La nuit du sabbat 1

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Heinrich ZSCHOKKE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

Le Tentateur.

 

——

 

Je me trouvais à Prague pour mes affaires ; c’était au mois d’avril. Quelque agréables distractions que j’y trouvasse, je ne pouvais réprimer le désir de retourner dans ma petite ville, où ma jeune femme attendait déjà depuis six semaines mon retour. Depuis notre mariage, nous n’avions jamais été aussi longtemps séparés. Fanny m’écrivait chaque semaine des lettres pleines de tendresse et d’amour ; mais elle ne faisait ainsi qu’augmenter mon ardeur. J’aurais voulu voir Prague et Saint-Népomucène 2 à trente-quatre milles nord-ouest derrière moi.

Pour quiconque n’a pas une jeune femme de vingt-deux ans, aux yeux bleus, a la chevelure blonde, embellie de deux jolis enfants, brillants de grâce et de santé, et qui, après cinq ans de mariage, est moins amoureux que le premier, ce serait inutilement que je raconterais mes peines.

Bref, je rendis grâce au ciel lorsque mes affaires furent entièrement terminées, je pris congé du petit nombre de mes amis et de mes connaissances, et je dis à l’hôte de me donner mon compte. Je voulais partir en poste le jour suivant.

Le matin de mon départ l’hôte me présenta un mémoire riche de chiffres. Je n’avais pas assez d’argent pour le payer et subvenir aux dépenses de la route, et je voulus changer un billet de caisse. Je portai la main vers mon portefeuille ; je cherchai dans toutes mes poches, dans tous les coins de la chambre, il ne se trouva pas. Je me sentis mal à mon aise. Mon portefeuille renfermait deux mille écus en papier, et ce n’est pas une bagatelle sous le ciel.

J’eus beau bouleverser mon bagage, le portefeuille avait disparu.

– Voyez donc ! me disais-je en moi-même. L’homme a-t-il un moment de bonheur, le diable est aux aguets et lui joue quelque tour. On ne devrait se réjouir de rien sur la terre, on s’épargnerait de nombreux désappointements ! Je ne l’éprouve que trop aujourd’hui.

Le portefeuille avait été volé, ou je l’avais perdu. Je l’avais encore tenu dans mes mains le soir précédent, et j’avais l’habitude de le porter dans la poche de mon surtout. Les lettres de Fanny s’y trouvaient aussi. Comment recouvrer mes papiers ? Celui qui les avait pouvait à chaque moment les convertir en espèces,

Je commençai alors à jurer terriblement, bien que ce ne soit pas là mon péché d’habitude. Si les choses allaient encore comme dans le bon vieux temps, et que le diable rôdât cherchant sa proie, j’aurais conclu sur-le-champ un pacte avec lui. À cette pensée, je me rappelai une figure que j’avais vue huit jours auparavant, et qui m’avait paru celle du démon en personne. Je tressaillis, et cependant j’étais si désespéré que je me dis : N’importe, et si c’était lui, il serait le bienvenu en me rapportant mon portefeuille !

En ce mourut on frappa à la porte de ma chambre : – Oh ! oh ! pensais-je, le tentateur prendrait-il mes paroles au sérieux ? – Je courus à la porte ; je songeais à mon homme, et je m’attendais presque à le voir.

Ô surprise ! la porte s’ouvrit, et celui auquel je pensais entra en me faisant plusieurs salutations.

 

 

 

 

 

CHAPITRE II.

 

 

L’Habit Rouge.

 

——

 

Je dois dire où j’avais fait la connaissance de ce personnage, afin qu’on ne me prenne pas pour un rêveur exalté.

Un soir j’étais allé dans un café du Casino de Prague, où l’un de mes amis m’avait déjà conduit. À une table, deux hommes étaient profondément enfoncés dans les combinaisons d’une partie d’échecs. Quelques jeunes gens, debout près de la fenêtre, se racontaient des histoires d’apparitions mystérieuses. Un petit homme, âgé, vêtu d’un habit écarlate, allait et venait dans la salle. Je me mis à lire les gazettes.

Personne n’occupait plus mon attention que le promeneur en habit rouge. J’en oubliai les gazettes et la guerre d’Espagne. Il y avait dans son costume, comme dans ses manières et dans les traits de son visage, quelque chose de roide et de repoussant. Il était d’une taille au-dessous de la moyenne, mais d’une complexion robuste, et il pouvait être âgé de cinquante à soixante ans. Des cheveux noirs et luisants couvraient à plat sa large tête, et retombaient en pointe sur son front. Son visage était brun, son nez retroussé, les pommettes de ses joues fort saillantes, et son grand œil lançait des regards brillants, tandis que ses traits restaient immobiles. – Cet homme-là, pensais-je, est né pour être bourreau, inquisiteur ou brigand. Je ne voudrais pas me trouver seul avec lui sur une route. Il n’a certainement jamais ri de sa vie.

Je me trompais. Il écoutait la conversation des jeunes gens, et se mit à rire ; mais quel rire, grand Dieu ! j’en frissonnai ; c’était la joie du diable lorsque l’enfer s’ouvre pour recevoir sa proie. Je regardai involontairement ses pieds pour voir si je ne reconnaîtrais pas le fameux pied de bouc ; et en effet son pied gauche, renfermé dans un brodequin, était ce qu’on nomme vulgairement un pied-bot. Il boitait, et cependant il marchait si doucement qu’on n’entendait point ses pas. Je tenais toujours la gazette devant moi, mais mes regards se portaient au-delà pour observer ce merveilleux personnage.

Comme il passait devant la table d’échecs, un des joueurs dit d’un air triomphant à son adversaire : – Vous êtes perdu sans ressource ! – L’habit rouge s’arrêta un instant, jeta un coup d’œil rapide sur le jeu, et dit au vainqueur : – Vous êtes aveugle ; au troisième coup vous serez mat. – Le gagnant se mit à rire avec dédain, le perdant remua la tête d’un air de doute, et au troisième coup le premier fut en effet échec et mat.

Tandis que les joueurs replaçaient leurs pièces, un des jeunes gens dit à l’habit rouge : – Vous riez, monsieur, et je vois que vous êtes d’une opinion contraire sur la nature des choses. Avez-vous lu Schelling 3 ?

– Sans doute. Votre Schelling est un poète qui prend les rêves de son imagination pour des vérités. Il en est aujourd’hui des philosophes comme il en a toujours été. Des aveugles disputent sur la théorie des couleurs, et des sourds sur l’accord parfait.

Ces paroles causèrent du tumulte. Pendant ce temps l’habit rouge prit son chapeau et disparut.

Je ne l’avais jamais vu, mais je ne pouvais oublier cette physionomie infernale que je craignais de revoir en songe.

Et cet homme se trouvait inopinément dans ma chambre.

 

 

 

 

 

CHAPITRE III.

 

 

 

La Tentation.

 

——

 

– Pardonnez-moi si je vous dérange, dit-il. Ai-e l’honneur de parler à M. Robert de... ?

– C’est moi, lui répondis-je.

– Comment me le prouverez-vous ?

– Singulière demande, me dis-je. C’est sans doute un espion de police. Une lettre à demi déchirée était sur la table, je lui montrai la suscription qui se trouvait sur la couverture.

– Bien, dit-il. Mais vous portez un nom qui est si commun qu’on le retrouve dans tous les coins de l’Allemagne, de la Hongrie et de la Pologne. Donnez-moi plus de détails. Je voudrais faire des affaires avec vous. On m’a adressé à vous.

– Monsieur, dis-je, pardonnez-moi si je ne songe pas en cet instant aux affaires ; je suis sur le point de partir, et j’ai encore mille choses à faire. Vous vous trompez aussi en ma personne ; car je ne suis ni marchand ni négociant.

Il me regarda de ses grands yeux. – Ah ! ah ! dit-il. Il garda alors quelques moments le silence, et sembla sur le point de se retirer. Mais il reprit : Vous avez cependant fait des affaires de commerce à Prague. Votre frère, qui habite W***, n’est-il pas sur le point de faire banqueroute ?

Je devins rouge et tremblant, car personne au monde ne savait cette circonstance que mon frère et moi. L’étranger se mit à sourire d’un air satisfait.

– Vous vous trompez encore, monsieur, lui répondis-je. J’ai plus d’un frère, il est vrai, mais aucun d’eux ne songe à faire banqueroute, et n’a à redouter un semblable malheur.

– Ah ! ah ! murmura l’homme, et ses traits redevinrent immobiles.

– Monsieur, dis-je avec quelque ressentiment, car j’étais peu jaloux que quelqu’un connût à Prague la situation de mon frère, vous vous êtes certainement mal adressé. Je dois vous prier de me faire connaître l’objet de votre visite, car j’ai peu de moments à perdre.

– Ayez seulement un moment de patience, répondit-il ; il m’importe de causer avec vous. Vous semblez inquiet et embarrassé ; vous est-il arrivé quelque chose de désagréable ? Vous êtes étranger ici. Je n’appartiens pas non plus à Prague, il est vrai, et ne connais la ville que depuis douze jours. Mais fiez-vous à moi. Vous avez l’air d’un honnête homme. Auriez-vous besoin d’argent ?

Il se mit à rire, ou plutôt à grincer. Il me semblait voir un être qui voulait acheter mon âme ; je regardai involontairement son brodequin, et je ne pus me défendre d’une crainte superstitieuse. Je lui répondis sèchement que je n’avais pas besoin d’argent. – Mais vous qui me faites des offres si généreuses, monsieur, oserai-je vous demander votre nom ?

– Mon nom n’a pas grand intérêt pour vous et ne fait rien à l’affaire. Je suis un Manteuffel 4. Ce nom me donnera-t-il quelque crédit auprès de vous ?

Dans mon embarras et ma surprise, je ne savais que répondre, et j’ignorais s’il parlait sérieusement ou s’il voulait rire.

On ouvrit la porte, et l’hôte entra tenant une lettre qui venait de la poste. Je la pris de ses mains.

– Lisez d’abord cette lettre, dit l’habit rouge, nous causerons ensuite. Cette lettre est sans doute de votre aimable Fanny.

Je fus plus interdit que jamais.

– Savez-vous enfin qui je suis et ce que je veux de tous ? dit l’étranger avec son rire infernal.

J’étais tenté de répondre : Je vois que vous êtes Satan et que vous voulez ma pauvre âme ! mais je me contins.

– Encore un mot. Vous allez à W***, mon chemin me conduit par cette ville, voulez-vous accepter une place dans ma voiture ?

– Je le remerciai, et lui dis que j’avais déjà demandé des chevaux. Il commença alors à devenir embarrassé. Il n’y a pas moyen de vous approcher, dit-il. Mais il faudra bien que je voie votre Fanny, Auguste et le petit Léopold. Ne devinez-vous pas encore ce que je veux de vous ? Par le diable, monsieur, je voudrais vous rendre un service. Parlez donc.

– Bon ! dis-je enfin. Si vous êtes un sorcier, vous pourrez m’être utile. J’ai perdu mon portefeuille ; dites-moi comment je le retrouverai.

– Bah ! que vous fait un portefeuille ? Ne puis-je vous servir en autre chose ?...

– J’avais dans ce portefeuille des papiers importants, et pour deux mille écus de valeurs. Que dois-je faire s’il m’a été volé ?

– Comment était ce portefeuille ?

– Couvert de soie verte et orné de mon chiffre brodé. C’était un travail de ma femme.

– Alors l’enveloppe vaut plus que ce qu’il contient. Il se mit encore à rire d’un air moqueur : Que me donnerez-vous, dit-il, si je répare cette perte ?

À ces mots, il me regarda fixement, comme s’il eût attendu pour réponse : Je vous donnerai mon âme ! Comme je gardais le silence, il porta la main à sa poche et en tira mon portefeuille.

J’étais hors de moi. Je me mis à feuilleter mes papiers, et je vis que rien ne manquait.

– J’ai trouvé le portefeuille hier, à quatre heures, sur le pont de la Moldau, me dit-il.

– En effet, j’avais passé sur le pont à cette heure, et je me souvins d’avoir ouvert mon portefeuille en cet endroit.

– Comme je ne savais pas qui l’avait perdu, ajouta-t-il, je l’ouvris et je lus les papiers pour en connaître le possesseur. Une adresse m’apprit votre nom et votre demeure. Je suis déjà venu hier, mais je ne vous ai pas trouvé.

J’étais prêt à sauter au cou de l’habit rouge. Ma joie fut aussi vive que mon chagrin avait été profond.

Je le comblai de remercîments, mais il refusa de m’écouter.

– Bon voyage ! nous nous reverrons. – Il dit et disparut.

 

 

 

 

 

CHAPITRE IV.

 

 

 

Le Retour.

 

——

 

Je ne songeai plus qu’à m’éloigner, à partir. Je payai l’hôte. Mon laquais portant ma malle me précédait sur l’escalier. En ce moment mon frère, pour qui j’étais venu à Prague, montait les marches.

Mon départ se trouva naturellement retardé. Nous revînmes dans la chambre. Là j’appris avec joie que les affaires embarrassées de mon frère s’étaient rétablies. Il était accouru à Prague pour m’annoncer lui-même cette heureuse nouvelle. – Maintenant, me dit-il, j’ai amené ma barque au port, et je dis adieu au négoce. Je ne veux plus m’exposer à devenir demain millionnaire ou mendiant, honoré ou flétri. Je viens à Prague terminer mes rapports d’affaires, et ensuite je me retirerai dans notre ville.

Je conduisis mon frère dans différentes maisons ; mais il soupçonna mon impatience, et me conseilla de ne pas différer mon départ. Je me rendis volontiers à ce conseil.

Mon voyage dura deux jours et une nuit, mais je n’arrivai que fort tard dans la seconde journée. J’excitais en vain le postillon par l’argent et les paroles ; la nuit s’avançait ; et j’étais encore loin de l’objet de mes désirs. Depuis près de trois mois je n’avais pas vu Fanny ! Je tremblais de ravissement en songeant que bientôt je serais dans les bras de celle que j’aimais uniquement.

Il est vrai qu’avant de connaître Fanny, j’avais déjà aimé. Il avait existé jadis, pour moi, une Julie qui m’avait été ravie par l’orgueil de ses parents, et qu’on avait mariée à un riche gentilhomme polonais ; c’était à nous deux notre premier amour. Nous nous étions juré, en nous séparant, un amour éternel, et nos larmes ainsi que nos baisers avaient scellé ce serment. Mais on sait ce qu’il en est d’un premier amour. Elle devint madame la staroste ; et moi je vis Fanny. Le sentiment que Fanny m’inspira fut plus respectueux, plus sacré, plus tendre. Julie était la déesse de mon imagination ; mais Fanny la divinité de mon cœur.

L’horloge de la ville sonna une heure lorsque nous entrâmes dans ses rues silencieuses. Je descendis à la maison de poste, et j’y laissai mon laquais, résolu de revenir moi-même y passer la nuit, si tout était déjà livré au sommeil dans ma maison. Je me dirigeai vers le faubourg, à l’extrémité duquel s’élevait ma paisible demeure, ombragée par de grands noyers, et dont les fenêtres reflétaient au loin les rayons de la lune.

 

 

 

 

 

CHAPITRE V.

 

 

 

Fâcheuse Visite.

 

——

 

Et tout dormait ! Ô Fanny ! Fanny ! si tu avais veillé, que de douleur et d’effroi tu m’aurais épargnés ! – Ils dormaient tous, ma femme, mes enfants, mes gens. Nulle part je ne vis de lumière. Je fis dis fois le tour de la maison. Je ne voulais réveiller personne.

Heureusement je trouvai une petite porte d’un pavillon du jardin qu’on avait négligé de fermer. J’entrai. Sur la table se trouvait la corbeille à ouvrage de Fanny ; à la clarté de la lune, je vis épars sur le plancher et sur les chaises les chevaux de bois, les trompettes et les jouets de mes enfants. Ils avaient sans doute passé l’après-midi dans ce lieu. J’étais heureux au milieu de ces bagatelles. Je m’assis sur un sofa, et je résolus d’y passer la nuit. La nuit était pure et douce, et le parfum des arbres en fleur pénétrait jusqu’à moi.

Quand durant quarante heures on s’est trouvé privé de sommeil, on n’est pas difficile sur le choix de sa couche. Je m’assoupis bientôt. Mais à peine avais-je fermé les yeux que le craquement de la porte m’éveilla de nouveau. Je me levai, et je vis entrer un homme. Ma première pensée fut de le prendre pour un voleur. Qu’on se peigne mon étonnement, c’était l’habit rouge !

– D’où venez-vous ? lui demandai-je.

– De Prague. Je repars dans une demi-heure. Je voulais vous voir en passant, pour vous tenir parole. J’ai appris de votre laquais que vous veniez d’arriver, et je croyais trouver tout en mouvement dans votre maison. Vous n’avez pas dessein, je pense, de passer la nuit dans ce lieu humide ?

Je passai avec lui dans le jardin, tremblant de tous mes membres, tant cette apparition m’avait effrayé. Si j’avais pu croire à l’existence d’un Méphistophélès, j’aurais pensé qu’il était devant moi. Je riais en moi-même de ma frayeur, et je ne pouvais toutefois m’en défendre. Les traits rudes de mon ami de Prague étaient encore plus effrayants à la clarté de la lune, et ses yeux étincelaient davantage.

– Vous m’avez vraiment effrayé comme un fantôme ! lui dis-je. Comment avez-vous trouvé la porte de ce pavillon ? Vous savez tout.

Il se mit à rire à sa manière : – Me connaissez-vous maintenant, dit-il, et savez-vous ce que je veux de vous ?

– En vérité, je ne vous connais pas mieux ici qu’à Prague. Mais en vérité, si j’étais superstitieux, je vous prendrais pour le diable ; n’importe, cela serait, que je ne saurais redouter ni vos offres ni vos services, car mon bonheur est complet.

– Oh ! oh ! pensez-vous que le diable viendrait vous faire des offres ou des présents ? Cela était bon dans l’ancien temps, lorsque les gens croyaient encore au diable et s’en gardaient ; alors il fallait bien capituler. Mais aujourd’hui que personne ne croit plus à l’enfer, et que la saine raison veut juger de tout, les hommes sont bien plus faciles à prendre.

– Voilà ce qui s’appelle diaboliquement parler ! m’écriai-je.

– Sans doute, répondit l’habit rouge en riant, je dis la vérité, parce que personne ne veut plus y croire. Tant que la vérité a été sacrée pour les hommes, Satan a été forcé de se faire le père du mensonge ; maintenant tout est changé, nous autres pauvres diables, nous sommes toujours les antipodes de l’humanité.

– Alors, vous n’êtes pas mon adversaire, car je pense en cela comme vous.

– Bon, vous êtes déjà à moi. Quand on m’abandonne un seul cheveu, je tiens déjà toute la tête. Mais il fait froid ici, et la voiture est peut-être déjà attelée ; il faut que je parte ; ainsi, adieu.

– Je l’accompagnai jusqu’à la poste, ou sa voiture était effectivement attelée.

– Si nous montions prendre congé l’un de l’autre auprès d’un verre de punch que j’avais commandé avant de me rendre chez vous ? me dit-il.

J’acceptai son invitation ; je n’étais pas fâché de me trouver dans une chambre bien chauffée.

 

 

 

 

 

CHAPITRE VI.

 

 

 

La Chute.

 

——

 

Le punch était préparé sur la table. Lorsque nous entrâmes dans la chambre, un étranger se promenait dans la salle d’un air sombre ; c’était un vieillard d’une haute stature et d’une taille élancée. Des paquets et des coffres étaient épars sur les meubles ; je remarquai aussi un châle, un chapeau de paille et des gants de femme.

Tandis que nous buvions, l’étranger dit à un valet qui venait chercher le bagage : – Dis à ma femme, quand elle viendra, que je me suis couché ; nous partirons au point du jour. – Je ne voulais pas retourner dans le pavillon du jardin, et je demandai aussi un lit. L’étranger sortit. Nous causâmes encore quelque temps en vidant nos verres. L’habit rouge se leva enfin, gagna sa voiture, et comme je l’aidais à y monter, il me dit : – Nous nous reverrons encore.

Le fouet du postillon retentit, et les chevaux partirent rapidement. En rentrant dans la chambre, j’y trouvai une femme qui prenait le châle et les gants ; elle se retourna à mon arrivée, et je perdis presque connaissance. C’était Julie, mon premier amour. Elle ne fut pas moins effrayée que moi.

– Au nom du ciel ! est-ce toi ou ton esprit, Robert ?

– Julie ! m’écriai-je, et tous les souvenirs de l’amour se réveillèrent à sa vue. Je m’approchai d’elle ; ses yeux étaient remplis de larmes, ses bras s’ouvrirent, et moi je m’y précipitai plein d’ivresse.

Après les premiers mouvements d’effusion, elle se rappela le lieu où nous nous trouvions. – Viens dans mon appartement, Robert, dit-elle en jetant le châle sur ses épaules, nous avons tant de choses à nous dire !

Je la suivis ; nous nous assîmes sur un sofa. – Ici, me dit-elle, nous pouvons parler librement. Et nous nous racontâmes toute notre vie passée. J’éprouvai de nouveau le délire d’un ancien amour que je croyais éteint pour toujours. Julie n’avait rien perdu de sa tendresse pour moi ; elle était plus belle, plus brillante que jamais. Elle me parla de nos anciens serments ; le feu de la passion se communiquait par nos regards et nos discours.

Un charme qu’il serait impossible de décrire régnait dans les paroles et dans la personne de Julie. Tous mes désirs passés se ranimèrent ; je lui rappelai notre première entrevue au bal, le jour des noces de sa sœur, nos rendez-vous dans le jardin ducal, nos promenades sur l’eau avec nos parents. Il n’y eut bientôt plus de passé, plus d’avenir pour nous. Nous oubliâmes que nous ne nous appartenions plus l’un à l’autre ; nous parlâmes en pleurant du jour de notre séparation, et je couvris son sein de baisers brûlants. – Ô faiblesse humaine !

Tout à coup la porte s’ouvrit, et le vieillard maigre entra en disant : – Qui donc est si tard avec toi, Julie ?

Nous nous levâmes effrayés. Le staroste s’arrêta un moment, pâle et immobile ; puis s’élançant vers Julie, il la saisit par ses longs cheveux bruns, et la traîna sur le plancher, en s’écriant : – Malheureuse, qu’as-tu fait ?

Je voulus la secourir. Il me repoussa avec tant de fureur que je tombai à la renverse. Je me relevai rapidement ; mais il courut vers moi pour me terrasser de nouveau. Dans mon désespoir, je pris un couteau qui se trouvait sur la table, et je le brandis au-devant de moi pour l’effrayer ; mais, dans sa rage aveugle, il me saisit à la gorge et s’efforça de m’étouffer. Prêt à succomber, j’agitai mon arme dans toutes les directions ; enfin je l’atteignis ; il tomba aussitôt. Le couteau avait pénétré dans le cœur.

Julie tomba sans mouvement auprès de son mari. Je demeurai interdit, désespéré, ne sachant que résoudre. – Ô mes pauvres enfants ! ô malheureuse Fanny ! m’écriai-je, votre père est un assassin !

Le bruit de notre lutte avait réveillé les gens de la maison. J’entendis appeler, aller, venir, frapper aux portes. Il ne me restait d’autre ressource que la fuite. Je pris un flambeau pour me guider dans les détours de la maison, et je me hâtai de m’éloigner.

 

 

 

 

 

CHAPITRE VII.

 

 

 

L’Incendie.

 

——

 

En descendant l’escalier, je songeais à courir à ma maison pour aller les réveiller et les presser encore une fois contre mon cœur, puis à fuir dans le monde comme Caïn, pour échapper à la justice des hommes ; mais je vis mes habits inondés du sang du staroste, et je tremblai d’être découvert.

La porte de la maison, auprès de la rue, était fermée. En revenant pour gagner la cour, j’entendis des cris et des murmures retentir derrière moi ; je traversai la cour en fuyant vers les granges ; je savais que de là je pourrais passer dans les champs et les jardins qui se trouvaient derrière la ville. J’étais sur le point de franchir la dernière porte lorsque je me sentis saisir par mes habits. Hors de moi, je me débattis, je lançai mon flambeau dans les amas de foin qui s’élevaient devant moi ; j’espérais me sauver ainsi ; en effet, on me lâcha pour aller éteindre le feu. C’est ainsi que je m’échappai.

Je courus aveuglément à travers les haies et les fossés. Je ne devais plus songer à revoir ma femme et mes enfants : le sentiment de ma conservation étouffait en moi les sentiments du cœur et de la nature. Quand je songeais à mon retour paisible et a ces évènements qui l’avaient suivi, je doutais encore de la réalité ; mais mes habits tachés de sang, l’horreur dont j’étais rempli, tout me confirmait la triste vérité. Je courus hors d’haleine jusqu’à ce que les forces me manquassent. Si j’avais eu encore une arme dans les mains, si un torrent se fut trouvé sur mon passage, j’eusse assurément mis fin à mes jours.

Ruisselant de sueur, hors d’haleine, les genoux tremblants, je continuai de fuir. De temps en temps j’étais obligé de m’arrêter pour recueillir des forces ; plusieurs fois je fus près de succomber de faiblesse.

C’est ainsi que j’arrivai à P***, le village le plus proche sur la route. Taudis que je délibérais si je devais aller plus loin ou attendre que la lune fût levée, les cloches de la ville se mirent à sonner ; bientôt celles de toutes les communes leur répondirent : c’était le tocsin.

Chaque son que le vent apportait déchirait mon âme. Je portai mes regards autour de moi ; une immense colonne de flamme et de fumée s’élevait des murs de ma ville natale jusqu’aux nues, et moi j’étais l’incendiaire ! ma femme ! ô mes enfants ! quel réveil vous avait préparé votre père !

Il me sembla qu’un être invisible me saisissait par les cheveux et m’emportait au-dessus de la terre. Je m’enfuis avec une rapidité sans égale. Je traversai en un clin d’œil le village, et gagnai un bois voisin. Les flammes éclairaient la campagne comme en plein jour, et le bruit retentissant des cloches m’indiquait les lieux que je devais fuir.

Lorsque j’eus pénétré assez profondément dans l’obscurité du bois pour ne plus apercevoir la lueur rougeâtre de l’incendie qui reflétait mon ombre sur mon passage, je m’arrêtai faute de forces. Je tombai en gémissant sur le sol humide, frappant la terre de mon front, et arrachant convulsivement les branches et les herbes. J’aurais voulu mourir, et je ne le pouvais pas.

– Parjure, assassin, incendiaire, et tout cela dans un seul instant ! Oh ! l’habit rouge avait raison : donnez-moi un cheveu, et j’aurai bientôt bute la tête ! Quel mauvais destin m’a amené cet homme ! sans lui je n’aurais pas vu Julie, pas oublié Fanny ; je n’aurais pas commis un meurtre, mis le feu à ma ville natale ; je ne serais pas ici en proie au désespoir, en horreur à moi-même, et maudit par mes concitoyens !

Cependant les cloches continuaient à retentir et a augmenter mon effroi. Je me félicitais que le jour ne fût pas venu. Je pouvais encore espérer de fuir quelque temps avant que l’aurore eût paru. Mais des pleurs coulèrent en abondance en songeant que le jour qui allait se lever était le 1er mai, la fête de Fanny ; ce jour que je célébrais ordinairement au sein de ma famille, au milieu de mes amis ! Une autre pensée me vint aussitôt. Cette nuit, la veille de mai, c’était aussi la nuit de Walpurgis ! – Singulière destinée ! les anciennes superstitions la regardent comme la nuit terrible où les âmes sortent de leurs tombeaux, et où le diable et ses acolytes viennent célébrer le sabbat au sommet de la montagne du Blocksberg 5. L’habit rouge et ses singuliers discours se présentèrent à mon esprit. – Pourquoi le nier ? j’aurais donné mon âme pour qu’il eût été celui pour qui il se donnait en plaisantant dans le pavillon, et pour qu’il eût pu me rendre une vie paisible, ma femme et mes enfants.

Mais le glas funèbre des cloches continuait de se faire entendre. Je commençais à sentir la fraîcheur du matin. Je m’arrachai de mon asile, et, recommençant à marcher à travers les broussailles, je parvins jusqu’à la route.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VIII.

 

 

 

Caïn.

 

——

 

Je m’arrêtai pour écouter autour de moi. La lueur du feu brillait à travers les arbres. Je portai la main sur moi, et je la relirai souillée du sang du staroste.

J’arrachai mes habits, et je les cachai dans un épais taillis ; puis je m’essuyai les mains dans le gazon imprégné de rosée. Je m’élançai alors, demi-vêtu, le long de la route.

– Qui es-tu ? me disais-je. Les insensés et les malfaiteurs parcourent seuls les routes dans un état semblable. Je songeai à dire au premier paysan que je rencontrerais que j’avais été volé, et à le prier de me vendre un sarrau ou une veste. Ainsi déguisé, j’aurais pu gagner une ville et y subsister. Je me rappelai alors que j’avais laissé, dans l’habit que je venais d’abandonner, mon portefeuille qui contenait tous mes billets de caisse.

Je m’arrêtai indécis. Je voulus un instant retourner et chercher mon portefeuille ; mais le sang du staroste ! Je n’aurais pas consenti à le revoir y eussé-je dû retrouver un million. Et retourner le long de la route où s’offrirait sans cesse devant mes yeux le tableau de l’incendie..... Non, plutôt les flammes de l’enfer ! – Je me remis à fuir.

Tout à coup j’entendis le roulement d’une voiture. Je me jetai dans le bois, d’où je pouvais tout observer. J’étais agité comme la feuille de tremble. Une lourde calèche, chargée de bagages, s’avançait lentement. Un homme assis dans la voilure dirigeait les chevaux. Il retint les rênes et les arrêta presque devant moi. Il descendit, fit le tour de la voiture, l’examina avec attention ; puis il s’éloigna, et entra dans la partie du bois qui bordait l’autre côté de la route.

– Je serais sauvé si j’étais dans cette voiture ! me dis-je ; mes jambes sont brisées et se refusent à me soutenir. Des vêtements, une prompte fuite me seraient assurés. C’est le ciel qui a compassion de moi ; comprenons l’avis qu’il me donne.

En un bond je m’élançai sur la route, et de la route dans la voiture. Je saisis les rênes, et fis retourner les chevaux dans une direction opposée à celle de ma ville natale. En cet instant, le propriétaire de la calèche sortit du bois, et se jeta à la tête de ses chevaux au moment où je levais le fouet pour les frapper. Je redoublai de coups. Les chevaux se cabrèrent et partirent au galop, et le malheureux voyageur tomba sous leurs pieds. Je passai sur son corps, et j’entendis ses cris. Sa voix me déchira : c’était une voix qui m’était bien connue, une voix chérie ! Je ne pus en croire mes oreilles. J’arrêtai, je me penchai hors de la calèche pour contempler l’infortuné. – C’était lui ! – Je frémis encore en l’écrivant. – Je vis mon frère ! Il avait terminé ses affaires à Prague, et revenait au milieu de nous.

Je fus comme frappé de la foudre, brisé, anéanti. Ma victime gémissait encore ; je me traînai péniblement vers elle ; je me jetai sur le corps de mon malheureux frère. Une des roues avait écrasé sa poitrine. Je l’appelai d’une voix tremblante : il ne m’entendait plus ; il avait cessé de souffrir.

 

 

 

 

 

CHAPITRE IX.

 

 

 

Désespoir.

 

——

 

Je baisais encore le front glacé de mon frère, lorsque j’entendis des voix dans la forêt. Je me levai plein d’effroi, et je m’enfonçai dans les taillis, abandonnant le cadavre auprès des chevaux et de la voiture. L’instinct de mon salut me faisait seul agir ; tout le reste était mort en moi. – Je me dirigeais, dans mon trouble, à travers les épines et les ronces, vers des lieux où les broussailles étaient plus sombres, la végétation plus épaisse ; et cent voix faisaient retentir ces mots à mes oreilles : Caïn, meurtrier de ton frère !

Épuisé, je m’assis sur une roche au milieu du bois. Le soleil s’était levé sans que je l’eusse aperçu ; une nouvelle vie animait la nature. La terrible nuit de Walpurgis était loin de moi, mais ses fantômes se présentaient encore à chaque pas sur mon chemin. Je voyais ma Fanny éplorée, mes enfants orphelins, la famille en deuil de mon malheureux frère. Je voyais le bourreau, la hache et l’échafaud.

La vie me devint alors à charge. J’aurais voulu que le staroste m’eût poignardé, après avoir manqué à la fidélité que j’avais mille fois jurée à Fanny. Je regrettais de n’avoir pas eu le courage d’aller embrasser une dernière fois ma femme et mes enfants, et de me précipiter ensuite dans les flammes. Je n’aurais pas commis un fratricide.

Je songeai à me débarrasser de la vie ; mais je repoussai aussitôt cette pensée. Je résolus de me livrer à l’autorité, de faire l’aveu de mes crimes. Il me restait ainsi l’espoir de revoir ma femme et mes enfants, d’implorer de Fanny mon pardon, de mettre ordre à mes affaires, et de donner encore quelques conseils à ma famille avant de me séparer d’elle pour toujours.

Cette idée me rendit quelque calme. Je me levai et marchai. Je ne savais où j’allais. Dans ma douleur, j’oubliai la route par laquelle j’étais venu. Le bois s’étendait autour de moi. Après une longue marche, une autre route s’offrit à mes regards ; je la suivis sans embarras et sans effroi.

 

 

 

 

 

CHAPITRE X.

 

 

 

Méphistophélès.

 

——

 

Un bruit de chevaux se faisait entendre. L’amour de la vie se réveilla en moi. Je précipitai mes pas, et je ne tardai pas à arriver au détour de la route, où j’aperçus devant moi une voiture renversée dont la roue était brisée, et à mon grand effroi, ou à mon grand ravissement, l’habit rouge debout près des chevaux.

En m’apercevant, il se mit à rire à sa façon accoutumée. – Soyez le bienvenu, me dit-il ; n’ai-je pas dit que nous nous reverrions ? J’ai attendu ici une partie de la nuit. Mon postillon est retourné à la ville pour aller chercher du secours, et il ne revient pas.

– Il a sans doute été retenu, lui répondis-je, car toute la ville est en feu.

– Je le pensais, reprit-il, en voyant cette lueur rougeâtre au ciel. Mais que faites-vous dans ce bois ? Que venez-vous faire ici ? Pourquoi n’aidez-vous pas à éteindre l’incendie ?

– Un autre feu me dévore, et je ne puis l’éteindre. – Sauvez-moi, je suis un criminel sans exemple. – Époux infidèle, meurtrier, incendiaire, brigand, fratricide, j’ai commis tous ces forfaits depuis quelques heures que vous m’avez quitté, et cependant, je vous le jure, mon cœur est innocent de tous ces maux !

L’habit rouge frappa la terre de son pied-bot, comme s’il entendait cette protestation avec déplaisir. Mais ses traits restèrent immobiles, et il garda le silence. Je lui racontai alors les affreux évènements de cette nuit. Il conserva tout son calme.

– Me connaissez-vous maintenant, et savez-vous ce que je veux de vous ? me dit-il enfin.

– Mon âme ! mon âme ! m’écriai-je. Je soupçonne maintenant qui vous êtes !

– Et ce serait ?

– Le diable !

– Alors, tombe à mes pieds et adore-moi ! s’écria-t-il d’une voix terrible.

Je tombai à ses genoux, les mains jointes comme un insensé, et je lui dis : – Sauvez-moi ! sauvez ma femme et mes enfants ! ils sont innocents. Conduisez-nous dans un désert où nous puissions vivre en paix ; nous nous croirons heureux comme dans le paradis. Mais effacez de ma mémoire le souvenir de cette nuit, ou laissez-moi mourir !

Comme je parlais ainsi, il leva son pied-bot avec mépris, et me frappa si rudement que je tombai en arrière tout étourdi de ma chute. Je me relevai. Je voulus renouveler ma prière ; mais il m’interrompit en disant : – Voilà les hommes dans toute la plénitude de leur fière raison ! Voilà les philosophes qui ne croient pas au démon, et qui nient l’éternité dans leurs doutes savants ! Ils couronnent leurs œuvres en adorant Satan !

– Satan ! Satan ! je te reconnais, m’écriai-je avec fureur. La douce pitié manque dans ton cœur de fer ; mais je n’exige pas de compassion de toi, qui ne connais que le plaisir du mal. Je veux acheter ta protection, l’acheter au prix de mon âme. Elle pourrait encore t’échapper en suivant la route du repentir, ma volonté te l’assure.

Il me répondit d’un air sombre : – Non, monsieur, je ne suis pas le diable, comme vous le pensez. Je suis un homme comme vous. Vous étiez un criminel, maintenant vous êtes un fou. Mais quiconque a renoncé à sa croyance, a bientôt aussi renoncé à sa raison. – Je vous méprise ; et s’il était en mon pouvoir de vous secourir, en vérité je ne le ferais pas. Je n’ai nulle prétention sur votre âme ; elle appartient à l’enfer, sans que Satan ait besoin de donner un sou pour l’avoir.

 

 

 

 

 

CHAPITRE XI.

 

 

 

Consolations.

 

——

 

Je restai quelques moments dans un embarras difficile à décrire. La honte et la rage, le repentir et l’indécision se combattaient en moi. L’histoire de cet instant fugitif deviendrait, sous ma plume, un volume, encore ne pourrais-je le peindre avec clarté.

– Si vous n’êtes pas ce que je pensais, dis-je enfin, je devrais désirer que vous le fussiez. Sauvez-moi, autrement je suis perdu. Sauvez-moi, car vous êtes seul cause du sort affreux que j’éprouve.

– C’est ainsi qu’est l’homme, dit-il, en riant affreusement. Il veut toujours se purifier, se fût-il baigné dans le sang.

– Oui, vous êtes la première cause des malheurs inouïs de cette nuit ! Si vous n’étiez pas venu dans ce pavillon où je reposais paisiblement, si vous ne m’aviez pas arraché à mon sommeil, rien de tout cela ne serait arrivé.

– Mais vous ai-je réveillé pour commettre l’incendie, le meurtre et l’adultère ? L’assassin rejetterait volontiers son crime sur le mineur qui a retiré du sein de la terre le fer avec lequel il l’a commis. Ne pouviez-vous pas penser à l’arrivée du staroste, lorsque vous teniez sa femme dans vos bras ; aux horreurs de l’incendie, en mettant le feu a une meule pour assurer votre fuite ; au vol, à l’homicide, en lançant les chevaux sur le corps de votre frère ?

Je vis alors toute retendue de mes crimes, je m’écriai plein de désespoir : – Oh ! jusqu’à cette nuit fatale, j’avais été plein de probité, bon père, époux fidèle, et maintenant me voici sans amis, sans repos, sans honneur !

– Monsieur, je dois encore vous faire sentir la fausseté de vos paroles. Vous n’êtes pas devenu en cette nuit ce que vous êtes ; vous étiez tel depuis longtemps ; on ne devient pas ainsi criminel en une heure, quand on n’a pas de dispositions à l’être. Il ne vous manquait que l’occasion de déployer vos mauvais penchants. Le fer et la pierre recèlent le feu ; ce n’est que lorsqu’on les choque qu’il étincelle. – Votre probité et votre honneur ont causé, cette nuit, la ruine d’une ville. Ne me parlez pas de ces gens qui courent à l’échafaud avec l’orgueil de l’innocence.

– Ce sont là vos consolations ? Si vos paroles sont vraies, le monde entier ne vaut pas mieux que moi et vous !

– Monsieur, vous vous trompez encore. Je vous livre la moitié du monde, mais non le monde entier. Je crois encore à la vertu et à la grandeur d’âme, dont vous doutez avec toute votre philosophie. Pour le reste, je vous l’abandonne ; il est gouverné par cet égoïsme, ce faux point d’honneur et cette lâcheté qui vous amènent devant moi dans l’attitude d’un damné.

– Refuserez-vous de me sauver, de sauver mes enfants ? Je puis, je veux devenir meilleur ; et je ne m’abuserai plus maintenant que je vois dans quel abîme un seul instant de faiblesse m’a plongé.

– Vous pouvez le vouloir, mais vous êtes faible. La faiblesse est l’aliment de tous les crimes. Je veux vous sauver, si vous pouvez vous sauver vous-même. Me connaissez-vous maintenant, et savez-vous ce que je veux de vous ?

Tandis qu’il parlait ainsi, il me semblait que son habit couleur de feu brillait comme une flamme, et qu’une vapeur épaisse s’élevait autour de lui. Mille nuances éclatantes se succédaient devant mes yeux affaiblis. Enfin tout s’éteignit. Je tombai en faiblesse ; je ne vis plus rien de ce qui se passait autour de moi. Tout à coup je sentis sur mes lèvres un baiser brûlant.

 

 

 

 

 

CHAPITRE XII.

 

 

 

Le Retour au monde.

 

——

 

Ce baiser me rappela sur la terre ; je crus avoir ouvert les yeux, mais je ne tardai pas à m’apercevoir qu’ils étaient restés fermés. J’entendis un bruit de pas autour de moi, et je ne vis personne.

Eu ce moment une douce baleine rafraîchit mes joues brûlantes, et un second baiser effleura mes lèvres. Le sentiment de la vie ranima tous mes sens. J’entendis des voix. L’erreur et la réalité flottaient ensemble dans mon âme ; à mesure qu’elles se séparaient, je recouvrais l’usage de ma pensée.

Je sentis que j’étais couché d’une manière incommode. Il me semblait que j’étais encore sur le sofa de mon pavillon. J’ouvris les yeux, et Fanny s’offrit à moi ; ses baisers m’avaient réveillé. Mes enfants battirent joyeusement des mains en voyant mon réveil, et s’élancèrent sur moi en me couvrant de caresses. – Ma femme me prit la main, et, les yeux pleins de larmes, me fit de tendres reproches d’avoir passé la nuit dans ce lieu, et de lui avoir caché mon retour que le hasard seul venait de révéler.

Mais la terrible nuit de Walpurgis m’avait tellement frappé que je restai quelques moments sans ajouter foi au témoignage de mes yeux et de mes oreilles. Autour de moi étaient épars les jouets de mes enfants ; la corbeille de Fanny se trouvait encore sur la table : tout était dans le même état que la veille, lorsque je m’étais endormi dans ce lieu.

– Pourquoi donc as-tu passé la nuit sur ce sofa ? me dit Fanny ; pourquoi ne nous avoir pas fait réveiller ? Avec quelle joie nous serions accourus pour te recevoir !

– Quoi ! lui dis-je, joyeusement surpris, avez-vous passé paisiblement cette nuit ?

– Que trop paisiblement ! dit Fanny. Si j’avais pu me douter que tu étais ici, je me serais glissée vers toi comme un spectre. Sais-tu donc aussi que c’était la nuit de Walpurgis, où les sorciers font leur sabbat ?

– Je ne le sais que trop ! dis-je en me frottant les yeux, et en me tâtant pour m’assurer que j’étais bien éveillé.

Je pressai alors l’aimable Fanny contre mon cœur, je pris mes enfants sur mes genoux, et j’éprouvai plus vivement que jamais le bonheur de posséder un cœur pur et une bonne conscience. – Un nouveau monde s’ouvrait pour moi, et parfois il me semblait que je rêvais encore. J’éprouvais de temps en temps le besoin de jeter un regard sur les toits paisibles de notre petite ville pour m’assurer que je n’avais pas porté la flamme dans son sein.

Jamais je n’avais eu un songe aussi complet et aussi terrible. Il devenait plus vague et plus fantastique à mesure que je rentrais dans la vie ; mais en même temps mes idées devenaient plus nettes, comme elles sont d’ordinaire le matin après un rêve.

Nous gagnâmes en triomphe, à travers le jardin, ma maison où m’attendaient mes gens. Après m’être déshabillé, je me rendis dans la chambre de Fanny, chargé de jouets et de cadeaux que j’avais rapportés de Prague ; j’y trouvai la jeune mère environnée de ses enfants. Je la serrai dans mes bras, et je lui offris mes présents en lui disant, les yeux remplis de larmes : – Fanny, c’est aujourd’hui ta fête.

– Jamais nous n’en avons célébré une plus belle, dit-elle, puisque je te retrouve, J’ai invité tous nos amis pour passer ce jour dans la joie. Viens t’asseoir au milieu de nous, et raconte-moi dans le plus grand détail tout ce qui t’est arrivé.

Le rêve fatal pesait toujours sur moi. Je pensai que je me trouverais soulagé en le racontant. Fanny m’écouta avec attention et prit un air sombre : En vérité, me dit-elle enfin en souriant, cela fera croire aux sorcelleries de la dernière nuit d’avril. C’est un sermon tout entier que ton rêve. Remercie Dieu, car ton bon ange t’a certainement parlé cette nuit. Un songe tel que celui-ci est un évènement dans la vie. Je sais que tu ne fais pas grand cas des rêves. Je pense aussi comme toi qu’ils n’annoncent pas l’avenir ; mais ils nous font connaître souvent ce qui est en nous : un rêve n’est souvent qu’un reflet de notre âme.

 

 

 

 

 

CHAPITRE XIII.

 

 

 

Nouvelle Tentation.

 

——

 

Un évènement qui n’était pas extraordinaire, sans doute, augmenta singulièrement l’impression que m’avait laissée le rêve de la première nuit de mai.

Ma femme avait invité quelques-uns de nos amis de la ville à assister à sa petite fête. La beauté du jour nous avait engagés à nous mettre à table dans la salle haute du pavillon du jardin. – La nuit des sorciers s’était déjà effacée de ma mémoire par la douceur de la réalité.

On vient m’annoncer qu’un étranger demandait à me parler ; il se nommait le baron Manteuffel de Drostow. Fanny vit mon effroi. – Tu ne vas pas trembler, je l’espère, devant ton tentateur, me dit-elle en riant ; craindrais-tu la tentation à mes côtés.

Je descendis : l’habit rouge de Prague était assis sur le même sofa où je m’étais endormi. Il se leva, me salua comme une vieille connaissance, et me dit : – Vous voyez que je tiens parole. Il faut que vous me fassiez connaître cette charmante Fanny dont j’ai lu les lettres. Seulement ne soyez pas jaloux. Je vous amène, reprit-il en me montrant le jardin, je vous amène mon frère et sa femme qui vous connaît déjà ; nous nous sommes retrouvés à Dresden, et nous continuons notre voyage ensemble.

Tandis que je lui témoignais le plaisir que devait me procurer sa visite, un homme d’une forte corpulence entra dans la salle ; une femme en habit de voyage le suivait. Qu’on se peigne mon effroi ! c’était Julie, la femme du staroste.

Julie parut moins embarrassée que moi, bien qu’elle pâlît d’abord. Après les premières politesses, je conduisis mes bêtes dans la salle du festin, et je leur présentai Fanny. – Je vous ai déjà connue à Prague, madame, lui dit le baron, lorsque je surpris, bien involontairement, les petite secrets que vous confiiez à votre époux.

– Je sais tout, dit Fanny, vous avez payé ces confidences de quelques milliers d’écus ; mais vous n’en êtes pas moins un méchant homme, car vous avez causé à mon mari une nuit terrible.

– Et ce n’est pas tout encore, Fanny, dis-je à mon tour, car si tu vois devant toi le tentateur, voici la tentation. À ces mots je lui présentai Julie, l’épouse du staroste.

Fanny resta quelques instants interdite ; mais les femmes ne sont jamais longtemps embarrassées. Elle embrassa Julie comme une sœur, et la fit asseoir auprès d’elle, d’un côté, et l’habit rouge de l’autre.

Fanny et Julie se comprirent bientôt ; elles eurent mille choses à se dire, et firent de moi l’objet de leurs attaques. Pour moi, c’était un nouveau spectacle de voir ces deux femmes l’une auprès de l’autre.

J’appris bientôt de Julie qu’elle était très heureuse. Elle aimait beaucoup son mari ; mais elle portait à son beau-frère la tendresse respectueuse d’un enfant. Elle me raconta que le baron, au retour de longs voyages, s’était retiré dans une petite propriété qu’il possédait en Pologne auprès de celle de son mari, et qu’il y passait ses jours en philosophe bienfaisant au milieu de ses livres et de ses travaux agricoles. Elle parla de lui avec enthousiasme. – Jamais, disait-elle, plus noble cœur n’a battu sur la terre !

– Monsieur, me dit celui-ci lorsque je lui racontai mon rêve, ce songe figurerait bien dans un traité de philosophie morale ou de psychologie. Il renferme des leçons qui valent de l’or. Je ne suis pas fâché, du reste, que le dénouement soit à mon avantage ; car le rôle que j’y joue n’est pas fort brillant.

Nous passâmes une heureuse journée ; moi avec le sage Manteuffel, et Fanny avec Julie.

Lorsque nous nous séparâmes devant la voilure de nos amis, Fanny me dit : – Prends congé de Julie, et ne t’expose pas plus longtemps à la tentation ! Ton songe de la nuit de mai renferme aussi de bonnes leçons pour moi. Me connais-tu maintenant, et sais-tu ce que Fanny veut de toi ?

 

 

Heinrich ZSCHOKKE, Contes suisses, 1848.

 

 

 

 

 

 

 



1  La nuit de Walpurgis est une superstition populaire en Allemagne. C’est le grand sabbat annuel des sorciers. Il a lieu dans la nuit du 30 avril au 1er mai, selon les vieilles croyances, qui placent sur le Blochsberg, l’une des montagnes du Harz, le théâtre de cette cérémonie. (Trad.)

2  On sait que saint Népomucène est le patron de la ville de Prague. (Trad.)

3  Philosophe allemand. (Trad.)

4  Littéralement : homme-diable. Les comtes de Manteuffel sont une très ancienne famille de l’Allemagne, qui a fourni quelques hommes illustres. (Trad.)

5  La plus haute montagne du Harz, célèbre dans les légendes merveilleuses de l’Allemagne. – Voyez le Faust de Goethe. (Trad.)

 

 

 

 

 

 

 

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