La mare de Boissay

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Francis YARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Marthe et Maurice LOUVRIER

 

Une tradition assure

Que l’église a été déplacée.

(BUNEL ET TOUGARD.)

 

 

C’EST dans la plaine, à quinze cents mètres environ de l’église d’aujourd’hui.

Un chemin tourne entre deux talus plantés de chênes tors. Derrière l’un des talus, en contrebas, au bord des champs, il y a une mare, maintenant peu profonde, mais qui garde toujours de l’eau.

Le chemin qui tourne, l’eau qui dort sous les branches, tout cela s’appelle la mare de Boissay.

C’est par là que passent toutes les moissons de la plaine, tous les chariots des bois.

Cependant, les ornières ne sont pas profondes. On sent que le chemin a été empierré fortement, profondément, il y a longtemps, très longtemps : car le sol est dur et sonore sous le pas.

Des générations de laboureurs ont poli ses cailloux.

Été comme hiver, il est mystérieux.

Sur ses talus, les têtards énormes, vieux comme lui, entremêlent leurs rainures monstrueuses. Les nuits de l’Avent, quand la bise les flagelle, on les entend hurler tous les cris de la douleur.

Quand vient la neige, ces gardiens immobiles songent... Mais leurs bras, sur le ciel, ont la forme du vent. Sous leur écorce rugueuse, ils sont vides : cœurs morts, vermoulure des siècles, où dorment tout l’hiver les noires salamandres.

Au souffle de Mars, le chemin se réveille. Il gémit encore. Mais bientôt, les clématites, que l’on appelle viornes, le chèvrefeuille, les saules, les chatons des coudriers lui font une chevelure frémissante et légère, où viennent bourdonner les premières abeilles.

Alors, il chante nuit et jour.

Dès l’aube, autour des nids, dans son feuillage, c’est l’envol des ailes vibrantes, le reposoir des murmures... Il est le frais abri de la plaine amoureuse, d’où jaillissent les mille chansons de la lumière. Et puis, le soir venu, du creux de ses talus, les crapauds font bruire tout doux leurs tympanons nocturnes.

Et ses fleurs, donc !

C’est là qu’on trouve en Février la perce-neige candide, clochette d’hiver, les premières violettes, l’arum au pistil rose érigé dans son cornet de feuille, les ficaires d’or, l’anémone sauvage aux corolles tremblantes, la pommerole et les coucous, qui sont les primevères.

En Mai, c’est le muguet, qu’on appelle murgot dans le pays, fleur d’amour, lys des vallées ; l’aspérule odorante, qu’on appelle muguet, et qui parfume durant toute l’année les vieilles armoires.

Plus tard, c’est la molène aux feuilles en velours pale, la véronique, le laurier de Saint-Antoine, la digitale et la marguerite, que l’on emporte en gerbes à la Fête-Dieu pour orner les reposoirs de la procession.

Toutes ces fleurs, aussi, pour la fin des moissons, qu’on appelle la Passée-d’Août, pour les fêtés millénaires, tous ces beaux yeux de la plaine, on va les cueillir aux talus du chemin.

J’oubliais les chardons qui montent sous les chênes, les merveilleux chardons où glissent les libellules, où s’enivrent les bourdons noirs ; et le cabaret des oiseaux, dont les feuilles, soudées à chaque aisselle, conservent la rosée des aurores et l’eau des pluies pour que les fauvettes y viennent boire.

Que de fois, moi-même, aux jours brûlants de la moisson, durant les vacances, avec les coûteux de mon père, je suis allé boire le cidre frais qui glougloutait au goulot de la grosse bouteille, sous les chênes, à l’ombre du vieux chemin... que j’appelle, moi, le chemin des ancêtres.

Car il a sa légende que voici :

 

*

*     *

 

Un soir de fin Septembre, je revenais des bois avec Théodore, le vieux sonneur, que l’on appelait Tête-d’or pour sa grande mémoire.

Devant nous, le clocher bleu se découpait sur le couchant. Les laboureurs dételaient leurs chevaux. Les troupeaux retournaient aux étables. Il faisait grand jour encore. Et comme il avait plu dans l’après-midi, une odeur d’humus – l’âme des plaines – s’élevait de la terre.

Théodore me parlait des villages d’alentour, dont il savait toutes les histoires. Je l’écoutais en silence.

À quelques pas de la mare, avant d’entrer sous les chênes, il s’arrêta tout à coup.

– Ah ! fit-il, regarde : un tac !

Une énorme salamandre, toute noire avec des taches d’or, rampait sur le sol humide. Théodore l’écrasa d’un coup de sabot. Deux pas plus loin, il y en avait une autre, puis, une autre encore. À mesure que nous avancions, elles semblaient sortir du sol, sous nos pieds.

Le sonneur, tout pâle, ôta sa casquette et s’essuya le front avec sa manche.

– Ah ! mon Dieu ! fit-il, les voici déjà. D’habitude elles ne viennent qu’à la Toussaint... Y aurait-il du malheur sur le village ?

– Du malheur ! comment cela, Théodore ?

– Ah ! si tu savais, je n’aime pas voir ces vilaines bêtes-là. Elles annoncent un grand hiver, ou pire encore... Elles sont dangereuses, tu sais...

– Mais non, Théodore, ce sont des salamandres, c’est inoffensif.

– Oui, dans tes livres. Mais tout le monde en a peur. On a raison. Elles sont beaucoup plus grosses à la mare de Boissay. Elles reviennent à la Toussaint. Tu sauras pourquoi tout à l’heure. Car il y a des choses, des choses...

Et le vieux sonneur continua.

– Mon gars, nous sommes ici dans la rue de l’ancien village, le Boissay d’autrefois, détruit jadis, au temps des guerres. Toi qui es toujours dans les livres, tu ne sais pas cela, car ce n’est pas dans les livres ; niais moi, je le sais.

Mon grand-père, le berger, me l’a conté quand j’étais petit. Il le tenait de son grand-père. On se le dit, comme ça, dans ma famille, depuis des centaines d’années.

Au fond des hivers, dans les nuits tristes, au long des veillées de misère, devant le feu qui réchauffe et console – le vrai bon Dieu des malheureux – nos anciens faisaient ainsi revivre tout le passé des vieux pays.

Je vais te raconter l’histoire.

 

*

*     *

 

Un jour, donc, il y a longtemps, tu sais, plusieurs siècles, des bandes de mauvais soldats, débouchant de la forêt, sont arrivés dans le village, qui était, paraît-il, beaucoup plus grand qu’aujourd’hui.

C’étaient des routiers, des malandrins, qui revenaient des guerres. Tous les pays étaient à eux. Ils mangeaient les animaux, écorchaient les hommes, prenaient les femmes de force, et l’on dit même qu’ils faisaient cuire les enfants.

Ils sont arrivés là, un jour, tout à coup, comme le malheur, les uns à cheval et couverts de fer, c’étaient les chefs ; les autres à pied, avec des haches, des arbalètes et des massues, c’étaient les soldats. Un troupeau de bêtes féroces.

Ils ont dû en faire du travail, les misérables ! Combien ont-ils mis de temps ? Plusieurs jours, peut-être... On ne sait pas... Jusqu’à ce qu’ils aient tout mangé, tout tué, tout pillé.

Je pense que l’Enfer, ce doit être quelque chose comme ça.

Les pauvres gens du pays, qui avaient pu se sauver, s’étaient cachés au fond des bois. Ils devaient guetter de loin, au sommet des arbres, sur les hauteurs. Ils voyaient dans la nuit toutes les pauvres chaumières brûler ensemble et s’écrouler dans les flammes.

Quelques-uns, plus hardis sans doute, qui s’approchaient à l’orée de la forêt, devaient entendre les cris des malheureux torturés et les chansons des soldats ivres... Et ils devaient trembler d’horreur et de colère.

Quand ils revinrent, le village était détruit : plus une maison debout. Et tous les pauvres cadavres. Il ne restait plus que des ruines qui finissaient de brûler. L’église elle-même était par terre. Plus rien.

 

Après un silence, le sonneur ajouta.

Aujourd’hui encore, en labourant autour de la mare, dans les champs, on trouve des débris de toute sorte : des bouts de tuiles, des morceaux de poterie, quelquefois, même, des pièces de monnaie, et surtout, de la quiache-à-maréchal en quantité... Comment appelles-tu ça dans tes livres ?

– Des scories, Théodore.

– C’est ça, des résidus de forge. Maintenant, si tu passais par la trouée du talus, sous le grand chêne, tu verrais à cent pas de là, de l’autre côté de la mare, au coin du pré à maître Anthaume, une très grosse pierre qui sert de borne... Vas-y quand tu auras le temps. On la voit très bien.

– Je la connais, Théodore.

– Eh bien, sais-tu ce que c’est ?

– Non...

– C’est la pierre des fonts baptismaux de l’ancienne église.

 

*

*     *

 

Pour me raconter cette histoire, Théodore s’était arrêté. Il ne tapait plus à coups de sabot sur les salamandres qu’il appelait des tacs : il les regardait ramper entre les pierres d’un air épouvanté.

– Et puis, tu sais, je peux les tuer tous, ils reviendront toujours.

Il est vrai que les salamandres étaient énormes, et qu’il y en avait beaucoup.

– Mais non, Théodore, ceux qui sont morts ne reviennent pas, voyons...

– Ah ! tu crois que les morts ne reviennent pas ? Tu te trompes ! Ils reviennent. Moi, qui te parle, j’ai vu ici même et autour de la mare tous les morts du vieux village... je les ai vus un jour triste de l’année. Je ne reviendrai plus jamais ici ce jour-là : ils m’ont fait peur pour toute la vie.

De nouveau, le sonneur s’essuya le front arec sa manche, il rajusta sa casquette, et commença pour moi un nouveau récit.

 

Il y a longtemps. Je n’étais pas sonneur en ce temps-là, j’étais jeune encore et ne craignais rien.

Un soir que j’avais voulu faire un coup d’affût, j’étais allé là-bas, dans la plaine, près de l’épine noire. La nuit était fraîche ; un demi clair de lune ; pas un soupir de vent dans les ronces... Mon coup fait, je revenais tranquillement par le chemin du clos. Mon fusil était bien caché. J’avais un lièvre sous ma blouse.

Tout à coup, à cinquante pas de la mare, j’entends notre cloche qui sonne. Et aussitôt, comme à un signal, celle des pays d’alentour lui répondent. C’était le glas des morts, le glas de la Toussaint.

Ah ! ce que j’ai vu, alors, comment te le dire ? Mon Dieu ! j’en tremble encore...

Autour de la mare, dans la plaine, par la trouée à maître Anthaume, je voyais des flammes blanches... À l’appel des cloches, elles sortaient de terre : des petites, d’autres plus grandes, qui remuaient... y en avait, y en avait...

Je n’osais plus faire un pas ; j’étais là, resté tout debout, au milieu du chemin. La sueur me coulait froide entre les deux épaules : il me semblait que je diminuais, que je fondais, tant j’avais peur... Je suis demeuré là, combien de temps ? Je ne sais pas.

Les cloches, toutes les cloches sonnaient toujours, et se répondaient dans la nuit, d’un village à l’autre...

Toutes les flammes blanches étaient autour de moi.

Un moment, tout de même, surmontant un peu ma frayeur, j’ai pensé au bon Dieu : j’ai fait le signe de la croix et me suis remis à marcher. Alors, à chaque pas que je faisais, les flammes remuaient sur les pierres, elles m’entouraient, me suivaient dans le vieux chemin... On eut dit qu’elles me demandaient quelque chose... Je priais, je priais.

Sous les arbres, ce fut pire encore.

La lune allongeait sur le sol leurs grandes ombres.

Des centaines de tacs, avec des taches d’or, rampaient... des crapauds noirs, énormes, sautelaient sur les cailloux... Impossible de faire un pas sans marcher dessus, tellement il y en avait ; je les écrasais : ça faisait sous mes sabots comme de la boue. Et les flammes me suivaient toujours.

Un moment, mon pied glissa. J’ai bien cru que j’allais tomber dans cette horreur. Je ne pouvais pas crier : j’avais la gorge serrée comme avec des tenailles ; je ne pouvais même plus remuer les lèvres : je priais dans ma tête.

Tout de même, je sortis d’entre les arbres.

Les flammes, une à une, me quittèrent.

Les cloches ne sonnaient plus.

Arrivé dans la plaine, au clair de lune, enfin, ma gorge se desserra, je repris mon respir ; mais alors, tu me croiras si tu veux, j’ai pleuré tout seul, tout haut, comme un enfant.

J’avais compris.

L’histoire du vieux passé me revenait en mémoire, telle que mon grand-père, le berger, me l’avait jadis racontée.

Les flammes qui m’avaient suivi, moi, vivant, c’étaient des âmes, celles des pauvres paysans de l’ancien village, les suppliants, les morts d’autrefois, nos ancêtres ; les tacs et les crapauds qui rampaient sur la terre dure, sur les cailloux et les pierres, et que j’avais écrasés sous mes pas, c’étaient aussi des âmes, celles des brigands, des mauvais soldats des guerres.

 

Souviens-toi de ce que je te dis, mon gars.

Tu ne verras pas ça dans tes livres ; mais ça ne fait rien, c’est vrai tout de même, comme je te le dis.

 

Le soir était venu. Les fumées bleues montaient lentement des chaumes, et les fenêtres, autour de nous, dans le village, s’allumaient une à une sous les branches, parmi l’odeur de l’Automne.

Sur la place, devant l’église, nous nous serrâmes la main sans rien dire. Et le vieux Tête-d’or, à la grande mémoire, alla sonner l’Angelus.

 

 

 

Francis YARD, Légendes et histoires

du beau pays de Normandie, 1938.

 

 

 

 

 

 

 

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