chambre. Lorsqu’il se réveilla, elle lui souriait affectueusement ; et ce fut d’une voix tranquille, presque joyeuse, qu’elle lui dit adieu. Elle lui avoua que jamais, malgré son chagrin, elle n’avait cessé de remercier le mage de Nazareth, pour la grâce surnaturelle qu’il lui avait accordée. « Il ne t’a point rendu à moi tel que tu étais, mais du moins il m’a permis de te revoir, d’entendre de nouveau le son de ta voix, de t’avoir aujourd’hui à mon chevet pour me fermer les yeux ! Et pas une fois durant ces deux ans je n’ai cessé d’implorer son aide, dans le secret de mon cœur. J’étais certaine qu’après avoir eu compassion de moi, il l’aurait de toi, et qu’un jour, bientôt, il reviendrait compléter son miracle. Or, tout à l’heure, tandis que tu dormais, il est revenu ! Il est entré je ne sais comment, sans que la porte s’ouvrit, il m’a fait signe de ne point parler, et puis il s’est penché sur toi, et il t’a considéré avec une expression de tendre sollicitude qui, d’un seul coup, m’a délivrée de tout mon souci. Il voulait – vois-tu ? – m’assurer qu’il ne t’abandonnerait pas quand je ne serais plus là ! »

Elle respirait avec peine, ses mots devenaient indistincts. Mais soudain elle se redressa sur son lit, et, attirant à elle la tête de son fils, elle lui murmura dans l’oreille, tout bas, comme si elle avait un peu honte du grand sacrifice qu’elle lui demandait : « Mon enfant, si tu m’aimes, jure-moi qu’en souvenir de moi, tu supporteras la vie quelque temps encore ! » Il jura, incapable de lui rien refuser en un tel moment. Elle le baisa au front, se laissa retomber sur l’oreiller, et mourut, heureuse. Mais lui, quand il comprit qu’elle était morte, tout son être se souleva dans un cri de douleur. Il se jeta à genoux et fondit en larmes. C’était la première fuis qu’il pleurait, depuis son retour à la vie.

La promesse qu’il venait de faire, toutefois, ne lui parut pas aussi pénible à tenir qu’elle lui aurait paru les jours précédents. Non pas que, ainsi que se l’était imaginé sa mère, Jésus eût dès lors « complété son miracle ». Le cœur du jeune homme restait vide de désirs, le spectacle des choses continuait à l’importuner, et ses sens étaient toujours imprégnés d’une sensation de mort. Mais, sans doute sous l’influence de ses larmes, sa tristesse avait pris en lui une forme nouvelle. Il ne s’affligeait plus, maintenant, de l’inutilité des autres vies ; c’était celle de sa propre vie qui le désolait. Lui-même se faisait l’effet d’être un cadavre, parmi des vivants. Est-ce que sa mère, par exemple, avait simplement tourné une roue, comme l’écureuil dans sa cage ? Il se la rappelait veillant sur lui, depuis son enfance, se privant de manger pour lui acheter un manteau de soie dont il avait envie. Jamais elle n’avait cessé de travailler, de se sacrifier, de souffrir pour lui : et cependant, jusque dans sa souffrance, il se rappelait qu’elle avait eu la joie de se sentir vivre. Non, pas un de ses jours n’avait été perdu ! Loin d’avoir passé comme une ombre vaine, elle avait accompli une œuvre réelle et sérieuse, une œuvre nécessaire ! Et Thomas, en songeant à elle, en revoyant le beau sourire qui l’avait transfigurée sur son lit de mort, se disait que la vie des hommes devait avoir une raison qu’il ne connaissait pas, une signification mystérieuse et féconde, un secret qui, peut-être, se découvrirait à lui s’il savait le chercher.

Ce secret faillit lui être révélé quelques jours plus tard, à Jérusalem, où il avait eu l’idée de venir demeurer. Un matin, le hasard de ses pas l’avait conduit au Temple ; et voici qu’en y entrant il aperçut, devant. lui, le Nazaréen qui l’avait ressuscité. Debout sur un banc, le jeune mage prêchait à une foule de Juifs, dont la plupart d’ailleurs ne l’écoutaient que pour tourner en moquerie toutes ses paroles. Et Thomas entendit qu’il disait, de cette voix sonore et douce qu’il n’avait pu oublier : « Je vous apporte un commandement nouveau, qui est d’aimer. Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés : car il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux que l’on aime. À votre amour seulement tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples ! » Mais l’âme du ressuscité de Naïm n’était pas mûre encore pour l’amour. Toute sa haine, au contraire, s’était ranimée, en présence de l’homme qui, depuis deux ans, le condamnait à vivre. Il aurait voulu crier aux Juifs que cet homme mentait, qu’il ne songeait qu’à les perdre, qu’avec sa douce voix et la flamme de ses yeux il n’était qu’un ténébreux sorcier, exerçant jusque sur les morts son œuvre malfaisante. Il ne dit rien, pourtant, retenu tout à coup par la pensée de sa mère. Mais il s’enfuit du temple, il s’enfuit de Jérusalem. La petite somme que lui avait procurée la vente de sa maison, il résolut de l’employer à parcourir le monde, en quête d’un lieu où il pût se distraire, peut-être, du souvenir obsédant de sa destinée...

 

 

 

 

II

 

LA RÉSURRECTION

 

 

Le voleur ne vient vers le troupeau que pour voler,

pour égorger, ou pour perdre ;

mais moi, je sui venu pour que les brebis aient la vie,

et l’aient plus abondamment.

(Saint Jean, X, 10.)

 

 

C’est par une claire après-midi de printemps qu’il débarqua dans le port d’Athènes. Un marchand juif de Gaza, son compagnon de traversée, lui désigna du doigt, au sommet d’une montagne dominant la ville, un édifice de forme rectangulaire dont les colonnes peintes se détachaient nettement sur le bleu du ciel. « Tenez, lui dit-il, puisque vous n’avez rien de mieux à faire, allez donc voir ce bâtiment-là ! C’est, je crois, un temple, et l’on m’a affirmé qu’il contenait une grande statue, toute d’ivoire et d’or, dont la tête vaudrait, à elle seule, des milliers de mines. » Or, Thomas, en effet, n’avait « rien de mieux à faire ». Chaque jour, depuis son départ de Jérusalem, son ennui l’avait accablé davantage ; chaque jour il s’était senti plus seul et plus inutile. Il gravit lentement la montagne ; et, en chemin, il songeait que, lorsque la journée serait finie, une autre suivrait, et d’autres pareilles indéfiniment. Il se disait que, cette même après-midi, dans l’énorme ville blanche et rose qui s’étendait à ses pieds, de plus heureux que lui pourraient s’endormir du bon sommeil sans fin, et qu’il y en avait aussi qui, obligés de vivre, sauraient du moins se donner l’illusion de profiter de leur vie : tandis que lui, spectre lamentable, il allait essayer d’oublier un instant la sienne en évaluant le prix d’une tête de statue !

Arrivé devant le temple, il vit qu’on y avait prodigué les statues. On en avait mis jusque sous le toit : un long triangle de figures couchées ou assises, avec des têtes de chevaux aux deux extrémités. Au centre du triangle se dressait une jeune femme en armure, qui semblait être sortie toute vêtue du crâne entr’ouvert d’un gros homme, assis derrière elle. Et non moins extraordinaires étaient les scènes sculptées, en demi-relief, sur un ruban de marbre qui entourait le temple ; elles représentaient les divers épisodes d’un combat entre des hommes entiers et des moitiés d’hommes, monstres barbus dont le ventre s’achevait en croupe de cheval. Thomas, d’ailleurs, ne s’arrêta pas à les considérer. Il se hâta de pénétrer à l’intérieur du temple, où était la statue toute d’ivoire et d’or. Il regarda l’ivoire, il regarda l’or, s’étonnant qu’on pût dépenser à de tels usages ces matières précieuses ; et puis, avant de redescendre vers Athènes, il s’assit un moment sous la colonnade.

Au-dessus des colonnes intérieures, en face de lui, on avait encore sculpté des statues. Celles-là devaient représenter une procession ; et Thomas, les ayant devant les yeux, s’occupait machinalement à les examiner. Il voyait d’abord un cortège de jeunes filles ; debout, vêtues de robes flottantes, elles semblaient attendre un signal pour se mettre en marche. Puis c’étaient de jeunes hommes, causant entre eux ; plus loin, un vieillard achevait de plier un linge que lui tendait un enfant, tandis que deux femmes apportaient, sur leur tête, des corbeilles remplies d’étoffes brodées. Le Galiléen, cette fois, ne s’étonnait plus. Tout cela était simple et aisé à comprendre : une fête religieuse, du genre de celles qu’on célébrait à Naïm après la moisson.

Ainsi Thomas, pour divertir son ennui, s’employait à considérer un à un les détails de la fête, lorsqu’il eut soudain l’impression qu’un voile lui tombait des yeux. Au contact d’une réalité supérieure, le brouillard qui, depuis deux ans, lui cachait la vue des choses s’était dissipé. Et ce n’était pas assez de dire qu’il admirait les formes délicates taillées dans le marbre : la beauté jaillissait d’elles sur lui comme d’une source, baignant toute son âme d’un flot voluptueux. Ses oreilles l’entendaient et ses mains la touchaient : sa poitrine se soulevait pour l’aspirer plus à fond. Les figures immobiles lui semblaient s’être changées en un monde vivant, un monde infiniment plus vivant que les vagues fantômes humains qu’il voyait errer à l’entour. Il les reconnaissait toutes, les vieillards et les enfants, les prêtres, les musiciens, la troupe joyeuse des cavaliers : il les retrouvait seulement agrandies, purifiées, promues par un mystérieux sortilège à une vérité plus parfaite.

Et comme, après de longues heures de contemplation, il se résignait à sortir du temple, un nouveau spectacle lui apparut qui, de nouveau, l’emporta dans un grand élan de surprise et de joie. Car si hommes et dieux, sur la colonnade intérieure, étaient restés pour lui des êtres d’une nature pareille à la sienne, une image enfin réelle et vivante de son humanité, c’était à présent l’assemblée même des dieux qu’il voyait devant lui. Ils étaient là, au fronton, assis ou couchés en des attitudes éternelles, dominant de leur majesté le temple, la ville et l’univers entier. Thomas se demandait comment il avait pu, tout à l’heure, lever les yeux sur eux sans les adorer. Qu’importaient leurs noms et l’étrangeté de leurs attributs, quand tout en eux, depuis l’expression du regard jusqu’aux plis des draperies, attestait glorieusement leur divinité ? Et il les considérait, frémissant d’extase. Il considérait un groupe de trois déesses, dont deux se tenaient assises, la main dans la main, pendant que la troisième, doucement accoudée sur les genoux de sa sœur, présentait aux caresses du soleil couchant la courbe nonchalante de son jeune corps. Celle-là était la Grâce ; et l’athlète étendu non loin d’elle était, sans doute, le dieu de la Force. Chacun d’eux laissait voir, dans l’ensemble de sa personne, un caractère qui, n’appartenant qu’à lui, révélait aussitôt sa mission spéciale. Mais tous avaient surtout la mission d’être des dieux. Oui, à mesure qu’il les considérait, Thomas cessait, de plus en plus, d’être frappé de leurs différences pour admirer la surnaturelle beauté qui leur était commune. La beauté, c’était elle qui les faisait dieux ; ce n’était que par elle qu’ils régnaient sur le monde ! Et le jeune Galiléen lui aussi, dut subir le charme puissant qui émanait d’elle. Agenouillé devant la grande figure de guerrière qui, souriante et sereine, se dressait orgueilleusement au centre du fronton, il joignit les mains, pria :

« Déesse dont j’ignore le nom, disait-il, déesse de la Beauté, permets à un barbare de t’apporter son hommage ! Je dormais, et tu m’as éveillé. J’errais tristement dans la nuit, et tu as surgi à mes yeux comme une étoile enchantée, pour m’indiquer la route que je devais suivre. Le secret que, depuis deux ans, je me fatiguais à chercher, d’un geste de ta main divine tu me l’as découvert. Car voici que j’ai achevé de comprendre, en face de toi, combien j’étais fou de vouloir m’intéresser à la vie des hommes ! Cette vie n’est que laideur et souffrance, elle est l’œuvre d’un dieu méchant, qui met tout son plaisir à nous tourmenter. Mais toi, bienfaisante déesse, au-dessus du désordre des misères humaines, tu nous offres un asile immuable et sûr. Toi seule nous apaises et nous divertis, toi seule nous aides à rompre les chaînes d’une réalité mensongère. Daigne maintenant, ô déesse, me garder près de toi, après m’avoir accueilli ! Prolonge pour moi le miracle que tu viens d’accomplir ! Fais en sorte que je puisse toujours, de plus en plus, oublier les autres et m’oublier moi-même, pour ne vivre que du parfum de la pure beauté ! »

Les dernières ombres du soleil couchant s’étaient effacées et la nuit avait pris possession du temple, pendant que le Galiléen priait sur l’Acropole. Il se releva, essaya de revoir une dernière fois les déesses endormies, et descendit en courant vers la ville, qui brillait au-dessous de lui comme un immense palais d’or, dans les ténèbres bleues. Et quand ensuite, sur son lit d’auberge, le souvenir le ressaisit du vide profond qu’il avait en lui, peu s’en fallut qu’il ne réussît à le chasser, jusqu’au lendemain, en évoquant un mélange harmonieux de chevaux et de cavaliers, des vierges vêtues de blanc qui souriaient à leurs rêves, et les contours fluides d’une jeune Grâce de marbre, mollement étendue près de ses deux sœurs.

Le lendemain et les jours suivants, dès l’aube, il explorait avec une curiosité fiévreuse les monuments d’Athènes. Partout il rencontrait des temples, des fontaines, des portiques, où se conservait intacte l’âme des vieux maîtres. Il apprit à retenir les noms de ces maîtres, à distinguer leurs styles, à comparer le degré de leur science et de leur adresse. Et peu à peu cette contemplation obstinée de la beauté fit naître en lui le désir de créer, lui aussi, de belles œuvres d’art.

Ce n’était peut-être là, d’ailleurs, qu’un de ses goûts d’enfant qui se réveillait : car il se rappela qu’à douze ans, après avoir vu une guirlande de fleurs sculptée sur la porte du temple de Capernaüm, il n’avait pas laissé de repos à ses parents qu’ils ne lui eussent procuré un ciseau et de la terre glaise. Mais il se rappelait en même temps que l’ardeur de sa jeune vocation n’avait pas tardé à s’éteindre, dans une misérable bourgade galiléenne où lui manquaient également modèles et professeurs ; tandis que maintenant, à Athènes, Phidias lui offrait pour modèles les deux frontons du temple de Minerve, et toutes les rues étaient remplies de maîtres excellents.

Aussi Thomas ne fut-il pas en peine de trouver un maître. Il en trouva dix, bientôt, qui se disputèrent le droit de lui enseigner tout ce qu’ils savaient, afin de pouvoir un jour se vanter de l’avoir eu pour élève : tant ce jeune barbare montrait à la fois d’application, de goût, et de talent ; soit que la nature l’eût en effet prédestiné à devenir un artiste, ou plutôt que l’importance particulière qu’avait pour lui la beauté l’eût aidé à en mieux saisir les règles essentielles. Trois ans après son arrivée à Athènes, ses professeurs lui avaient signifié qu’il n’y avait plus rien qu’il pût apprendre d’eux. Il s’était loué un vaste atelier, dans un des faubourgs de la ville ; et c’était à lui que le proconsul d’Achaïe, qui aimait les arts, avait commandé simultanément le buste de sa femme et celui de sa maîtresse.

Thomas, pourtant, n’acceptait pas volontiers ce genre de commandes. Il n’avait aucun besoin d’argent, ni de gloire ; et peut-être la recherche de la gloire lui paraissait-elle plus méprisable encore que celle de l’argent, comme impliquant à plus haute dose le mélange de la sottise et de la vanité. Son unique ambition était de créer de belles œuvres d’art : et non point pour satisfaire les hommes de son temps, ni ceux des temps futurs, mais simplement pour se forcer à rêver de beaux rêves, pour s’étourdir, pour détourner par instants sa pensée du vide qui restait toujours béant dans son cœur. Car sa prière sur l’Acropole n’avait pas eu toutes les suites qu’il en avait espérées. La déesse de la Beauté lui avait bien permis « d’achever d’oublier les autres hommes », ce qui était l’une des deux faveurs qu’il lui avait demandées : mais il ne parvenait pas encore à « s’oublier lui-même ». Deux ou trois fois, les formes élégantes des Grâces du Parthénon avaient chassé de son âme la conscience de sa solitude : mais leur pouvoir n’avait pu être de longue durée sur une âme à qui le contact de la mort avait donné une aussi claire notion du néant des choses. Thomas n’avait pas cessé de les admirer ; mais il se rendait compte maintenant qu’elles demeureraient à jamais immobiles, sous les plis légers de leurs draperies, immobiles et froides, indifférentes à la pieuse tendresse qu’il éprouvait pour elles. Et il gardait au fond de sa bouche une saveur de mort ; il continuait à se croire, à se sentir un cadavre. Pendant que maîtres et condisciples enviaient sa rapide fortune, le malheureux s’épuisait au travail, dans le silence de son atelier, sans autre pensée que l’espoir, toujours plus pressant et plus angoissant, d’arriver enfin à créer une œuvre assez belle pour se justifier, à ses propres yeux, d’une existence dont, chaque jour, il découvrait davantage l’inutilité.

L’atelier qu’il avait loué appartenait à un maçon, qui habitait une maison voisine. Et l’une des filles de ce maçon, en voyant le visage désolé du jeune homme, fut émue de pitié. C’était une enfant de seize ans, mince et frêle, appelée Eunice. Le matin, quand elle entrait avec sa mère dans l’atelier du sculpteur, et qu’elle apercevait celui-ci, triste et sombre, debout devant une figure de nymphe d’une grâce souriante, une telle détresse la prenait que, souvent, elle devait s’enfuir pour ne pas pleurer. En vain sa sœur, qui était mariée et se piquait de connaître les hommes, lui affirmait que la mélancolie de l’étranger n’était qu’une pose, inventée pour se distinguer du commun et se faire valoir ; l’enfant, malgré soi, s’obstinait à le plaindre. N’étant pas d’humeur rêveuse, elle ne cherchait pas à deviner la peine qui le torturait : mais elle en souffrait elle-même cruellement, et, faute de savoir le consoler, sans cesse elle s’ingéniait à trouver quelque moyen de le divertir. Elle profitait de ses sorties pour mettre des fleurs sur sa table ; elle drapait sur ses murs des morceaux de soie où elle s’était amusée à broder de petits dessins. Un jour elle suspendit au plafond de l’atelier une cage de bois avec des oiseaux ; et le fait est que, toute la semaine qui suivit, il parut à Thomas que la musique de ces oiseaux lui rendait sa peine moins vive, et son travail plus léger.

Ainsi Eunice veillait sur lui et le servait, en secret, partagée entre son naïf plaisir et une peur extrême d’être découverte. Une fois, cependant, le jeune homme, qui était rentré de sa promenade plus tôt que de coutume, la surprit au milieu de l’atelier, occupée à arranger des fleurs dans un long vase de verre. Il leva les yeux sur elle, et vit qu’elle tremblait de frayeur : mais il vit aussi que, sous les boucles blondes de sa chevelure, elle avait de grands yeux d’un noir velouté ; il vit que les plis de sa tunique de soie rose dessinaient un petit sein déjà souple et ferme ; et il vit, il crut voit, qu’inconsciemment cette jeune chair se tendait vers lui : de telle sorte qu’à son tour il la désira. Ses lèvres eurent soif des fines lèvres rouges qu’entrouvrait un sourire de gêne innocente. Pendant une seconde qui lui sembla éternelle, il rêva que tout son corps aspirait la chaleur parfumée de ce corps de vierge, frémissant de vie et de volupté. Puis l’ivresse de ses sens s’apaisa : et il s’aperçut que l’enfant avait disparu.

Tous les jours, depuis lors, il guetta les occasions de la rencontrer. Il l’attendait devant sa porte, il la regardait passer dans la cour ; et chaque fois qu’il l’approchait un frisson brûlant lui traversait les veines, que jamais encore il n’avait connu. L’amour, évidemment, s’était enfin éveillé en lui, l’amour dont les Grecs disaient qu’il était le vainqueur des dieux et des hommes. Et cette pensée ne laissa pas de lui être agréable. Il jouissait de se sentir un peu plus voisin de l’humanité, quelque mépris que, d’ailleurs, il éprouvât pour elle. Mais bientôt son désir, qui ne lui avait été d’abord qu’une distraction, lui devint un supplément de peine, par l’impuissance où il était de le satisfaire. À table, au lit, dans ses promenades, l’image d’Eunice ne le quittait plus : elle le poursuivit enfin jusque dans son travail, troublant ses rêves laborieux de pure beauté artistique. Alors sa dernière résistance fléchit ; il céda au vainqueur des dieux et des hommes. Et il fut tenté de plaindre l’excès d’ingénuité de la pauvre enfant lorsque, un mois plus tard, au lendemain de leurs noces, lui ayant demandé si c’était par amour ou bien par pitié qu’elle avait consenti à être sa femme, il l’entendit lui demander elle-même, avec un sourire étonné de ses beaux yeux noirs, s’il y avait une différence entre la pitié et l’amour.

Peut-être en effet n’avait-elle pour lui que de la pitié ; mais lui, certes, il l’aimait d’amour. Elle était au reste infiniment plus aimable encore qu’il ne l’avait imaginée, une vraie fleur de délice qu’il ne se lassait pas de cueillir. Souvent il avait besoin d’un pénible effort pour s’arracher de ses bras, le matin, après de longues heures de caresses passionnées ; et ce n’était ensuite qu’après de longues heures d’isolement dans son atelier, parfois après des journées entières, qu’il parvenait à oublier les lèvres rouges et le sein frémissant, la rondeur moelleuse des hanches, et les tendres paroles s’achevant en soupirs. Aussi montrait-il à sa femme une indulgence et une bonté qui lui valaient d’être cité en exemple dans tout son quartier. N’ayant pas de loisir de s’occuper avec elle du choix de ses robes, il lui remettait chaque jour l’argent qu’il gagnait, afin qu’avec sa mère et sa sœur elle allât s’acheter, dans les meilleures boutiques d’Athènes, les étoffes les plus fines et les plus beaux colliers. Jamais il ne la frappait, jamais il ne se fâchait de son ignorance. Du matin au soir, elle pouvait s’en aller bavarder à son aise avec ses parents, avec sa sœur aînée, avec d’autres jeunes femmes, mariées comme elle, et qui n’avaient pas assez de mots pour lui vanter son bonheur : car les maris de ces femmes, lorsqu’ils rentraient, le soir, souvent étaient ivres et les rouaient de coups, ou bien encore ils les trompaient, ou perdaient toute leur fortune au jeu : tandis que Thomas, avec sa patience et sa générosité, avec ce fructueux travail qui l’occupait tout entier, réalisait pleinement, à leurs yeux, le plus magnifique idéal du mari parfait.

Tout le monde louait, admirait, enviait Thomas ; et lui, dans le silence de son atelier, il se disait que jamais il ne s’était senti plus seul, n’avait souffert davantage du vide de son cœur. L’amour avait décidément échoué, lui aussi, à le ressusciter. Il ne lui avait donné, en fin de compte, qu’un surcroît de servitude, un nouveau besoin physique pareil à ceux de manger et de boire, qu’il avait déjà. Les ardentes caresses, dont désormais il ne pouvait se passer, de plus en plus l’empêchaient d’apporter à son travail l’aisance, l’entrain, la, lucidité d’autrefois. Elles satisfaisaient un instant l’animal qui était en lui ; mais c’était pour amoindrir l’homme, pour le laisser plus faible et plus désarmé en face de son néant. Jusque dans les bras de sa femme, maintenant, Thomas avait l’impression de n’être qu’un cadavre. Il songeait que, naguère, Phidias l’avait réconforté, puis son art, les beaux rêves qu’il concevait et qu’il essayait de réaliser. Mais voilà que ces rêves même s’éloignaient de lui ! Devant son bloc de marbre, parfois, une torpeur lui engourdissait l’esprit, entravait sa main ; ou bien, tout à coup, toute sa chair vibrait d’un impatient désir ; il revoyait le fin visage d’Eunice, il entendait le murmure de sa frêle voix d’enfant : et c’est en vain qu’ensuite il s’efforçait de saisir, pour l’exprimer dans son œuvre, la beauté plus sereine du modèle qu’il avait sous les yeux. Si du moins il avait eu quelqu’un à qui se confier ! Mais il savait trop que des rêves comme les siens ne pouvaient s’épanouir que dans le recueillement et la solitude. Il aurait dû s’absorber complètement en eux, leur abandonner son âme tout entière ! À ce prix, peut-être, il aurait enfin réussi à créer une œuvre parfaite, à se conquérir le droit de vivre, à chasser l’affreux goût de mort qu’il gardait dans la bouche ! Son mariage avait détruit sa dernière chance de renaître à la vie !

Il résolut de se réfugier désespérément dans le travail, et de se tuer ensuite, si son travail ne parvenait pas à le consoler. Frappé de la décadence pitoyable de l’art de son temps, il, entreprit, tout au moins, de restaurer les belles traditions et le beau métier des maîtres anciens. Phidias, Alcamène, avaient laissé des modèles que nul artiste ne pouvait rougir d’imiter. Mais lui, Thomas, en les imitant, il ferait tâche de créateur ! Forcément, par la seule vertu de son âme de poète, il imprégnerait les formes anciennes d’un esprit nouveau ! Il se jura d’accomplir cette révolution ; et, pendant deux longs mois, il s’enferma dans son atelier, sans autre pensée que celle du chef-d’œuvre qui déjà s’agitait et chantait en lui.

Une après-midi de printemps, semblable à celle où, jadis, la beauté artistique s’était révélée à lui pour la première fois, il sortit de son atelier, et courut à la maison de ses beaux-parents. Dans le vestibule, autour d’une grande table encombrée de linge, il aperçut une dizaine de jeunes femmes qui, l’aiguille en main, se racontaient les détails comiques d’une aventure arrivée la veille. Un scribe du tribunal, en rentrant chez lui, avait trouvé sa femme sur les genoux d’un de ses esclaves ; et, comme il faisait mine de se fâcher, les deux amoureux s’étaient spirituellement avisés de l’enfermer dans un coffre, d’où il n’était sorti qu’après leur avoir pardonné. L’aventure était si drôle, et si abondante en épisodes imprévus, que pas une des femmes ne remarqua l’entrée du sculpteur, à l’exception toutefois d’Eunice, qui aussitôt devint toute pâle, et essaya de s’enfuir dans la chambre voisine. Mais Thomas lui fit signe qu’il venait la chercher, et aussitôt, l’entraînant par la main, il reprit sa course vers son atelier. Il tremblait de fièvre, ses yeux s’ouvraient démesurément : la jeune femme eut l’idée qu’un nouveau malheur s’était soudain abattu sur lui. Enfin, quand elle se fut assise, debout devant elle il lui dit :

– Eunice, ma chère enfant, je me sens si heureux que je veux te donner aujourd’hui une grande preuve d’amour ! J’ai conçu le projet d’une œuvre qui, si je parviens à l’exécuter, étonnera le monde, et rendra à l’art grec son ancien éclat. Je viens d’en achever l’ébauche, tout à l’heure, après deux mois, deux terribles mois de recherches et de réflexions. Et c’est à toi, la première, que je vais la montrer !

Il tira un rideau qui cachait le fond de l’atelier. Eunice vit un triangle d’argile au milieu duquel se dressait une figure nue : une déesse, sans doute, car, sur les deux côtés, d’autres figures de jeunes femmes se prosternaient devant elle. Les visages étaient encore à peine indiqués ; on les distinguait assez, cependant, pour pouvoir apprécier la variété élégante et souple de leurs expressions ; et l’on devinait que la déesse, indifférente à l’hymne d’extase qui montait vers elle, fermait à demi les yeux, éblouie du rayonnement triomphal de sa nudité. Mais c’étaient les corps des suppliantes, leurs contours et leurs attitudes, que l’artiste s’était surtout appliqué à fixer. Chacun de ces corps traduisait d’une façon particulière un même état de soumission fatale, d’abandon de soi, comme d’esclavage joyeusement subi. Et de leur ensemble jaillissait une harmonie si pure, leurs formes étaient à la fois si légères et si nobles, qu’Eunice, en les apercevant, poussa d’abord un cri de surprise. Thomas entendit le cri, et la fièvre qui le brûlait s’exalta encore.

– C’est, comme tu vois, un fronton de temple ! – dit-il, après s’être rapproché de l’ébauche. – On m’a demandé un fronton pour le temple qu’on vient de construire, à l’entrée de la ville, en l’honneur de tous les dieux de la Grèce et du monde. Et voilà le sujet que j’ai choisi ! J’ai figuré la déesse de la Beauté, la seule éternelle entre les déesses grecques, recevant l’hommage de, toutes les nations. Cette femme agenouillée à droite, c’est Rome conquérante, conquise à son tour. En face d’elle, j’ai placé l’Égypte ; et voici l’Inde, la Perse, voici ma patrie, la lointaine Galilée, se prosternant comme j’ai vu souvent se prosterner les jeunes filles, au seuil du temple, dans ma bourgade natale ! Je me suis appliqué à les animer toutes d’une expression propre, mais qui résultât de leur personne même, et non point de la diversité des costumes ni des attributs : de telle manière que mon œuvre eût l’unité qui sied aux belles œuvres. Cela, mon esquisse te permet déjà de le saisir ! Mais à présent il y a l’œuvre, dont cette esquisse n’est qu’un pauvre reflet, et que je vais, m’efforcer de réaliser. Demain j’aurai le bloc de marbre, et me remettrai au travail ! Je m’enfoncerai tout entier dans mon rêve ; je saurai tirer vivante, du fond de moi, l’idée que dès à présent j’y tiens enfermée ! Et un jour, Eunice, dans deux ou trois ans, dans dix ans s’il le faut, quand enfin mon rêve aura pris corps dans le marbre, ce jour-là tu pourras vraiment être fière de ton mari ! Regarde, par exemple, cette femme agenouillée, ici, qui relève la tête !...

Le doigt sur une des figures du groupe, Thomas se retourna vers sa femme, pour juger de l’effet produit sur elle par ses explications. Mais il vit que sa femme ne l’écoutait plus. Affaissée sur son siège, le visage penché contre le mur, elle pleurait, se fondait tout entière en de grosses larmes d’enfant. En vain elle avait essayé de joindre ses mains devant ses yeux, pour cacher ses larmes : elles passaient au-dessous, au travers ; la soie de sa tunique en était inondée. Point de soupirs, ni de sanglots : c’était comme si un chagrin trop vif l’eût anéantie, ne lui laissant de force que pour ces larmes muettes. Ce que voyant, Thomas frémit de pitié. Son art, sa solitude, le reste des choses, il les oublia. L’univers se réduisit pour lui, un instant, à l’image de sa femme qui souffrait et pleurait.

Alors, de même qu’autrefois ses yeux, son cœur se rouvrit. Il comprit que, pendant qu’il s’épuisait à produire des œuvres d’une beauté incertaine, incomplète, et en tout cas inutile, pendant qu’il dépensait toute son âme à l’entreprise ridicule de recommencer Phidias, un être de beauté vivante était là, près de lui, qui lui avait livré son corps et son âme afin qu’il pût goûter la jouissance merveilleuse de les recréer. Et lui, au lieu de la prendre doucement dans ses mains, comme le précieux et fragile joyau qu’elle était, il lui signifiait que deux ans, dix ans au besoin, il la laisserait se ternir, se corrompre peu à peu dans une oisiveté animale, jusqu’à ce qu’enfin elle mît tout son plaisir, comme sa sœur et ses amies, à entendre ou à répéter de stupides histoires ! Par compassion, pour le distraire de sa souffrance, elle lui avait fait don d’elle-même ; et ces larmes, où il la voyait à présent s’abîmer, c’était tout ce qu’il avait su lui offrir en échange !

Il comprit tout cela d’un seul coup, ou plutôt il en eut la vision immédiate ; un voile, simplement, était tombé de son cœur, et aussitôt tout cela lui était apparu. Il en resta d’abord atterré, comme un ivrogne qui, s’éveillant soudain, s’aperçoit qu’il a commis un meurtre pendant son ivresse. Puis, d’un mouvement irréfléchi, il saisit un marteau qui lui servait à dégrossir le marbre, et, revenant vers son groupe, il brisa une à une toutes les figures. Bientôt la déesse de la Beauté, l’Inde, la Perse, ne furent plus qu’un tas de poussière rouge, répandue sur les dalles. Seule à présent la petite Galilée restait encore prosternée devant lui, son œuvre favorite, où il avait cru mettre toute son angoisse avec tout son génie. Il la considéra un moment, puis le marteau descendit sur elle, la changea en poussière pour l’éternité. Après quoi Thomas, ayant accompli son doux sacrifice, courut s’agenouiller aux pieds de sa femme. Il lui prit les deux mains, il les couvrit de baisers, il y enfouit ses yeux, pour que ces chères mains essuyassent les larmes qu’il versait à son tour.

Et, à ce moment, un miracle se produisit en lui, si imprévu, si profond, et si bienfaisant, que, parmi ses larmes, il eut tout à coup sur les lèvres un sourire de joie. Il sentit qu’un sang nouveau coulait dans ses veines, que l’affreux goût de mort disparaissait de sa bouche, qu’en lui-même comme autour de lui fleurissait le printemps. Pour la première fois depuis que Jésus l’avait tiré du cercueil, il sentit que réellement, pleinement, délicieusement, il vivait ! Et c’est ainsi que, par la grâce toute-puissante de l’amour, le fils de la veuve de Naïm acheva enfin de ressusciter.

 

 

 

 

III

 

LA VIE

 

 

Il n’y a pas de plus grand amour

que de donner sa vie

pour ceux que l’on aime.

(Saint Jean, XV, 13.)

 

 

Thomas était ressuscité, mais il ignorait tout de la vie, comme un nouveau-né : ce fut sa femme qui lui apprit tout. Il ne pouvait la voir, d’ailleurs, la faible et timide enfant qu’elle était, sans qu’il lui semblât qu’elle le portait dans ses bras, avec autant de sollicitude que l’avait fait sa mère, avec une sollicitude encore plus chaude, plus tendre, et plus efficace. Il trouvait auprès d’elle cet asile, immuable et sûr, que la déesse de l’Acropole s’était toujours refusée à lui accorder. Et Eunice, de son côté, plus profondément encore que jadis la vieille femme de Naïm, vivait de lui. Dès l’heure bienheureuse où l’amour les avait unis, ils s’étaient donné toute leur âme, l’un à l’autre ; de manière que non seulement ils avaient tous deux la même âme, mais que chacun avait pour ainsi dire une âme double, deux fois plus apte à recevoir la joie et rejeter la souffrance. Aussi ne pensaient-ils plus à pleurer, ni à s’ennuyer. Sans cesse davantage les choses leur offraient une réalité, et un charme que jamais, jusque-là, ils ne leur avaient soupçonnés ; tout les attirait, tout les amusait, en leur fournissant l’occasion d’une pensée commune ; et pendant qu’Eunice, avec la curiosité confiante d’une petite fille, pressait son mari de questions où souvent il ne savait que répondre, lui, dans les grands yeux noirs de sa femme, mieux que dans tous les livres il apprenait la vie.

Il en apprenait, du moins, ce que sa nature et ses habitudes lui permettaient d’en comprendre. S’il avait eu le goût de l’argent, sa femme, aimée de lui, l’aurait aidé à faire fortune ; s’il avait eu le goût de la gloire, elle aurait découvert, d’instinct, et lui aurait enseigné les faciles artifices qui procurent la gloire : car l’amour prête au cœur de la femme une science universelle. Mais, le jeune homme se trouvait n’avoir de goût pour rien au monde que pour la beauté. Il avait pu renoncer à son art ; chaque jour il s’estimait plus sage d’y avoir renoncé, en songeant de quel trésor, trop longtemps, cet art l’avait privé ; mais il était fait de telle sorte que, ne s’intéressant ni à l’origine des choses, ni à leur substance, ni à leur utilité, leur beauté seule avait de quoi le toucher. C’est donc la beauté de la vie que sa femme eut pour mission de lui enseigner.

Un jour, peu de temps après sa résurrection, il la conduisit au temple de Minerve. Lorsqu’il y était venu d’abord, le soir de son arrivée à Athènes, il avait demandé aux figures de marbre de combler, ou en tout cas de lui faire oublier, le vide douloureux qu’il sentait au fond de soi. Plus tard, s’étant déjà familiarisé avec elles, il leur avait demandé de le renseigner sur la période la plus magnifique de l’art athénien. En quoi différaient-elles des œuvres qui les avaient précédées et suivies ? Et quelle part avait prise, dans leur exécution, maître Phidias, quelle part les divers élèves qui avaient travaillé sous ses ordres ? Plus tard encore, devenu sculpteur à son tour, il leur avait demandé des règles, dés procédés, le moyen de les contrefaire honorablement. Jamais il ne les avait revues sans réclamer d’elles un conseil, une leçon, ou quelque autre service : fâcheuse condition pour jouir de leur beauté. Mais maintenant, debout devant elles, il ne leur demandait rien que de plaire à deux yeux noirs qui lui étaient plus chers que ses propres yeux. C’est avec les jeunes yeux d’Eunice qu’il les considérait, s’efforçant, comme elle, de laisser simplement agir sur lui le mélange harmonieux de leurs formes et des plis de leurs robes. Il ne voyait plus en elles ni des déesses, ni des modèles, ni les amies qu’il s’était naguère imaginé qu’elles seraient pour lui : mais d’autant plus il était à l’aise pour sentir combien elles étaient belles, quelle grâce s’alliait à leur sérénité ! Sans compter qu’en échange des explications qu’il donnait à sa femme, celle-ci, toute tremblante d’un plaisir qui aussitôt se répandait en lui, ne cessait point de lui signaler mille nuances délicates, de ces nuances que seuls ses yeux de femme pouvaient apercevoir. Ainsi, par le miracle de leur amour, ils se révélaient l’un à l’autre la beauté artistique. Et Thomas songeait avec compassion aux malheureux qui, en s’acharnant à produire des œuvres nouvelles, non seulement renonçaient pour soi au bonheur de vivre, mais achevaient de pervertir le reste des hommes ; car la beauté était là, créée une fois pour toutes par le génie de Phidias ; et toutes les œuvres qu’on avait produites, depuis Phidias, n’avaient servi qu’à détourner les hommes de venir s’abreuver à cette source éternelle.

Phidias lui-même, d’ailleurs, avec tout son génie, peut-être avait-il détourné les hommes d’une source de beauté plus divine encore ? C’est ce que se dit Thomas quand, au sortir du Parthénon, il vit se refléter dans les yeux d’Eunice l’admirable paysage qui les entourait. La ville était derrière eux : à peine si, par instants, ils entendaient un lointain écho de sa rumeur inutile. À droite, doucement, brillait la mer, une tache d’argent sous le ciel doré. Et devant eux, dans la paix recueillie d’un soir de printemps, s’étalait un grand amphithéâtre de collines, toutes plantées de citronniers, d’oliviers, de pins, jeunes et gaies comme les torrents qui coulaient à leurs pieds. Tout cela était infiniment pur, élégant, harmonieux, et avec un caractère d’éternité souriante et bonne qui manquait aux plus nobles figures des frontons de l’Acropole. Les montagnes même, au loin, se découpant en arêtes grises où l’ombre du soleil venait creuser de larges sillons bleus, ces masses énormes n’avaient rien de triste ni de malveillant. « Nous ne sommes ici que pour vous abriter du vent, semblaient-elles dire à Thomas et à Eunice, pour borner l’horizon de votre vie, pour vous rappeler que vous devez vous être, l’un à l’autre, un univers entier ! » Et Thomas, suivant leur conseil, se serrait plus étroitement contre sa jeune femme. Il apprenait d’elle à faire taire sa pensée, à subir sans résistance l’impression des choses. Après la beauté de l’art, la beauté de la nature se révélait à lui.

La beauté de la nature inanimée, et celle aussi de la nature vivante : car, s’étant mis à tout voir avec les yeux d’Eunice, il ne pouvait manquer de découvrir le charme profond du monde des bêtes, que la jeune femme avait senti et aimé depuis son enfance. Elle avait pour les bêtes, une tendresse si sincère que toutes, aussitôt, le devinaient et lui en savaient gré. Les chiens, lorsqu’elle passait, levaient sur elle des regards d’amis ; les ânes tendaient le cou vers elle, comme s’ils désiraient qu’elle les caressât. Cela seul aurait suffi pour les rendre chers à Thomas ; et c’est cela, sans doute, qui avait attiré son attention sur eux. Mais alors il s’aperçut qu’il n’y avait pas un de ces animaux qui ne fût, à sa façon, une source infinie de joie pour les yeux. Les oiseaux que sa femme lui avait donnés, par exemple, ils apportaient à leurs moindres mouvements une grâce plus souple, plus légère, et plus raffinée, que les plus gracieuses figures des Lysippe et des Polyclès. Et de nouveau, tout en plaignant les successeurs de ces habiles artistes, Thomas s’étonnait du détestable pouvoir qu’ils avaient eu pour vicier, dans le cœur des hommes, le sens de la beauté.

Plus que tout, cependant, c’était la beauté de sa femme elle-même qui lui plaisait à voir. Une fleur vivante : telle, sans cesse, davantage, elle lui apparaissait. Ou plutôt elle ne lui apparaissait telle que depuis que leurs deux êtres s’étaient fondus l’un dans l’autre ; et le jeune homme rougissait de honte au souvenir de l’image grossière qu’autrefois il s’en était faite. Il n’en était plus, désormais, à ne désirer d’elle qu’une caresse d’un moment : il la voulait toute, pour l’enchantement de chacun de ses sens ; il voulait le sourire de ses yeux, la chanson de sa voix, le parfum de ses lèvres, et, plus ardemment encore peut-être, le parfum de son cœur. Le contact de sa chair ne lui représentait désormais qu’un plaisir entre des milliers de plaisirs ; et, quelque délicieux que lui fussent ses baisers, leur délice n’était rien en comparaison du bonheur qu’il trouvait à regarder, à écouter, à rêver avec elle. Par là son amour s’était élevé jusqu’en dehors du temps : il avait pris dans son âme des racines si larges que des siècles auraient pu passer sur lui sans l’ébranler. Et Thomas ne se contentait pas de jouir de cette précieuse beauté qui s’offrait à lui : il travaillait de toutes ses forces à la développer, s’occupant avec une égale ferveur des robes d’Eunice et de ses sentiments, afin de réaliser en elle, mieux qu’il n’avait su faire dans ses groupes de marbre, son simple et harmonieux idéal de perfection artistique.

Ainsi vivait ce jeune couple, enivré d’amour. Et je mentirais en n’ajoutant pas que, souvent, de légères querelles surgissaient entre eux. Elles naissaient à propos de tout et de rien, à propos d’une tunique qu’Eunice voulait mettre et que son mari jugeait trop voyante, à propos d’une amie d’enfance dont elle parlait, par hasard, avec un tel accent d’affection qu’aussitôt son mari s’imaginait qu’elle tenait à elle plus qu’à lui. Sur quoi l’on se boudait, et la jeune femme était prête à pleurer, et son mari avait le sentiment qu’un fossé allait, à jamais, le séparer de sa bien-aimée. Mais, dès l’instant suivant, c’était tantôt lui, tantôt elle, qui donnait le signal de la réconciliation. Et non seulement chacune de ces réconciliations était pour eux l’occasion d’une tendresse plus chaude ; mais tous deux s’avouaient encore que leur brouille même les avait rapprochés, comme s’ils n’eussent reculé d’un pas que pour mieux faire, ensuite, deux grands pas l’un vers l’autre.

Chacune de leurs journées s’écoulait rapide et pleine, active et reposante, plus belle dans sa réalité que les plus beaux rêves. Lorsque l’argent manquait, Thomas ébauchait une statuette, une amphore d’argile : ils l’achevaient ensemble, en se riant l’un à l’autre, après quoi ils allaient ensemble la vendre au marché. Et puis, à mesure qu’ils s’aimaient plus fort, ils s’apercevaient moins du manque d’argent.

Parfois seulement, à mesure qu’ils s’aimaient plus fort, une ombre de regret venait tout à coup traverser leur joie. Car ils songeaient au mage de Nazareth qui, en rappelant Thomas de la nuit de son tombeau, les avait tous deux éveillés à la vie ; et ils s’affligeaient de ne rien connaître de lui que ce cher miracle. Qui était-il ? Pour quelle œuvre les dieux charitables l’avaient-ils envoyé ? Ou bien lui-même était-il vraiment un dieu, comme Thomas se souvenait de le lui avoir entendu reprocher, en manière d’ironie, par un riche pharisien de Jérusalem ? Mage ou dieu, toute l’âme des deux jeunes gens aspirait vers lui.

Ils auraient aimé à remettre pieusement sous sa garde cet amour et ce bonheur qu’il leur avait donnés. Et, sans vouloir se l’avouer, tous deux avaient l’idée que, faute de pouvoir le faire, leur bonheur, et leur amour même, resteraient toujours incomplets.

Mais Jésus veillait sur eux, ainsi qu’il avait daigné le promettre à la veuve de Naïm sur son lit de mort. Un jour que leur promenade les avait menés à l’Aréopage, ils virent un petit homme, chauve et barbu, qui, monté sur la tribune, haranguait la foule des badauds athéniens. Il leur disait qu’il était Juif, qu’il s’appelait Paul, et qu’il venait leur annoncer un dieu inconnu. Ce dieu n’était point, comme les leurs, une idole de bois ou de pierre : c’était l’esprit universel, l’unique origine des choses et leur unique fin ; et « tous les hommes, – ajoutait-il avec une éloquence dont Thomas ne put s’empêcher de frémir, – tous les hommes ne sont, ne vivent, ne se meuvent qu’en lui ». Puis il affirmait que ce Dieu, pour sauver les hommes, avait revêtu un corps d’homme et était descendu sur la terre. Il avait fourni aux Juifs les preuves les plus éclatantes de sa divinité, guérissant les malades, ressuscitant les morts... Mais, à ces mots, un grand éclat de rire avait interrompu l’étranger. « C’est bon, lui avait crié l’assistance, tu nous raconteras une autre fois la suite de ton histoire ! » Seuls, ou à peu près, le ressuscité de Naïm et sa jeune femme ne songeaient pas à rire. Et cependant leurs cœurs tremblaient joyeusement, car tout de suite ils avaient reconnu qui était ce Dieu vivant dont parlait Saint Paul.

Ils reçurent le baptême quelques jours après, et une nouvelle source de délice s’ouvrit devant eux. Non seulement, en effet, ils avaient appris à connaître leur bienfaiteur divin, non seulement ils avaient acquis désormais, grâce à lui, toute la somme de vérité que l’homme doit et qu’il peut posséder, mais voici que, dans la doctrine de Jésus, une beauté leur apparaissait, plus haute, plus parfaite, que tout ce que le monde ou leurs rêves leur avaient fait concevoir ! Nourrir ceux qui ont faim et consoler ceux qui souffrent, demander pardon des offenses qu’on a subies, renoncer à soi pour vivre dans les autres : tout cela n’était pas seulement le sûr moyen d’atteindre au bonheur, tout cela était beau, prodigieusement beau, si beau qu’ils sentaient bien que, jusqu’à la fin des siècles, les hommes ne se fatigueraient pas d’en subir l’attrait. Sans compter le précepte que Thomas se rappelait, avec orgueil, avoir un jour entendu des lèvres mêmes du Sauveur : « Aimez-vous, donnez votre vie pour ceux que vous aimez. » Le jeune homme comprenait, maintenant, pourquoi l’humble image de sa mère l’avait toujours ému autant, sinon davantage, que les nobles déesses du fronton de l’Acropole. Et sa femme, l’adorable créature dont les yeux noirs illuminaient sa vie, n’était-ce point surtout le parfum de son cœur qu’il aimait en elle ?

Leur conversion faillit pourtant mêler un peu de tristesse à toute la joie qu’elle leur apportait. Ils rentraient chez eux, un soir d’automne, après avoir passé la journée dans un village de la montagne où il y avait une pauvre femme malade qu’ils nourrissaient et soignaient. Comme les jours précédents, Eunice avait tenu compagnie à la malade, pendant que Thomas jouait avec las deux enfants : ou, du moins, c’était ainsi qu’ils croyaient avoir fait, tandis qu’en réalité Thomas, comme les jours précédents, s’était borné à écouter, avec les deux petits, les chansons et les contes de sa jeune femme ; car pour toute la pratique de la vie, décidément, lui-même, n’était près d’elle qu’un petit garçon. Puis une voisine les avait remplacés, et ils s’étaient mis en route pour retourner chez eux. Mais ils marchaient d’un pas lourd et lent, sans se sourire, presque sans se parler. Et quand ils arrivèrent au haut du sentier où, chaque soir, ils avaient coutume de s’arrêter un moment pour assister aux derniers jeux du soleil avec les bois et la mer, Thomas, les bras tendus vers sa femme, vit qu’elle hésitait à venir dans ses bras. Il devina que, cette fois, comme toujours, alors qu’il s’efforçait de cacher au fond de son âme la pensée qui le préoccupait, Eunice, au fond de l’âme, avait déjà la même pensée.

Assis en face l’un de l’autre, aux deux côtés du sentier, ils s’avouèrent en rougissant leur commune pensée. Sous l’influence de leur foi nouvelle un scrupule, peu à peu, les avait envahis : ils se demandaient si Jésus n’allait pas s’offenser de l’excès de leur amour. Non que saint Paul les en eût blâmés, dans les fréquents entretiens qu’il avait eus avec eux, avant son départ d’Athènes : mais il y avait dans les paroles de l’apôtre, comme dans tous ses actes, quelque chose d’austère qui les inquiétait. Ne lui avaient-ils pas entendu dire, au sujet du mariage, que la femme chrétienne devait « craindre » son mari ? Le craindre ! Eunice songeait avec angoisse que, quoi qu’elle fit, jamais elle ne saurait se forcer à craindre Thomas. Était-ce donc un péché de s’être abandonnée à lui tout entière, au point de ne plus faire avec lui qu’un seul être, au point de ne pouvoir plus vivre qu’en se serrant contre lui ? Et Thomas se disait que Jésus, sans doute, lui avait enseigné l’amour, mais un amour plus haut et plus vaste, un amour qui, s’étendant à tous les hommes, exigeait pour tous une tendresse égale. Oui, ils auraient désormais à changer leur vie, s’ils voulaient la consacrer pleinement au service de Dieu ! Ils auraient à séparer leur chair et leurs cœurs, à rompre le lien trop étroit dont ils s’étaient liés ! ils le sentaient, et ils s’y résignaient : car il n’y avait point de sacrifice où ils ne fussent prêts pour se rendre dignes de leur bienfaiteur. Mais ils restaient assis au bord du sentier, en silence et la tête baissée, chacun d’eux s’alarmant que l’autre ne découvrit, sur son visage, la trace du chagrin qui les accablait.

C’est à peine s’ils eurent la force, ce soir-là, d’aller rejoindre la petite troupe de leurs frères chrétiens, dans la maison où ils avaient coutume de se réunir tous les soirs. Lorsqu’ils y entrèrent, la maison était déjà remplie et l’office avait commencé. Debout sous la lampe, le vieux potier qui faisait fonction de prêtre s’occupait à lire, suivant l’usage, quelques-uns des discours de Jésus, tels que les avait recueillis l’apôtre Matthieu. Et, tandis que les deux jeunes gens palpitaient d’émotion, ressaisis jusqu’au fond de leurs cœurs par la pénétrante beauté de la parole divine, le prêtre ouvrit le livre à un autre endroit, où il lut ce qui suit : Des Pharisiens vinrent à Jésus, et, pour le tenter, lui dirent : « Est-il permis à l’homme marié de se séparer de sa femme pour quelque cause que ce soit ? » Et Jésus leur répondit : « N’avez-vous pas lu que Dieu a, dès l’origine, créé l’homme avec la femme ? N’avez-vous pas lu qu’il a ordonné à l’homme de quitter son père et sa mère pour s’unir à sa femme, de façon que ceux qui sont deux ne forment qu’une seule chair ? Voilà ce qui est écrit : et, par conséquent, le mari et la femme ne sont plus deux chairs, mais une seule et même chair. Que l’homme n’ose donc point séparer ce que Dieu a joint ! »

Thomas sentit tout à coup la petite main d’Eunice qui, dans l’ombre, cherchait sa main. Ils se regardèrent, les yeux gonflés de larmes ; et un grand flot de bonheur les inonda tous les deux.

 

 

 

 

IV

 

LA VOLONTÉ DE DIEU

 

 

Je suis la résurrection et la vie.

Quiconque croit en moi,

même s’il est mort, vivra.

Et quiconque vit, s’il croit en moi,

restera vivant pour l’éternité.

(Saint Jean, XI, 26 et 27.)

 

 

Et de même que, par l’amour, s’était révélée au ressuscité de Naïm la beauté de la vie, c’est l’amour qui lui révéla aussi la beauté de la mort.

La pauvre femme que soignait Eunice avait une maladie de langueur. Elle toussait, crachait, se plaignait d’une boule de feu qui lui écrasait la poitrine. Elle guérit pourtant, à force de soins, car son mal ne lui était venu que d’un excès de travail et de privations ; mais Eunice, à son tour, fut prise du même mal.

Bientôt son mari crut observer que leurs promenades la fatiguaient. Elle avait perdu son agilité de jeune chèvre, toujours prête à sauter d’un rocher sur l’autre. Lorsqu’ils montaient à l’Acropole, maintenant, souvent elle était forcée de s’asseoir à mi-côte pour retrouver son souffle. Mais elle s’était si complètement déshabituée de penser à soi qu’elle ne s’apercevait pas de ces signes de faiblesse ; et Thomas, qui s’en apercevait, se rassurait à la sentir tous les jours plus vivante et plus gaie. Ou bien, s’il manifestait quelque inquiétude, elle lui répondait en riant que c’était l’âge qui l’avait affaiblie. « Notre temps a passé tellement vite, disait-elle, que nous aurons vieilli sans nous en douter ! »

Elle ne s’émut pas davantage quand ses bagues lui tombèrent des doigts. Elle avait voulu vendre ses bagues avec le reste de ses bijoux, après son baptême, et en distribuer le produit aux pauvres : Thomas avait eu grand-peine à obtenir qu’elle en conservât au moins deux, qu’il lui avait données pendant leurs fiançailles. Quand elle les vit tomber de ses doigts, elle crut le plus sérieusement du monde que c’était un ordre de Dieu, qui lui enjoignait de se dépouiller de ce dernier luxe au profit des pauvres. Et Thomas l’aimait si fort qu’il le crut aussi.

Une nuit, dans le lit où ils couchaient l’un près de l’autre, il sentit que tout le corps de sa femme brûlait comme un brasier. Elle avait soif, et aucune boisson ne la désaltérait ; elle se tournait, se retournait, ne parvenait pas à dormir. À l’aube enfin elle s’endormit ; mais lorsque son mari se réveilla, quelques heures plus tard, elle était penchée sur lui, toute tremblante, le considérant avec de grands yeux effrayés. « À quel affreux cauchemar je viens d’échapper ! lui dit-elle. Je rêvais que tu étais mort, et que je restais seule, ici, couchée dans notre lit ! » C’est ce jour-là que, pour la première fois, Thomas eut un instant l’idée qu’elle pouvait mourir.

Pendant plusieurs semaines, la fièvre reparut tous les soirs. Puis, brusquement, elle s’arrêta. La jeune femme regagna des forces ; ils purent recommencer leurs promenades, leurs visites aux pauvres. Leurs frères chrétiens eurent le bonheur de les voir de nouveau prendre leur part des offices sacrés, où, lorsqu’Eunice n’y assistait pas, il semblait à chacun que les cierges brillaient d’un éclat moins vif, et que les fleurs, sur l’autel, avaient moins de parfum. Et ni le retour de la fièvre, ni la fréquence croissante des accès de toux, ni, bientôt, l’impossibilité où fut la malade de se lever de son lit, rien ne prévalut désormais contre le souvenir de ces charmantes semaines de convalescence. D’un jour à l’autre, certainement, un mieux pareil allait se reproduire, cette fois pour ne plus cesser ! Eunice, du moins, l’affirmait, avec mille beaux projets d’emploi de leur temps après la guérison. Le croyait-elle, au fond de son cœur, autant qu’elle l’affirmait ? Oui, sans doute : car son mari, qui sentait toutes choses comme elle, avait au fond de son cœur la même certitude.

De telle sorte que tous deux, s’étant depuis longtemps accoutumés à régler leurs désirs sur les circonstances, ou plutôt s’étant accoutumés à ne rien désirer que leur seul amour, s’arrangeaient, en somme, aussi aisément de la maladie que de la santé. Mais un matin Eunice, que la douce chaleur d’un soleil de printemps avait un peu ranimée, demanda à son mari de lui donner son miroir et ses peignes, pour « se faire belle ». Et à peine se fut-elle regardée dans le miroir qu’elle jeta un grand cri, un cri où se mêlaient une frayeur, une angoisse, une détresse infinies. Elle venait d’apercevoir, tout à coup, les deux rides profondes que la maladie avait creusées sur ses tempes : et elle avait compris qu’elle allait mourir. Haletante, frissonnante, les yeux dilatés d’horreur, elle se redressa dans son lit. « Par pitié, disait-elle à Thomas, par pitié secours-moi, fais en sorte que je puisse vivre encore quelque temps ! Va demander au prêtre s’il ne connaît pas un moyen de me sauver ! Dis-lui que je suis trop jeune pour mourir, que je t’aime trop, que j’ai trop besoin de rester près de toi ! On m’a parlé d’une vieille femme, dans la montagne, qui sait guérir toutes les maladies. Par pitié, va chez elle, obtiens d’elle que je ne meure pas ! Garde-moi en vie, mon bien-aimé ! Ne me quitte pas, serre-moi dans tes bras, empêche la mort d’approcher de moi ! » Et elle pleurait, elle joignait ses mains, elle fixait sur lui ses grands yeux suppliants. « Par pitié ! » sans cesse elle répétait ces mots, qui, sans cesse, creusaient d’une entaille plus aiguë le cœur de son mari. Toute la journée dura ainsi, plus longue pour le malheureux, et plus accablante, que les sept ans qu’il avait perdus à se désespérer du néant de sa vie. En vain, le sourire aux lèvres, il essayait de calmer Eunice en lui jurant qu’elle se trompait, que déjà elle allait mieux, que l’arrivée du printemps lui rendrait la santé. Elle se laissait convaincre un moment ; mais aussitôt la peur et l’angoisse la ressaisissaient. Elle évoquait à présent tous les lieux qu’elle ne reverrait plus, l’assemblée du soir avec ses beaux cantiques, les voiles roses des barques sur la mer. Puis elle se redressait de nouveau, et jetait autour d’elle un regard d’épouvante.

C’était la nature qui parlait dans sa chair, pour la dernière fois. Et bientôt Dieu lui parla, à son tour. Le soir, comme elle récitait avec son mari la prière de Jésus, elle s’arrêta brusquement après ces mots : Que votre volonté soit faite ! Elle s’arrêta, baissa les yeux, prit, dans sa pauvre petite main, la main de Thomas. « Pardonne-moi, lui dit-elle, et demande à Dieu de me pardonner ! » Une grande lumière s’était soudain répandue en elle, lui découvrant que la vie et la mort étaient choses également bonnes, également saintes, et dont elle devait également remercier la volonté de Dieu.

Elle vécut encore près d’un mois : mais, dès ce soir-là, elle, avait cessé d’appartenir à la terre. Ses traits même revêtirent de jour en jour une beauté nouvelle, avec un merveilleux sourire, confiant et grave, qui ne les quittait plus. Elle continuait cependant à comprendre, à aimer la vie. Tout l’intéressait aussi activement qu’autrefois ; elle ne négligeait ni de nourrir et de vêtir les pauvres, ni de changer la pâtée de ses oiseaux, ni de jouir des teintes légères du ciel, au soleil couchant. Elle semblait seulement voir tout de plus haut, comme si son âme, affranchie déjà des entraves de la matière, eût plané dans un air plus pur et plus transparent. Souvent, pour distraire son mari, elle lui rappelait leurs chères visites aux frontons de Phidias, leurs entretiens sur l’art des vieux maîtres, un séjour qu’ils avaient fait à Olympie, et qui avait été leur plus belle fête ; elle croyait répéter ce que lui avait dit son mari, et chacune de ses réflexions était si imprévue, si nouvelle, si sage, qu’en effet Thomas éprouvait, à l’entendre, une surprise qui le détournait un instant de sa peine. Mais, d’ailleurs, il n’y avait rien qu’elle n’imaginât pour le distraire et le consoler : tantôt lui assurant qu’elle allait guérir, se forçant à le croire elle-même, dans son désir passionné de l’en persuader ; tantôt, quand elle le voyait trop désespéré, lui décrivant le bonheur qu’ils auraient à se retrouver, après quelques années d’attente qui s’écouleraient comme un jour.

Et, certes, Thomas ne doutait point qu’il la retrouverait : car si, mieux que personne, il avait eu l’occasion de vérifier la justesse de la parole de l’apôtre, que tous les hommes « sont, vivent, et se meuvent » dans la main de Dieu, son propre exemple et celui d’Eunice lui prouvaient aussi, non moins clairement, que, par la souffrance, la maladie, et la mort, Dieu travaillait à façonner les âmes pour une vie supérieure. Sans cesse sa femme s’élevait à cette vie ; il l’y voyait monter d’un vol si léger et si beau qu’il ne pouvait plus même penser à la plaindre. Mais lui, comment aurait-il la force de vivre, séparé d’elle, jusqu’à l’heure où Dieu consentirait enfin à les réunir ? Il ne s’était séparé d’elle qu’une fois, depuis qu’ils s’aimaient : pendant deux jours qu’elle avait dû passer auprès de sa sœur malade ; et il se souvenait de l’interminable supplice que ces deux jours lui avaient paru. Or voici qu’il aurait à subir ce supplice pendant des années ! Voici qu’il aurait à errer seul dans un monde dont sa femme était pour lui l’unique lumière ; plus seul infiniment et plus misérable que si tous ses sens, d’un coup, s’étaient éteints en lui !

Thomas songeait tristement à tout cela, un matin d’avril, agenouillé au pied du lit où Eunice dormait, lorsqu’il vit qu’elle avait rouvert les yeux et désirait lui parler. « Comme je te remercie, lui dit-elle, d’avoir fait venir ces enfants pour chanter autour de moi ! » Après quoi, de nouveau, elle ferma les yeux, le visage tout illuminé d’un sourire plein de confiance et de gravité. Et le médecin, à qui il répéta ces mots, lui affirma que c’était la fièvre qui la faisait délirer. Mais Thomas avait appris, entre mille autres choses, à ne pas attacher une grande importance aux affirmations des médecins. Non, Eunice ne délirait pas ! Il ne savait que trop ce qu’étaient ces enfants ; et le vieux potier le savait aussi, qui, après avoir frotté de l’huile sainte le front de la jeune femme, lui dit, d’une voix que les larmes brisaient à chaque mot : « Va maintenant à Dieu, âme chrétienne ! » Elle pressa faiblement la main de Thomas, soupira ; et les enfants qui étaient venus la chercher emportèrent son âme.

Et alors Thomas, qui s’épouvantait à l’idée de devoir vivre sans elle, s’aperçut que, morte pour les autres, en lui et auprès de lui elle restait vivante. L’amour les avait si fortement unis que la mort même était impuissante à les séparer. Comme auparavant, Thomas voyait toutes choses par les yeux d’Eunice, partageait avec elle toutes ses pensées, se sentait tendrement bercé dans ses bras. Il la retrouvait tout entière devant lui, toujours jeune, toujours belle, avec la noble et tranquille sagesse dont la maladie l’avait revêtue. Avait-il un doute, une hésitation, une inquiétude ? Aussitôt il l’appelait et elle accourait, infatigable à le divertir. Plus que jamais, elle lui était la lumière du monde : l’aidant non plus à jouir de la, vie terrestre, – car il en avait épuisé toutes les jouissances, – mais à marcher d’un pas égal et sûr jusqu’au seuil de cette autre vie, plus réelle, où il savait que leurs deux cœurs achèveraient de se fondre en un seul pour l’éternité. Ou si, par instants, il s’impatientait d’une attente trop longue, ou si quelque souvenir du passé risquait de lui rendre le présent trop dur, bien vite elle lui rappelait la prière divine qui, mieux que toutes les philosophies, apaise les impatiences et adoucit les regrets : Notre Père, que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel !

C’est sur le conseil d’Eunice qu’il devint prêtre, peu de temps après son veuvage, afin de pouvoir travailler plus librement au service de Dieu. Et souvent les pêcheurs et les mendiants du port, pendant qu’assis au milieu d’eux il leur prêchait l’Évangile, s’étonnèrent de voir l’ombre blanche d’une jeune femme s’approcher de lui, et, se penchant sur lui avec un doux sourire, lui murmurer à l’oreille les consolantes paroles qu’il leur répétait.

 

 

Teodor de WYZEWA, Contes chrétiens, 1900.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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