La cage aux âmes

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

William Butler YEATS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL Y AVAIT, en Irlande, dans le cours du siècle dernier, un brave pêcheur nommé Jack Dogherty. Il vivait sur la côte du comté de Clare, pêcheur comme son père, son grand-père l’avaient été avant lui ; comme eux aussi, il habitait seul, en tête à tête avec sa femme, dans la maison même de ses parents et de ses arrière-grands-parents. On se demandait pourquoi les Dogherty montraient un tel attachement à un coin aussi désolé, aussi loin de toute autre demeure, nichée qu’était la maison au milieu d’un amas de rochers éparpillés, sans autre horizon que la mer immense. Mais les Dogherty avaient, pour tenir à ce lieu, de très excellentes raisons...

L’endroit était le seul coin de la côte où un être humain put trouver tout ce qu’il faut pour vivre. La mer formait une petite crique où le canot des Dogherty pouvait s’abriter comme en un nid. Hors de la crique, une épine rocheuse s’effilait et s’enfonçait dans la mer. Or, quand l’Atlantique s’abandonnait à ses fureurs, par les nuits de tempête où le vent, soufflant de l’ouest, poussait les navires à la côte, plus d’un navire richement chargé se brisait sur ces récifs. Alors, les balles de coton et de tabac, les barils de vin, les tonnelets de rhum et les caisses de brandy, tout cela abordait au rivage... Cette baie, nommée Dunberg Bay, était, pour les Dogherty une sorte de petite principauté.

Non pas qu’ils n’aient été toujours bons et humains pour un marin ou un passager en détresse quand il arrivait que quelques-uns d’entre eux aient la chance de sauver leur vie. Plus d’une fois même, Jack sautait dans son curragh pour prêter main-forte à un équipage en perdition, mais, quand le bateau était brisé et ceux qui le montaient perdus, qui pouvait blâmer Jack de ramasser ce qu’il trouvait ?

« Le roi ne m’en voudrait pas, disait Jack, il n’a pas besoin de tout cela, lui ! Il est si riche qu’il n’a que faire de ce qui flotte sur mer ! »

Les Dogherty vivaient à l’écart. Mais ce n’était pas par humeur chagrine. Bien au contraire, Jack était un joyeux compagnon. S’il n’avait pas été ainsi, jamais la jolie Biddy Mahory n’aurait consenti à quitter la belle et confortable maison de ses parents, en pleine ville d’Ennis, pour épouser Jack et vivre ainsi isolée parmi les rochers avec, comme seuls voisins, les mouettes et les goélands. Mais Biddy savait qu’avec Jack elle serait heureuse et confortable. Car, sans parler du poisson, Jack était le grand pourvoyeur des gentilshommes du comté, grâce aux envois de Dieu échoués dans la baie. Aussi fit-elle sagement son choix, car nulle femme ne buvait, ne mangeait et ne dormait mieux que Mrs. Dogherty, ni ne montrait plus belle apparence à l’église.

On peut bien penser qu’à vivre en un tel lieu, Jack vit et entendit bien des choses étranges. Mais rien ne lui faisait peur. Bien loin de craindre les sirènes, le souhait même de son cœur était de pouvoir en voir une. Il avait entendu dire qu’elles étaient toutes semblables aux chrétiens et que la bonne chance souriait à qui les rencontrait. Aussi, chaque fois qu’il croyait distinguer des sirènes sur la face des eaux, sous leurs voiles de nuées, mettait-il droit sur elles et, bien des fois, Biddy lui reprochait d’avoir ainsi passé tout le jour en mer et de rentrer sans un seul poisson. La pauvre Biddy ne savait pas, en effet, quel genre de poisson poursuivait Jack.

Ce qui ennuyait beaucoup Jack, c’était que vivant en un lieu où le peuple de la mer était nombreux, il n’avait jamais pu en voir un bien à son aise. Il en était d’autant plus vexé que son père et son grand-père en avaient vu bien souvent. Il se souvenait même, étant encore enfant, avoir entendu raconter que son grand-père avait été si bien avec un de ces êtres marins que, si ce n’eût été blesser le curé du village, il l’aurait élevé comme son enfant. Jack ne savait d’ailleurs trop ce qu’il fallait croire de cette dernière histoire.

Cependant, la chance lui sourit à son tour. Un beau jour qu’il s’était attardé à flâner un peu plus loin que d’habitude le long de la côte, comme il passait un petit promontoire, il vit quelque chose – qui ne ressemblait à rien de ce qu’il connaissait – perché sur un roc, pas très loin de lui. Le corps de cet être semblait vert, et Jack aurait pu jurer – mais la chose lui paraissait impossible ! – qu’il avait un chapeau à la main. Le jeune marin demeura immobile à cet endroit plus d’une demi-heure, attendant toujours de voir bouger l’être marin. Enfin, sa patience épuisée, Jack siffla longuement, comme pour le saluer... L’être marin, car c’en était un sans aucun doute, se secoua, mit le chapeau sur sa tête et plongea, du haut du rocher. La curiosité de Jack, une fois éveillée, le tint en haleine. Il revint chaque jour à ce même lieu. Mais il n’y revit point le gentilhomme de la mer.

Un jour, cependant, la mer était particulièrement dure, des vagues hautes comme des montagnes s’élevaient pour s’écrouler, sans cesse remplacées par d’autres. Ce fut ce jour-là, pourtant, que Jack choisit pour aller explorer le rocher du Merrow. Son idée n’était pas mauvaise, car l’être étrange s’y trouvait bien, plongeant au sommet du roc pour nager à nouveau vers le récif et recommencer ses plongeons. Le mauvais temps pour lui n’était qu’un prétexte à nouveaux jeux.

Et ce fut ainsi chaque fois que la mer se montrait forte. Jack put donc voir l’habitant des profondeurs marines tout à son aise, mais cela ne tarda pas à lui paraître insuffisant. Il décida de faire sa connaissance.

La connaissance se fit, mais elle ne fut pas préméditée. Un jour de tempête, Jack dut chercher refuge dans une des nombreuses grottes éparpillées le long de la côte ; et là, à son grand étonnement, il se trouva devant un être à cheveux verts, aux longues dents vertes, au nez rouge et aux petits yeux rusés. Il avait une queue de poisson, ses jambes étaient recouvertes d’écailles et ses bras courts ressemblaient à des nageoires. Il ne portait aucun vêtement, mais serrait son petit chapeau sous son bras, comme eût fait un gentilhomme. Il parut à Jack absorbé dans de profondes réflexions.

Jack, malgré tout son courage, était un peu intimidé. Mais il fallait bien se décider. C’était maintenant ou jamais. Aussi s’avança-t-il hardiment vers le penseur, retira son chapeau et fit son plus beau salut.

« Monsieur, votre serviteur ! dit-il.

– Votre serviteur, s’il vous plaît, Jack Dogherty, répondit le Merrow.

– Eh quoi ! Votre Honneur connaît mon nom ?

– Ton nom, Jack Dogherty ! Mais j’ai connu ton grand-père bien avant son mariage ! Ah ! Jack, Jack, j’aimais beaucoup ton grand-père. C’était un homme extraordinaire, je n’ai jamais rencontré son pareil pour boire un coup d’eau-de-vie. J’espère, mon garçon – et le vieux drôle cligna de l’œil comiquement –, j’espère que tu es son digne petit-fils.

– N’ayez pas peur ! s’exclama Jack. Si ma mère m’avait nourri d’eau-de-vie au lieu de lait, je serais encore au biberon !

– Voilà une façon de parler selon mon cœur. Il faut que nous fassions mieux connaissance, ne serait-ce qu’en souvenir de ton grand-père, car je dois te dire, Jack, que ton père ne lui ressemblait pas ! Il n’avait pas la tête solide.

– Je comprends bien, continua Jack, qu’avec la vie que mène Votre Honneur, toujours à vivre au fond de l’eau, dans cette atmosphère si humide, si pénible, pour se garder un peu de chaleur, dame, une bonne goutte est bien nécessaire. À vrai dire, il y a nombre de chrétiens qui boivent comme des poissons... mais puis-je avoir la hardiesse de vous demander comment vous vous procurez l’alcool ?

– Où donc te le procures-tu, Jack, mon garçon ? demanda le Merrow, le pouce gravement posé sur son nez.

– Ha ! je comprends. Mais j’espère que Votre Honneur possède une bonne cave bien sèche pour ranger ses vins fins.

– Ne te tracasse pas pour la cave ! reprit le Merrow en clignant à nouveau de la paupière.

– J’aimerais bien voir tout cela, soupira Jack.

– Eh bien ! viens lundi prochain ici même, à la même heure, et nous en reparlerons. »

Ainsi se séparèrent-ils les meilleurs amis du monde.

 

Le lundi suivant, Jack et le Merrow furent exacts, l’un comme l’autre, au rendez-vous. Ce qui surprit le jeune homme, ce fut de voir que le Merrow avait deux chapeaux sous son bras, au lieu d’un. Il lui en fit la remarque, insinuant que c’était peut-être là un souvenir qui lui était destiné.

Le Merrow parut s’égayer fort à cette idée. Non, ce n’était pas un souvenir. Mais, puisque Jack aurait plaisir à visiter sa demeure, il lui avait apporté ce chapeau qui lui servirait à descendre dans les profondeurs, sans aucun danger.

Jack montra d’abord quelque méfiance.

« Dieu m’en préserve ! s’exclama-t-il. Descendre ainsi au fond de l’Océan salé ! mais l’eau m’étouffera et m’écrasera, si même je ne suis pas noyé, et que dira ma pauvre chère femme !

– Laisse donc ta femme tranquille ! Ton grand-père n’a jamais tenu de tels discours. Tu vas venir dîner avec moi. Tu n’as qu’à faire comme ton grand-père. Tu enfonces bien le chapeau sur ta tête et tu n’as plus qu’à plonger hardiment derrière moi. Le reste ira tout seul.

– C’est donc sérieux, Votre Honneur ! Certes, je ne voudrais pas que mon grand-père puisse rougir de moi. Je suis prêt, mais ne me trompez pas... c’est tout ou rien, avec moi !

– Voilà qui est parlé ! Allons, mets ce chapeau et suis-moi. »

Ils se rendirent à la nage au rocher où Jack l’avait si souvent aperçu. Le Merrow et Jack grimpèrent au sommet du roc. En pente assez raide du côté du rivage, il tombait en à-pic abrupt vers la pleine mer, et l’eau, à sa base, avait la teinte vert sombre des grandes profondeurs.

« Jack, mon ami, coiffe-toi de ton chapeau et fais attention de tenir tes yeux grands ouverts. Tiens-toi à moi et n’aie pas peur, tu en seras récompensé. »

Là-dessus, le voilà qui plonge et Jack plonge hardiment derrière lui. La plongée fut longue, Jack pensait qu’elle n’en finirait pas et, plus d’une fois, il souhaita être au coin du feu auprès de sa jolie petite femme. Mais il tenait bon le Merrow, et, tout à coup, à la stupéfaction de Jack, voilà qu’ils sortent de l’eau et qu’ils se trouvent en terre ferme et sèche tout au fond de l’Océan. Ils abordèrent juste devant une jolie petite maison, au toit bien recouvert de coquilles d’huîtres. Alors, le Merrow, se tournant vers Jack, le pria poliment d’entrer chez lui.

Jack demeurait muet d’étonnement. Il n’y avait guère de créatures vivantes tout alentour sinon des crabes et des homards qui se promenaient tranquillement sur le sable. Sur leurs têtes, la mer s’étendait comme un ciel, et des poissons y passaient, nageant comme font là-haut les oiseaux.

« Tu ne dis rien, camarade ! dit le Merrow, tu n’aurais jamais imaginé que j’avais une aussi jolie maison, hein ! Mais, qu’est-ce que tu as ? Étouffes-tu ? Es-tu noyé ou t’ennuies-tu déjà de Biddy ?

– Non, non, Votre Honneur ! s’exclama Jack dans un large sourire. Mais qui aurait jamais pu penser voir une chose pareille ?

– Allons, viens. Voyons ce que nous allons avoir à dîner. »

Jack avait faim, et le panache de fumée qui sortait de la cheminée de la maison lui parut accueillant. Il entra donc. Le Merrow l’introduisit dans une belle et grande cuisine parfaitement bien installée. On pouvait y voir un beau dressoir, des quantités de pots, de poêles, de casseroles. Deux jeunes Merrow étaient absorbés dans la confection du dîner. Son hôte lui fit visiter le reste de la maison, assez mal meublé, d’ailleurs. Ni table, ni chaise, rien que des blocs de bois pour s’y asseoir ou pour y manger. Mais la pièce où ils devaient dîner avait un bon feu, brûlant bien dans une grande cheminée, et ce spectacle réconforta Jack.

« Tiens, viens voir où je garde... ce que tu sais ! » dit le Merrow, et, ouvrant une petite porte, il le conduisit dans une belle cave bien remplie de barils, tonneaux, bouteilles de toutes sortes.

« Que dis-tu de cela, Jack Dogherty ? Crois-tu donc qu’on ne puisse se réchauffer au fond de l’eau ? »

Revenant dans la salle à manger, ils trouvèrent le dîner servi. Pas de nappe, mais tant pis ! Jack n’en avait pas toujours chez lui... Le menu aurait été digne de la meilleure table du pays un jour maigre. Les poissons les plus délicats, les plus fins, y figuraient. Turbots, esturgeons, soles, homards, huîtres étaient disposés sur les planches, accompagnés des meilleurs alcools. « Les vins, dit le vieux drôle, lui faisaient froid à l’estomac. »

Jack mangea et but jusqu’à ce qu’il ne puisse plus rien avaler. Alors, levant son verre :

« À la santé de Votre Honneur ! dit-il, bien que, si vous voulez m’excuser, je ne connaisse pas encore votre nom.

– C’est vrai, Jack, je n’y avais pas pensé, mais mieux vaut tard que jamais. Je m’appelle Coomara.

– Un beau nom ! s’écria Jack, vidant à nouveau sa coquille. À votre santé, Coomara, et puissiez-vous vivre encore cinquante ans !

– Cinquante ans ! Si tu avais dit cinq cents ans, le souhait aurait pu être pris en considération, s’exclama Coomara.

– Eh bien ! monsieur, voilà ce qui prouve que l’endroit est sain. Quand je pense que mon grand-père n’a pas atteint ses quatre-vingts ans !

– Allons, Jack, encore un toast ! »

Ils vidèrent bouteilles sur bouteilles, mais, à la grande surprise de Jack, l’alcool ne lui monta pas à la tête. Sans doute était-ce l’influence marine qui tenait ses idées au frais.

Coomara devint bientôt très amical. Il entonna divers refrains. Mais Jack fut incapable de se souvenir d’un seul.

Enfin, Coomara, se levant, dit à Jack :

« Maintenant, mon garçon, je vais te montrer mes curiosités. »

Et, ouvrant une petite porte, il le mena dans une grande pièce où Jack vit tout un bric-à-brac que Coomara avait recueilli par-ci par-là.

Mais, ce qui attira son attention, ce fut des sortes de paniers à homards rangés en file, sur le sol, le long du mur.

« Eh bien ! Jack, comment trouves-tu mes curiosités ? dit le vieux Coo.

– Sur mon âme, monsieur, elles méritent d’être vues. Mais puis-je prendre la liberté de vous demander ce que c’est que ces paniers qui ressemblent à des casiers à homards ?

– Oh ! tu veux dire : mes âmes en cage !

– Les quoi, monsieur ?

– Ces choses où je garde les âmes.

– Quoi, quelles âmes ? Je ne crois pas que les poissons en aient.

– Non, reprit froidement Coo, ils n’en ont pas. Mais je veux parler des âmes des marins qui se sont noyés.

– Le Seigneur vous préserve de tout mal ! murmura Jack, comment les avez-vous en votre possession ?

– Bien facilement : quand il fait tempête, je n’ai qu’à monter là-haut pour en recueillir tout de suite deux douzaines, et, quand les marins sont noyés et que leurs âmes se trouvent au fond de l’eau, elles sont presque transies, n’étant pas habituées au froid. Aussi cherchent-elles abri dans ces casiers, si bien que je n’ai plus qu’à les enfermer et à les emporter à la maison ; je les y tiens à la chaleur, et bien au sec. Elles ont bien de la chance d’être si bien tombées. »

Jack était tellement bouleversé qu’il ne trouva rien à dire. Ils revinrent à la salle à manger, y burent encore un peu, et Jack, songeant qu’il devait être tard et que Biddy serait inquiète, commença à songer au retour. Il en informa Coomara.

« Comme tu voudras, mon garçon. Mais, tiens, bois le coup de l’étrier, tu as un voyage à faire et tu auras froid. »

Jack connaissait trop les coutumes pour refuser le coup de l’étrier.

« Je me demande, dit-il, si je vais savoir retrouver mon chemin.

– Ce te sera facile, je vais te montrer la route. »

Ils sortirent donc ; Coomara donna à Jack un de ses chapeaux et l’installa sur son épaule pour le lancer dans l’eau.

« Tiens, je vais te donner de l’élan et tu atterriras juste à l’endroit où nous avons plongé ; surtout, n’oublie pas de me relancer le chapeau. »

Il hissa Jack sur son épaule et lui donna l’élan. Le voilà parti comme une flèche. Il monta ainsi tout droit dans l’eau et sortit au roc même d’où il avait plongé. Il put ainsi aborder sur la plage, et n’oublia pas de relancer son chapeau qui s’enfonça comme une pierre.

Le soleil se couchait dans le ciel d’un beau soir d’été. Les étoiles commençaient à luire faiblement dans un ciel sans nuages, et les vagues de l’Atlantique étaient comme poudrées d’or. Il était tard. Jack, reprenant son bateau, se hâta de rentrer chez lui. Mais il se garda de souffler un mot à Biddy de ses aventures.

À vrai dire, ce que lui avait raconté le Merrow à propos des âmes captives tracassait Jack. Il se demandait comment faire pour les délivrer. Sa première pensée fut d’en parler au prêtre de la paroisse, mais qu’aurait-il pu y faire ? Coo se moquait bien d’un prêtre. D’autre part, Coo était un « bon garçon » dans son genre et ne croyait certes pas mal agir. Jack avait une sorte de sympathie pour lui et, au fond, ne tenait pas beaucoup à ce qu’on sache qu’il dînait, lui, avec d’aussi extraordinaires habitants des mers. Aussi, après avoir bien réfléchi, il décida que le mieux serait encore d’attirer le vieux Coo chez lui, en l’invitant à dîner, par exemple, histoire de lui rendre sa politesse. Il s’arrangerait pour l’enivrer ; après quoi, s’emparant du chapeau, il plongerait et s’en irait chez Coo délivrer les pauvres âmes. Mais, pour cela, il fallait avant tout éloigner Biddy. Jack était assez prudent : Biddy était femme, il n’irait pas lui confier son secret.

Il fallait donc trouver le moyen d’écarter Biddy de la maison pour un jour ou deux... À force de réfléchir, Jack finit par trouver... Il fut pris d’une crise de piété et suggéra à Biddy qu’il serait bienfaisant, pour le salut de leurs deux âmes, qu’elle aille faire le pèlerinage du puits de Saint-Jean, près d’Ennis. Biddy trouva l’idée excellente, et la voilà partie, dès l’aube d’une belle journée, faisant toutes sortes de recommandations à Jack de bien veiller sur la maison. Biddy partie, Jack se rendit bien vite au récif, lieu habituel de ses rencontres avec Coo, et se hâta de lui faire signe : une grosse pierre lancée dans l’eau, tel était le signal convenu. Coo apparut sans tarder.

Jack fit son invitation dans les formes et Coo parut charmé. Il accepta de grand cœur et rendez-vous fut pris pour une heure précise. Sur quoi, Jack se hâta de rentrer chez lui.

Il n’y avait pas de temps à perdre. Jack prépara un magnifique dîner de poisson et chargea la table des meilleurs alcools étrangers qu’il eût en sa possession. Il y avait de quoi enivrer plus de vingt hommes.

À l’heure dite, son chapeau sous le bras, Coo se présenta chez Jack. Le déjeuner était prêt, ils s’installèrent donc et y firent honneur. Ils mangèrent et burent magistralement. Dans son désir d’arriver à ses fins, Jack versa maintes rasades à Coo, mais, hélas ! il oublia qu’il n’avait plus la mer au-dessus de lui pour lui rafraîchir les idées... Aussi, en voulant enivrer Coo, perdit-il bientôt tout à fait la tête. Coo s’en retourna chez lui assez chancelant, laissant Jack couché à terre, ivre mort.

Il ne s’éveilla qu’à l’aube du jour suivant, tout déconfit de son manque de réflexion. « Enivrer ce vieux dur à cuire, ce n’est pas commode, se dit-il. Comment faire, pourtant ? » Après avoir réfléchi toute la journée, il crut cette fois avoir trouvé.

« J’y suis, s’exclama-t-il, tout malin qu’il est, le vieux Coo n’a jamais goûté à une goutte de poteen, voilà ce qui l’aura ! Quelle chance que Biddy soit absente pour deux jours. Je vais pouvoir le réinviter. » Jack réinvita donc Coo, et Coo s’en revint dîner, ne manquant pas de plaisanter Jack... Il n’avait pas la tête solide, jamais son grand-père n’avait été dans cet état !

« Essayons encore une fois, dit Jack. Je parie que cette fois c’est vous qui serez ivre et moi sobre.

– Essayons. Tout à ton service. »

Mais, cette fois, Jack s’arrangea pour arroser d’eau tout ce qu’il buvait, tandis qu’il versait sans cesse à Coo ce qu’il avait de plus fort. À la fin du repas, il lui demanda :

« Avez-vous jamais bu la poteen, monsieur ? De la vraie rosée de montagne.

– Non, s’exclama Coo, qu’est-ce donc et d’où cela vient-il ?

– C’est un secret ! répondit Jack. Mais c’est la meilleure des drogues. Ça vaut cinquante fois le rhum, le cognac et autres histoires. Le père de Biddy m’en a justement envoyé une petite goutte et, comme vous êtes un vieil ami de la famille, je l’ai gardée pour vous y faire goûter.

– Voyons un peu ce que c’est », dit Coomara.

La poteen était vraiment « d’origine ». Elle plut à Coo, il but, il chanta, rit et dansa jusqu’à ce qu’il tombât sur le sol, ivre mort. Alors, Jack, qui s’était soigneusement gardé sobre, coiffa le chapeau de Coo, courut au rocher et plongea... Il fut vite devant la maison de Coo.

Tout y était aussi tranquille qu’au cimetière à minuit. Personne nulle part. Jack entra et, sans perdre une minute, retourna les casiers. Il ne vit rien, mais une sorte de sifflement se fit entendre comme il les retournait l’un après l’autre. Il ne fut pas surpris de ne rien voir, car le prêtre leur avait souvent dit que l’âme est invisible aux vivants, comme l’air, comme le vent. Il remit ensuite les casiers tels qu’ils étaient auparavant et demanda au Seigneur de bénir ces pauvres âmes et de leur faire vite trouver leur lieu de repos. Ayant achevé sa tâche, il remit le chapeau de Coo et sortit de la maison. Mais l’eau était si haute au-dessus de sa tête qu’il désespéra d’y parvenir, maintenant que Coo n’était plus là pour lui donner de l’élan, et rien sous la main, pas une échelle, pas un rocher. À ce moment, une énorme morue vint à passer. Jack sauta et l’attrapa par la queue. La morue, surprise, fit un bond et lança Jack « en l’eau » : c’est ce qu’il désirait ! Sitôt dans l’eau, il fut aspiré comme par une pompe et monta tout droit jusqu’à la surface, tel un bouchon. Une fois à terre, il se hâta de rentrer chez lui.

Pendant ce temps, il y avait un joli tohu-bohu à la maison. Biddy était rentrée de son pèlerinage quelques minutes après le départ de Jack pour sa mission de sauveur d’âmes. Quand elle entra chez elle et vit tout sens dessus dessous la table non desservie et chargée de liqueurs, elle se mit à soupirer et à se lamenter :

« Voilà un beau travail, vraiment ! quel coquin ! Il a dû ramasser quelque vagabond, et, pendant que j’allais prier pour le salut de son âme, ils ont dû boire toute la bonne poteen que mon père m’a envoyée et aussi, sans doute, tout l’alcool qu’il devait vendre au château ! »

À ce moment, son monologue fut interrompu par une sorte de grognement. Baissant les yeux, elle vit Coomara étendu, endormi sous la table.

« Sainte Vierge ! s’écria-t-elle, le voilà changé en bête ! On dit souvent qu’un homme redevient une vraie bête quand il s’enivre ! Jack, mon chéri, qu’est-ce que je vais faire ? Comment vivre avec toi, comment vivre avec une bête ! »

Et, sur ces mots, Biddy se précipita hors de chez elle, pleurant et sanglotant, courant sans savoir où elle allait. Et soudain elle entendit la voix bien connue de Jack, chantant à gorge déployée...

Grande fut la joie de Biddy ! Son Jack était sain et sauf, et il n’avait subi aucune métamorphose. Mais il fallut bien que Jack racontât toute l’histoire... Biddy lui en voulut un peu de s’être caché d’elle, mais le félicita d’avoir libéré les pauvres âmes. Tous deux rentrèrent tendrement chez eux, et Jack éveilla Coomara. Le vieux drôle avait les idées assez confuses. Jack eut beau l’inciter à regoûter un peu de poteen pour s’y habituer, il refusa tout net. Enfin, se levant, il s’en fut, sans un mot de politesse, et piqua une tête dans la mer, heureux de se rafraîchir par un bon bain !

Coomara ne s’aperçut jamais que les âmes avaient fui. Jack et lui demeurèrent toujours les meilleurs amis du monde. Jack trouva toujours moyen de pénétrer chez Coo sans que celui-ci le sache pour libérer toutes les âmes des défunts noyés que Coo trouvait sur son chemin. Il était bien un peu fâché de ne jamais les voir. Mais, comme il savait la chose impossible, il fallait bien qu’il se contentât.

Ils se fréquentèrent ainsi pendant de longues années. Un beau jour, cependant, Coo ne répondit pas à l’appel habituel : la pierre lancée dans l’eau par Jack. Il eut beau recommencer maintes fois, revenir le lendemain, tout demeura inutile. Jack n’avait pas le chapeau, il ne pouvait aller voir ce qui était arrivé. Il pensa que le vieil homme – ou le vieux poisson car il ne savait jamais que penser exactement de Coo –, avait dû mourir ou avait quitté le pays. Quoi qu’il en fût, il ne le revit jamais plus.

 

 

William Butler YEATS.

 

Recueilli dans Les contes de Féerie,

anthologie compilée par Pierre Dubois,

Paris, Éditions Hoëbeke, 1998.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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