Ombre et lumière

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Urbain-Marie YONEKAWA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À BAS l’esprit étranger !... À bas l’esprit étranger !... Tel était le cri de révolte proféré par Saigô et ses partisans. On était en 1877. C’était l’époque où le Japon était en pleine évolution politique. Déjà par le coup d’État du 3 janvier 1868, le shôgunat établi par l’illustre famille des Tokugawa et maintenu en vigueur pendant deux cent cinquante ans avait été supprimé sous la poussée des princes de Nagato et de Satsuma. On voulait en finir avec ce dualisme de gouvernement dont les partisans respectifs étaient divisés dans leur politique à l’égard des étrangers, depuis le jour où le Japon avait été ouvert par des traités.

Le dernier des shôguns avait été Tokugawa Keiki, vaincu dans Osaka et mis en fuite par les armées réunies de Satsuma, Nagato et Tosa. Trois ans plus tard, le 22 décembre 1871, s’embarquait pour les États-Unis et l’Europe une ambassade japonaise, conduite par les célèbres Iwakura Tomomi et Okubo Toshimichi, dans le but d’y préparer la révision des traités déjà conclus une première fois avec l’étranger. Or, le spectacle de la civilisation européenne opéra une transformation considérable dans les idées des ambassadeurs japonais. Surtout comme cette ambassade coïncidait avec une persécution religieuse qui sévissait au Japon depuis 1868, le monde européen s’insurgea contre une telle politique d’un pays qui prétendait introduire chez lui le progrès moderne. En France, M. le comte Desbassayns de Richemont se leva en pleine tribune et fit une protestation énergique au nom de la liberté religieuse et de la tolérance chrétienne. L’écho de ce discours se propagea à travers la presse d’Angleterre, de Belgique, d’Allemagne et d’Italie. Bien plus, lorsque les ambassadeurs japonais entrèrent à Bruxelles, la foule se pressa sur leur passage en réclamant à grands cris la délivrance des chrétiens japonais. Il n’en fallait pas davantage pour leur faire comprendre que leur pays devait changer d’attitude s’il voulait entrer dans le concert des nations étrangères. Immédiatement ils signifièrent à Tôkyô qu’il fallait à tout prix mettre en liberté tous les chrétiens jusque-là détenus prisonniers.

L’ambassade rentra au Japon en 1873. Ses chefs avaient été éblouis par l’éclat de la civilisation occidentale. Ils revenaient avec la détermination de réorganiser leur pays sur des bases nouvelles calquées sur celles des États européens ; ils voulaient en finir avec le vieux Japon et inaugurer un Japon tout à fait nouveau.

L’entreprise était trop gigantesque pour n’être pas téméraire. Elle heurtait de front tout un long passé marqué d’une réelle civilisation et chargé de gloires véritables. Il était évident que l’on devait s’attendre à quelque révolte. C’est ce qui arriva bientôt.

 

Le plus redoutable partisan du vieux Japon était Saigô Takamori, le bras droit de Shimazu Saburô, prince de Satsuma, un des principaux auteurs de la Restauration impériale, commandant en chef des armées de terre. Saigô était un ambitieux qui nourrissait de grands projets, mais bien différents de ceux de Iwakura, d’Okubo et de leurs amis. Si, de concert avec les princes de Nagato et de Tosa, il avait sapé par la base le shôgunat, c’était moins, semble-t-il, dans le but de remettre toute l’autorité entre les mains de l’empereur que de grandir davantage le prestige de sa province de Satsuma, en y monopolisant le commerce avec l’étranger. Il voulait continuer la tradition séculaire de la tutelle politique dans l’empire, en substituant les Shimazu aux Tokugawa, avec cette différence qu’il prétendait remplacer la politique de réclusion de ces derniers par une politique d’émancipation. Mais en réalité, les plus gros profits économiques de cette politique devaient rester à la province de Satsuma, dont la situation au sud du pays eût fait d’elle la porte du Japon.

Aussi, quand Iwakura et Okubo, sincèrement désireux d’une administration centrale, immédiatement contrôlée par l’empereur, proposèrent d’établir une conscription qui appelât indistinctement les hommes de tous les clans sous l’unique drapeau impérial ; quand surtout, frappant d’un grand coup le régime féodal, ils déclarèrent que le Gouvernement ne pouvait plus continuer indéfiniment à payer aux samurais leurs pensions soit héréditaires, soit viagères, et qu’en échange il leur remettait le capital de six ou de quatre ans de leur revenu, afin de se créer une position simplement civile, Saigô, alors à Tôkyô, protesta avec ostentation qu’il réprouvait toute innovation venant de l’étranger et quitta précipitamment la Cour pour Kagoshima.

La rupture était complète. En un clin d’œil, l’incendie de la révolte parcourut tout le Kyûshû. Une première armée de rebelles, commandée par un officier de Saigô, Yeto Shimpei, parut dans le Hizen, s’empara de Saga, mais fut bientôt défaite par Okubo, qui accourut avec une armée de quinze mille hommes, armés et disciplinés à l’européenne.

Cet exemple n’effraya pas l’intrépide Saigô. Il partit de Kagoshima avec une grande armée de samurai, dont les rangs grossissaient à mesure qu’elle s’avançait vers le Nord. Il rencontra les impériaux à Kumamoto, où ils étaient installés, et fit courageusement le siège de la ville. L’attaque se fit avec une impétuosité incroyable. Les soldats de Saigô, voyant dans la cause en jeu la survivance ou l’ensevelissement de tout un passé d’héroïsme et de gloire, étaient résolus à vaincre ou à mourir.

Aussi, leur acharnement à la lutte leur valut les premiers succès. Ils se battaient comme des lions, et de leurs grands sabres, ils pourfendaient à plaisir leurs ennemis. Ceux-ci, au contraire, n’offraient qu’une résistance assez molle : ce n’est pas qu’ils manquassent de courage, encore moins d’armes de défense ; ils étaient même à ce point de vue les mieux partagés, étant tous armés à l’européenne, tandis que les partisans de Saigô n’avaient à peu près que l’équipement de l’époque féodale. Seulement, ce genre de guerre étant encore trop nouveau pour eux, ils manquaient de la souplesse et de la dextérité qui faisaient la force des samurais.

Cependant, les impériaux devaient finir par l’emporter, car ils avaient pour eux l’avantage du grand nombre de soldats et de l’abondance des munitions. Okubo et ses amis, voulant à tout prix étouffer la révolte, n’épargnèrent ni l’un ni l’autre. Saigô et ses braves samurais durent plier, et bientôt ce fut la déroute. Toutefois la retraite se fit en assez bon ordre jusqu’à Kagoshima, où Saigô renouvela la résistance aux impériaux qui l’y avaient poursuivi. Mais cette dernière tentative fut vaine : les samurais succombèrent sous le nombre, et Saigô, plutôt que de se voir prisonnier, se suicida.

Or, parmi les fugitifs de l’armée des rebelles, il y avait un jeune samurai de dix-huit ans, qui avait été des plus ardents à prendre fait et cause pour Saigô. Il s’appelait Miyabara Masugorô. Originaire de Kumamoto et descendant de toute une lignée glorieuse de porte-sabre, il apprit avec colère le décret qui stipulait la dégradation de sa caste. Jamais, jurait-il, il ne se résignerait à quitter son sabre de samurai, la gloire de ses aïeux, l’orgueil de ses dix-huit ans, la moitié de son âme. Non, non, plutôt mourir que de n’être plus samurai !

Il accourut donc avec empressement s’enrôler sous les drapeaux de Saigô et se battit avec fureur.

– Ce que l’on pourfendait des impériaux! dira-t-il plus tard, avec un reste de joie sanguinaire, quand il racontera ses exploits de ce temps-là.

Dans l’enivrement de la lutte, rien ne l’avait lassé, paraît-il, ni le cri des blessés, ni le sang chaud de l’ennemi frappé à mort, lui jaillissant au visage et lui teignant les bras. Aux moments de répit, cyniquement il avait essuyé son long sabre à l’herbe des buttes, et bondissant de nouveau dans la mêlée comme un tigre, à deux mains sur son sabre, il avait frappé à droite et à gauche, sans pitié, et avait fait ce qu’il avait cru être du gros travail.

Cependant, il avait beau en tuer, en tuer, des impériaux ; il en surgissait toujours devant lui. Puis ces gens-là avaient des fusils et des canons qui faisaient aussi du gros travail : de plus en plus, on tombait dru à ses côtés ! Il s’étonnait de n’être pas lui aussi atteint par ces terribles projectiles qui sifflaient sans cesse autour de sa tête. Enfin, insensiblement, il sentit diminuer la force de pousser de l’avant et voyant ses compagnons qui fuyaient, il se laissa entraîner dans leur fuite. Un moment, il eut la pensée d’imiter plusieurs de ses camarades qui se suicidaient plutôt que de reculer ; mais précisément à ce moment-là son esprit était obsédé par l’idée d’un Dieu créateur et providence de l’univers, à qui seul, pensait-il, il devait de n’avoir pas reçu la moindre égratignure dans cette mêlée affreuse de la guerre. Il ne convenait pas, par conséquent, de s’enlever une vie si précieuse aux yeux de Dieu, maître de l’univers ; et maintenant, puisqu’il était absolument impossible de combattre, il valait mieux se résigner à fuir.

Masugorô prit donc la fuite, et la prit pour de bon. Quand il eut quitté le champ de bataille, il ne se sentit plus le moindre courage ; au contraire, une panique implacable le pénétrait jusqu’au fond de l’âme. Il n’était pas seul : deux autres camarades à peu près du même âge partageaient son sort et surtout sa frayeur. Tous trois détalèrent dans les montagnes pendant trois jours, sans s’arrêter même pour prendre quelque nourriture. Jamais ils n’avaient senti aussi vivement la joie de survivre aux scènes de carnage auxquelles ils venaient de participer ; jamais ils n’avaient compris aussi clairement le prix de leur vie. Masugorô surtout ne pouvait se défaire de ces pensées, et tout en fuyant ne cessait de les exprimer à ses compagnons.

Les trois fugitifs atteignirent enfin une mansarde d’un village de la région du Hiuga, sur la rive orientale du Kyushu. Cette mansarde était habitée par une vieille femme qui les reçut avec bonté et s’apitoya volontiers sur leur sort. Les trois jeunes samurais, à moitié morts de fatigue et de faim, demandèrent à être hospitalisés pendant quelque temps, promettant de travailler chez elle pour ne pas lui être à charge. Ils voulaient attendre là la fin des troubles et l’amnistie des rebelles. La femme y consentit et ce n’est que plus tard que les jeunes gens rentrèrent dans leurs foyers respectifs.

 

 

*

*    *

 

Rentrés chez eux, les trois jeunes samurais trouvèrent leur situation sociale complètement changée. Leur caste, comme telle, n’était plus considérée officiellement existante : les anciens samurais, comme les simples cultivateurs ou artisans, ne pouvaient plus compter sur leurs pensions ni même porter leur sabre ; ils devaient, eux aussi, se trouver un emploi ou un métier quelconque pour gagner leur vie. Le sacrifice était grand, mais inévitable ; Masugorô et ses amis durent comme les autres se résigner à leur nouveau sort.

Or, à cette époque, la liberté religieuse était enfin accordée au pays. De plus, grâce à la persécution de quatre ans, qui avait un moment dispersé dans plusieurs provinces de l’empire les Kiristhans 1 de Nagasaki et avait par là révélé à la population ébahie la survivance miraculeuse du catholicisme au Japon, grâce surtout à l’arrêt subit des menées persécutrices qui attestait publiquement le recul forcé du Gouvernement devant la puissance de la religion catholique dans le monde et même au Japon, tous les esprits sérieux et chercheurs de vérité ne manquaient pas de prêter attention à un fait aussi considérable et d’étudier de plus près cette religion de Jésus, ce Yaso, comme on disait alors, dont le nom jusqu’ici évoquait ce qu’il y a de plus abominable et de plus méprisant.

Sans, doute, un grand nombre – les bonzes surtout – continuaient à répéter les calomnies que l’on connaissait depuis trois siècles. Mais prétendre le faire au nom de l’intérêt national, c’était condamner implicitement la politique tolérante du Gouvernement. Celui-ci en effet n’avait-il pas garanti cette liberté religieuse au nom de la civilisation européenne que tout le monde au Japon voulait maintenant introduire au pays ? Tous les esprits étaient en ébullition, mais les âmes droites entrevoyaient des horizons lumineux et poussaient courageusement leurs recherches.

Or, Masugorô était une de ces âmes droites, dont jusque-là la seule ambition avait été la loyauté du samurai à son seigneur, et la seule gloire son grand sabre luisant. Privé maintenant de l’un et de l’autre, il sentait le besoin de se rapprocher de ce Maitre de la vie, dont il avait éprouvé la protection d’une façon toute spéciale sous les murs de Kumamoto et dans sa fuite dans les montagnes du Hiuga.

Un jour, il était en visite chez un de ses amis, où quelques voisins rassemblés discutaient vivement sur l’opportunité de la propagande catholique au Japon. L’un d’eux surtout, à qui on avait visiblement bourré la tête des pires calomnies, s’emportait contre les missionnaires catholiques, parce que, disait-il, selon les bruits qui se répandaient partout, ces étrangers, lorsqu’ils visitaient un malade en danger de mort, faisaient sortir de la chambre les gens de la maison, et pendant ce temps, ouvraient le ventre du moribond et lui arrachaient le foie, qu’ils envoyaient ensuite dans leur pays pour en faire des remèdes.

Masugorô était stupéfait – et avec raison – d’une histoire aussi étrange. Il avait entendu dire que les missionnaires étrangers venus au Japon enseignaient des choses mystérieuses sur Dieu créateur de l’univers et sur la voie que doit suivre ici-bas l’homme, s’il veut parvenir au bonheur de la vie future. Mais s’il était vrai que le missionnaire étranger avait des mœurs aussi barbares, comment pouvait-il rester logique avec l’enseignement qu’il professait ? C’était la réplique de Masugorô.

Pendant que se poursuivait ainsi la discussion et les commentaires, survint un petit marchand de poissons, qui s’arrêta devant la maison et après avoir salué le groupe de causeurs, s’assit sur le bord de la véranda, prêtant une oreille attentive à leur conversation. Mais, ayant compris ce dont il s’agissait, il eut une attitude un peu sceptique. Un des discuteurs, l’ayant remarqué, lui dit :

– Et vous, que pensez-vous de cette conduite des missionnaires chrétiens ?

– D’abord, qui vous a dit cela ?

– C’est une rumeur qui court partout.

– Enfin, a-t-on le témoignage de quelqu’un qui ait surpris le missionnaire en flagrant délit ?

– Non.

– Mais si personne ne l’a vu, comment peut-on le savoir ?

– ? ? ?

– Vous constatez vous-mêmes, par conséquent, mes amis, que votre réprobation n’a guère de fondement. Quoi qu’il en soit, je vais vous dire, moi, ce que fait le missionnaire catholique au chevet des malades. Il est vrai d’abord qu’il fait sortir un moment de la chambre les gens de la maison, et voici pourquoi. Le missionnaire catholique n’est pas un simple prédicant ; il est prêtre, revêtu d’un caractère et d’un pouvoir spécial, en vertu desquels il est constitué représentant de Dieu auprès des âmes, et à ce titre a le privilège de pardonner les péchés. Au chevet des malades donc, il entend l’aveu des fautes, et au nom de Dieu il en accorde le pardon, et on comprend que cette cérémonie ne peut se faire en public, à cause du pénitent. Ensuite, non pas en cachette, mais en présence de tout le monde, il fait avec une huile sainte sur le corps du malade une autre cérémonie, dont l’effet surtout spirituel est de consoler le moribond, relever son courage et le préparer à quitter cette vie dans les meilleurs sentiments de résignation et de paix.

– Et vous, reprit son interlocuteur, comment connaissez-vous ces détails ?

– Moi ?... dit l’homme, en esquissant un sourire.

Puis, tirant précieusement de sa poitrine une jolie petite croix blanche, suspendue à son cou par un cordon noir :

– Moi, ajouta-t-il avec une douce fierté, je suis un Kiristhan.

À cette déclaration si courageuse et si noble, le petit groupe d’amis fut un moment frappé de stupeur ; puis, ressentant une vive admiration et une profonde sympathie pour ce pauvre vendeur qui cachait une âme si riche et si forte, chacun s’approcha de lui et examina longuement cette jolie croix, qu’il portait sur lui comme un trésor. Masugorô surtout éprouvait une joie immense d’avoir pour la première fois rencontré un Kiristhan. Il ne détachait pas les yeux de lui. Il remarqua ce regard si simple et si doux qui révélait toute la paix et toute la pureté de son âme. Il écoutait avec émotion cette voix si modeste et si sympathique, témoignage indubitable de son esprit de charité et de bienveillance. Il aurait voulu le rencontrer à part et causer longuement avec lui, mais, hélas ! les circonstances cette fois ne le permirent pas. Le Kiristhan salua le petit groupe avec un gracieux sourire, prit congé d’eux et s’éloigna. Masugorô rentra chez lui, désormais complètement rassuré sur l’honnêteté des missionnaires catholiques et de leur religion. Son seul regret était de n’avoir pas l’occasion d’étudier de plus près cette religion. À cette époque, en effet, il n’y avait pas encore de mission catholique à Kumamoto.

Quelques années se passèrent ainsi, sans que Masugorô trouvât personne qui lui enseignât la voie qu’il cherchait. Vers ce temps, il se forma à Nagasaki, par les soins du Gouvernement, une grande Compagnie pour y établir un chantier de construction de navires. Cette entreprise exigeait un grand nombre d’ouvriers de toute sorte. À cette nouvelle, Masugorô qui n’avait pas de métier ni d’emploi fixe, comme tant de gens de sa caste disgraciée par les lois récentes, prit le parti d’aller chercher là du travail et effectivement réussit à se faire accepter comme fonctionnaire dans les bureaux de la Compagnie.

Or, parmi les ouvriers du chantier, il se trouvait un bon nombre de chrétiens d’Urakami, faubourg de Nagasaki. Un jour, après le travail, comme Masugorô s’attardait à causer avec un ami, employé au même bureau que lui, un ouvrier s’amène et demande au compagnon de Masugorô un parapluie, à cause de la pluie qui soudain s’était mise à tomber. L’homme qui en avait tout juste sous la main un disponible, le passa simplement à l’ouvrier qui s’éloigna en remerciant. Masugorô resta fort étonné :

– Tu connais bien cet homme-là ? dit-il.

– Non ; ce n’est pas précisément une de mes connaissances.

– Alors, pourquoi lui prêtes-tu ce parapluie ? Ne crains-tu pas qu’il ne le rapporte jamais plus ?

– Non, répliqua l’autre d’un ton ferme. Pour celui-là il n’y a rien à craindre : c’est un Kiristhan, et les Kiristhans ne savent pas voler.

Masugorô, ce soir-là en rentrant chez lui, emporta précieusement cette parole dans son cœur et la médita longuement. Pour le coup, pensait-il, c’était un témoignage extraordinaire en faveur de ces Kiristhans. Assurément elle devait être belle, la religion qui inspirait à ces gens des vertus aussi fortes et leur donnait une telle réputation. Ce n’était ni dans le bouddhisme ni dans le shintoïsme que l’on trouvait des exemples aussi purs et aussi frappants. Parmi les samurais autrefois, on avait bien quelque notion de ces vertus et tant que l’on n’avait eu aucune inquiétude au sujet de sa subsistance, le seigneur se chargeant de faire vivre ses guerriers, toutes les vertus s’étaient résumées dans la bravoure et la loyauté. Mais une fois entré dans la vie civile, une fois mêlé à toutes sortes de gens, la morale par trop élémentaire du samurai ne suffisait plus ; il fallait quelque chose de plus précis et de plus parfait. Or précisément ces Kiristhans, dont on avait dit tant de mal, ces Kiristhans que l’on avait persécutés pendant des siècles, ces Kiristhans que dernièrement encore on avait déportés à travers tout le Japon, dépouillés de tous leurs biens et réduits à la plus grande misère, ces Kiristhans, dis-je, n’étaient-ils les seuls qui possédassent ce code de morale et de vertus idéales ?...

 

 

*

*    *

 

Chaque jour et une partie de chaque nuit, Masugorô était assiégé de la pensée des Kiristhans. Son âme, assoiffée de vérité et de vertu, ne trouvait aucune heure de repos ni de tranquillité.

Or, un dimanche matin, levé plus de bonne heure que d’habitude, il était à prendre le frais devant la porte de sa maison. Celle-ci, appartenant à un des quartiers de la ville construits en étagère sur le flanc de la montagne, de cette hauteur on apercevait parfaitement toute la baie si paisible au fond de laquelle se cache Nagasaki. De plus, ce matin-là, à cause des brumes légères et diaphanes, fuyant de-ci de-là devant les premiers rayons du soleil qui mettait un malin plaisir à les traquer, les montagnes d’alentour changeaient continuellement d’aspect et prenaient successivement une variété de couleurs si douces et si gracieuses que Masugorô ne pouvait se rassasier de contempler ce spectacle.

Tout à coup, un son de cloche vint frapper ses oreilles. Ce son était tout nouveau pour lui : il n’était pas lugubre et rêveur comme celui des cloches des bonzes ; il n’était pas non plus distant et irrégulier comme ce dernier, qu’on produit en frappant la cloche avec un marteau de bois. Il était joyeux, clair et régulier ; son harmonie charmait non seulement l’oreille, mais aussi mettait au cœur une allégresse intraduisible, lui inspirait une foule de pensées pures et l’invitait à s’élever et à monter vers quelque chose de plus haut.

Apercevant un voisin, Masugorô demande d’où vient ce son de cloche. On lui dit que c’est la cloche de l’église des Kiristhans. Masugorô tressaille :

– Vous m’en direz tant, dit-il... Et où est cette église ?

– Voyez là-bas, à gauche, fit le voisin, en montrant sur le flanc du quartier de Oura une petite église blanche, radieuse dans sa simplicité et sa modestie.

Masugorô avait maintenant les yeux fixés sur l’église et ne se lassait plus de la regarder. Après un moment de silence :

– Et pourquoi sonne-t-on ainsi de là-bas ?

– C’est aujourd’hui dimanche : les Kiristhans, comme à l’ordinaire, y vont sans doute se rassembler, répondit l’homme avec indifférence.

Masugorô n’insista plus : il était suffisamment renseigné. Sur-le-champ il rentra chez lui, et quelques minutes plus tard on le voyait, revêtu de ses plus beaux habits, prendre le chemin de Oura.

Arrivé près de la barrière qui ferme la propriété de la mission, il y rencontra tout juste une vieille femme qui pressait le pas pour entrer. Soupçonnant en elle une chrétienne, il s’informa :

– Pardon, bonne vieille, vous appartenez à cette église ?

– Oui, monsieur.

– Bien. Est-ce vrai que vous avez des réunions chaque dimanche ?

– Oui, monsieur.

– À quelle heure ?

– C’est tout de suite, monsieur ; tout le monde est déjà rentré ; il n’y a que moi, lente à la marche, qui sois en retard.

– Un profane comme moi peut-il assister à cette réunion ?

– Assurément ; il n’y a aucun inconvénient. Venez, je vais vous conduire.

En disant cela, la vieille entraîna Masugorô et le fit pénétrer sous le porche de l’église.

Celle-ci était toute remplie. Les chrétiens, avec ferveur et entrain, avaient déjà commencé à réciter les prières, suivant leur habitude, ensemble et à haute voix. Tout au fond, placée en retrait, apparaissait, dans une douce lumière, une superbe verrière représentant la scène de Jésus en croix avec Marie et Jean à ses pieds. En bas, devant l’autel resplendissant de cierges allumés, le prêtre, paré de beaux ornements, accomplissait des rites puissants, et toute l’assemblée semblait offrir ses prières dans un concert unanime.

Masugorô était là debout à l’arrière, extrêmement impressionné d’un tel spectacle de majesté et de grandeur, et sans pouvoir comprendre ce dont il était témoin, il se sentait subjugué par le surnaturel et le divin qu’il y devinait. Au bout d’un quart d’heure environ, les cérémonies et les prières s’arrêtèrent et il y eut sermon. Masugorô put saisir toute la portée de ce discours ; mais ce qui le frappa d’étonnement, ce fut la fixité de l’enseignement, les détails pratiques des directions données et des conseils suggérés, enfin le sentiment chaleureux de sollicitude paternelle manifesté par le prédicateur à l’égard de ses ouailles.

Masugorô cette fois éprouvait une consolation ineffable.

– Enfin, pensait-il, j’ai trouvé le vrai Dieu, et la religion des Kiristhans est la vraie religion.

Malgré lui, des larmes d’émotion affluaient à ses paupières et coulaient sur ses joues. Il se laissa tomber sur les nattes et y resta prosterné, perdant conscience de ce qui se passait autour de lui. Pendant ce temps, la cérémonie s’achevait et la foule s’écoulait lentement de l’église. Tout à coup Masugorô se sent touché à l’épaule : c’était la bonne vieille d’auparavant, qui ne l’avait pas perdu de vue et qui venait maintenant l’inviter à se présenter au missionnaire du poste. Celui-ci reçut le nouveau venu avec une extrême bonté, lui fit plusieurs questions sur les motifs qui l’avaient déterminé à venir chez les Kiristhans. Masugorô raconta toute l’histoire de son âme et s’ouvrit tout entier à lui. Le Père, admirant ses bonnes dispositions, l’encouragea fortement à obéir aux conseils de la grâce et à se mettre résolument à l’étude de la vraie religion. Masugorô promit tout ce que voulut le Père et retourna chez lui, exultant de joie et de consolation.

Rentré chez lui, il fit part de ses impressions à sa femme et à ses enfants, car à cette époque il était déjà marié depuis quelques années. Il raconta dans les détails ce qu’il avait vu et entendu et s’efforça de faire briller aux yeux des siens cette vérité si lumineuse qui enfin l’avait inondé de ses rayons bienfaisants. Son épouse qui, pas plus que lui, n’avait jusque-là été entraînée par les superstitions païennes du bouddhisme ou du shintoïsme, ne tarda pas à partager les sentiments de son mari et manifesta le désir d’aller aussi à Oura.

Le dimanche suivant était un jour de pluie. Pour cette cause ou pour une autre, la femme de Masugorô n’accompagna pas son mari. Quant à celui-ci, rien ne pouvait l’arrêter ; qu’il fît de la pluie ou de la grêle, il était décidé d’aller à Oura.

Masugorô, comme le dimanche précédent, sortit donc pour se diriger vers l’église des Kiristhans. Il n’avait pas fait une vingtaine de pas qu’il était accosté par un ami :

– Où vas-tu ? dit l’homme.

– Chez les Kiristhans.

– Tiens ! Depuis quand ? Est-ce que par hasard tu serais devenu un Kiristhan ?

– Non, pas encore ; ce n’est que la deuxième fois que j’y vais. Et toi, où vas-tu ?

– Tout juste, j’y vais aussi. Je suis même Kiristhan depuis quelque temps.

– Vraiment ? Quelle bonne aubaine ! Alors, allons ensemble !

Et en route, Masugorô raconte à son ami les détails de sa première visite chez les Kiristhans, les motifs qui l’avaient inspiré et la consolation extraordinaire qu’il y avait éprouvée.

Tout à coup il s’arrête, et regardant de côté et d’autre :

– Dis donc, fit-il, nous nous trompons de chemin !

– Comment ?

– Mais oui. L’église de Oura n’est pas de ce côté.

– Quoi ? Veux-tu aller à l’église de Oura ?

– Mais oui. N’est-ce pas là l’église des Kiristhans ?

– Oui, c’est bien une église de Kiristhans ; mais là c’est le christianisme démodé, dont les chefs aussi bien que les membres ont déjà depuis des siècles perdu l’esprit du Christ. À côté de ce christianisme dégradé, condamné à l’extinction à brève échéance, il existe le néo-christianisme, autrement dit le protestantisme, dont Luther, son fondateur, a jeté les bases en remontant aux origines mêmes de l’Église, à l’époque du Christ, pour y recueillir son esprit, en s’attachant uniquement aux Saints Livres, dépositaires de cet esprit, et en rejetant cette tradition, d’où, comme dans l’ancienne Loi, est venu tout le mal.

L’argumentation était trop spécieuse pour rester sans effet sur le brave et simple Masugorô. Le pauvre homme, trop crédule, se laissa prendre au filet et suivit son ami chez les protestants. La secte était celle des Méthodistes, qui à cette époque faisaient grand tapage à Nagasaki et fondaient même deux grands lycées : un pour les garçons et un pour les filles. À partir de ce jour, c’est donc chez les Méthodistes qu’alla Masugorô ; c’est là qu’il conduisit sa famille ; c’est là que lui et les siens furent baptisés ; c’est là enfin que ses enfants reçurent leur éducation supérieure.

 

 

*

*    *

 

Onze ans de sécurité religieuse au moins apparente s’étaient ainsi écoulés, quand Masugorô, pour des raisons commerciales, dut quitter Nagasaki pour venir s’établir à Kagoshima.

Cette ville comptait plusieurs temples protestants de différentes sectes, entre autres deux églises méthodistes. Mais celles-ci étaient divisées entre elles, à cause de leurs pasteurs respectifs, dont l’un était Américain et l’autre Japonais et qui ne pouvaient s’entendre, parce que l’un et l’autre faisaient appel au nationalisme pour établir leur critère doctrinal.

En quittant Nagasaki, Masugorô avait reçu de son pasteur une lettre de recommandation qu’il présenta d’abord chez le pasteur méthodiste japonais. Il fut accueilli avec la plus grande politesse et la plus obséquieuse bienveillance, comme savent faire si bien les Japonais. N’eût été que ce rapport, il n’eût rien à regretter de ce qu’on avait fait pour lui à Nagasaki. Mais il n’en fut pas de même quand il eut assisté une première fois à l’assemblée des fidèles : il fut complètement désappointé. Les explications que l’on donnait des Écritures étaient, à son sens, différentes de celles qu’il avait entendues à Nagasaki. Il sortit du temple tout scandalisé et mécontent.

Il vint tout de même les dimanches suivants, car il avait depuis longtemps l’habitude d’une vie sincèrement chrétienne, mais à chaque fois il constatait avec terreur chez lui comme un éboulement de ses convictions religieuses, à peu près comme ces grands édifices mal construits, dont les murs craquent, gémissent, se fendillent et annoncent longtemps d’avance leur écroulement fatal.

Dans son désespoir, il voulut pour ainsi dire étayer l’édifice de sa foi. Il alla visiter l’une après l’autre toutes les églises protestantes de la ville ; mais le résultat n’en fut que plus désastreux. Décidément c’étaient des brèches béantes qui s’ouvraient dans son âme. Partout dans ces églises on donnait de l’Écriture Sainte des explications absolument arbitraires ; très souvent on abandonnait les sujets bibliques pour traiter diverses questions, politiques, commerciales et antres. Le temple ne devenait ni plus ni moins qu’un hall ou une foire. Du coup, c’était un abus impardonnable qui faisait de la religion une comédie.

Masugorô crut de son devoir d’en faire la remarque aux pasteurs des diverses églises. Inutile de dire qu’il ne fut pas écouté. Alors son âme commença à être torturée par le doute. Pour le chasser, il se mit à étudier de plus en plus l’Écriture Sainte, mais les passages qu’il ne comprenait pas se rencontrant à chaque page, il harcela les pasteurs pour en avoir l’explication. Ceux-ci ne donnant toujours que des réponses évasives, qui prouvaient clairement leur ignorance, le pauvre Masugorô en vint à regretter presque d’avoir embrassé cette religion des Kiristhans, qui pourtant l’avait si bien instruit sur Dieu, sur la morale et la vertu, en lui montrant le Christ comme modèle incorruptible. Le manque de fixité qu’il remarqua dans l’enseignement des pasteurs était pour lui une pierre d’achoppement. Ce principe du libre examen, que d’ailleurs il n’avait jamais compris, ni même cherché à comprendre, parce qu’il ne le prenait pas au sérieux, lui apparaissait maintenant comme un sable mouvant sur lequel on ne pouvait construire rien de stable ni de solide. Par conséquent toutes ces sectes protestantes dont l’enseignement et les pratiques religieuses varient à l’infini suivant les temps, les lieux et même les tempéraments de chacun des membres, ne devaient pas inspirer confiance, parce qu’elles étaient absolument incapables de satisfaire en l’homme son besoin de vérité, ni de donner une règle infaillible à sa conduite morale.

Or, en constatant le désarroi complet où l’avait conduit finalement quinze ans de participation à la religion protestante et en repassant les unes après les autres les étranges péripéties de cette soi-disant vie religieuse, il se souvint du son de cloche de Nagasaki et de sa première visite chez les Kiristhans de Oura. Ce souvenir jaillit dans son âme désemparée comme ces doux rayons de soleil qui, apparaissant parfois au soir d’un jour de typhon, se promènent lentement avec une tendre pitié à travers les dégâts, visitent successivement les maisons écroulées, les toits déchiquetés, les arbres déracinés et les moissons dévastées et, avec beaucoup de consolation, laissent pour le lendemain un grand espoir de relèvement et de prospérité future.

– Si je retournais maintenant, pensa-t-il, chez les catholiques, dont je n’ai pas eu le temps d’étudier la doctrine et dont jusqu’ici je n’ai entendu dire que du mal ?... Après tout, ce prétendu mal est-il réel ? Si l’enseignement des pasteurs ne vaut pas grand’chose, à plus forte raison leurs critiques et leurs attaques doivent prêter à caution. En tout cas, pourquoi ne pas s’en rendre compte par soi-même ?

C’est ainsi qu’il vint un jour faire une visite au missionnaire catholique de Kagoshima, qui était alors un Père des Missions Étrangères de Paris. Les premières questions de Masugorô portèrent sur la différence entre le protestantisme et le catholicisme

Le Père répondit avec beaucoup de modération mais d’une façon claire et solide. Il montra par l’histoire de Luther, depuis son enfance jusqu’à son âge mûr, que le principe fondamental de la prétendue Réforme était absolument le même qui avait orienté ou plutôt désorienté la vie du réformateur et ce principe était celui de l’insubordination et de l’affranchissement de toute autorité, principe formellement réprouvé par Notre Seigneur quand il avait dit : « Qui vous écoute, m’écoute ; qui vous méprise, me méprise. »

Masugorô tressaillit. Le Père, d’abord, contrairement à ce qu’on lui avait dit des catholiques s’appuyait sur l’Écriture pour formuler son enseignement ; ensuite, par cette citation des Saint Livres, il sapait par la base même ce protestantisme qui prétendait tirer toute sa doctrine de la Bible. C’était une acquisition considérable pour l’esprit de Masugorô, qui en fut extrêmement réjoui et demanda des livres pour étudier la question. Obéissant à son désir, le Père lui passa une brochure sur l’origine du protestantisme et l’histoire de Luther, ainsi qu’un commentaire du Saint Évangile.

Dans la suite, Masugorô, tout en continuant d’aller chez les protestants, venait de temps en temps chez le Père, et lui confiait ses doutes. Toujours il sortait de ses visites éclairé, rassuré et fortifié : graduellement se formait en lui la conviction que la vérité complète n’était que chez les catholiques.

Au bout de deux ans de cette instruction, pour ainsi dire intermittente et de longue haleine, le Père apprit un jour à son catéchumène qu’il allait quitter Kagoshima et qu’en son remplacement devaient venir des missionnaires franciscains du Hokkaido. Masugorô, à cette nouvelle, fut consterné. Sans compter l’attachement légitime conçu pour ce Père, qui avait toujours dissipé ses doutes avec sagesse et bonté, il appréhendait fortement que le remplaçant professât une autre doctrine, comme il était habitué de le constater chez les protestants. Le Père, à qui Masugorô fit part de sa vive inquiétude, le rassura bientôt :

– Je vous en prie, soyez bien tranquille sur ce sujet. Je l’avoue, je ne connais nullement mon futur remplaçant. Cependant la chose que je peux vous certifier, c’est que l’enseignement qu’il professera ici ne sera pas différent de celui que je vous ai donné moi-même.

Masugorô fut étonné d’un tel langage, mais il ajouta simplement :

– En tout cas, lorsque sera venu votre remplaçant, veuillez, je vous en prie, me recommander à sa bienveillance.

 

 

*

*    *

 

Or, c’est moi qui fus désigné pour remplacer à Kagoshima le Père des Missions Étrangères. El pendant que celui-ci était encore au poste pour m’en transmettre les fonctions, j’eus une première rencontre avec Masugorô.

Il était maintenant âgé de plus de soixante ans. Petit de taille et peu robuste en apparence, il conservait cependant encore beaucoup de vigueur, grâce à sa grande énergie, qui se révélait au premier échange de paroles. À cause du timbre de sa voix un peu élevé, son langage devenait vite animé et chaleureux ; mais son extrême droiture et sa remarquable simplicité le laissaient toujours modeste et sympathique. Dès le premier entretien avec ce petit vieux, on subissait un certain charme qui portait à l’estimer et à l’aimer.

La première entrevue se borna à une cérémonie de présentation, mais quand le bon vieux nous quitta, il ne manqua pas de se recommander encore à ma bienveillance, en faisant mille saluts et promettant de revenir sous peu.

De fait, une semaine ne s’était pas passée qu’il réapparaissait. Cette fois, c’était pour exposer ses doutes. Une des premières difficultés qu’il présenta fut celle-ci :

– Est-ce vrai qu’au seizième siècle, l’Église catholique serait devenue tellement corrompue dans ses chefs comme dans ses membres, qu’elle aurait perdu l’esprit du Christ son fondateur, et que cet esprit aurait été le partage exclusif de la Réforme inaugurée par Luther ?

Cette objection était précisément la pierre d’achoppement qui avait fait dévier cette âme et l’avait entraînée dans l’erreur. Pour répondre, je citai d’abord la promesse de Notre Seigneur à ses apôtres, le jour de son ascension : « Voici que je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles. » Puis je la commentai ainsi :

– En promettant de rester au milieu de son église jusqu’à la fin du monde, Notre Seigneur s’est engagé d’être lui-même, en d’autres termes, l’esprit, la vie, l’âme de son église, qui d’ailleurs, bien que composée d’hommes, n’est pas d’institution humaine mais d’institution divine. Le fait, par conséquent, d’un tarissement de cet esprit, de cette vie, la disparition de cette âme, ce fait-là, si jamais il avait existé, à qui donc serait-il imputable, sinon au Christ lui-même, qui aurait par là violé sa promesse ? Alors comment les protestants plus que les catholiques pourraient-ils se fier au Christ ?

« De plus, Notre Seigneur n’a-t-il pas dit : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie ! » Mais si Notre Seigneur réside dans son Église jusqu’à la fin des siècles, ne faut-il pas conclure que dans l’Église du Christ il y a toujours eu et il y aura toujours cette Voie, cette Vérité et cette Vie, c’est-à-dire, un dogme invariable et un code de vertus incorruptibles ?

« De fait, d’après le témoignage de l’histoire, le dogme catholique n’a jamais manifesté d’autre évolution que celle du nombre toujours grandissant de ses fidèles, ou d’une plus claire compréhension dans l’esprit de ceux qui l’approfondissent.

« Quant au point de vue moral, il faut avouer qu’il y a parfois dans l’Église des individus et même des peuples infidèles et scandaleux, mais la maladie passagère d’un membre du corps humain prouve-t-elle la disparition immédiate de l’âme qui informe le corps tout entier ? D’ailleurs, à tous les siècles de son histoire, l’Église catholique produit sans interruption des prodiges de dévouement, de charité et de sainteté.

« Maintenant, mon cher ami, je ne crois pas qu’on puisse trouver dans le protestantisme un tel spectacle de constance, de stabilité et de fécondité... »

Le vieillard avait écouté l’argumentation jusqu’au bout avec attention et respect. Enfin il ajouta :

– Mon Père, j’ai parfaitement compris votre raisonnement : vous m’avez éclairé et réconforté. J’en rends grâce à Dieu ! J’en rends grâce à Dieu ! Je suis heureux aussi de constater que votre doctrine ne diffère pas de celle de votre prédécesseur. Merci ! Merci !...

Inutile de dire que le brave homme continua à venir dans la suite. Il exposa ainsi l’un après l’autre tous les doutes qui le tourmentaient. Il apportait chaque fois un nouveau Testament protestant, qu’il avait marqué à l’encre rouge aux endroits qu’il ne comprenait pas et en demandait l’explication, puis repartait heureux et satisfait.

Enfin, un jour, il me lut deux textes, l’un qui parle de la primauté du Souverain Pontife et l’autre du pouvoir de remettre les péchés. Après avoir entendu cette nouvelle explication :

– Bien, dit-il, en fermant sa Bible avec bruit. À partir de maintenant, j’en ai fini avec les protestants : je me fais catholique. Dites-moi ce qu’il faut faire.

Cette parole humble et forte du vieillard me pénétra d’émotion. Je le contemplai avec admiration et je pensai à Saint Paul sur le chemin de Damas. J’assistais au triomphe pacifique et mystérieux de la grâce en cette âme et je remerciais intérieurement le bon Dieu qui m’accordait le privilège de ce divin spectacle.

– Très bien, mon cher ami, lui dis-je. Que le bon Dieu bénisse votre courageuse résolution ! Si vous voulez, je vous préparerai moi-même à votre entrée dans l’Église catholique. Venez une fois par semaine, le vendredi, et nous verrons ensemble ce qu’il faut savoir avant de faire le pas décisif.

A partir de ce jour le vieillard parut tous les dimanches à la messe et fut fidèle à son jour de leçon. L’instruction dura deux ans, son âge avancé ne permettant pas d’aller plus vite.

Mais bientôt il fut en butte aux tracasseries de ses anciens coreligionnaires, dont il était un des plus âgés et des plus marquants : Masugorô était depuis vingt ans chez les protestants. Ceux-ci donc, étonnés, et pour cause, de ne plus voir le vétéran à leurs assemblées, lui envoyèrent messagers sur messagers, lettres sur lettres pour le prier de revenir. Masugorô resta inflexible.

– Grâce à Dieu, disait-il, enfin j’ai trouvé le vrai Kiristhan, que j’ai cherché durant quarante ans. Jusqu’ici j’avais marché dans l’ombre ; je suis maintenant en pleine lumière. J’y vivrai et j’y mourrai !

C’est dans ces dispositions que, le 27 juillet 1924, solennellement, avec l’émotion et la joie conquises par toute une vie, faisait son abjuration Miyabara Masugorô, à l’âge de 65 ans.

 

 

 

 

Urbain-Marie YONEKAWA,

Âmes japonaises, 1932.

 

 

 

 

 

 



1 Les chrétiens.

 

 

 

 

 

 

 

 

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