La légende de Longpaon

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Francis YARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour A.-M. GOSSEZ

 

 

Longpaon, dans les vieux récits,

Veut dire : longues louanges.

(Légende).

 

 

AU temps de la foi – c’était jadis, je veux dire il y a longtemps – les saints étaient en grande vénération.

Prenez, par exemple, les almanachs de Normandie, vous verrez que dans notre belle province (car elle est belle parmi les plus belles), des centaines de villages portent des noms de saints ou de saintes ; et je ne parle pas des bourgs ni des villes.

Je n’ai pas à rechercher l’origine de ces désignations. C’est l’affaire des historiens et des archéologues.

Je constate seulement que depuis deux mille ans, dans la chrétienté, toute fourmilière humaine éclose au long des siècles, s’est placée sous la protection d’un bienheureux ou d’un martyr.

Que le village porte un nom venu de l’histoire, ou né spontanément de son site naturel, il a son église, sa chapelle, humble ou jolie, sous le vocable d’un saint patron.

Aujourd’hui encore, chaque dimanche de l’été, dans la campagne, les jolies assemblées sont toujours des fêtes patronales.

C’est le souvenir du passé.

 

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*    *

 

En ces temps lointains, pour une abbaye, les ossements de son protecteur étaient la chose la plus précieuse du monde, son plus cher trésor.

Le mobilier rituel : les ciboires, les calices, les ostensoirs, les chapes, les lampes, les livres, tout cela était peu de chose à côté des reliques.

 

La ville de Rouen était fière de posséder celles de Monseigneur saint Ouen.

Leur renommée s’étendait dans toute la Neustrie et plus loin encore. Des pèlerins en grand nombre venaient de toutes parts se prosterner devant elles et demander la guérison des maladies, car leur vertu était miraculeuse.

Les pierres précieuses les plus rares, l’or et l’argent, rien n’était trop beau pour orner la chasse dans laquelle elles reposaient.

Les jours de grande cérémonie, au chant des cantiques et des psaumes, on l’exposait aux regards des fidèles, entre les cierges allumés, dont les flammes vacillantes faisaient briller davantage ses ornements magnifiques.

La chasse de Saint-Ouen était une merveille.

Et quand les ennemis venaient battre les murs de leurs machines de guerre, on la promenait dans la ville pour soutenir le courage des assiégés.

La chasse de Saint-Ouen était le palladium de la Cité.

 

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Un jour, des ennemis, plus terribles que tous les autres, arrivèrent par le grand fleuve.

C’étaient les Normands.

Le long des rives, ils pillaient les villes, les monastères, les abbayes, les moindres bourgades : rien ne pouvait leur résister. Partout, sur leur passage, c’était l’incendie, la dévastation et la mort.

À la nouvelle de leur approche, les populations épouvantées fuyaient dans les forêts. Et bientôt, dans tout le pays de Neustrie, chaque dimanche, après l’office, un grand cri retentit dans les églises :

 

            A furore Normannorum,

            Libera nos, Domine !

 

Cette prière terminait toutes les prières, c’était le cri suprême, la dernière invocation.

À son tour, l’abbaye de Saint-Ouen subit le sort des autres monastères, ainsi que toute la ville : il n’en resta que des décombres.

Mais les reliques étaient sauves.

Le soir de la catastrophe, les moines fuyaient emportant la châsse miraculeuse. Ils se cachaient sur les hauteurs, et tout tremblants encore, ils voyaient de loin, sur le fleuve, s’en aller les barques légères, les longs drakkars bordés de boucliers ronds, derrière lesquels ramaient, puissants et rapides, les hommes du Nord, les Rois de mer, les Normands épouvantables.

 

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Plus tard, après le traité de Saint-Clair-sur-Epte, Rollon, baptisé par Franques sous le nom de Robert Ier, a fait de Rouen sa capitale.

La ville, comme dit l’Histoire, s’est relevée de ses ruines.

Et le grand Viking, pour l’embellir encore, fait rebâtir la célèbre abbaye.

Mais les reliques ne sont plus là.

Les moines revenus, le peuple des fidèles, toute la cité les réclame. La ville a perdu sa force d’autrefois, le patrimoine spirituel : son âme.

Rollon le comprend. La capitale doit rentrer en possession de son héritage. Le grand marcheur, ainsi, complétera sa conquête.

Alors, il envoie en France un messager, car les reliques sont aux mains de Charles le Simple, qui doit les rendre.

Mais le roi fait la sourde oreille. Le temps passe.

Un jour, enfin, Rollon tirant à moitié son épée, se met en colère. Je la tirerai tout entière, dit-il, si Charles ne se hâte pas de rendre à la terre que j’ai conquise le corps qui lui appartient !

Rollon menaçant devenait terrible. Le monde le savait. Le roi plus que tout autre. Il fallait obéir. C’est pourquoi, bientôt, Charles de France fit mettre en route les os du grand ami de saint Eloi.

 

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Le voyage fut long et difficile. En ce temps-là les chemins étaient mauvais. Et l’on allait à pied.

Sur une grande civière, la châsse était portée à l’épaule par quatre religieux ; d’autres suivaient, qui les remplaçaient à tour de rôle : tout un cortège entouré de cavaliers en armes.

Le peuple, à genoux sur le parcours, chantait des cantiques à la gloire du saint qui retournait à son tombeau, comme un exilé vers sa maison.

Le soir venu, après la marche longue, on s’arrêtait dans les monastères, le long de la route. Ainsi furent traversées les forêts profondes, les plaines de France et de Normandie.

Un jour, enfin, le cortège arriva dans le vallon de Darnétal, sur le bord de la rivière de Robec. L’endroit plein d’ombre et de fraîcheur était charmant pour une halte. C’était la dernière avant de regagner la ville de Rollon. Les porteurs fatigués déposèrent leur précieux fardeau sur le gazon du rivage.

Toute une procession, bannières en tête, venue au-devant d’eux, les entourait chantant le Te Deum en actions de grâces au grand saint de Normandie.

Enfin, il fallut repartir. Rouen était proche, Rollon les attendait.

Mais alors, quand les moines voulurent enlever la châsse pour la poser sur leurs épaules, ce fut impossible : elle tenait au sol comme un rocher.

Les uns furent saisis de crainte, d’autres voulurent prendre les hampes des bannières pour en faire des leviers, d’autres encore essayèrent de glisser des barres de fer ; tout fut inutile : les hampes se brisaient comme fétus de paille, les barres pliaient comme brins d’herbe.

La châsse, dit la légende, pesait toujours comme une montagne.

 

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Alors, des messagers furent envoyés au duc pour l’avertir du miracle et le supplier de venir.

Bientôt le grand normand arriva.

Il n’avait plus son casque, ni son épée : le guerrier ne venait pas pour combattre, mais pour prier.

Avant de s’approcher des reliques, il se déchaussa, dépouilla sa robe de pourpre, et très humble, se mit à genoux dans la poussière ; puis, faisant un signe de croix comme au jour de son baptême, il s’écria :

« Ô Monseigneur saint Ouen, permettez, je vous en prie, que l’on transporte à Rouen vos précieuses reliques. J’ai fait rebâtir votre grande église. Je vous donne toutes les terres le long du chemin, depuis ce lieu jusqu’aux murs de la ville. Revenez parmi votre peuple, je vous en supplie, Monseigneur saint Ouen ! »

Après cette invocation prononcée à voix haute, Rollon se relève, puis, courbant sa grande taille, il essaie de soulever la pesante civière.

Ô prodige ! le sol ne la retient plus, le guerrier l’en détache aux regards de tous : la volonté de Dieu ne pèse plus sur elle.

Alors, au chant des cantiques, le prince et les plus grands de sa cour la prennent sur leurs épaules et la portent jusqu’à Rouen, dans l’église nouvelle.

 

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Pour garder le souvenir de cette translation faite par le premier duc de Normandie, une chapelle fut élevée sur le lieu du miracle ; et cet endroit où l’on avait dit tant de prières et chanté tant de laudes fut appelé Longpaon, qui veut dire : longues louanges.

 

 

 

Francis YARD, Légendes et histoires

du beau pays de Normandie, 1938.

 

 

 

 

 

 

 

 

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