Veillez et priez
Par
ZHORA
Veillez donc, car vous ne savez quand viendra le maître de la maison, ou le soir, ou au milieu de la nuit, ou au chant du coq, ou le matin : craignez qu’il ne vous trouve endormis, à son arrivée soudaine.
Ce que je vous dis, je le dis à tous : Veillez.
(St. Marc, t. XIII, v. 35-37.)
Un homme travaillait une ferme fort belle et très fertile. Il était seul.
Tout poussait à merveille, et les ronces se mêlaient aux mauvaises herbes, qui étaient plus belles que les fleurs cultivées d’aujourd’hui.
Mais l’homme était seul à penser aux choses nécessaires, car il cultivait son domaine d’après un plan bien ancien déjà et qu’il ne pouvait guère saisir dans toute sa plénitude.
De plus, son champ d’action tout entier soupirait après une révélation nouvelle, après la vue de quelqu’un qui fût comme lui, mais qui puisse lui expliquer le pourquoi de tout son travail, de toute cette beauté sauvage qui l’entourait.
Un matin, l’aurore se fit plus belle que de coutume, le soleil s’approcha sans brûler de ses rayons l’homme solitaire. Puis, au milieu de cette béatitude tempérée, un Être se fit voir à l’homme. Une journée entière Il resta près de lui, silencieux, afin que l’homme reprenne courage. Et la nuit première, Il fit le tour de son domaine, pendant le sommeil profond de l’homme.
Le second jour, Il s’inclina au-dessus de lui et le guérit de sa solitude en le touchant. Il lui rendit la communion avec lui-même et par là avec toute chose, afin que l’homme puisse comprendre le plan de son travail.
La nuit seconde, Il rendit à l’homme l’espoir.
Le troisième jour, l’ayant accoutumé à lui-même, Il lui parla et lui dit : « Homme, je ne te laisserai point seul, mais je t’enverrai un ouvrier, qui t’enseignera à cultiver ta terre, sans quoi tu devras la quitter à cause de ta paresse. » Et l’homme répondit : « Seigneur ! laisse-moi tes ordres et je les suivrai. » Mais l’Être lumineux répéta : « Je ne te laisserai pas seul. Je reviendrai moi-même encore, au moment où tu devras rendre ton fruit, et la conséquence de ma venue sera avec moi. »
Alors l’homme se réjouit, croyant que le but qui lui avait été désigné par les paroles de son Sauveur était déjà atteint sans son travail nécessaire et à venir. Il garda le souvenir de ces paroles prononcées dans la lumière, il attendit la venue du Christ en gloire, mais il oublia le chemin qu’il lui fallait faire entre-temps pour se mettre en état de l’apercevoir. Et la nuit troisième, le Christ prit le sentier des ronces et s’en alla.
Peu de jours après, l’homme entendit un pas léger dans son jardin et le son d’une pioche qui frappait la terre ; il se fâcha et se monta lui-même contre l’ouvrier du Seigneur, disant en son cœur vaniteux : « Il n’est pas beau comme moi, il n’est point riche comme moi, il travaille ma terre et mes outils lui obéissent mieux qu’à moi. »
Il s’approcha donc de cet ouvrier malvenu à son caprice et lui dit : « Tu n’es point de notre Dieu qui règne au Soleil ; ceux qui sont venus de Lui sont avec Lui là-haut et que je fasse rendre à ma terre ce que bon me semble, pourquoi viens-tu te mêler de mes affaires ? »
Mais l’ouvrier baissa ses paupières sur ses yeux et ne répondit pas.
Le travail marchait et l’homme s’en alla, au soir, dans sa demeure où il s’endormit ; alors l’ouvrier s’approcha de lui et il garda longuement son âme engourdie.
Et le Christ vint, et l’être de l’ouvrier se confondit avec Celui de son Maître, et ils veillèrent l’homme tous deux, en un seul.
Ainsi, jour après jour, l’ouvrier qui cultivait la ferme revint, sans que l’homme l’y eût engagé une seule fois.
Les fleurs lui obéissaient et faisaient place aux fruits ; les fruits s’assemblaient en récoltes et le sol produisait où et quand il lui en donnait le commandement.
Tout ceci irritait l’homme de telle façon qu’au lieu de travailler ensemble avec l’ouvrier promis d’après les paroles de son Seigneur, il voulut surpasser l’ouvrier dans son œuvre et se mit à élever une structure de sa propre imagination.
Il bâtit un pavillon au milieu de son jardin, qu’il orna de son intelligence, où il transporta tous les trésors de sa sagesse, les cacheta de son cachet et se trouva préparé, par le mérite de son œuvre, à la venue de son Dieu.
L’ouvrier vit tout cela de son travail et il en pleura, car il ne prenait de repos ni le jour ni la nuit, cultivant la ferme depuis tôt jusqu’à tard et veillant sur l’homme sans cesse, pendant son sommeil. La nuit qui suivit le triomphe imaginaire de l’homme, l’ouvrier s’approcha de lui, plus près encore, et le soleil se voila davantage que d’habitude, car il craignait pour l’homme infidèle l’approche immédiate de son Maître. Le Sauveur dévoila sa face et l’homme se détourna, disant à travers son sommeil : « Où t’ai-je vu, Seigneur, mon Maître ? Où est la gloire promise ? »
L’ouvrier l’entoura de ses bras, tout endormi qu’il était et lui dit : « Où ne m’as-tu pas vu, enfant égaré ?
« Ma gloire serait-elle semblable à la tienne, les petits cieux pourraient-ils la contenir ? »
Mais l’homme se débattit entre les bras de son Maître et cria : « Tu es injuste, ô Seigneur, tu viens pendant mon sommeil, dont tu sais que j’ai besoin, afin de profiter de ma faiblesse, de ce que je ne suis pas en état de te montrer mon ouvrage ! »
L’homme se réveilla et ne vit personne, il sortit dans son jardin et vit que son pavillon n’était pas détruit : alors il se réjouit de la stabilité de l’œuvre de ses mains.
Il chercha aussi des yeux la silhouette si connue de l’ouvrier de la ferme, mais il ne put la découvrir, car ce dernier était caché par les ronces, en train qu’il était de les émonder à leur tour.
Dès lors l’homme s’installa complètement dans son pavillon, il y mangea, y but et y passa ses nuits, ajoutant des ornements inutiles tirés tous des trésors de sa vanité personnelle.
Et le jardin fût allé à la dérive si l’ouvrier n’en avait point eu pitié ; mais l’homme craignait à présent de s’aventurer hors de son pavillon, car il ne comprenait pas comment tout vivait et prospérait apparemment tout seul et par soi-même.
Mais un jour, une lueur passa devant ses fenêtres, l’homme vit passer un être qui brillait, accompagné de beaucoup d’autres qui brillaient également et qui tintaient une sorte de mélodie.
L’homme se réjouit en lui-même et cria : « Viens, Seigneur, mon Maître, reçois ici l’œuvre de mes mains et le fruit de mon intelligence. »
Alors l’être brillant s’approcha, entra avec toute sa suite et interrogea l’homme solitaire. « Es-tu seul ici, lui demanda-t-il, as-tu fait tout ce travail de ton propre gré et sans témoins ? »
« Je suis seul », répondit l’homme qui se souvint aussitôt au fond de son âme de l’ouvrier silencieux et de son rêve étrange et il ajouta : « Je t’ai apporté du plus fort de ce que j’avais. »
Et le prince brillant lui dit : « Viens, quitte cette demeure qui n’est point digne de toi. »
Ainsi l’homme prit pour maître un ange des ténèbres et fut enrôlé parmi ses suivants. Il était content, car il n’avait pas encore conscience d’avoir trompé celui qui l’emmenait, en lui disant « Je suis seul », au lieu de suivre et de se rappeler l’ordre reçu de son Maître véritable qui lui avait laissé les paroles : « Je ne te laisserai point seul. »
Il arriva que, lorsqu’ils voulurent franchir les confins des champs de l’homme, se considérant comme libres et maîtres chez eux, ils se heurtèrent à la haie de fleurs vivantes et lumineuses qu’étaient devenues les ronces cultivées par le Maître-Ouvrier. Et, lorsqu’ils les heurtèrent, une mélodie s’en échappa qui amena le Seigneur de suite auprès d’elles.
L’Ange des ténèbres trembla à sa vue et se tourna vers l’homme en lui disant : « Voici, tu m’as trompé, et, à cause de ton mensonge, nous sommes tous pris là où tu ne voulais pas rester, étant seul. »
Mais l’homme reconnut l’ouvrier et pleura.
Alors le Maître se tourna aussi vers lui et lui dit :
« Je suis le commencement et la fin, l’interminable et l’Éternel, va, cherche et où tu me trouveras, là tu me posséderas, toi et les compagnons que tu t’es choisis de ton propre choix. »
Et il prit une fleur harmonieuse, parmi celles que l’homme aurait possédées toutes s’il fût demeuré fidèle à son Sauveur. Il la lui donna pour sécher ses larmes.
ZHORA.
Paru dans L’Initiation en juillet 1902.