Les deux amis de Syracuse

 

ENVIRON 380 ANS AVANT J.-C.

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charlotte Mary YONGE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LES plus nobles et les meilleurs des Grecs professaient pour la plupart la philosophie dite pythagoricienne. C’était un des nombreux systèmes inventés par les grands hommes du paganisme qui cherchaient Dieu, comme dit saint Paul, « afin de pouvoir le toucher comme à la main », tâtonnant dans les ténèbres à la faible lueur de la nature. Pythagore vivait avant le temps de l’histoire et on sait peu de choses sur son compte, bien que son nom et ses enseignements n’aient jamais disparu. On sait qu’il avait voyagé en Orient et en Égypte ; comme il vivait à peu près à l’époque de la dispersion des Israélites, il est possible qu’une partie des enseignements les plus purs du philosophe fussent des miettes empruntées à la sagesse que les Juifs puisaient dans la loi et les prophètes. Il y a une chose évidente, c’est que, même parmi les païens, la règle divine reste la même : « Vous les connaîtrez à leurs fruits. » On ne trouve des actions héroïques que parmi les hommes dont la croyance est sincère, profonde et consacrée à une foi noble et pure. Là où l’on n’adorait qu’une puissance inique et féroce, comme chez les Cananéens et les Carthaginois, nous ne rencontrons point de dévouement. Toutes les grandes actions du monde païen ont été accomplies par les premiers Grecs et les premiers Romains, avant que les éclairs d’une lumière plus pure n’eussent disparu de leur croyance, lorsque leur sentiment moral leur inspirait encore de l’énergie ; ou bien par les derniers Grecs, qui partageaient les aspirations plus profondes et plus sérieuses de ces sages qui étaient devenus « une loi pour eux-mêmes ».

Les pythagoriciens formaient une espèce de confrérie dont nous ne savons pas les règles, mais qui les unissait en une sorte de société liée par des observances religieuses communes, pour s’occuper de science, surtout de mathématiques et de musique. On leur enseignait à maîtriser leurs passions, à dompter leur colère et à supporter patiemment toutes sortes de souffrances ; ils croyaient que cet empire sur eux-mêmes les rapprochait des dieux et que la mort les délivrerait de l’esclavage de leur corps. Les âmes des méchants devaient, pensaient-ils, passer dans le corps des animaux inférieurs, tandis que celles des bons, purifiées par degrés, devaient parvenir à une existence supérieure. En dépit de ses déplorables lacunes et de ses erreurs nombreuses, la doctrine pythagoricienne était donc une véritable religion, puisqu’elle donnait une règle de vie, et un motif pour tendre vers la sagesse et la vertu. Deux amis de cette secte vivaient à Syracuse, sur la fin du quatrième siècle avant l’ère chrétienne. Syracuse était une grande ville grecque élevée en Sicile et nourrie de la science et de l’art grec ; dans leur temps le séjour en était dangereux, parce que Syracuse était tombée sous la tyrannie d’un homme de beaucoup d’esprit, mais d’un caractère étrange et capricieux, qu’on appelait Denys. On dit qu’il était originairement un simple employé dans les fonctions publiques, mais ses talents l’élevèrent par degrés à une situation de plus en plus brillante. Il devint enfin général de l’armée pendant une grande guerre avec les Carthaginois, qui avaient de nombreuses colonies en Sicile, et il lui fut ensuite facile d’établir son autorité dans la ville.

Cette autorité n’était pas légale, car Syracuse, comme la plupart des autres villes, aurait dû être gouvernée par un conseil de magistrats ; mais Denys était un homme extrêmement capable, qui développait la richesse et le pouvoir de la ville ; il battit les Carthaginois, et fit de Syracuse la ville la plus puissante de l’île ; d’ailleurs il réussit à inspirer une telle terreur, que personne n’osait chercher à le renverser. Il était très instruit ; il aimait la philosophie, la poésie, et il avait la passion de voir autour de lui des gens d’esprit ; il avait même naturellement l’âme généreuse ; mais le sentiment qu’il était dans une position usurpée, que tout le monde lui en voulait de l’occuper, le rendait soupçonneux et dur. C’est de lui qu’on raconte qu’il avait un cabinet taillé dans le roc près de sa prison d’État ; de là partaient des galeries construites pour amener les sons comme les conduits de l’oreille, et Denys venait s’y asseoir pour entendre les conversations des prisonniers. C’est de lui aussi qu’on raconte une fameuse anecdote passée en proverbe. Un de ses amis, nommé Damoclès, exprimant devant lui l’envie d’occuper sa situation un seul jour, il le prit au mot, et Damoclès se trouva installé devant le banquet le plus délicieux ; des mets exquis, les vins les plus rares couvraient la table ; des fleurs, des parfums, de la musique enchantaient tous les sens ; mais au-dessus de sa tête, une épée, suspendue par un seul crin, touchait presque ses cheveux ! C’était ainsi que siégeait l’usurpateur !

Denys vivait donc dans une inquiétude constante. Il avait fait creuser une profonde tranchée autour de sa chambre à coucher, avec un pont-levis qu’il relevait et abaissait de ses propres mains ; et il fit mettre à mort un de ses barbiers, pour s’être vanté qu’il tenait tous les jours un rasoir sur la gorge du tyran. Après cela, il se fit raser par ses filles, mais il en vint à ne pas oser leur confier un rasoir, et à se faire brûler la barbe avec des coquilles de noix chaudes ! On dit qu’il fit mettre à mort un homme nommé Antiphon, parce qu’il avait répondu à ses questions sur la meilleure qualité d’airain : « Le meilleur airain est celui dont sont faites les statues d’Harmodios et d’Aristogiton ! » C’étaient les deux Athéniens qui avaient tué les fils du tyran Pisistrate, en sorte que la plaisanterie était des plus insultantes, mais la hardiesse d’Antiphon eût dû lui valoir le pardon. Il envoya en prison un philosophe nommé Polyxène, pour avoir critiqué ses poésies ; mais ayant, par la suite, composé des vers qu’il trouvait infiniment supérieurs aux premiers, il ne fut content que lorsqu’il eut envoyé chercher le difficile critique pour les entendre. Lorsqu’il eut fini de les lire, il se tourna vers Polyxène dans l’attente d’un compliment, mais le philosophe se retourna vers ses gardes en disant sèchement : « Ramenez-moi aux Carrières ! » Cette fois Denys eut le bon sens de rire, et lui pardonna sa franchise.

Toutes ces anecdotes peuvent être fausses, mais elles étaient répandues dans le monde ancien et prouvent quel était le caractère de l’homme auquel on les attribuait, combien sa colère était violente et terrible et comme il était facile de l’encourir. Parmi ceux qui l’excitèrent, il faut citer un pythagoricien nommé Pythias, qui fut condamné à mort, comme cela arrivait d’ordinaire à ceux contre lesquels il concevait des soupçons.

Pythias avait des terres et des parents en Grèce, et il demanda comme une faveur la permission d’y retourner pour arranger ses affaires, promettant de revenir à un moment fixé pour subir son supplice. Le tyran se mit à rire avec dédain ; une fois hors de Sicile, qui garantirait son retour ? Pythias répondit qu’il avait un ami qui s’offrait en garantie de son retour. Denys, qui ne se fiait à personne, était sur le point de se moquer de sa simplicité, mais un autre pythagoricien, nommé Damon, s’avança et proposa d’être la garantie de son ami, s’engageant à mourir à la place de Pythias, s’il ne revenait pas comme il le promettait.

Denys, très étonné, consentit à laisser partir Pythias, se demandant comment tournerait cette affaire. Le temps s’écoulait et Pythias ne paraissait pas.

Les Syracusains surveillaient Damon ; celui-ci ne témoignait aucune inquiétude ; il était sûr, disait-il, de la véracité et de l’honneur de son ami, et si quelque accident retardait son retour, il serait heureux de mourir pour sauver la vie de celui qui lui était si cher.

Jusqu’au dernier jour, Damon resta serein et tranquille, quoi qu’il pût arriver, même lorsqu’on vit le moment approcher toujours sans Pythias ; sa confiance était si parfaite, qu’il ne regrettait pas de devoir mourir pour l’ami infidèle qui l’avait abandonné au sort qu’il avait imprudemment accepté. Ce n’était pas la faute de Pythias, mais bien celle du vent et des vagues, déclarait-il encore lorsque le décret fut proclamé et les instruments du supplice apportés. L’heure était venue ; un moment de plus eût tranché la vie de Damon, lorsque Pythias arriva enfin, embrassa son ami, et s’avança pour subir sa sentence, calme, résolu et heureux d’être arrivé à temps.

Le vague espoir d’une vie meilleure suffisait à ces deux hommes courageux pour tenir leur parole et affronter la mort l’un pour l’autre. Denys les regardait avec plus d’admiration que jamais. Il sentait que ni l’un ni l’autre de ces deux hommes ne devait mourir. Il révoqua la sentence de Pythias, et les appelant tous les deux près de son tribunal, il leur demanda de l’admettre en tiers dans leur amitié. Il savait bien, cependant, qu’il était impossible qu’il devînt ce qu’ils étaient l’un pour l’autre, lui qui avait perdu la faculté de la confiance, lui qui sacrifiait constamment son prochain à la sûreté de sa propre vie, tandis qu’ils ne faisaient aucun cas de leur vie, en comparaison de leur fidélité à leur parole et de leur affection réciproque. Il n’est donc pas étonnant que le nom de Damon et Pythias soit tellement passé en proverbe, qu’il semblerait presque inutile de raconter leur histoire, si ce n’est que les noms qui sont dans toutes les bouches arrivent quelquefois à être cités par ceux qui ont oublié l’histoire qu’ils rappellent ou qui peut-être ne l’ont jamais connue.

 

 

 

Charlotte Mary YONGE,

Le livre d’or des bonnes actions, s. d.

 

 

 

 

 

 

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