Le verre d’eau

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charlotte Mary YONGE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DANS toute l’histoire de David, le roi poète, rien ne nous émeut d’un sentiment plus tendrement personnel à son égard que son désir de boire encore une fois l’eau du puits de Bethléem. Cet incident est rapporté dans la description du caractère de ses hommes forts. Nous serions donc disposés à croire qu’il dût avoir lieu vers la fin de sa vie ; mais il n’en est tien, David n’avait pas trente ans, et Saül le poursuivait lorsque le fait arriva.

La dernière tentative de réconciliation avec le roi venait d’échouer ; David s’était tendrement séparé du généreux et fidèle Jonathan. Saül le pourchassait, d’une part, comme une perdrix sur la montagne, et, de l’autre, les Philistins avaient été sur le point de le faire périr. David, mis hors la loi ; mais fidèle encore dans son cœur, envoya ses vieux parents chercher un refuge sur les terres de Moab, et s’établit dans les sauvages cavernes des montagnes calcaires, qui lui étaient devenues familières quand il était berger. Brave comme il l’était, roi désigné par le ciel, son nom attira autour de lui un concours de gens dans l’embarras, endettés ou mécontents, au nombre desquels se trouvaient ces hommes forts, que leur courage plaça au premier rang dans l’armée à la tête de laquelle David devait accomplir les antiques promesses faites à son peuple. Là se trouvaient ses trois neveux : le farouche et impérieux Joab, le chevaleresque Abishaï, et Asahel au pied léger. Là vint le valeureux lévite Bénaiah qui tuait les lions et les hommes qui leur ressemblaient ; et d’autres, qui avaient combattu comme David les géants, fils d’Anak. Cependant le jeune capitaine parvenait à tenir en ordre ces hommes vaillants, si indisciplinés et si farouches. Ils étaient hors la loi, et cependant ils ne pillaient point les paisibles villages ; ils n’élevaient point leurs mains contre le monarque persécuteur, et les fermes voisines ne perdaient pas un seul agneau par leurs rapines. Quelques-uns, du moins, écoutaient le chant du guerrier ménestrel :

 

            Vous, enfants bienheureux,

            Venez m’écouter en ce lieu

            Venez apprendre à craindre Dieu ;

            Il entendra vos vœux.

            Est-il quelqu’un de vous

            Qui veuille vivre longuement,

            Qui veuille couler sûrement

            Ses jours calmes et doux ?

            Que jamais du prochain

            Il ne cherche à flétrir l’honneur,

            Ni par un langage trompeur

            À faire un mauvais gain.

            Fuis le mal, fais du bien,

            Recherche avec ardeur la paix ;

            Le Seigneur sera pour jamais

            Des justes le soutien.

 

À ces accents, accompagnés de la musique de sa harpe, le chef devait l’attachement passionné de ses soldats. Des partisans venaient le rejoindre de toutes parts, entre autres onze hommes de Gad, au visage de lion et aux pieds de biche, qui traversèrent à la nage le Jourdain débordé et s’ouvrirent un chemin jusqu’à lui, mettant en fuite tous les ennemis de la vallée.

Mais le soleil d’Orient dardait sur les rochers arides : une large fissure s’ouvrait sur le côté de la montagne ; vers le fond elle était semée de fragments de rochers, et ses flancs à pic permettaient à peine aux chèvres sauvages d’y grimper. C’est là que, sur le rebord d’un précipice, se trouvent encore les restes d’une tour qu’on croit être la retraite de David ; c’est à côté de cette tour qu’on voit l’entrée d’une caverne composée de galeries, divisée en étroits passages et en vastes salles, également chaudes et étouffées. Sans un arbre ou un buisson, sous l’atmosphère fiévreuse de la Palestine, c’était un mélancolique refuge, et le cœur manqua enfin à l’exilé, qui se rappelait la demeure de son enfance, avec ses riches terrasses, ses pentes couvertes de blé vert, ombragées par les vignes, entourées d’oliviers ; il songeait aux fraîches citernes d’eaux vives près de la porte de Bethléem, et il aimait à chanter :

 

            Rien ne me manque en ces gras pâturages,

            Des clairs ruisseaux je suis les verts rivages.

 

Ses lèvres desséchées laissèrent enfin échapper un soupir : « Oh ! qui me ferait boire de l’eau du puits qui est auprès de ta porte de Bethléem ? »

Trois de ses vaillants hommes, probablement Abishaï, Bénaiah et Éléazar, entendirent ce souhait. Entre leur retraite de la montagne et la source tant désirée se trouvait l’armée des Philistins, mais leur amour pour leur chef étouffait la crainte de l’ennemi. Ce n’était pas seulement de l’eau qu’il voulait, mais de l’eau de la fontaine qu’il aimait dans son enfance. Ils sortirent de leur crevasse, s’élancèrent au milieu de l’armée ennemie, et, puisant de l’eau à la source favorite, ils repassèrent au travers des ennemis, et la rapportèrent à la tour sur le rocher. Leur chef fut profondément ému par cet acte de dévouement, si ému que l’eau lui parut trop précieuse pour la consacrer à son usage personnel.

« Dieu me garde de faire une telle chose ! dit-il. Boirai-je le sang de ces hommes, qui ont fait ce voyage au péril de leur vie ? » Et il versa, en la présence de l’Éternel, l’eau conquise au prix du danger de ses lieutenants, comme un don consacré et précieux.

Dans un temps moins éloigné, nous rencontrons un autre héros qui avait su, par ses qualités personnelles, inspirer quelque chose du même attachement passionné, et qui eut une aventure à peu près analogue, dans laquelle le chef et les soldats firent preuve de la même grandeur d’âme.

C’était Alexandre de Macédoine, dont le caractère nous gagne le cœur par sa noblesse et sa douceur, en dépit de toutes les ombres projetées par sa violence, ses fureurs et ses profanations. Sa grandeur repose sur une base plus solide que ses conquêtes, quelque incomparables qu’elles soient restées. Personne comme lui n’a su gagner l’attachement des vaincus, personne n’avait des vues aussi larges pour l’amélioration de l’espèce humaine, personne ne s’était autant élevé au-dessus des préjugés de race, et jamais dix années n’ont laissé dans l’histoire du monde une empreinte aussi profonde qui les dix années de sa carrière.

Ce n’est pourtant pas de ses victoires que nous voulons parler, mais de son voyage au retour des rives de l’Indus, en l’année 326 avant Jésus-Christ. À peine était-il remis de la dangereuse blessure qu’il avait reçue sous les figuiers, dans l’enceinte de terre de la cité des Mallès. Cette expédition était un voyage d’exploration, aussi bien que la marche d’un conquérant. À l’embouchure de l’Indus il envoya ses vaisseaux examiner les côtes de l’océan Indien et du golfe Persique, tandis qu’il longeait les rivages de la province de Gédrosie, comme on l’appelait alors, maintenant Mekhran. C’était une région désolée. Au-dessus de l’armée s’élevaient de hautes montagnes stériles et nues, d’un brun rougeâtre, sans arbres et sans verdure ; l’herbe rare qu’elles produisaient au printemps était brûlée depuis longtemps, on était au mois de septembre, et le sable seul couvrait les flancs des collines. Les Grecs qualifiaient les habitants de mangeurs de poissons et de tortues, probablement parce qu’ils n’avaient pas d’autre nourriture, et leurs huttes étaient bâties d’écailles de tortues.

Les souvenirs qui se rattachaient au pays n’étaient pas encourageants : on disait que Sémiramis et Cyrus y avaient l’un et l’autre perdu leurs armées par la faim et la soif, et ces deux ennemis, fatals à toutes les invasions, commencèrent à attaquer l’armée grecque. La discipline et l’influence souveraine d’Alexandre pouvaient seules soutenir ses troupes. La rapidité était leur unique ressource, et en dépit de l’ardeur brûlante du soleil, il les entraîna à travers les rochers arides, stimulant leurs pas par le courage indomptable qui l’animait, jusqu’à ce qu’il leur eût fait accomplir une des marches les plus rapides et les plus extraordinaires de sa merveilleuse carrière. Il prenait franchement et pleinement sa part de leurs privations, et, un jour qu’il était comme les autres accablé par la chaleur et par une soif insupportable, on parvint, à force de fatigue et de peine, à recueillir quelques gorgées d’eau qu’on lui apporta ; mais il la trouva trop précieuse pour s’en désaltérer et la répandit en libation, de peur, disait-il, que la soif de ses soldats ne s’accrût en le voyant boire seul ; il sentait, sans doute aussi, l’extrême valeur de ce breuvage, qu’il devait au fidèle amour de ses troupes.

On raconte un fait analogue de Rodolphe de Habsbourg, le fondateur de la grandeur autrichienne, et le plus généreux des hommes. On lui apporta une carafe d’eau pendant que son armée mourait de soif : « Je ne veux pas boire seul, dit-il, et tous ne peuvent avoir part à une si petite quantité ; ce n’est pas pour moi que j’ai soif, c’est pour toute mon armée. »

On a vu des lèvres plus desséchées encore, accomplir un plus pénible sacrifice. Nous savons comment le célèbre sir Philippe Sidney, revenant de la bataille de Zutphen, la cuisse cassée du coup qui devait l’emporter, donna l’eau qu’il allait porter à ses lèvres au mourant dont la nécessité était plus grande encore que la sienne ; et cet acte a, depuis longtemps, passé en proverbe parmi nous comme le don de « ce verre d’eau qui ne restera pas sans récompense ».

Le souvenir d’une action du même genre subsistait encore naguère dans une famille, maintenant éteinte, du Sleswig. C’était pendant les guerres qui sévirent de 1652 à 1660, entre Frédéric III de Danemark et Charles-Gustave de Suède. Après la bataille, les Danois étaient vainqueurs et un brave bourgeois de Flensburg, avant d’aller faire panser ses blessures, était sur le point de boire un coup de bière dans sa bouteille de bois, lorsque le cri suppliant d’un blessé suédois, étendu sur le champ de bataille, le fit se retourner. Disant comme Sidney : « Ta nécessité est plus grande que la mienne », il s’agenouilla auprès de son ennemi tombé pour verser le liquide dans sa bouche. En retour, il reçut un coup de pistolet dans l’épaule de la main du perfide Suédois. « Coquin ! s’écria-t-il, je voulais te rendre service, et tu veux m’assassiner en retour ! Je vais te punir, va ! Je t’aurais donné toute la bouteille, tu n’en auras que la moitié ! » Et buvant lui-même la moitié de la bière, il donna le reste au Suédois. Le roi, en apprenant l’histoire, envoya chercher le bourgeois, et lui demanda comment il avait pu épargner un pareil coquin.

« Sire, dit l’honnête bourgeois, je n’ai jamais pu tuer un ennemi blessé.

– Tu mérites d’être gentilhomme », dit le roi. Et il l’anoblit sur-le-champ, en lui donnant pour armoiries une bouteille de bois percée d’une flèche. La famille s’est éteinte récemment en la personne d’une vieille fille.

 

 

 

Charlotte Mary YONGE,

Le livre d’or des bonnes actions, s. d.

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net