Le semeur de chênes

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean YOLE

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

« Les chênes de chez nous

ont pris la maladie. »

 

 

– Père Laborieux, votre petit Jean veut être prêtre... Le voilà d’âge à apprendre le latin.

– Prêtre ! Allons donc, Monsieur le curé ! Dans notre famille, à part un cousin de ma femme qui fut sacristain, toute sa vie durant, à Saint Mars la Réorthe, il n’y a jamais eu d’homme d’église. Tous les Laborieux passent le temps de la messe basse au bas de la grande nef, les femmes assises, les hommes debout, et non point à l’autel... Prêtre ! Ah ! Dieu, non ! Nous n’avons point, chez nous, l’idée tournée vers les grandeurs.

– Mais si le bon Dieu vous le demande.

– Le bon Dieu ! Je m’arrangerai de cela avec Lui. J’ai dit assez de prières et j’ai assez soutenu « les blancs » pour que le bon Dieu ne me fasse pas cette peine de m’ôter mon petit gars. Voyons, Monsieur le curé, le Gouvernement n’enlève pas le fils de deux pauvres vieux quand ce fils est seul pour les soutenir, et le bon Dieu, vous le savez mieux que moi, est autrement meilleur que le Gouvernement... Le petit sera comme moi, paysan à la Coudrenière, et je lui souhaite, ajouta-t-il en souriant finement, quand il sera en âge de prendre femme, une bonne Laborieuse comme la mienne.

Le petit ! c’était tout l’amour, dès lors, tout le souci des deux vieux, le fils du fils mort tout jeune, c’était la lumière à la maison où leur vieillesse mettait tant d’ombre.

Laborieux eût pu donner de son refus une autre raison. Il n’était pas un paysan comme les autres, tondant sur un œuf et utilisant pour la culture jusqu’aux haies défrichées. Ce que le père Laborieux éprouvait le plus de plaisir à semer, ce n’était pas le blé qui germe, grandit et grène en l’espace de quelques mois, encore moins le seigle et l’avoine qui vont plus vite en besogne : tout ceci est bel et bon, assurément, et il en faut pour nourrir le monde, mais le vieux, désirait, sans doute, que son geste créateur eût une efficacité plus longue, une portée plus durable, car il épuisait toute sa joie de semeur lorsqu’il confiait à la terre une graine d’arbre. Ses arbres ! il les aimait tous, et il mettait sagement un tuteur à tout arbuste venant bien et poussant droit, mais il avait un culte spécial pour les chênes. – Le chêne était l’arbre de son bocage vendéen. – Ses yeux de vieillard conservaient, fidèlement gravée, l’image des coteaux d’autrefois, vrais fouillis de verdure, des haies touffues, épaisses autour des champs rétrécis, des vieux têtards alignés au revers des tertres moussus et donnant l’impression, durant les nuits de lune, de longues files de sentinelles postées là pour garder la terre. Aux jours de travail, il était heureux, dans son champ, alors qu’une ceinture de chênes vigoureux, aux branches emmêlées, formait autour de lui une cloison étanche qui l’isolait du voisin « à l’aise et non distrait dans ma tâche, disait-il lui-même, comme quand je suis tout seul à l’église à dire mon chapelet ».... Ses amis le plaisantaient sur sa douce manie mais sans méchanceté, toutefois, car il était bon pour tout le monde et particulièrement pour les pauvres qui ont le pain difficile. Ils l’appelaient « Semeur de chênes ». Lui ne se plaignait pas, certes, de ce titre de noblesse, il en était même très fier et il souhaitait ardemment le transmettre à son petit gars.

– Prêtre ! le petit, répétait-il maintenant le dimanche soir, quand il se promenait sur sa métairie et que le repos bien gagné par tout le travail de la semaine lui laissait le loisir de penser, et qui donc s’occuperait de parer la Coudrenière quand je serai mort ?

Laborieux, en semant ses arbres, éprouvait, sans trop en comprendre la raison, la joie d’accomplir œuvre bonne. Toutefois, cette satisfaction il la ressentait surtout quand son curé, du haut de la chaire, déplorant la perte d’un vieil usage, prêchait la foi des anciens, car alors, lui Laborieux, se disait qu’en soignant ses chênes il devait faire quelque chose de pareil.

Vieux royaliste, contant mainte anecdote sur 93, il devinait que semer, semer encore, c’était pour ainsi dire continuer victorieusement la Grand’Guerre qui, après avoir abattu tant d’hommes du Bocage, s’en prenait maintenant aux arbres.

Ce n’était en effet, après les labours, que coups de haches et cris de harpons dans toutes les métairies. On abattait pour faire la terre plus grande, on mordait dans les haies pour prolonger les sillons, puis on utilisait les trésors que les sèves patientes et obstinées avaient entassés, sans même songer aux anciens qui furent prévoyants et sans penser non plus aux petits dont on dilapidait le patrimoine.

Laborieux de la Coudrenière travaillait autrement et, comme il travaillait sur son bien, nul n’avait à y voir.

À vrai dire, parfois, il semait bien aussi sur la terre des voisins. Les haies étriquées, les trouées creusées par la mort dans un alignement de chênes lui causaient si grande peine que lorsqu’il s’en allait aux foires ou bien quand il descendait à l’église le long des chemins de messe, sentiers surélevés suivis seulement le dimanche quand on porte sabots cirés et pantalon neuf de futaine, il lançait de ci de là des glands dont ses poches n’étaient jamais vides. Il éprouvait même un plaisir malicieux à jouer ce bon tour aux amis.... « Ils m’en remercieront, plus tard », pensait-il, comme pour s’excuser de semer sur la terre des autres.

– Rappelle-toi, disait-il au petit Jean, toi qui as la mémoire fraîche, l’endroit où je sème cette année pour qu’au printemps nous puissions voir si nos graines lèvent bien.

Jean, alors, au point indiqué, piquait une branche pour faire une marque.

C’était déjà un petit homme que Jean Laborieux, tout fier de ses dix ans, conduisant comme un grand valet les bœufs d’attelage, les jours de congé, et passant hardiment la croupière à la jument de sang. Le grand-père lui trouvait, toutefois, un penchant trop prononcé pour les livres. Au cours des veillées d’hiver que les hommes doivent occuper à tresser des paniers et les femmes à filer le lin, il grondait l’enfant quand celui-ci, au coin du feu, à portée de la lampe fumeuse, demeurait des heures entières à feuilleter ses manuels d’école. Le vieux se montrait sévère surtout depuis que Monsieur le curé lui avait fait connaître les goûts du petit.

– Qu’est-ce que cette image ? questionnait-il d’un air soupçonneux en montrant tout à coup, d’un brin d’osier, le tracé de géographie sur lequel l’enfant se tenait penché.

– C’est l’Amérique, grand-père, et ça, c’est l’Asie.

– L’Amérique... l’Asie... ce n’est pas de chez nous, mon gars. Ferme ton livre. Un paysan en connaît toujours assez quand il peut lire, sur l’Almanach, les quartiers de lune et les foires du voisinage. Pour le reste, il suffit d’écouter les prêtres le dimanche.

Jean fermait son livre avec regret. Puis le vieux l’attirait, et, le caressant de sa grosse main que l’hiver crevassait aux pliures :

– Qu’est-ce que tu feras, Jean, quand tu seras grand ? lui demandait-il.

Jean n’osait pas répondre, craignant d’affliger l’ancien. Celui-ci devenait pressant :

– Dis, que tu seras comme moi semeur de chênes...

Le petit poussait un gros soupir.

Le fermier le prenait sur ses genoux.

– Dis-le, Jean, et je te ferai danser avec ma vieille chanson.

Pour sauter sur les genoux de l’aïeul ou pour ne pas lui causer de chagrin, Jean disait à demi-voix :

– Quand je serai grand, je serai comme vous, grand-père, semeur de chênes.

Alors, la figure du vieux s’éclairait, et, de cette voix de vieillard pour laquelle toutes les notes ont la même valeur, il chantonnait, ou plutôt il récitait le refrain qui fait danser tous les petits gars.

Sans tarder, il voulut initier l’enfant au métier de semeur.

– Jean, cette année, c’est toi qui sèmera les chênes.

Il lui avait dit cela avec la tristesse du vieillard qui abandonne à plus jeune que lui le manche de la charrue qu’il ne peut plus tenir et cette tristesse augmentait encore parce que le petit ne lui avait pas paru assez fier de sa mission.

Durant cet automne, ils s’en allèrent donc de compagnie, la bêche sur l’épaule, le long des haies imposantes et des buissons d’épine noire. À les voir tous deux, vêtus de la haire blanche à coupe de surplis, on eût dit un prêtre précédé d’un enfant de chœur.

– Sèmes-en un ici, Jean.

L’aïeul donnait des conseils :

– Sarcle tout alentour les herbes mauvaises... Là... Remue la terre, allège-la pour qu’elle soit douce à la semence... Creuse un trou... plus profond... C’est bien... Maintenant, pose la graine... Fais ton signe de croix pour lui porter chance.

Et tous deux recouvraient la graine, doucement, amoureusement, comme on jette la terre sur un mort, parce qu’il doit ressusciter un jour.

Mais, de ces gestes rituels, c’était le signe de croix que le petit faisait le mieux. Il apportait à celui-là plus d’attention et plus d’adresse qu’aux autres. C’était comme une protestation muette de la part de l’enfant rêvant de vrais surplis et de chasubles d’or... Le vieux le remarquait bien, allez, et il marmottait tout bas :

– C’est vrai qu’il fait son signe de croix, tout comme un prêtre !

Cependant, Laborieux s’entêtait quand même et les semences d’arbres, par les mains de Jean, furent prodiguées cet automne-là.

Au printemps suivant, à la Coudrenière, il y eut une grande boutée de feuilles nouvelles. Sous les premiers soleils, ce fut un ruissellement de verdure. De toutes les écorces nouées, de tous les troncs moussus, la vie s’échappait débordante, et les têtards, malgré leur apparence d’arbres morts, poussaient à leurs têtes bossuées et difformes un duvet verdoyant, long comme une barbe de huit jours sur un visage de vieux.

– Regarde, petit. Regarde comme c’est beau chez nous....

Laborieux hissait l’enfant à bout de bras au-dessus des haies pour que celui-ci pût apercevoir les domaines voisins où les moissons se joignaient presque aux limites des champs confondus.

– Notre terre, avec ses arbres, est habillée en ses dimanches, la leur a l’air de porter ses vêtements de travail.

Puis il le conduisit aux endroits où, à l’automne précédent, Jean avait jeté ses semailles et où maintenant des chênes étaient nés. Au bout de chaque tige, pas plus grosse qu’un fin brin de paille, deux feuilles menues se faisaient vis-à-vis comme deux ailes bien égales piquées au corps d’une libellule.

Et le vieux fermier souriait, radieux parce que ses jeunes arbres venaient bien et parce que pas un des anciens n’était mort durant l’hiver.

Mais une nuit, après un jour où le soleil et la pluie avaient lutté, triomphant tour à tour, le vent souffla du Nord, des nuages de grêle crevèrent sur le Bocage. À l’aube, des brouillards froids, chargés de rouille, s’attardèrent autour des haies, et, sur les feuilles des chênes, au bout de quelques jours, Laborieux, toujours attentif, remarqua un dépôt blanchâtre qui ne disparut pas.

– Bah ! C’est un peu de frimaille, se dit-il.

Il eut un sourire de pitié à la pensée, qui lui effleura l’esprit, d’une maladie s’attaquant aux chênes.

Cependant, durant tout un mois, le travail des sèves parut s’arrêter. Les feuilles se recroquevillaient au lieu de s’épanouir, puis elles présentèrent cet aspect dur, sans souplesse, cette teinte grise de celles qu’emprisonne un nid de chenilles. Tous les arbres étaient poudrés à frimas : on eût dit qu’au dessus de chacun d’eux avait été secoué un sac de farine.

Le père Laborieux prit peur mais se raisonna pour se donner courage... Il comprenait bien qu’une maladie pût s’abattre sur la vigne frêle et délicate comme un demoiselle, mais sur les chênes ! allons donc !... Passe encore pour un peuplier rongé par le gui, pour un pommier ulcéré de chancres, de mourir de maladie ; mais un chêne, cela meurt quand toute la terre emprisonnée dans ses racines est usée, cela meurt de vieillesse !

Pourtant, bientôt, il fallut se rendre. La poussière blanche s’épaissit sur les feuilles desséchées et les pousses de l’année s’inclinèrent lamentables, fanées sous cette neige d’été, roussies comme des pousses de vigne un matin de gelée.

Alors, tout le Bocage s’émut et l’on n’entendit plus aux foires ou les dimanches, que ces mots de diagnostic populaire : « Les chênes de chez nous ont pris la maladie ! »

La sentence était prononcée d’un ton indifférent par les jeunes, d’un ton presque enjoué par les fermiers avares et imprévoyants qui se promettaient un bénéfice important sur la vente de leur bois, mais elle tombait lourde de tristesse des lèvres des anciens parce que ces derniers se sentaient tout à coup plus vieux : on vieillit deux fois – en dehors et en dedans – lorsque tout se transforme autour de soi.

Quant à Laborieux, cet été le courba plus que le poids et la fatigue de tous ses hivers passés. Il faisait peine à voir, le pauvre vieux. Quand, le matin, à la prime aube, il regagnait le sillon commencé la veille, un espoir tenace renaissant chaque nuit, l’espoir de trouver ses chênes moins malades, le poussait à parcourir toutes les cheintres de la Coudrenière. Mais, chaque jour, cet espoir déçu se changeait en une tristesse plus grande.

Et lui, affolé, ne comprenant pas, répétait comme les autres mais en gémissant plus qu’eux : « Les chênes de chez nous ont pris la maladie ! »

Et quelle maladie ! Les savants de la contrée parlaient d’un champignon qui serait cause du mal. On citait des remèdes qui portaient des noms drôles, mutilés encore par ceux qui les répétaient et ne ressemblant en rien aux noms des plantes guérisseuses connues des paysans... Mais tout cela lui dépassait l’esprit. Il ne connaissait, lui, que deux causes capables de produire un pareil désastre : le diable et le bon Dieu. Et encore, le Diable était-il assez fort pour vaincre les chênes ? Ce n’était pas bien sûr. Restait le bon Dieu... Laborieux eût cru blasphémer en soupçonnant le Maître.

Alors... il ne savait pas, mais il se croyait dans le vrai en prédisant des malheurs terribles,

– C’est la fin de tout, disait-il aux voisins. Ceux qui vivront verront de tristes choses, de plus tristes que n’en ont vu les anciens. Avant 93, on avait bien remarqué, dans le ciel, des boules de feu, des taches de sang, mais on n’avait jamais vu mourir les chênes.

La douleur lui troublait la tête, et, si la Coudrenière n’en souffrait pas trop, c’est qu’un grand valet peinait à longueur de jours sur ses guérets. Lui n’avait plus le cœur à l’ouvrage : il passait son temps à songer, ne s’inquiétant même plus du petit Jean qui, d’instinct, retournait à ses livres.

– À quoi bon le retenir maintenant, pensait-il, puisque les arbres sont morts ?

Voûté, amaigri, misérable comme ceux que mine sourdement un chagrin, il ne quittait le coin de l’âtre que pour la messe du dimanche.

– La maladie des chênes a pris sur moi, répétait-il à sa femme en refusant les tisanes inefficaces.

Il appartenait à Monsieur le Curé de faire entrer la lumière dans l’esprit de Laborieux.

Un dimanche, lui aussi parla de la mort des chênes. C’était à propos d’un scandale dans la paroisse.

– Prenez-y garde, mes frères, dit-il, rien ne restera bientôt plus de ce qui faisait notre Vendée si grande. La foi, source d’énergie des ancêtres, diminue dans vos cœurs plus assez généreux pour la garder et vos chênes, qui rendaient votre Bocage si beau, meurent comme si votre terre n’était plus assez riche pour les nourrir.

Le symbole était joli, le prêtre était poète, il parla longtemps. La comparaison, d’ailleurs, fut facile car c’étaient les jeunes de la paroisse que le prêtre évangélisait ce dimanche-là et c’étaient les jeunes chênes qui mouraient le plus vite dans le Bocage.

Durant la fin de l’office, Laborieux réfléchit au sermon, cherchant à se faire une conviction, mais il ne put arriver jusqu’au bout de ses pensées. Il s’en tint à cette idée, familière aux vieux, que l’ancien temps valait mieux que le nouveau, que les deux luttaient l’un contre l’autre obstinément, que la Grand’Guerre continuait toujours en Vendée et que les chênes mouraient peut-être bien parce que la jeunesse ne disait plus assez de chapelets aux veillées d’hiver.

Après la messe, emmenant avec lui le petit Jean, il alla trouver le prêtre.

– Je vous remercie d’avoir prêché pour mes chênes, dit-il entre deux poignées de mains.

Puis il ajouta d’un ton dolent :

– Maintenant, Monsieur le Curé, vous pouvez apprendre à chanter la messe au petit, si vous le voulez.

Le prêtre, devinant sa souffrance, trouva le mot consolateur.

– Ne regrettez rien, Laborieux. Savez-vous que, faire un prêtre, c’est encore semer un chêne !...

Le Vendéen se redressa. Un rayon de joie illumina son visage.

– Ça doit être la vérité, murmura-t-il tout bas.

Et, retirant de sa poche une poignée de glands qui restait du dernier automne, il les lança loin de lui en disant :

– Alors, ce sera mon dernier, Monsieur le Curé. Puis le vieux s’inclina vers le petit, et, de la main, il traça une croix sur le front de l’enfant, tout comme il en traçait autrefois sur ses semailles.

 

 

Jean YOLE.

Recueilli dans Conteurs français du terroir,

anthologie régionaliste, Tourcoing,

Imp. J. Duvivier, éditeur, 1920.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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