Histoires d’Alceste et d’Antigone

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charlotte Mary YONGE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL est dit que les païens eux-mêmes voyaient et comprenaient la beauté du dévouement, et les Grecs en ont deux exemples si remarquables, qu’en dépit des erreurs attachées certainement à ces détails, on ne peut les passer sous silence. Ils doivent avoir eu quelque fondement, bien qu’il nous soit impossible de les dégager de la fable avec laquelle ils sont confondus ; d’ailleurs et dans tous les cas les anciens Grecs y croyaient et puisaient une force et une élévation nouvelles dans la contemplation de semblables exemples. On l’a dit : « Chaque parole, chaque regard, chaque pensée de sympathie pour une action héroïque tend à engendrer l’héroïsme. » Ces deux faits furent représentés devant eux dans leurs solennelles tragédies religieuses, et la noble poésie des grands tragiques Grecs qui les ont racontés est parvenue jusqu’à nous.

Alceste était la femme d’Admète, roi de Phères. Il était malade, et la légende raconte que sa vie ne pouvait être prolongée que si son père, sa mère ou sa femme consentait à mourir à sa place. Alceste seule s’offrit pour sauver la vie de son mari aux dépens de la sienne, et voilà comment le chœur d’Euripide décrit admirablement son dévouement :

 

            Patience, car tes larmes sont vaines ;

            Elles ne réveilleront point les morts ;

            Les héros eux-mêmes nés d’un père immortel

            Et d’une mère mortelle, expirent.

            Oh ! elle était chérie

            Tant qu’elle vivait ici ;

            Elle est chérie maintenant qu’elle repose là-bas,

            Et tu peux te vanter

            Que l’épouse que tu as perdue

            Était ce que la terre pouvait montrer de plus parfait.

            Nous ne voulons pas penser au sol qui la couvre,

            Comme à la cellule de son sommeil ;

            Ce sera le sanctuaire d’un Dieu radieux,

            Le pèlerin visitera cette demeure bénie

            Pour adorer, non pour pleurer ;

            Et en se détournant du tombeau,

            Il prononcera ainsi son serment :

             « Ici dort une femme dévouée

            Qui mourut naguère pour sauver son seigneur ;

            Elle est esprit maintenant ;

            Salut, brillant et pur esprit !

            Accorde-moi le sourire de la prospérité joyeuse ! »

            Ainsi ceux qui se prosterneront devant le tombeau

            D’Alceste salueront son nom comme un nom divin.

 

L’histoire, cependant, raconte qu’Hercule, dans le cours d’un de ses travaux, descendant au royaume de la mort, délivra Alceste et la rendit à son mari, et Euripide donne une scène dans laquelle Hercule pressant gaiement et brusquement le malheureux Admète d’épouser une jeune personne qu’il lui a choisie, lui amène enfin Alceste voilée, comme sa nouvelle épouse. Les Grecs d’une époque postérieure cherchèrent à expliquer la légende en disant qu’Alceste avait soigné son mari pendant une maladie contagieuse, qu’elle l’avait prise à son tour, et qu’on l’avait crue morte jusqu’au moment où un médecin habile réussit à la rétablir ; mais c’est probablement une des explications raisonnées qu’ils cherchaient à donner des anciennes légendes fondées sur la décadence et le renouvellement de la nature en hiver et au printemps, vague prescience de la mort et de la résurrection. Le poète Chaucer était un grand admirateur d’Alceste, et il a développé la légende en la transformant en fleur, sa fleur favorite :

 

            La marguerite avec les yeux du jour,

            La reine et la fleur de toutes les fleurs.

 

Une autre légende grecque racontait l’histoire de la vierge de Thèbes, l’une des créatures les plus dévouées que pût concevoir l’imagination humaine sans la connaissance de la perfection divine. On ne sait pas ce qu’il y a de vrai et de faux dans son histoire, mais elle avait pénétré dans le cœur des Grecs, hommes et femmes, pour les encourager dans leurs meilleurs instincts, et assurément les actions qu’on lui attribue sont héroïques.

Antigone était la fille du vieux roi Œdipe de Thèbes. Au bout de quelque temps, de cruels chagrins, conséquence des péchés de sa jeunesse, vinrent frapper Œdipe, et il fut chassé de son royaume pour errer çà et là ; il était vieux et aveugle, accablé du mépris et des insultes de tous : ce fut alors que sa fille Antigone lui témoigna sa tendresse. Elle aurait pu rester à Thèbes avec son frère Étéocle, qui avait été nommé roi à la place de son père, mais elle préféra s’exiler avec le malheureux Œdipe, déchu de sa dignité royale et mendiant son pain. Sophocle, le grand poète athénien, commence sa tragédie d’Œdipe à Colone en montrant le roi aveugle, appuyé sur le bras d’Antigone et demandant :

 

            Dis-moi, fille d’un vieil aveugle,

            Antigone, dans quel pays sommes-nous arrivés ?

            Dans quelle ville ? Quels sont les habitants ?

            Qui consentirait à aider d’un faible secours

            Le malheureux Œdipe pour un seul jour ?

 

Ils étaient arrivés dans une ville d’Attique appelée Colone, ils entraient dans un bosquet charmant :

 

                      Toutes les retraites de l’Attique

            Où bondissaient les coursiers incomparables,

            Ne peuvent étaler dans leurs régions enchantées

            Un autre endroit aussi beau que celui-ci.

            Dans cette vallée ombreuse

            Gémit le doux rossignol,

            Réfugié sous le buisson épais

            De la sombre verdure du lierre,

            Ou bien là où les tiges empourprées,

            Courbées par leurs milliers de fruits,

            Laissent apercevoir dans leurs bras entrelacés

            Une vigne que nul n’a jamais foulée.

 

Ce bosquet charmant était consacré aux Euménides ou déesses vengeresses. C’était donc un sanctuaire que nul pied ne devait fouler ; mais le roi exilé fut admis à s’établir auprès du bois sacré, et Thésée, le célèbre roi d’Athènes, lui accorda sa protection. Là, il fut rejoint par sa seconde fille, Ismène, et son fils aîné, Polynice, finit par arriver aussi.

Polynice avait été chassé de Thèbes par son frère Étéocle, et il voyageait en Grèce pour chercher des secours afin de recouvrer ses droits. Il avait réuni une armée, et il venait dire adieu à son père et à ses sœurs ; il demanda à celles-ci de veiller, s’il tombait dans le combat, à ce que son corps ne restât pas sans sépulture, car les Grecs croyaient, si les rites funèbres n’étaient pas accomplis, que l’âme restait errante sur les rives d’un fleuve sombre, sans pouvoir entrer dans les demeures des morts. Antigone lui promit solennellement qu’il ne serait pas privé de ces derniers honneurs. Peu après, le vieux Œdipe fut tué par la foudre et les deux sœurs retournèrent à Thèbes.

L’armée alliée des Sept Chefs s’avança contre Thèbes sous les ordres de Polynice. Étéocle sortit à leur rencontre ; il y eut une bataille terrible. Les sept chefs furent tués ; Étéocle et Polynice succombèrent sous les coups l’un de l’autre dans un combat singulier. Créon, leur oncle, qui devint alors roi, avait toujours été favorable à Étéocle ; il ordonna donc que le corps du cadet fût enseveli avec toutes les cérémonies requises, mais que le cadavre de l’aîné fût abandonné sur le champ de bataille aux chiens et aux vautours : quiconque eût osé l’enterrer eût été regardé comme rebelle et traître envers l’État.

Le moment était venu pour Antigone de se rappeler ce qu’elle avait promis à son frère. Ismène, plus timide, chercha à la dissuader, mais elle répondit :

« Les souffrances n’ont pas pour moi un aspect assez hideux pour me détourner d’une mort glorieuse. »

Et, la nuit, elle se glissa seule, au milieu de toutes les horreurs d’un champ de bataille abandonné, et couvrit elle-même de terre le corps de Polynice. Le barbare Créon le fit déterrer et exposer de nouveau à l’air ; il posa même des gardes à quelque distance. On vit alors Antigone :

« Se lamentant d’un accent plaintif, comme un pauvre oiseau qui voit son nid solitaire dépouillé de ses petits. »

Elle amoncela de nouveau de la poussière sur le corps, elle fit les libations de vin, qui formaient une partie indispensable de la cérémonie ; puis elle fut saisie par les gardes et amenée à Créon. Là elle avoua ce qu’elle avait fait, et, en dépit des supplications d’Ismène, elle fut mise à mort, victime de ses nobles et pieuses actions, n’ayant pour consolation qu’une pensée :

« Je sens brûler dans mon cœur cet espoir que je vais te retrouver, mon père bien-aimé, ma mère, à laquelle je suis chère, mon frère qui m’aimait. »

L’espérance qui soutenait la noble et pure vierge de Thèbes était vague et douteuse ; nous verrons son courage égalé, mais non surpassé, par des Antigones chrétiennes aussi tendres de cœur et plus fermes dans leur foi.

 

 

 

Charlotte Mary YONGE,

Le livre d’or des bonnes actions, s. d.

 

 

 

 

 

 

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