La bergère de Nanterre
L’AN 438 APRÈS J.-C.
par
Charlotte Mary YONGE
QUATRE cents ans de la domination romaine avaient complètement asservi les Gaulois, jadis indépendants et sauvages. Partout, excepté dans les bruyères de la Bretagne, ils étaient devenus aussi Romains que possible ; ils portaient des noms romains, parlaient la langue des Romains ; tous les personnages de haut rang étaient enrôlés au nombre des citoyens romains, leurs principales villes étaient des colonies romaines, les magistrats les administraient à la manière romaine ; les maisons, les habits et les amusements étaient les mêmes qu’en Italie. La plus grande partie des villes étaient converties au christianisme, bien que des restes de paganisme couvassent encore dans les districts montagneux et les villages reculés.
Ce fut sur ces Gaulois civilisés que vint fondre le redoutable assaut des nations sauvages qui descendaient du centre et de l’orient de l’Europe. Les Francs traversèrent le Rhin et ses affluents et tombèrent avec fureur sur les plaines paisibles où les Gaulois habitaient depuis longtemps en sécurité. On apprenait de tous les côtés que les villages étaient ravagés par des cavaliers féroces, armés d’une double hache d’acier, d’une pique courte couverte de fer et de grands crochets attachés au bout d’une longue corde, en sorte que le guerrier pouvait ramener à lui la proie dont il s’emparait. Les villes fortifiées les arrêtaient d’ordinaire, mais toutes les fermes et les maisons de campagne des environs étaient pillées et incendiées ; on emmenait le bétail, et les Francs réduisaient en esclavage les habitants robustes.
Ce fut pendant cet état de choses qu’un riche paysan de Nanterre eut une fille. Nanterre était situé à une lieue environ de Lutèce, qui était déjà une cité prospère sans être encore complètement une capitale, comme elle devait le devenir sous le nom de Paris. L’enfant reçut un vieux nom Gaulois, probablement Gwen freive ou le ruisseau blanc, en latin Genovefa, mais elle est mieux connue sous la forme française moderne de son nom Geneviève. Lorsqu’elle eut environ sept ans, deux évêques célèbres traversèrent Nanterre, Germain d’Auxerre et Loup de Troyes, appelés dans la Grande-Bretagne pour repousser les fausses doctrines de Pélage. Tous les habitants se pressèrent dans l’église pour les voir, pour prier avec eux et pour recevoir leur bénédiction. La douce piété de Geneviève frappa tellement Germain qu’il l’appela à lui, causa avec elle et la fit asseoir auprès de lui au festin, lui donna une bénédiction spéciale et lui fit présent d’une médaille de cuivre sur laquelle était gravée une croix. À partir de ce jour, la petite fille se crut toujours consacrée au service du ciel d’une manière spéciale, mais elle resta chez elle, gardant tous les jours le troupeau de son père et filant leur laine, tandis qu’elle était assise sous les arbres à les surveiller le cœur plein de prières.
Après cela, Germain se rendit en Angleterre, et là il encouragea ses convertis à affronter les Pictes païens de Maës Garmon, dans le comté de Flint ; les cris de joie des catéchumènes en robes blanches mirent en fuite les sauvages superstitieux et féroces du Nord, et la victoire de l’Alléluia fut remportée sans coûter une goutte de sang. Il ne perdit jamais de vue la petite Geneviève, tant sa piété l’avait frappée dès l’enfance.
Lorsqu’elle eut perdu ses parents, elle alla vivre chez sa marraine, conservant les mêmes habitudes de simplicité et menant une vie de dévotion sincère et de renoncement absolu, absorbée par la prière et par les œuvres de charité envers ses pauvres voisins.
En l’an 451, la Gaule tout entière fut saisie d’effroi à la nouvelle de l’arrivée d’Attila, le féroce chef des Huns, qui venait des bords du Danube avec une armée de sauvages hideux, défigurés et tatoués de manière à paraître plus épouvantables encore. Les anciens ennemis des Gaules, les Goths et les Francs, paraissaient presque des amis en comparaison de ces êtres formidables, dont on disait les cruautés intolérables, et sur le compte desquels on racontait une foule d’histoires exagérées pour ajouter à l’effroi des malheureuses populations qui se trouvaient sur leur chemin. On apprit que le fléau de Dieu, comme se nommait Attila, avait passé le Rhin, brûlé Tongres et Metz, et qu’il marchait sur Paris. La terreur s’empara de toute la contrée. Chacun prit ce qu’il avait de plus précieux pour essayer de fuir. Mais Geneviève se plaça sur l’unique pont de la Seine et leur représenta, avec des accents qu’on qualifia plus tard de prophétiques, que s’ils voulaient prier, se repentir et défendre leurs foyers, au lieu de les abandonner, Dieu les protégerait. Ils étaient d’abord sur le point de la lapider pour la punir de mettre ainsi obstacle à leur fuite, mais au même instant arriva un prêtre d’Auxerre, porteur d’un présent de saint Germain pour Geneviève ; le peuple se souvint de la haute estime que faisait d’elle l’évêque ; ils eurent honte de leur violence, et Geneviève les fit rentrer dans la ville pour prier et pour s’armer. Quelques jours après on apprit qu’Attila s’était arrêté pour assiéger Orléans, et qu’Aétius, le général romain, arrivé en toute hâte d’Italie, avait réuni ses troupes à celles des Goths et des Francs, et défait si complètement Attila à Châlons, que les Huns furent chassés de la Gaule. Il est bon de dire ici que l’année suivante, en 452, Attila, avec sa sauvage armée, descendit en Italie, et après avoir ravagé toutes les provinces du nord, arriva jusqu’aux portes de Rome. Personne n’osait aller au-devant de lui ; seul un vénérable évêque, le pape Léon, voyant son troupeau au désespoir, sortit avec un des magistrats de la ville pour arrêter le conquérant et chercher à détourner sa colère. Les Huns sauvages furent frappés de respect devant la majesté intrépide de ce vieillard sans armes. Ils le conduisirent sain et sauf à Attila, qui l’écouta avec respect, et lui promit de ne pas faire entrer son armée dans Rome, à condition qu’on lui payât un tribut. Il se retira peu après, et, à la joie de toute l’Europe, il mourut en retournant dans ses États.
Mais les dangers et les souffrances de l’Europe ne disparurent pas avec les Huns. Personne ne connaissait en Europe, pendant la longue décadence de l’empire romain, cet heureux état de sécurité dont parlent les prophètes, lorsque chacun habite en sûreté sans avoir rien à craindre. Quelques années après les Huns, les Francs arrivèrent en foule sur les rives de la Seine et poussèrent l’audace jusqu’à mettre le siège devant les murailles romaines de Paris. Les fortifications étaient solides, mais la faim commença bientôt à aider les assiégeants, et la garnison, sans courage et sans habitude de la guerre, perdit promptement confiance ; le courage et la foi de Geneviève ne faiblirent pourtant jamais. Elle ne trouva point de guerriers qui voulussent courir le risque d’aller hors des murs chercher des vivres pour les femmes et les enfants qui périssaient autour d’eux ; alors cette brave bergère s’embarqua seule dans un petit bateau, et, descendant le fleuve, elle aborda au delà du camp des Francs et se rendit dans les différentes villes gauloises afin d’implorer des secours pour leurs frères affamés. Elle obtint un plein succès. Probablement les Francs n’avaient point de moyen d’entraver le passage de la rivière, en sorte qu’un convoi de bateaux pouvaient aisément passer dans la ville ; en tous cas, ils regardaient Geneviève comme un être sacré et inspiré auquel ils n’osaient pas toucher, peut-être comme une des vierges guerrières auxquelles leurs mythes leur enseignaient à croire. L’un des récits raconte qu’au lieu d’aller seule demander du secours, Geneviève se mit à la tête d’une bande de fourrageurs, et que son attitude inspirée leur valut la liberté de passer et de revenir sans danger ; mais la version de bateau paraît la plus probable, puisqu’il était assurément plus facile à une petite barque d’échapper à l’ennemi sur une grande rivière, qu’à une troupe de Gaulois de traverser leur armée.
Mais lorsque toute la valeur d’une cité réside dans l’âme d’une femme, elle ne peut pas tenir longtemps et, dans une autre invasion, lorsque Geneviève était absente, Paris fut pris par les. Francs. Leur chef, Hilpéric, redoutait fort ce que pourrait lui faire la mystérieuse vierge ; il ordonna donc de garder soigneusement les portes de la ville et de ne pas la laisser entrer. Mais Geneviève apprit qu’une partie des principaux citoyens étaient emprisonnés, et qu’Hilpéric comptait les faire mourir ; rien ne put l’empêcher de tenter un effort en leur faveur. Les Francs avaient l’intention de s’établir et non de détruire. Ils ne brûlaient et ne massacraient pas indistinctement, mais, tout en méprisant les Romains comme ils appelaient les Gaulois, à cause de leur lâcheté, ils avaient en grande considération leur civilisation et leur connaissance des arts. La population des campagnes avait un libre accès dans Paris, et Geneviève, avec son voile et sa robe grossière, passa près des gardes d’Hilpéric sans que personne la soupçonnât d’être autre chose qu’une simple paysanne gauloise ; elle se dirigea hardiment vers le vieux palais romain où Hilpéric le Chevelu tenait sa cour et ses orgies. Si nous savions quelque chose de plus de cette entrevue, l’une des plus frappantes qui aient jamais eu lieu ! Nous ne pouvons qu’imaginer le pavé de mosaïque romaine parsemé d’ossements, taché de vin, portant toutes les traces d’un banquet barbare. Il y avait là des Francs indisciplinés ; leurs cheveux décolorés par le soleil, rattachés en un gros nœud au-dessus de leur tête et retombant comme la queue d’un cheval, le visage rasé, à l’exception de deux grandes moustaches, et vêtus d’étroits habits de peau, avec de longues épées à leurs larges ceintures. Les uns dormaient, d’autres mangeaient ; quelques-uns graissaient leurs longs cheveux, leurs camarades chantaient leurs chants de guerre favoris autour de la table qui était couverte des dépouilles des églises ; au haut de la table était assis le chef sauvage, aux longs cheveux, qui fut quelques années plus tard chassé par ses propres guerriers à la suite de ses excès ; tout ce spectacle était fait pour révolter une nature pure, fidèle et pieuse, et pour terrifier une femme. Cependant, la paysanne était là dans sa force, le cœur plein de confiance et de pitié, et les regards animés du pouvoir que donne une indifférence absolue à tout ce qui peut tuer le corps. Nous ne savons pas ce qu’elle dit, nous savons seulement que le barbare Hilpéric fut vaincu, il tremblait devant les reproches de la courageuse femme ; il accorda tout ce qu’elle demandait, la sûreté de ses prisonniers et la grâce des habitants terrifiés. Il n’est pas étonnant que le peuple de Paris ait toujours regardé depuis lors Geneviève comme sa protectrice, et que par la suite elle soit devenue la patronne de la ville.
Elle vécut assez pour voir le fils d’Hilpéric, Chlodwigh, ou, comme on l’appelle communément, Clovis, épouser une femme chrétienne, Clotilde, et devenir ensuite chrétien. Elle vit fonder la cathédrale de Notre-Dame, et les deux églises de Saint-Denis et de Saint-Martin de Tours ; elle prit aussi part aux premières tentatives pour amener les grossiers et sanguinaires conquérants à quelque connaissance de la loi chrétienne, de la miséricorde et de la pureté. Elle mourut après une vie de charité et de prières constantes, trois mois après le roi Clovis, dans l’année 512, à 89 ans 1.
Charlotte Mary YONGE,
Le livre d’or des bonnes actions, s. d.
1. Les exploits de Jeanne d’Arc sont peut-être ce qui rappelle le plus ceux de Geneviève, mais nous ne les avons pas compris au nombre de nos actions héroïques ; la conviction de Jeanne, qu’elle était directement inspirée, les met en dehors de la catégorie ordinaire. Hélas ! les Anglais ne l’ont pas traitée comme Hilpéric traita Geneviève.