Le trou au coude

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Heinrich ZSCHOKKE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

M. MARBEL

 

 

On raconte encore aujourd’hui plus d’une étrangeté, plus d’un trait bizarre d’un homme. – Je ne puis dire son vrai nom ici, et pourtant il me faut un nom, nous l’appellerons donc M. Marbel. – On raconte encore aujourd’hui de ce M. Marbel plus d’un fait extraordinaire. J’en veux rapporter à mon tour un des moins connus, mais qui eut d’ailleurs d’heureuses conséquences.

C’était un homme d’un esprit droit et simple, sans prétentions, sans désirs de paraître, honnête, loyal en toute rencontre, mais n’en passant pas moins pour un original. On le regardait comme un espèce de fou avec lequel il n’y avait pas grand’chose à faire, et il ne s’en fâchait point, « car, disait-il, on a parfaitement raison. Je vis à ma guise et cela choque tout le monde. Les autres, au contraire, règlent leur vie d’après l’opinion d’autrui, ils suivent le courant et ne choquent point. Ils ne s’habillent pas seulement à la dernière mode, ils mangent ce qui est de mode et c’est pour cela qu’ils aiment tant les huîtres ; ils sont élevés à la dernière mode ; leur instruction, leurs jugements, leurs pensées, leurs blâmes, leurs éloges, leurs actions, tout procède de la mode, et non de leurs convictions de leurs propres mouvements. C’est pour cela que les caractères offrent au fond tant d’identité qu’on dirait vraiment qu’il n’y a plus de caractère. »

M. Marbel était très riche et de ceux qui ont commencé avec rien. Dans son enfance, il avait été employé comme garçon de magasin dans une grande maison de commerce de Hambourg, puis il s’était successivement élevé à des postes plus importants et il avait été envoyé une couple de fois aux Indes. Il avait ensuite entrepris quelques petites affaires pour son compte, et les petites affaires étaient finalement devenues de grandes affaires.

Pour pouvoir confier pendant ses voyages l’administration de ses biens à un représentant fidèle, il avait épousé une jeune orpheline, pleine de mérites, mais qui était abandonnée de tout le monde. Il l’avait trouvée assise près d’une haie et tout en larmes, un jour qu’il se rendait à une petite localité de la campagne.

– Qu’as-tu ? lui avait-il demandé.

– Ma mère est morte et l’on m’a chassée.

– Viens avec moi, je t’aiderai.

Il laissa la petite orpheline courir à côté de lui jusqu’à la plus proche ville, d’où il l’envoya chez lui par la malle-poste. Elle fit pendant tout un an son ménage, puis il l’épousa.

– C’est une folie, dirent ses amis, vous auriez pu faire le plus magnifique parti, le plus beau, le plus riche, mais aller cueillir une pauvresse comme ça au bord d’une haie et l’épouser !

– Laissez donc, répondit M. Marbel, j’ai choisi la meilleure des femmes, puisqu’elle est la plus vertueuse.

Quand il fut assez riche, il renonça brusquement au commerce ; plaça son argent à intérêts sûrs, quoique modérés, et vécut dès lors sans rien faire.

– C’est une folie, dirent encore ses amis, tu n’as pas quarante-cinq ans et tu veux déjà te retirer. Tu as tout ce qu’il faut pour faire des spéculations considérables ; tu as l’expérience, tu as les moyens.

– Laissez donc, repartit M. Marbel ; je veux manger le pain que j’ai gagné pendant que j’ai encore de bonnes dents pour y mordre.

Il était, avons-nous dit, très riche, et pourtant il n’habitait qu’une petite maison bourgeoise ; son mobilier et son costume étaient toujours des plus simples ; il n’avait ni chevaux ni voiture, il ne recevait pas ; le plus petit artisan de la ville faisait plus d’étalage que lui. En revanche, quand il lui en prenait l’envie, et cette envie lui prenait souvent, il faisait de grands et beaux cadeaux à des gens communs ; il mariait à ses frais des jeunes gens qu’il dotait ; il rachetait à prix d’or, du service militaire, d’habiles fils d’ouvriers et de bourgeois ; il payait grassement des avocats pour défendre les intérêts et les droits de personnes qui lui étaient complètement étrangères. Il se mêlait de la sorte d’un tas d’affaires d’autrui, qui lui faisaient dépenser beaucoup d’argent. Par contre, si quelque personnage haut placé ou puissant venait lui parler d’emprunt, il haussait les épaules et assurait qu’il ne possédait rien.

– C’est de la folie, répétaient ses amis. Tu ne sais quoi faire de ta fortune. Monte donc ta maison. Tu n’auras qu’à faire un signe et les premières familles de la ville, les hommes les plus considérés de la cour s’empresseront de rechercher ton amitié. Veux-tu des dignités, des titres de noblesse ? À quoi te sert d’être riche ? Ce ne peut-être pour nourrir les tas de gueux avec lesquels tu aimes à te commettre.

– Laissez donc, disait M. Marbel, je suis plus pauvre que vous ne le croyez, je n’ai pas un liard à gaspiller et j’emploie mon argent au strict nécessaire.

– Cela n’est pas possible. Tu dois avoir au moins trente mille florins de revenus ?

– C’est vrai, répondait M. Marbel, mais il m’en faut deux mille pour mon entretien et le reste appartient à ceux qui n’ont pas assez : Dieu m’a fait l’économe des braves gens.

M. Marbel perdit la même année et de la même maladie sa femme et ses deux enfants qui lui étaient si chers. Il se retrouva seul. On voulut le distraire, le rasséréner.

– Laissez-donc, dit-il, je ne suis que triste, mais intérieurement je suis plus calme qu’auparavant. Je vis maintenant dans deux mondes à la fois. Ma femme, mes enfants sont avec moi dans l’éternité et je suis avec eux. Je vous en prie, ne faites pas de moi l’objet de vos railleries quotidiennes : ne me consolez pas.

 

 

 

II

 

LE COUP DE VENT

 

 

Malgré tout, cependant, la perte de sa femme et des enfants avait fait un vide et la vie était devenue, pour lui, plus monotone.

Il était partout isolé. Parfois il cherchait une distraction dans les voyages, mais ce n’était qu’un palliatif d’un moment. Il sortait souvent de son cabinet de travail les yeux rouges de pleurer. Alors ses domestiques et ses bonnes le regardaient avec compassion, car tous l’aimaient comme un père.

– Vous avez raison, mes enfants, disait-il, de me témoigner votre pitié. J’y ai droit. Mais ne me consolez pas. J’ai besoin de compassion et non de consolation. J’en trouve plus en moi-même que vous ne pourriez m’en offrir. Les chagrins, la perte d’êtres chéris auxquels on était accoutumé, tout cela s’oubliera avec le temps, quoiqu’il ne m’en ait fait rien oublier jusqu’ici.

La distraction était, il le sentait, le meilleur remède à sa peine. Il visita tous les environs de la capitale. Il fut de toutes les fêtes, de toutes les parties de plaisir, de tous les lieux de divertissements. C’est ainsi que ses pas le conduisirent un jour au Thiergarten. Il y avait beaucoup de monde sur les pelouses, comme d’ordinaire en été. M. Marbel se trouvait toujours bien de se mêler à la foule des gens heureux et gais. Mais cette fois sa joie fut bientôt troublée par l’approche d’un orage que précédait une violente bourrasque. Les plus grands arbres se penchaient, se courbaient comme de faibles roseaux, les boutiques se fermaient, les marchands remballaient leurs marchandises, la musique se taisait dans les bosquets, les danseurs fuyaient en déroute.

M. Marbel demeura impassible au milieu du tumulte de l’orage et des gens. Ce spectacle l’amusait. Bientôt les larges allées furent désertes. Des tourbillons soulevaient des nuages de poussière.

À ce moment, la jeune princesse Émilie sortit en courant d’un chemin de traverse ; elle s’était attardée. À ses côtés, une couple de brillants chambellans, derrière elle une couple de jeunes officiers qui avaient toutes les peines à faire tenir debout contre le vent les hauts panaches de leurs chapeaux. Soudain, la trombe les enveloppa. Le voile de la jeune princesse s’envola en l’air. Éperdue, elle étendit les bras pour ressaisir sa parure. Le voile resta accroché tout au haut d’un sapin, comme une toile d’araignée.

– Allez me chercher mon voile, s’écria-t-elle, allez me le chercher. Je le veux. C’est un cadeau d’étrennes. Il me vient de ma mère. J’y attache le plus grand prix.

Les officiers qui tenaient leurs grands chapeaux par les panaches levèrent les yeux et hochèrent la tête.

– Je le veux, dussé-je périr ici, je ne bougerai pas de cette place, dit la princesse qui fondit en larmes.

Les personnages, vivement alarmés, dirigèrent de nouveau leurs regards vers la cime du sapin. L’un respira, l’autre se gratta la nuque, le troisième dans sa perplexité prit une prise de tabac, le quatrième s’inclina en silence, comme pour expliquer par cette démonstration muette l’impossibilité de remplir le désir de la princesse.

– Vous aviez pourtant juré bien souvent de me faire le sacrifice de votre vie. Pourquoi personne de vous ne monte-t-il à l’arbre ? Cela n’est pas difficile en partant du bas. Monsieur le major, vous êtes le plus jeune. Cherchez-moi mon voile, sanglota Émilie.

Le major considéra avec effroi la blancheur immaculée de sa culotte de casimir, puis le haut sapin, ballotté par le vent, et qui pouvait bien mesurer soixante-dix pieds. Il eut l’air de se préparer à l’ascension périlleuse, se redressa et... resta cloué à sa place.

En même temps que le vieux monsieur Marbel, un petit mendiant guenilleux d’une douzaine d’années avait assisté à ce dialogue.

– J’irai chercher l’objet là-haut, si vous le voulez, dit l’enfant en toisant d’un œil audacieux le sapin.

– Vas-y ! vite ! vite ! crièrent cinq voix à l’unisson.

Le petit garçon ne perdit pas son temps à réfléchir. Il grimpa lestement d’une branche à l’autre, se contentant d’écarter les rameaux pour se faire un passage. Il disparut un moment, puis on l’aperçut de nouveau tout au faîte de l’arbre. Le vent redoubla de fureur secouant les sapins en les entrechoquant. L’enfant entrelaça la plus haute branche qui l’emporta eu rebondissant. Monsieur Marbel frissonnait à cette vue. Les officiers riaient, la princesse sautait de joie, car elle voyait le voile au pouvoir du jeune téméraire.

– Pourvu que le maladroit ne le déchire pas ! s’écria-t-elle avec anxiété.

Heureusement, l’enfant le rapporta sans accrocs.

– Ce n’était pas trop tôt, dit la princesse, et elle s’éloigna en courant pour échapper à l’orage.

Son escorte s’élança à sa suite.

L’enfant les poursuivit, la main tendue, demandant l’aumône.

L’un des chambellans lui jeta quelques pièces de menue monnaie.

Le petit mendiant les ramassa et les compta du regard.

M. Marbel, d’ordinaire peu curieux, le fut cette fois.

Car la mine ouverte, l’extérieur aimable de l’enfant et son courage lui avaient plu. Aussi eut-il vite plongé la main dans la poche pour le récompenser de ce trait de bravoure.

–  Que t’ont-ils donné ? demanda-t-il.

L’enfant montra l’argent dans sa poche ouverte, toute souillée par la résine du sapin et déchirée par les branches.

–  Cinq kreutzer, monsieur.

– Cinq kreutzer ! soupira M. Marbel, pauvre enfant !

Il avait les mains pleines de petite monnaie et en remplit celles du petit garçon, qui, tout stupéfait de cette fortune, regardait avec de grands yeux tantôt l’argent, tantôt le bienfaiteur, et demanda à la fin :

–  C’est pour moi tout cela ?

– Oui, tout. Et qu’en feras-tu ?

– Je ne sais pas. Acheter des habits neufs. Je puis vivre en monsieur maintenant.

– Tu n’as plus de père ?

– Non. Depuis deux ans. Il était soldat, il est mort à la guerre. Ma mère est morte aussi et l’on n’a plus voulu de moi au village.

– Rends-moi cet argent, petit.

– Tout ?

– Tout.

Tristement l’enfant restitua le don, et des larmes voilèrent l’éclat de ses grands yeux noirs.

– Donne-moi aussi les cinq kreutzers.

– Non, ils sont à moi.

– Tu n’auras plus besoin d’argent. Cela ne vaut rien pour toi. Je te prendrai chez moi. Tu seras mon fils, si tu es honnête et bon. Veux-tu ?

– Si vous parlez sérieusement.

– As-tu d’autre argent ?

L’enfant possédait encore quelques pièces de billon et un grand morceau de pain. M. Marbel lui enleva le tout et l’emmena.

 

 

 

III

 

ÉDUCATION

 

 

Le petit Conrad Eck fut habillé de neuf, mais avec la plus grande simplicité, de gros drap. Il était habitué à coucher dans des granges ou à la belle étoile. Le riche M. Marbel lui donna pour tout lit une paillasse et pour nourriture les mets les moins chers. L’enfant était heureux comme au Ciel, diligent, obligeant, toujours aimable, toujours de bonne humeur, docile, montrant beaucoup d’esprit naturel, mais ignorant de tout ce qui ne rentrait pas dans le cercle d’expérience et d’occupation du mendiant. Au bout d’une demi-année, le petit ours était si bien léché qu’on pouvait le faire voir dans le monde et l’y laisser aller et venir en liberté. Il s’était accoutumé, non sans difficulté à vrai dire, à avoir de l’ordre et de la propreté. Son bon cœur le faisait aimer de tous les gens de la maison. M. Marbel ne l’appelait plus que son fils et résolut de faire quelque chose de lui. On envoya Conrad à l’école. Il s’y appliqua. Les commencements furent amers ; mais cela marcha. La joie que donnaient ses progrès à son bienfaiteur étaient sa plus haute récompense ; un accueil froid de M. Marbel, sa plus grande punition.

Je ne m’arrêterai pas ici à décrire l’éducation du petit mendiant. Je me bornerai à un détail qui peint bien le caractère de M. Marbel. Conrad, après quelques années de séjour dans la maison, fut admis à la table de M, Marbel. Il pouvait manger de toutes les friandises ; mais M. Marbel lui savait gré de se contenter de pain, de viande, de pommes de terre et autres aliments de ce genre. Il pouvait se coucher dans un lit moelleux, mais M. Marbel était heureux quand il demeurait fidèle à sa paillasse. On lui donnait toutes les semaines un demi-thaler d’argent de poche, mais Conrad n’avait pas le droit d’en acheter quelque chose pour lui-même ; il devait en faire le meilleur usage pour autrui ; toutefois on lui permit d’en épargner une partie, afin de ne pas être au dépourvu lorsque M. Marbel n’aurait plus rien à lui donner.

– Tu n’as pas besoin de grand’chose pour toi, tu dois garder tout pour les autres et être tout à eux.

C’était ce que lui répétait son bienfaiteur à tout propos.

Quand Conrad eut seize ans, M. Marbel lui donna, le jour de son anniversaire, quatre cents thalers.

– Maintenant, mon cher Conrad, lui dit-il, nous allons faire bourse à part. Te voilà en fonds ; tu disposeras de ton argent pour te nourrir, t’habiller, payer tes maîtres, arrange-toi comme tu l’entendras. Tu peux loger chez moi, mais tu me paieras pour ta chambre, ton lit et le service quatre thalers par trimestre. Fais tes comptes.

Conrad s’étonna, mais se réjouit d’être maître d’une pareille somme. Il régla ses dépenses. Tous les mois il devait en rendre compte. M. Marbel le surveillait de près et le faisait surveiller. Conrad vivait, comme M. Marbel s’y était attendu, avec la parcimonie d’un avare et, partout où il pouvait venir en aide, avec la prodigalité d’un prince. Au bout de l’an il avait encore cent vingt thalers de reste. On les lui fit placer à intérêts et on lui donna quatre cents autres thalers.

Cela se continua de la sorte jusqu’à sa vingtième année. M. Marbel envoya le jeune homme à l’Université et lui fit une nouvelle pension.

– N’accoutume ton corps à rien, mon fils, lui dit-il, mais ne lui refuse jamais ce qu’il faut et ce qui est nécessaire. Un bon artiste doit avoir de bons outils, sans cela il est lui-même incapable. Le corps est l’outil. L’artiste est l’esprit immortel. Perfectionne ton esprit. La vie est courte, c’est une école. Forme ton esprit et ton caractère ; nous ne savons point à quoi doit nous servir ce perfectionnement. Nous l’apprendrons dans l’éternité où notre Père nous occupera à une besogne plus élevée. Je mets à ta disposition, pour trois ans d’université, une somme importante. Tu l’emploieras. Je veux que tu fréquentes les meilleures sociétés, que tu apprennes à connaître les hommes de toutes les classes, que tu ne t’éloignes pas même des mauvais ; ceux-là aussi ne doivent point te rester inconnus. Si tu es faible et mauvais, tu succomberas. Si tu es fort, tu l’emporteras sur tous en faisant le bien. Dans trois ans tu auras à gagner ton pain toi-même. Je ne te donnerai plus rien.

 

 

 

IV

 

LE TROU AU COUDE

 

 

– Je suis riche – ce que l’on a l’habitude d’appeler riche – continua M. Marbel. Je n’aime pas la richesse pour elle-même, car je me contente de peu. Je pourrais vivre de moins que mes domestiques. À quoi bon donc tout cet argent ? Mais ce qui me réjouit, c’est que tout ce que je possède, je le dois à mon propre travail, je l’ai acquis de la manière la plus irréprochable. Il ne s’y est attaché ni sang, ni larmes, rien que la sueur. Ce sont là les plus hautes joies de l’esprit : être laborieux dans les petites entreprises comme dans les grandes, n’avoir rien à se reprocher. Tout le reste est folie ou bestialité plus ou moins, l’ambition, les passions déréglées, la soif du lucre, l’appétit des honneurs, l’orgueil, l’envie, la haine, les querelles de parti, etc.

Ne dédaigne point ce qui est petit, si peu que ce soit. Dieu n’a rien fait de petit. Le grain de sable et le ver de terre sont grands aussi.

Je t’ai donné une bonne éducation. Tu étais une plante sauvage, mais vigoureuse. Maintenant tu as vingt ans, l’âge où dans l’homme l’ange lutte avec la bête. Puisse la victoire appartenir à l’ange ! L’homme, tel qu’on l’élève, est d’abord plante, puis bête, puis enfin ange. Il y en a beaucoup qui ne vont pas plus loin que la bête bien dressée.

Mais la bête n’est pas à mépriser. C’est dans l’impure poussière que fleurit le lis d’une blancheur de neige. Une chose en apparence insignifiante m’a fait prendre la bonne voie. J’ai appris à coudre, et c’est grâce à cela que je suis devenu riche.

Tu ne le croiras pas et pourtant c’est ainsi. J’avais quatorze ans, je savais lire, écrire et calculer. On ne m’avait dressé que jusque-là. J’étais fils d’artisan. Mon père ne savait quoi faire de moi, car il manquait absolument d’argent et cela tenait à des raisons que je conçois bien maintenant.

J’avais un camarade, un ami de jeunesse, appelé Albert. Nous étions comme le sont les garçons aujourd’hui, indociles et indisciplinables. Nos habits n’étaient jamais neufs, mais vite salis et déchirés. Alors on nous battait à la maison ; mais les coups reçus, nous revenions à nos habitudes.

Un jour, nous étions assis dans un jardin public sur un banc, et nous nous racontions l’un à l’autre ce que nous voulions devenir. Moi, je voulais être lieutenant-général, Albert surintendant-général.

« – Vous ne serez jamais rien ni l’un ni l’autre », dit un bonhomme tout vieux, en beaux habits, en perruque blanche bien poudrée, qui était assis derrière nous sur le banc et avait écouté nos projets enfantins.

Nous eûmes un saisissement. Albert demanda :

« – Pourquoi pas ? »

Le vieillard reprit :

« – Vous êtes des fils de braves gens, je le vois à votre mise, mais vous êtes nés pour mendier, sans cela vous ne souffririez pas d’avoir des trous au coude. »

Là-dessus, il nous prit chacun par le bras et creusa avec le doigt les déchirures que nous avions à la manche.

Je rougis ; Albert aussi.

« – Si personne, continua le vieux bonhomme, ne vous coud vos vêtements chez vous, pourquoi n’apprenez-vous pas les coudre vous-mêmes ? Au début, il aurait suffi de deux points pour raccommoder votre habit, maintenant c’est trop tard et vous avez l’air de petits gueux. Si vous voulez devenir lieutenant-général, commencez d’abord par le commencement. Occupez-vous d’abord de réparer le trou au coude, petits mendiants, puis vous penserez à autre chose. »

Nous étions tout honteux et nous nous éloignâmes en silence, sans avoir le cœur de dire du mal de ce mauvais petit vieux, mais je tournais ma manche de telle sorte que le trou fût en dedans pour que personne ne le vît. J’appris de ma mère à coudre en jouant, sans dire pourquoi je voulais l’apprendre. Mais quand, à mon vêtement, il y avait un point de défait, un accroc, je me hâtais d’y porter remède. Cela me rendit attentif ; je ne pouvais plus supporter d’avoir des habits déchirés et sales. Je devins propre, soigneux et j’en étais heureux, tout en disant que le vieux monsieur à perruque blanche n’avait pas tout à fait tort. Avec deux reprises faites à temps, on sauvegarde un vêtement ; avec une poignée de chaux, une maison ; les rouges liards font les beaux écus ; les petites graines, les grands arbres qui monteront Dieu sait à quelle hauteur.

Albert ne prit pas la chose autant au sérieux et il lui en coûta. On nous avait recommandés tous deux à un négociant. Il avait besoin d’un jeune commis sachant bien écrire et calculer. Il nous mit à l’épreuve et me donna la préférence. Mes vieux habits étaient propres et soignés. Albert, quoique en tenue du dimanche, avait l’air négligé.

Le principal me dit plus tard :

« – Je vous ai regardés tous deux ; vous deviez pouvoir vous tirer d’affaire ; lui ne serait jamais devenu commerçant. »

Ces mots me remirent en mémoire le vieux monsieur et le trou au coude.

Je remarquai toutefois qu’en bien d’autres choses, dans mon instruction, dans mon maintien, dans mes goûts, j’avais encore plus d’un trou au coude. Deux points faits à temps remédient à tout sans peine et sans difficulté. Il suffit de ne pas laisser s’agrandir le trou ; sans cela il faut faire appel, pour l’habit, au tailleur ; pour la santé, au médecin ; pour les trous moraux, à l’autorité répressive, Il n’y a rien d’insignifiant, d’indifférent dans le bien comme dans le mal. Croire le contraire, c’est ne pas se connaître soi-même, et ne pas connaître la vie. Mon principal avait aussi un affreux trou au coude : il était exigeant, grognon, despote, capricieux. Cela m’ennuyait, parfois je répliquais, et de là des querelles, Halte là, pensais-je, je pourrais avoir un trou au coude et devenir, moi aussi, bourru, quinteux, insupportable comme M. le principal. À partir de ce moment, je lui donnai raison, me bornant à bien faire, et j’eus la paix.

Quand j’eus fini mon apprentissage, j’entrai dans une autre condition. Accoutumé à restreindre mes besoins et à m’en trouver heureux (car lorsqu’on en a beaucoup, on ne l’est guère), je fis des économies. Habitué à ne point vouloir de trous au coude et à voir avec indulgence ceux au coude d’autrui, je vivais en bonne intelligence avec tout le monde, et tout le monde avec moi. J’eus ainsi des amis sûrs, de l’aide, de la confiance, du crédit, je fis de bonnes affaires. Dieu me seconda. La prospérité est dans la droiture des actions et des pensées, comme dans le noyau l’arbre chargé de fruits.

Ma fortune s’accrut, À quoi bon la fortune ? me disais-je ; il ne t’en faut pas la vingtième partie. Serait-ce pour en faire l’étalage ? Folie. Aurais-je encore dans mes vieux jours un trou au coude ? Viens en aide à autrui, comme Dieu t’est venu en aide par autrui. Et voilà tout. Le plus grand bien que puisse donner la richesse, c’est, en définitive, d’être indépendant des caprices des gens et d’avoir une plus grande sphère d’activité.

Et maintenant, Conrad, entre à l’Université, apprends le droit, mais souviens-toi de l’homme à la perruque blanche ; garde-toi du premier petit trou au coude et ne fais pas comme mon camarade Albert : il devint soldat et fut tué en Amérique.

 

 

 

V

 

LE TRAVAIL MANUEL

 

 

Conrad alla donc à Goettingue, il étudia le droit et les sciences qui s’y rattachent. Il s’appliqua beaucoup, sans négliger toutefois les relations avec des personnes de son âge et sans se priver des plaisirs. Il thésaurisa, car il avait un grand projet : il voulait faire son tour d’Europe, M. Marbel l’y encourageait, tout en lui déclarant qu’il ne lui donnerait pas pour ce projet un sou de plus. Et quand M. Marbel avait fait une déclaration de ce genre, il avait l’habitude de ne pas en démordre. Or, pour le voyage, il fallait de l’argent. Dès que Conrad eut son diplôme de docteur en droit il entra chez un ébéniste d’art dont il apprit le métier : il rabota, tailla, scia, fora, colla, ébéna, vernit, etc. Ses connaissances en dessin, en chimie, son bon goût, tout lui vint en aide. Au bout d’un an il était au courant. Il fut maître et compagnon du même coup. Avec vingt louis d’or il abrégea son temps d’apprentissage. On l’inscrivit au tableau de compagnonnage.

M. Marbel était un jour rentré de sa promenade habituelle. Il fumait de bonne humeur sa pipe à la fenêtre. À ce moment, il vit venir à lui un compagnon étranger, le sac au dos, qui le salua, et sans dite une parole lui tendit son chapeau. M. Marbel y jeta une petite pièce de monnaie. Le compagnon remercia, serra la pièce dans sa bourse et demanda à parler à M. Marbel en particulier. On l’introduisit.

L’étranger apportait les compliments affectueux de Conrad. M. Marbel en témoigna un contentement ingénu. Il y avait trois ans qu’il n’avait pas eu de nouvelles de son fils adoptif qui lui était plus cher qu’on ne le croyait. En dévisageant mieux le compagnon, il fit un saut en arrière.

– Quoi ! serait-ce toi, Conrad ? Ne te moques-tu pas de moi ? Est-ce là le costume d’un docteur ?

Conrad sourit et dit :

– Le docteur est ici dans le sac, en voyage il est compagnon ébéniste. Le travail manuel assure du pain partout et permet de vivre avec économie. Voici mon diplôme de docteur. Voilà mon brevet de compagnon. Pour le moment, je vais visiter l’étranger. Je ne suis venu que pour vous faire mes adieux, cher père, vous remercier encore une fois et vous demander votre bénédiction avant de me mettre en route.

M. Marbel était profondément ému ; il avait les larmes aux yeux. ; il jeta ses bras au cou du bon Conrad, le serra contre son cœur et murmura :

– Oui, tu es mon fils, je serai un père pour toi.

M. Marbel le retint pendant quatre semaines. Puis il le laissa partir en lui donnant sa bénédiction.

– As-tu encore de l’argent ? lui demanda-t-il au départ.

– Encore vingt-cinq thalers. C’est tout ce qui me reste.

– Il n’en faut pas davantage à un compagnon, dit M. Marbel en souriant. Tiens, voici encore un thaler pour tes frais, cela t’en fera vingt-six. Dieu te protège ! Écris-moi tous les trois mois, ce que tu fais et ce que tu as vu et appris. Prends garde au trou au coude et tu n’auras rien à craindre.

 

 

 

VI

 

LE TOUR D’EUROPE

 

 

Avec vingt-six thalers Conrad fit son tour d’Europe. Il traversa d’abord l’Allemagne et, passant les Alpes, il alla à Rome et à Naples. Il voulait visiter les ruines de l’antique civilisation latine. Puis il se rendit par mer en France. Il travailla à Lyon et à Paris pour se perfectionner dans son métier, et partit ensuite pour Londres où il resta près d’une année. Il parcourut alors quelques villes de la Hollande, vit le Danemark, Stockholm, Pétersbourg, et revint dans sa patrie.

Chaque fois qu’il arrivait dans une ville qui offrait quelque chose de remarquable à voir et valait la peine de s’y arrêter, ne fût-ce que pour y gagner quelque argent, il entrait comme ouvrier dans un atelier. Le dimanche, l’ébéniste se changeait en savant. Il avait toujours sur lui un ou deux classiques, ses compagnons de voyage. Quand il avait amassé un pécule, il allait plus loin. Volontiers ses patrons l’auraient gardé plus longtemps, car ils ne trouvaient pas aisément un ouvrier aussi habile que lui et ils étaient tout étonnés de tout ce qu’il savait. Volontiers plus d’une jolie fille de patron aurait retenu l’extraordinaire étranger à la maison de son père pour faire de lui un patron à son tour.

C’est que Conrad était un beau gars ; l’œil noir plein d’esprit et de feu, l’extérieur d’un homme appartenant à la classe élevée, l’abord tout autre que celui des gens ordinaires, quoiqu’il fût avec ses égaux affable, prévenant, sans prétention. Tout le monde avait de la sympathie pour cet étrange jeune homme.

À vrai dire, en certains endroits, une fois à Lyon, une autre fois à Londres, une gentille fille avait fait battre son cœur, mais il avait résisté à l’entraînement et jamais il n’avait laissé son inclination se changer en passion ; c’eut été, disait-il, un nouveau trou au coude. Il voulait rentrer dans son pays, s’établir dans le voisinage de son second père, M. Marbel, et y vivre en partageant son temps entre les travaux de l’ébéniste et ceux de l’avocat.

Après plusieurs années de voyage, il se retrouva devant la maison de M. Marbel. Depuis trois ans, il n’avait pas vu une ligne de l’écriture de son protecteur tandis que, de son côté, il lui avait donné régulièrement de ses nouvelles tous les trois mois en lui rendant compte de ses moindres occupations. Maintenant il se demandait si le brave homme vivait encore.

Conrad pâlit affreusement quand il fut reçu par des étrangers qui lui apprirent que M. Marbel avait vendu la maison et avait quitté la ville depuis bien longtemps. Il alla tristement d’une rue à l’autre.

– Mon père n’aurait-il pas dû me montrer assez d’attachement pour m’informer de ce changement ? Parti ! Et personne ne sait où il s’en est allé.

Conrad avait encore le sac au dos. Sans le défaire, il se rendit à l’auberge des compagnons ébénistes pour y passer la nuit. Le lendemain, il se présenta en habit de cérémonie chez le banquier Schmidt, qui était autrefois le meilleur ami de M. Marbel. Le jeune homme voulait lui demander des renseignements sur ce qu’était devenu son bienfaiteur.

Le vieux banquier le reconnut aussitôt et le reçut avec une joie cordiale.

– Grâce à Dieu, M. le docteur, s’écria-t-il, je puis vous revoir. Vous savez que notre vieil ami est aux Indes. Il a déposé chez moi deux cents louis d’or pour vous, avec recommandation de vous les remettre à votre retour, quand vous ferez le choix d’un état.

– Aux Indes ! s’écria Conrad, et des larmes lui roulèrent sur les joues.

– Vous ne le saviez donc pas ? Il avait ici, dans cette ville, toutes sortes d’ennuis ; le prince voulait l’anoblir et lui, suivant son habitude, renvoya à son Altesse les lettres de noblesse, pensant que tout homme peut être noble par lui-même, mais ne pouvant accepter d’être anobli par autrui. Ce fut la première origine des mauvais propos, des petites vexations dont il fut l’objet et qui dégénérèrent en une espèce de persécution. On traitait le bon M. Marbel de jacobin ; on l’accusait d’entretenir une correspondance secrète avec des révolutionnaires ; on le suspectait de vouloir se créer des partisans dans la populace. Puis ceci, puis cela. Si bien que l’on empoisonna la vie du brave nomme. Vous savez comme il était trop bon, trop crédule. Il fit des pertes d’argent considérables. Il était peiné de devoir se restreindre. Il fit de nouvelles spéculations commerciales qui échouèrent. Un jour, il vint me trouver et me dit qu’il avait encore aux Indes un capital important ; il voulait s’y rendre pour l’administrer lui-même. Mes objections furent inutiles. Il vendit ou donna ce qu’il avait. Il me remit pour vous la somme en dépôt et partit. Il y a trois ans de cela.

Conrad était stupéfait. S’il avait su où le trouver aux Indes, il serait parti sur l’heure.

M. Schmidt ne souffrit point que le jeune homme allât loger ailleurs, il voulut le retenir chez lui jusqu’à son établissement.

Conrad avait l’idée fixe d’ouvrir un atelier d’ébénisterie. M. Schmidt l’en dissuada et lui conseilla de débuter comme avocat : il pourrait de la sorte être plus utile à la société.

 

 

 

VII

 

LE BAILLI

 

 

Quelques semaines après, M. Schmidt entra un matin dans la chambre de Conrad, le visage rayonnant. Il tenait à la main une feuille d’annonces.

– Mon ami ! s’écria-t-il, vous allez m’accompagner chez M. de Wallenroth. Il a besoin d’un intendant faisant fonctions de bailli sur ses domaines. Il possède tout un village. Il lui faut un homme comme vous. C’est mon ami intime. Il vient d’annoncer le poste vacant dans le journal. Sept cents florins d’honoraires, le logement, la lumière, le bois et, suivant toute apparence, un gros casuel. Que pouvez-vous espérer de mieux ? Cela vous va-t-il ?

Conrad hocha la tête.

– Je ne veux rien entendre, suivez-moi, monsieur le docteur, continua M. Schmidt. Permettez-moi de remplacer auprès de vous papa Marbel, voilà bien un poste pour vous !

Conrad monta avec lui dans la calèche. Ils firent leur visite à M. de Wallenroth.

Ce dernier, déjà d’âge, était un homme affable et bon.

– Je n’ai pas, à vrai dire, l’honneur de vous connaître, dit-il à Conrad, mais il suffit que mon ami Schmidt vous recommande. Le poste ne sera donné qu’à vous, mais j’ai besoin de vous faire à ce sujet quelques recommandations. Je suis chargé par la Cour d’une mission à Paris et je resterai probablement absent pendant plusieurs années. Je vous confie mes biens, c’est-à-dire mon domaine patrimonial et mon bailliage d’Alteck. Vous n’y exercerez pas seulement les fonctions de justicier, vous y représenterez ma personne. Vous aurez sous vos ordres l’intendant. Vous vous appliquerez à rendre la prospérité à mes terres qui ont été négligées et, ce que j’ai surtout à cœur, vous rendrez mes paysans plus humains. Car les gens d’Alteck ne sont guère mieux que des bestiaux : misérables, grossiers, pauvres, ignorants. Je n’ai pu prendre en mains la direction de cette propriété que depuis un an, mais je n’ai guère eu le temps de m’en occuper, tout y est en décadence. Je vous laisse le soin de nommer et de chasser qui vous voudrez. Bref, vous aurez tous mes droits. Tous les ans vous enverrez vos fonds et vos comptes à mon ami M. Schmidt pour me les remettre.

Conrad voulut s’excuser en disant qu’il n’entendait presque rien â l’agriculture. Sa modestie n’y fit rien. Les deux vieillards insistèrent avec bonté. M. de Wallenroth, croyant que Conrad trouvait les honoraires trop peu élevés pour des occupations aussi étendues, augmenta la somme de sept cents florins et finit par la doubler.

Conrad était à la fois troublé et content.

– Mais, demanda-t-il, qu’est-ce donc qui me vaut cette confiance extraordinaire ?

M. de Wallenroth désigna M. Schmidt.

– Son cœur, dit-il, et le mien ne font qu’un.

L’affaire fut alors décidée en règle, par écrit, comme il convient. M. de Wallenroth ajouta au bas du contrat une clause à laquelle il attachait beaucoup de poids.

– Tout le monde ici, dit-il, sera soumis à vos ordres, excepté une seule personne qui m’est chère, quoiqu’elle me connaisse à peine, mais j’ai envers son feu mari de grandes obligations. C’est la veuve d’un brave pasteur appelé Walter. Elle est sans fortune et vit d’une petite pension à Alteck. Je lui ai donné le droit viager de loger chez moi et d’y avoir le service et le couvert. Vous habiterez avec elle sous le même toit. Je souhaite que vous restiez toujours en bonne intelligence avec elle.

Conrad n’avait rien à objecter à cette clause. Il était d’ailleurs heureux de trouver dans la maison qu’il allait habiter une femme dont les conseils lui rendraient plus commodes les petits détails du ménage.

La même semaine, M. de Wallenroth partit avec Conrad pour Alteck, l’installa en due forme dans ses fonctions, mais ne prolongea point son séjour au-delà d’une journée et le laissa avec Mme Walter.

 

 

 

VIII

 

LA MÈRE ET LA FILLE

 

 

Le château, comme on l’appelait, était agréablement situé au milieu de jardins, sur une colline qui dominait le village, et entouré d’écuries, de granges, rangées autour d’une grande cour carrée. Partout y régnait l’ordre, la propreté et l’aisance. Les plus belles chambres, simples, mais aménagées avec goût, avaient été réservées au nouveau bailli.

Rien n’y manquait. On y avait même installé une petite bibliothèque et un piano. Nulle part un grain de poussière, le parquet était comme neuf. Mme Walter avait mis en bon ordre la maison, le jardin et la cave.

Mme Walter était une femme remuante, mais sérieuse, d’une quarantaine d’années, ayant de l’éducation et du savoir-vivre. La pâleur de ses traits, son regard calme, son front qui ne se déridait jamais qu’au cours de la conversation, attestaient qu’elle avait eu dans sa vie bien des souffrances et des épreuves. Personne ne lui faisait l’effet d’un étranger. Aussi Conrad vécut-il avec elle dès les premiers jours comme s’il l’avait vue depuis des années. Elle lui fit connaître la maison et ses alentours, lui donna des renseignements sur le mérite des domestiques et des servantes ; bref, elle se mêla de tout ce qui rentrait dans le cercle de son activité.

– Nous nous accorderons très bien, cette femme et moi, se dit Conrad au bout de quelques jours, quoique l’importance attachée par M. de Wallenroth à la clause supplémentaire du contrat lui eût au début inspiré quelque crainte.

– Nous nous accorderons admirablement, se dit-il au bout de quelques semaines, quand il fut tout à fait installé à Alteck.

Car il éprouvait pour Mme Walter une véritable déférence ; elle lui était devenue indispensable. Il était tout heureux quand le matin ou le soir il pouvait interrompre son travail pour prendre place à table auprès d’elle. Il n’avait, du reste, pas d’autre occasion de la voir. Elle formait toute sa société avec l’intendant, un excellent homme, un peu prétentieux, mais très diligent. Aux repas, chacun parlait de ce qu’il savait le mieux, l’intendant d’agriculture, Conrad parfois de ses voyages. Mme Walter répandait sur toute la conversation le charme de son esprit.

Conrad était au fond tellement satisfait de sa situation qu’il adressa au banquier Schmidt une lettre de chaleureux remerciements.

« Je ne saurais souhaiter au monde, écrivait-il, un sort plus agréable. Je suis heureux d’avoir été mis par vous en état de faire beaucoup de bien, et je m’acquitterai de ce devoir dès que je me serai familiarisé avec mes fonctions. Les gens ici sont sans culture, comme leurs champs. Il y a chez les uns et les autres beaucoup à amender. J’espère mériter la confiance de M. de Wallenroth. »

Mais la médaille montra bien vite son revers et la joie de Conrad ne dura pas longtemps. Il est vrai que Mme Waller lui avait raconté qu’elle avait une fille qui était en visite chez une parente de la ville voisine et dont elle attendait journellement le retour. Conrad s’était dit : « Si la fille ressemble à la mère, elle n’assombrira pas pour moi le ciel d’Alteck, » Pourtant, comme nous l’avons signalé, il y eut un revers à la médaille.

Un soir qu’il revenait d’une forêt où il y avait des arpenteurs, il rencontra une voiture dans laquelle étaient assises deux femmes. Elles semblaient revenir du château et retourner à la ville. Quand il entra plus tard dans la salle à manger, il y trouva, avec Mme Walter et l’intendant, une jeune fille de dix-sept à dix-huit ans, aux cheveux bruns, aux traits pleins de finesse, au regard.....

Conrad s’inclina respectueusement. La belle étrangère rougit en lui rendant son salut. Mme Walter dit :

– C’est ma fille Joséphine.

Conrad oublia complètement les arpenteurs et la forêt sur lesquels il avait pourtant à faire bien des observations à l’intendant. Il oublia même de dire une parole agréable à sa nouvelle commensale qui, avec toute l’habileté et la grâce féminine, lui avait fait un compliment fort aimable. À table, où d’ordinaire il était volontiers causeur, franc et railleur, il resta cette fois réservé, laconique, sec. On eût cru que la jeune fille était pour lui le mauvais esprit ; il était littéralement intimidé.

Il était tout surpris que Mlle Joséphine lui inspirât de force cette extrême vénération mêlée de crainte. Il voulut s’en défendre, reprendre courage et causer avec elle comme avec les autres. Mais, quand la jeune fille fixa sur lui ses yeux profonds et sombres, quand elle lui parla d’une voix qui le fit trembler de toute son âme, il se crut trahi, vendu.

La conversation traînant en longueur, on resta bien plus longtemps à table ce soir-là que d’habitude. Lorsque Conrad se trouva seul dans sa chambre, il vit marcher, tout autour de lui, sur les murs, l’ombre de la jeune fille. Il hocha la tête et se dit :

– Nous ne nous accorderons point. Pourquoi la clause n’a-t-elle point parlé d’elle ?

Et lorsqu’il se jeta sur son lit, lorsqu’il ferma les yeux, la charmante vision lui apparut encore plus distinctement.

Le lendemain, il pensa bien plus à Joséphine qu’aux arpenteurs. Il le fallait bien, car il entendait une harpe dont la voix de la jeune fille accompagnait les accords. Le cœur du jeune homme commença à battre. Il hocha de nouveau la tête et dit :

– Nous ne nous accorderons décidément point.

Puis il alla se promener dans les champs sans déjeuner.

 

 

 

IX

 

LE PASTEUR ET SES OUAILLES

 

 

On finit bien par s’habituer à ce qui est laid, pourquoi ne s’habituerait-on pas à ce qui est beau ? Pourtant Conrad n’était point encore, au bout de quelques semaines, habitué à la présence de Joséphine, car, chose étonnante, elle ne ressemblait jamais un jour à ce qu’elle avait été la veille, mais prenait pour lui sans cesse un aspect nouveau. Il était aimable et plein d’abandon avec tout le monde et tout le monde l’était avec lui. Mais avec Joséphine, il n’en allait pas de même. Elle avait beau être vive, enjouée, gaie, car il lui arrivait rarement d’être sérieuse, elle restait toujours pour lui une étrangère, comme le premier soir qu’il l’avait vue. Il aimait à s’entretenir avec elle. Elle avait de l’esprit, mais un esprit naturel, sans prétention, sans minauderie. Seulement, quand il lui parlait, il lui semblait qu’il s’adressait à un être d’un monde surnaturel. Elle rencontrait tout le monde dans la maison, elle avait pour tout le monde le même accueil affable, elle était aimée de tout le monde, comme on aime une rose pleine de fraîcheur, mais elle avait moins affaire à lui qu’à tout autre et pourtant elle ne l’évitait pas, sans paraître le rechercher.

– Cela devient monotone, se dit Conrad. Je voudrais qu’Alteck fût au-delà du Kamtchatka et que je n’eusse jamais mis les pieds ici.

Pourtant il n’allait pas jusqu’à souhaiter que Joséphine ne fût jamais venue à Alteck et il n’aurait pas voulu pour un million qu’elle repartît.

Il avait beau craindre l’ennui, il n’en avait point, tant ses occupations étaient nombreuses. Grâce à son activité, on avait relevé les plans de tout le domaine, on avait remédié à toutes les lacunes de l’exploitation, on avait bâti une nouvelle maison d’école et fait venir un instituteur. Il avait aussi essayé de réformer les mœurs de la population placée sous sa juridiction, mais, en ce point, la tâche avait été plus ardue. Les paysans d’Alteck craignaient beaucoup plus le diable qu’ils n’aimaient Dieu. Ils avaient été de tout temps accoutumés à des maîtres sévères, et s’il s’en présentait un qui fût trop bon, ils lui riaient au nez. Ils dirigeaient leurs maisons et cultivaient leurs champs comme avaient fait leurs pères, lesquels, disaient-ils, n’avaient pas eu la tête à l’envers. La pauvreté régnait chez tous. Ils logeaient dans des taudis pleins d’ordures, avec leurs vaches maigres, leurs enfants en haillons et vivaient de pommes de terre, d’eau-de-vie et d’eau de source. Malhonnêtes et trompeurs avec les étrangers, hypocrites avec le pasteur, rampant dans la poussière en présence des maîtres de la maison, s’enviant, se haïssant, se calomniant réciproquement, à la fois orgueilleux et grossiers, tel était leur portrait.

 

 

 

X

 

LE TROU AU COUDE

 

 

Conrad avait su avec ces bonnes gens prendre bientôt le ton qu’il fallait. Quand il en eut fait incarcérer une douzaine pour infraction à ses ordres, et fait donner la bastonnade à une autre douzaine, ils le prirent pour un homme extrêmement intelligent.

Une fois que son intelligence lui eut gagné la confiance, il lui fut facile de faire tout le bien qu’il projetait. Il voulait ramener parmi ses administrés l’ordre et le bien-être, car tous étaient vêtus, comme des mendiants, de guenilles. Il se souvint alors de l’éducation que lui avait donnée à lui-même son bon protecteur M. Marbel, ainsi que de l’histoire de l’homme à la perruque blanche et du trou au coude.

À part une couturière, il n’y avait, dans le village, pas une seule femme de paysan qui sût tenir convenablement une aiguille. Ce que les mères ne savaient point était chose encore plus ignorée des filles. Pour peu qu’une robe neuve eût un premier petit trou au coude, il s’agrandissait facilement, l’aide venant toujours trop tard, et la jupe était usée avant le temps. Faute de réparer le trou au coude, la malpropreté régnait dans le ménage, et avait ses suites ordinaires : des maladies de toute nature. Sous les haillons, on se permet plus aisément les inconvenances de tout genre, la bassesse de la conduite, le vice le plus grossier. Le trou au coude a pour conséquence les gestes indécents, les paroles et les actions répugnantes, et entraîne à des vices qu’aucune apostrophe lancée du haut de la chaire ne peut proscrire du village. De même que dans les classes élevées, la femme adoucit la rudesse de caractère et de pensée de l’homme, de même au village, quand l’ennoblissement des mœurs ne part point de la femme, il ne saurait venir d’ailleurs.

Conrad le savait bien ; aussi son premier soin fut-il de fonder une école professionnelle pour les jeunes filles adultes. Mais, craignant de perdre son gagne-pain, la couturière refusa d’enseigner son métier aux autres. La femme du pasteur prétexta qu’elle n’avait pas le temps de se consacrer à l’instruction des filles de paysan, bien que le pasteur approuvât hautement l’idée du bailli.

 

 

 

XI

 

L’ÉCOLE

 

 

Conrad fit part de son projet à ses intimes à table. Joséphine, comme toujours quand il parlait, l’écouta avec la plus grande attention et partagea vivement son avis. Elle demanda la permission d’être la maîtresse de la nouvelle école.

Madame Walter attendait cette proposition.

– Il ne suffira pas d’enseigner la couture, dit-elle. Nos paysannes ne savent ni cultiver leur jardin, ni faire la cuisine. Congédions les femmes qui font la cuisine pour nos gens et chargeons, à tour de rôle de ce service, nos filles de paysans ; je serai moi-même leur maîtresse au jardin. Rien de plus simple. De petites récompenses, un chapeau de paille, un bonnet neuf, éveilleront l’émulation et feront naître le goût de la toilette et un peu de coquetterie. Quand celle-ci n’existe pas à un degré convenable chez la femme, l’homme descend au niveau de la brute. L’amour du beau est le premier germe de la grandeur de l’homme. Développez-le chez le sauvage, vous en ferez un être humain. L’économie est une bonne chose, mais ce n’est pas tout. Il faut tenir compte du cœur et le cœur de l’homme est surtout sensible à la beauté de la femme.

Mme Walter parlait sur tous ces sujets et sur bien d’autres avec sa vivacité accoutumée. Conrad jetait de temps à autre un regard oblique du côté de Joséphine. Si elle l’avait regardé en face, elle aurait pu lire dans l’expression de sa physionomie combien sa mère avait raison. Mais Joséphine, beaucoup trop légère, semblait entendre peu de chose de la belle homélie. Elle avait à enlever la carapace d’un grand homard et à taquiner le rigide intendant. Jamais elle ne plaisantait Conrad. Elle paraissait préférer l’intendant. Dans les promenades elle se suspendait toujours à son bras. Conrad devait d’ordinaire servir de cavalier à la mère.

L’école de couture, de cuisine et de jardinage fut promptement organisée. Les maîtresses étaient diligentes, et quand les jeunes filles du village entendirent parler de rubans rouges, de chapeaux de paille et de tabliers neufs, elles voulurent toutes s’initier au noble art de la ménagère. Le pasteur prêchait contre le vice de la négligence, les jeunes filles s’occupaient à coudre, les petits garçons s’instruisaient, tout se passait dans le plus parfait ordre.

Il n’y avait que Conrad qui laissât à désirer sous ce rapport. Tandis que tous les paysans réparaient leur trou au coude, il en avait un, lui, un énorme, auquel il ne voyait pas de remède. Ce qu’il aurait pu faire de mieux peut-être, c’était d’entrer dans la classe de couture de Joséphine pour apprendre ce qu’il ne savait pas.

Il sentait que la présence de Joséphine était la cause de son tourment. Il s’interrogeait souvent sur ce point et se demandait comment il pourrait guérir le mal. Il était ennuyé de se voir si faible devant l’extraordinaire domination de la jeune fille ; il s’irritait de la voir exercer sa raillerie aux dépens de tous en ne faisant exception que pour lui. Quand, dans un moment de bonne humeur, il était disposé à rire, elle devenait sérieuse et le regardait comme si elle eût regardé un étranger. Lorsqu’il était sérieux, elle se montrait rieuse jusqu’à l’excès. Lui arrivait-il de l’avoir pour compagne à la promenade, elle ne causait avec lui que par monosyllabes, alors qu’avec tous les autres – et l’on avait des visites de voisins qui se renouvelaient souvent – elle était d’un entrain intarissable. Quelquefois, l’hiver, on jouait aux jeux innocents et, suivant l’antique usage, on donnait et on rendait des baisers. Conrad était, de l’aveu du beau sexe, un bel homme, et quand il s’agissait de racheter un gage par un baiser, il eût été volontiers désigné pour ce rôle ; mais Joséphine ne l’appelait jamais.

 

 

 

XII

 

BROUILLE

 

 

Ainsi se révélait dans toutes les petites choses, dans toutes les choses importantes, l’étrange aversion de Joséphine. L’amour de Conrad grandissait, et avec cet amour, la lutte contre sa passion désespérée. Il se donnait d’autant plus l’air d’être indifférent qu’en fait il l’était moins.

– On finit par devenir ce qu’on veut avoir l’air d’être, se dit-il.

Il s’éloigna de Joséphine autant qu’il le put ; on le vit plus rarement dans les réunions : les livres eurent plus d’attraits pour lui ; il redoubla de zèle pour l’amélioration des domaines, s’occupa de quelques procès qui l’obligèrent à s’absenter souvent d’Alteck, bref, il fit tout pour reprendre ses habitudes d’autrefois, mais il n’atteignit son but qu’à demi.

Joséphine semblait à peine s’apercevoir de ses absences. Elle resta pour lui ce qu’elle avait été toujours, une amicale étrangère. Elle aussi et sa mère – dès l’apparition du printemps – songèrent à faire un voyage à une capitale lointaine. Joséphine en parlait avec enthousiasme ; Conrad avec plaisir. Mme Walter reçut une lettre. On fit leurs préparatifs le même soir et le lendemain on partit.

– Il vous est donc bien facile, chère Joséphine, de quitter notre paisible Alteck ? demanda Conrad.

– Pour moi, répondit-elle en riant, Alteck est partout.

– Je vous crois. Vous serez bien vite d’avis que ce n’est pas la peine de nous garder un souvenir.

– Vous ne parlez pas sérieusement. Je regrette mes fleurs, ma classe de jeunes filles. Mais qu’est-ce que quatre semaines ? J’ai promis à celles de mes élèves qui, entre temps, se seront le plus appliquées, de leur rapporter de belles choses.

– Et que me rapporterez-vous ? demanda-t-il.

Il lui prit la main, la retint dans la sienne et fixa sur elle son regard.

Elle eut un sourire.

– À vous ? Eh ! monsieur Eck, si vous avez bien soin de mes fleurs, un nouvel arrosoir.

Puis, elle s’en alla en sautillant.

Conrad demeura ébahi. Il était évident qu’elle ne l’aimait pas. Il alla prendre congé de Mme Walter, sans dire adieu à Joséphine, puis il se rendit aux champs et ne la vit même pas partir.

Alors, toutes les beautés de la nature, tout l’éclat du printemps disparurent pour lui. Maintenant, tout était pour lui sans âme, sans signification. L’arbre n’était plus qu’un tronc verdoyant, le rossignol qu’un oiseau siffleur, le lac, avec sa ceinture de bosquets au pied de la colline, qu’un grand réservoir plein d’eau. Il ne prenait plus intérêt à rien, trouvait tout banal, défraîchi, comme un vêtement suranné. Les poètes eux-mêmes n’étaient plus en état de donner l’essor à son imagination, il trouvait les chantres de la nature par trop ennuyeux, les chantres de l’amour par trop ridicules.

– Ah ! la faute en est peut-être à toi-même, soupirait-il parfois ; Conrad, Conrad, tu as le plus grand trou du monde au coude.

Il s’entendait.

Les quatre semaines se passèrent comme quatre années. Joséphine revint avec sa mère. Il s’était proposé de les recevoir avec indifférence, et, en effet, son cœur avait recouvré une espèce de repos. Mais la jeune fille, comme pour le narguer, était plus belle que jamais. Elle ne cacha pas sa joie d’être revenue dans Alteck. Elle adressa à Conrad un regard dans lequel rayonnait toute son âme. Elle lui tendit fugitivement la main, puis elle jeta les bras au cou du vieillard plein de raideur.

Conrad n’osa pas regarder devant lui. Il sentit passer sur son cœur un souffle brûlant.

– C’est donc lui qu’elle aime, pensa-t-il.

Et dès qu’il en eut l’occasion, il alla se promener dans la campagne en fredonnant.

La paix du ménage était rompue. La harpe et le piano se turent. Il parlait rarement à Joséphine, plus laconique qu’elle dans ses réponses. Quand elle le voyait, elle perdait sa gaieté, lorsqu’il s’en allait elle le suivait d’un regard, silencieuse et craintive.

 

 

 

XIII

 

NOUVELLES DE M. MARBEL

 

 

Un matin, la famille était à déjeuner, lorsqu’on introduisit dans la pièce un messager extraordinaire envoyé par le banquier Schmidt. Il apportait des lettres. Conrad les lut, et son visage se couvrit d’une pâleur livide. Les autres gardaient un silence discret, mais ce trouble ne leur échappa point. Il congédia le messager, il entra dans sa chambre et s’y enferma. À midi, il ne parut pas à table. Mme Walter lui porta son dîner. Il l’en avait priée, sous prétexte de ne pouvoir interrompre son travail. Elle se retira sans se permettre une question, mais sa physionomie trahissait ses craintes pour lui. Il comprit, saisit la main de la digne femme et lui dit :

– Je pars demain à la première heure. Vous aurez un autre justicier à Alteck. Merci de toutes vos bontés. Ce soir je vous en dirai peut-être davantage.

– Comment, s’écria Mme Walter, stupéfaite, vous nous quittez ? Mais pas pour toujours ?

– Très probablement.

– Mais, au nom du ciel, pourquoi ? M. de Wallenroth aurait-il ?...

– Ce soir vous en saurez davantage.

Muette et tout en larmes, Mme Walter se retira. Conrad poursuivit son travail : sa résolution était prise. Il avait désigné pour le remplacer, sous réserve de l’approbation de M. de Wallenroth, un jeune avocat de la ville voisine, qu’il connaissait et dont il avait pu apprécier le talent. Il lui avait écrit à lui, ainsi qu’à l’intendant, une longue lettre avec des instructions détaillées sur les affaires en cours et autres ; puis, au coucher du soleil, il avait fait son bagage des objets les plus indispensables, car il avait l’intention bien arrêtée de partir pour les Indes.

La lettre qu’il avait reçue de M. Schmidt en contenait une de M. Marbel, qui l’avait datée de Calcutta. M. Marbel y annonçait qu’il avait été frustré de ses biens, sur lesquels il avait les droits les plus légitimes, et qu’il était dans le besoin. Il ajoutait qu’il ne pouvait payer un avocat pour intenter le procès et qu’il lui restait à peine assez de ressources pour vivre. Il serait volontiers rentré en Europe, mais il n’avait pas d’argent pour le voyage ; il aurait voulu travailler, mais il était trop vieux et trop faible, et d’ailleurs il ne savait pas assez d’anglais. Il priait aussi M. Schmidt de s’informer du jeune Conrad Eck, qu’il avait élevé jadis, de lui faire part de son malheur et de lui dire qu’il mettait en lui son seul et dernier espoir. M. Schmidt devait écrire à Conrad et lui demander s’il voulait aller rejoindre M. Marbel, se charger de son procès et prolonger les jours du vieillard en lui venant en aide par son intelligence et son travail manuel. Si Conrad s’y décidait, M. Marbel priait son ami de faire l’avance des frais de voyage au jeune homme, dans le cas où ce dernier aurait déjà employé la totalité des deux cents louis d’or affectés à son établissement.

« Si Conrad, disait la lettre en terminant, ne peut venir, s’il ne peut m’aider, se charger de mon entretien, ou si vous ne pouvez découvrir où il est, ou s’il n’est plus en vie, je vous en supplie, au nom de notre vieille amitié, ayez pitié de moi et envoyez-moi un peu d’argent. Je n’ai plus besoin de grand’chose pour les quelques années qui me restent. »

À cette lettre si triste, M. Schmidt avait ajouté de sa main tout un tas d’annotations à peu près conçues comme suit :

– « Ne vous inquiétez point, mon cher Bailli, du sort du bon M. Marbel, car je ferai quelque chose pour lui en qualité de vieil ami. Il va de soi que vous ne quittez pas Alteck, que vous ne pouvez courir aux Indes pour aider un pauvre vieux ; – qui sait si vous le trouverez encore en vie ? – à faire un procès très compliqué ou, à défaut de fortune personnelle, pour l’entretenir avec vos travaux d’ébénisterie. Je ne sais comment cette idée est venue au brave homme. Il doit avoir de soixante et un à soixante-deux ans et le chagrin d’avoir échoué dans ses plans doit l’avoir vieilli beaucoup. D’ailleurs, vous êtes lié étroitement par votre contrat avec mon ami, M. de Wallenroth. Il est en ce moment à Ratisbonne, où il restera jusqu’au 29 de ce mois pour aller de là probablement à Paris. Vous devez lui soumettre d’abord l’affaire ; car lui seul a le droit de vous dégager de vos obligations. Et un homme d’honneur comme vous ne manque point à sa parole. Si, entre temps, vous trouvez bon de faire parvenir quelques fonds à M. Marbel, je suis prêt à lui adresser à Calcutta une lettre de change. Dans ce cas, je vous prierais de me dire le montant de la somme, car il n’y a pas de temps à perdre. J’écrirai à M. Marbel que jusqu’ici je n’ai pu trouver votre adresse, de cette manière vous serez tout excusé auprès de lui. »

– M. Schmidt ! s’écria Conrad après avoir lu la lettre, les lèvres frémissantes, les larmes aux yeux. M. Schmidt, vous êtes un coquin de bon ton, un vil personnage du meilleur monde, comme le sont la plupart de nos gens vertueux. Je suis le fils de M. Marbel et son débiteur ; car c’est lui qui a fait de moi un homme. Allons, Conrad, en route pour les Indes. Va aider ton père.

Il prépara tout pour son voyage et boucla sa malle.

 

 

 

XIV

 

LUTTES

 

 

Il avertit l’intendant de l’urgence de son départ, afin que sa brusque retraite ne donnât lieu à aucune négligence dans l’administration du domaine, il lui dit aussi qu’il allait à Ratisbonne prendre congé de M. de Wallenroth et l’engager à ratifier la nomination du nouveau justicier.

Mme Walter fondait en larmes, et Joséphine, muette et pensive, était assise dans un coin de la salle à manger, lorsque Conrad entra.

– Est-ce sérieux ? demanda Mme Walter.

– Parfaitement. Je pars, je dois partir, peut-être pour toujours. Je vais aux Indes.

– Aux Indes ! s’écria Mme Walter.

Joséphine avait pâli tout à coup de la pâleur de la mort. Ses mains, qui tenaient son tricot, retombèrent inertes et froides sur ses genoux.

Conrad, trop préoccupé du malheur de M. Marbel, ne regarda pas la jeune fille ; il ne la vit pas, comme un lys brisé, étendue dans le fauteuil, sans forces, sans voix, sans larmes, les yeux à demi fermés cloués sur lui. Il dit quelles étaient ses obligations envers M. Marbel, le malheur de celui-ci, le conseil odieux de M. Schmidt et ce que lui dictait son devoir.

– Non ! je serais bien scélérat si je restais à Alteck, quand j’aurais le ciel ici, quand je devrais, m’attendre à la mort sur l’Océan.

– Hé ! hé ! dit l’intendant, c’est peut-être une témérité !

– Non, s’écria Mme Walter en sanglotant plus violemment. C’est une bonne pensée que vous avez, mais vous la mettez peut-être trop brusquement à exécution. Vous devriez laisser passer quelques jours. La nuit porte souvent conseil. C’est affreux !

Et elle regarda Joséphine qui était livide.

La jeune fille leva la tête pour contempler sa mère en pleurs et dit d’une voix haute, comme si elle eut rassemblé ses dernières forces :

– Mère, chère mère, ne l’attriste pas davantage. Il doit partir ! Il le doit ! Il ne peut pas rester !

Puis elle s’affaissa et perdit connaissance.

Mme Walter poussa un cri. Conrad courut au secours de la pauvre évanouie. L’intendant appela quelques filles de service. On transporta Joséphine dans sa chambre. On alla chercher de l’eau de source pour lui baigner les tempes. On lui fit respirer des sels. Un quart d’heure s’écoula avant qu’elle eût repris ses sens ; mais elle leva les yeux et dit tout bas :

– Qu’avez-vous fait ? J’étais très bien. Je sais maintenant combien il est doux de mourir.

Mme Walter avait éloigné Conrad. Heureuse de savoir sa Joséphine encore en vie, elle alla retrouver le jeune homme. Il était dans le jardin, enlaçant de son bras frémissant un jeune arbre, car ses genoux fléchissaient.

– Venez, cria-t-elle. Elle va mieux. Elle vous demande.

Il se traîna languissamment jusqu’à la chambre de Joséphine. Elle était assise dans le fauteuil. Il prit un siège à côté d’elle, ne prononça pas une parole, considérant la pâleur de son visage, qui se colora d’une rougeur mate lorsqu’il entra.

– Je vous ai fait peur, dit-elle en lui adressant un sourire. J’en suis fâchée. Je n’ai pu m’en empêcher. Mais je n’ai pas souffert.

– Et maintenant ? demanda Conrad en tremblant.

– Je vais très bien. Je voulais vous voir encore avant votre départ. N’est-ce pas, vous ne m’en voulez pas ? Mère, donne-moi un verre de vin vieux, et n’oublie pas M. Eck. Il a l’air malade. Il a eu beaucoup de peines aujourd’hui. Il doit se fortifier. Le corps trahit l’âme.

La mère sortit.

Conrad regarda fixement Joséphine. Il croyait rêver. Il ne s’était point attendu à cette sympathie de la part de la jeune fille ; il ne lui avait jamais connu une sensibilité aussi profonde.

– Je vous fais donc de la peine en quittant Alteck, chère Joséphine ? demanda-t-il à la fin.

– Non, répondit-elle ; il vaut mieux que vous partiez. Vous ne devez, vous ne pouvez faire autrement. Dieu sera avec vous. Il ne peut vous arriver aucun mal. Vous accomplissez un devoir sacré.

– Mais, je l’accomplis le cœur brisé, Joséphine. Je ne quitte pas ce beau village de gré.

– Vous cesserez de vous y habituer comme vous vous y étiez accoutumé. Ne vous en tourmentez point. La pensée de votre malheureux père doit être désormais tout pour vous, et je sais qu’elle l’est.

– Vous souviendrez-vous de moi, quand je ne serai plus là ?

– Assurément, et avec une éternelle reconnaissance.

– Reconnaissance, Joséphine ?

– Je sais ce que je vous dois, mais permettez-moi cet aveu. Oui, je veux tout vous dire. Je suis devenue meilleure en votre société. Emportez cette conviction. Nous ne nous reverrons peut-être pas sur cette terre. C’est pour cela que nous pouvons être sincères en nous disant le dernier adieu.

– Vous me jetez dans un grand trouble, Joséphine. Jamais vous ne m’avez parlé avec tant de bonté ! Savez-vous combien vous m’étiez chère. Savez-vous ce que je perds, maintenant que ma destinée me sépare de vous ?

Elle détourna son visage de lui pendant qu’il prononçait ces paroles. Au même moment, Mme Walter entra avec le vin et les verres. Joséphine avait recouvré sa sérénité. Elle but. Conrad dut vider deux fois son verre. Puis elle dit :

– Mère, je sais que tu ne te fâcheras pas, mais exauce ma prière. Donne à M. Eck un baiser pour moi.

Mme Walter rougit.

– Singulière demande, dit-elle.

Mais Conrad ne lui laissa pas le temps d’achever. Il avait jeté ses bras au cou de l’excellente femme.

– Je vous aime trop pour ne point vous embrasser pour vous-même, chère madame, dit-il.

Puis, se tournant vers la jeune fille :

– Et vous, Joséphine...

Il s’approcha d’elle.

Elle cacha dans ses deux mains son visage empourpré et s’écria :

– Jamais !

Puis, s’adressant à sa mère :

– Je ne suis pas bien, j’ai besoin de repos ! Je voudrais dormir, dormir pendant des siècles. Je suis plus malade que tu ne le crois, mère !

Revenant ensuite à Conrad :

– Bon voyage, cher monsieur Eck. Bonne nuit ! donnez de vos nouvelles à ma mère quand vous serez loin, et écrivez-lui avant de quitter l’Europe. Demain, quand vous serez parti, j’irai mieux. Vous pouvez y compter. Je n’ai besoin que de repos. Je me remettrai. Adieu. Soyez heureux.

Elle lui tendit sa main, qu’il saisit vivement et couvrit de baisers. Il avait le cœur brisé. Mme Walter sanglotait. Joséphine retira promptement sa main, cacha de nouveau son visage et dit :

– Je vous en conjure, laissez-moi.

Il sortit.

 

 

 

XV

 

LE DÉPART

 

 

Il s’enferma au verrou dans sa chambre et se jeta sur son lit. Il y resta toute la nuit avec la fièvre. Au point du jour la voiture arriva devant la porte et tous les habitants du village accoururent, entourèrent le véhicule, cernèrent la maison pour voir une dernière fois leur bienfaiteur et le couvrir de bénédictions. Car Conrad était, dans l’espace d’une année, devenu cher à toutes les familles du village. Il avait été pour chacun un ami intime et s’était montré dévoué à chacun d’une manière différente. Il avait fait plus de bien en secret qu’on ne le croyait. On se racontait maintenant comment il avait donné ici des médicaments aux malades, là des habits à ceux qui n’étaient pas vêtus, ailleurs du pain à ceux qui avaient faim, ailleurs il s’était porté caution pour les débiteurs poursuivis. Chaque père de famille croyait avoir le plus d’obligation à Conrad, et être aimé de lui avec les siens plus que tous les autres habitants de l’endroit. Il avait réclamé de tous le silence, mais maintenant le deuil général provoqué par son départ faisait rompre à tous leur promesse.

Quand Conrad entra dans la salle à manger pour prendre son dernier déjeuner, il y trouva l’intendant et la mère de Joséphine tout en larmes. On se mit à table. Conrad tâcha de rasséréner les visages tristes. Puis, quand tout fut prêt pour le départ, il se leva le premier, serra ses deux amis contre son cœur, se recommanda à leurs souvenirs et sortit. Il n’avait pas eu le courage de s’informer de Joséphine. Mais maintenant qu’il se retirait, il prit encore une fois la main de Mme Walter et dit d’une voix entrecoupée d’hésitations :

– Faites mes adieux à Joséphine, madame. Dites-lui que je l’ai aimée d’un amour indicible et que je l’aimerai aussi là-bas, de l’autre côté de l’Océan.

Comme il sortait et s’approchait de la voiture – l’intendant et la mère de Joséphine étaient suspendus à ses bras – la foule s’inclina comme écrasée sous le poids d’une douleur inouïe et tout ce monde éclata en sanglots. Conrad, très ému lui-même, voulut maîtriser son trouble, sauter dans la voiture et partir au galop. Mais derrière lui résonna une voix qui l’aurait enchaîné quand il aurait été sur le seuil du Paradis. Il se retourna, Joséphine, en robe du matin, pâle, les yeux rougis par les pleurs, succombant à une immense douleur, était là et l’appelait par son nom. Elle avait eu peur un moment quand elle avait vu la voiture entourée de gens éplorés ou à genoux, mais en cet instant, tout cela n’était plus rien pour elle. Elle alla à la rencontre de Conrad d’un pas délibéré, étendit les bras vers lui, se jeta à son cou en tremblant et lui imprima un baiser sur les lèvres.

– Adieu, dit-elle d’une voix un peu sourde. Pardonnez-moi, je ne suis plus qu’une mourante.

Puis elle le quitta et rentra en courant dans la maison.

Conrad, d’un mouvement inconscient, monta dans la voiture, le cocher traversa lentement les rangs des suppliants. Le jeune homme étendit dolemment ses bras au-dessus d’eux comme s’il eût voulu d’un seul et même geste les presser tous sur son cœur, puis la voiture s’éloigna au grand galop des chevaux.

 

 

 

XVI

 

VISITE CHEZ M. SCHMIDT

 

 

– Qu’est-ce donc que la vie ? pensait Conrad ; mais ce ne fut qu’au bout de plusieurs heures qu’il pût reprendre le fil de ses idées. Qu’est-ce donc que la vie ? Rien qu’une jonglerie, oui une jonglerie. Je suis atteint dans les sentiments les plus tendres et les plus nobles de mon être, et cela peut me coûter la vie. Mais après ? Joséphine m’aime. Elle aime ! Elle peut être victime de cette souffrance aussi bien que moi. Et après ? Nous nous sommes compris trop tard, mais plus tôt c’eut été toujours trop tôt. Descends au cercueil, ô ange ! C’est bien ! Si je n’avais pas eu à payer une dette sacrée à mon père, j’aurais mieux aimé mourir qu’être aimé. Ici-bas, il n’y a ni gloire, ni bonheur durables ! Ici-bas, la plus grande félicité et la plus grande désespérance sont sœurs. Mais pourquoi en est-il ainsi ; les vues de Dieu sont insondables. Mon rêve n’est pas encore achevé ; pourquoi donc irais-je subtiliser ? Je fais mon devoir. Je fais le sacrifice de l’amitié, de l’amour, de Joséphine, de moi-même aux devoirs que je dois remplir. Dieu le veut, il le commande, il est le maître, je n’ai qu’à me taire. Ah ! et pourtant il est père !

Conrad se parlait ainsi à lui-même, mais il se retenait et envisageait son sort avec courage.

– Tu es toi-même la cause de ta douleur, se dit-il, car tu t’en irais aux Indes en riant, si tu n’aimais pas Joséphine. Et cet amour que tu as pour elle est une faiblesse. Tu as un trou au coude, dirait le père Marbel. Ah ! si Joséphine ne souffrait pas !

Il arriva vers le soir à la ville et se rendit aussitôt chez le banquier Schmidt. Celui-ci s’étonna, mais se réjouit de le voir déjà.

– Je vous apporte moi-même la réponse à votre lettre.

– Et qu’avez-vous décidé ? demanda le banquier.

– D’aller aux Indes. Je dois trop à mon père. Je serais un monstre si je l’abandonnais, vieux et malade, à sa misère ; et je serais navré de désespoir si je savais que le noble et vertueux vieillard a vainement tendu les bras vers moi.

– Tout cela est parfait, tout cela est fort bien, mon cher monsieur Eck, mais il ne faut rien faire sans réfléchir. Un voyage aux Indes n’est pas une excursion de plaisir. Qui vous est garant de la manière et du moment où vous y arriverez ? Trouverez-vous tout de suite un navire ? ne pouvez-vous vous noyer en route ? Faire naufrage ? sombrer ?

– C’est possible. Mais j’aurai fait mon devoir et la Providence se chargera du reste.

– Parfaitement. Mais qu’arrivera-t-il si le bon monsieur Marbel, – car il est vieux, – meurt avant que vous ayez vu Calcutta ? À quoi bon alors ce voyage autour du monde ? À quoi bon alors avoir quitté votre carrière actuelle, avoir sacrifié tout ce que vous possédez ?

– Je n’abandonnerai jamais ma carrière, ma route est toute tracée. C’est celle du devoir et je la suis. Si je dois revenir en mendiant, eh bien, je sais gagner mon pain : je suis jeune. N’insistez pas. Je vous prie seulement de me donner des traites sur Londres pour tout mon argent en espèces. C’est pour cela que je suis venu chez vous. Si vous voulez y ajouter quelque chose pour M. de Marbel, tant mieux. Je vous en resterai personnellement débiteur avec les intérêts et les intérêts des intérêts, quand je reviendrai, dussé-je travailler comme un serf.

– La pensée est généreuse. Mais causons de sang-froid. M. Marbel a certainement beaucoup moins besoin de vous que d’argent pour soutenir son procès ou pour revenir en Europe. Avec de l’argent il aura tout ce qu’il lui faut et il trouvera le moyen de se tirer d’affaire. Il peut, dans ces conditions, se passer complètement de vous. Eh bien ! dites-moi ce que vous lui destinez et combien je dois y ajouter du mien ? Nous le lui enverrons. Il est plus facile aujourd’hui d’expédier des valeurs en Angleterre que d’y envoyer des hommes. Votre projet a de nombreux inconvénients, croyez-moi.

– Non, monsieur Schmidt, cela ne se peut pas. Je serai plus utile à M. Marbel, à mon père, que ne pourra l’être votre argent et le mien. Il est vieux et faible, il a besoin d’un fils qui l’entoure de soins, le soutienne et le protège. Ah ! dans de telles situations, un ami vrai est plus précieux qu’une tonne d’or ; une chaude parole de consolation vaut mieux que les services de gens à gages richement payés. N’en parlons plus. Je pars demain pour Ratisbonne. Je rendrai mes comptes à M. de Wallenroth, lui remettrai ma démission et lui offrirai mes remerciements. C’est un homme de cœur et de bon sens. Il ne mettra point d’obstacles sur mon chemin. Si vous voulez rester mon ami et celui de M. Marbel, donnez-moi un mot de recommandation, de votre main, en ma faveur. J’ai vu combien votre parole a d’influence sur M. de Wallenroth.

M. Schmidt le regarda en silence. Conrad se tenait résolument devant lui et ce qu’il lui disait partait du fond du cœur. M. Schmidt lui-même parut, un moment, s’émouvoir de cette impétuosité de l’amour filial et de la reconnaissance ; et cependant il essaya encore, par de nouvelles raisons, de le détourner de son dessein.

– C’est inutile, s’écria Conrad. Il y a d’autres raisons qui auraient pu me décider à prendre une résolution coupable. J’aimais une noble jeune fille – vous connaissez  Joséphine Walter – au moment de me séparer d’elle, j’ai appris qu’elle aussi m’aimait. Et pourtant le devoir avant le bonheur. Donc, monsieur Schmidt, je vous prie de me donner vos traites.

M. Schmidt avait les yeux pleins de larmes en entendant parler Conrad.

–  Venez sur mon cœur, s’écria le vieillard, et il l’embrassa. Vous êtes un noble caractère. J’envie M. Marbel d’avoir un tel fils, un tel ami. Combien peu de pères sont aussi heureux que lui ! Vous aurez les traites, et pour que M. de Wallenroth ne fasse pas de difficultés, je vous accompagnerai à Ratisbonne.

Conrad était un peu surpris de la brusque émotion de M. Schmidt. :

– Il y a dans tout homme, se dit-il à part soi, quand bien même la vie quotidienne des affaires derrière un comptoir de banque aurait fait de lui une momie racornie, comme l’est celui-ci, quand bien même son cœur se serait pétrifié, il y a toujours une étincelle divine qui ne s’éteint pas complètement. Cela dépend du souffle qui la ravive. L’homme originel s’élève avec une grandeur triomphante au-dessus de l’homme mortel, dût sa nature être profondément ensevelie sous le doit et avoir commercial, souillée de la poussière du travail, étouffée sous les systèmes pédagogiques, sous la politique ou la stratégie. Et ce qu’il y a dans l’homme originel, c’est l’essence divine. Il est beau d’être homme.

Conrad oubliait la lettre raisonnable du banquier, il oubliait les conseils raisonnables que celui-ci lui avait d’abord donnés de vive voix, il lui pardonnait toutes ces subtilités qui ne sont que des trahisons de la dignité humaine, mais qui dans la vie de chaque jour se renouvellent si souvent et sont si souvent de mise, et il l’embrassa sincèrement parce que la noblesse du sentiment, que dans la vie réelle on traite de romanesque, se réveillait en lui ; parce que la grandeur d’âme que l’on admire dans l’homme du monde primitif avait, chez lui, un instant déserté la vie réelle pour entrer dans la poésie.

 

 

 

XVII

 

VISITE À RATISBONNE

 

 

Quelque impatient que fut Conrad de se rendre auprès de M. de Wallenroth, M. Schmidt ajourna son départ de près de huit jours, car, disait-il, je ne m’attendais pas à vous accompagner et je ne puis m’en empêcher maintenant. Mes affaires sont très étendues, je ne puis, sans préjudice, m’en aller précipitamment et les confier, pendant plusieurs semaines, à des mains étrangères. Vous n’y perdrez rien d’ailleurs, je vous en donne ma parole. J’ai écrit à M. de Wallenroth. Il est informé de notre visite, il nous attend et ne part pas.

– Mais chaque jour, chaque heure que nous laissons s’écouler, soupira Conrad, augmente les dangers de la vie et l’anxiété du pauvre vieillard abandonné.

À la fin, le jour du départ arriva. On prit des chevaux de poste, On monta en voiture. Mais M. Schmidt, accoutumé à la commodité, ne voulait pas voyager la nuit et se reposait. Conrad perdit patience. Pendant que M. Schmidt dormait, il calmait ses propres angoisses en écrivant son journal qu’il destinait à Joséphine, c’est-à-dire un monologue dans lequel il n’était question que d’elle et qu’il voulait lui envoyer avant de quitter le rivage de l’Europe.

On arriva à Ratisbonne. M. de Wallenroth ne fut pas visible le premier jour. Conrad ne présagea rien de bon, car il ne mettait pas en doute que le banquier avait vu le seigneur d’Alteck, et que tout avait été décidé entre eux, cartes sur table. Il est vrai que M. Schmidt était de bonne humeur, le soir quand il le revit, mais cette bonne humeur même était suspecte.

Le lendemain, M. de Wallenroth fit dire aux deux visiteurs qu’il les attendait à dîner. Conrad insista pour s’y rendre plus tôt. Il était fermement décidé, si le propriétaire d’Alteck faisait quelque objection à sa démission, à partir le soir même, sans se préoccuper davantage de son consentement.

M. de Wallenroth le reçut avec beaucoup de bienveillance. Après les premiers compliments, Conrad exposa avec une animation fébrile les motifs de son arrivée et la nécessité de son prompt départ. Il remit ses comptes et expliqua en général ce qu’il avait fait à Alteck.

– Vous avez, dit M. de Wallenroth, satisfait complètement à tout ce que vous aviez pris l’engagement de faire, sauf à la seule clause relative à Mme Walter. La brave femme est devenue malheureuse par votre faute.

Conrad rougit.

– Par ma faute’ ? balbutia-t-il.

– J’ai reçu d’elle une lettre hier. Elle m’apprend combien vous vous étiez fait aimer de tout le village, combien tout le monde déplore votre perte. Elle ajoute que depuis le jour de votre départ une jeune fille appelée Joséphine, la fille même de Mme Walter, une jeune fille charmante, se meurt comme la lumière d’une lampe.

– Elle vous écrit cela !

– Oui, la mère et la fille ont l’âme trop noble pour ne point respecter votre hardi projet d’aller aux Indes, mais la mère craint pour la vie de sa fille qui est en danger.

Conrad pâlit.

M. de Wallenroth alla chercher la lettre. Conrad la lut. Elle était bien de Mme Walter. Elle annonçait à M. de Wallenroth le brusque départ du bailli, puis elle disait qu’elle avait remarqué depuis quelque temps déjà et non sans inquiétude quelle profonde impression ce départ avait faite sur le cœur de Joséphine. Une aussi prompte séparation avait changé tout le caractère de la jeune fille. Elle dépérissait visiblement, les médecins hochaient la tête, conseillaient des distractions, des voyages, mais Joséphine ne voulait pas s’éloigner d’Alteck et semblait même trop faible pour supporter la fatigue de la route. Toute la lettre révélait la douleur d’une mère inconsolable.

Conrad se jeta sur un siège, se cacha le visage dans son mouchoir et ne put s’empêcher de sangloter bruyamment. M. de Wallenroth fit quelques pas vers lui. Le jeune homme se contint.

– Je lis dans votre âme, dit M. de Wallenroth, et vos larmes justifient ce que j’ai fait. Car je connais Joséphine. Elle m’est chère aussi. C’est une des plus aimables créatures de son sexe. Vous l’aimez ?

– De toute mon âme.

– Rassurez-vous. La santé de Joséphine et la tranquillité de son excellente mère me tenaient tant à cœur qu’au moment même où j’ai reçu la lettre, j’ai mandé à Alteck par un courrier : « M. Eck ne partira pas pour les Indes. Les circonstances se sont modifiées. M. Eck retournera à Alteck. » La lettre doit être en ce moment entre les mains de Mme Walter et empêche un plus grand malheur. Ai-je bien fait ?

– Vous avez bien fait, dit Conrad.

– Et vous n’irez pas aux Indes ?

– Je dis que vous avez bien agi, et c’est bien agir que d’essuyer une larme, fut-ce avec le voile de l’illusion. Je vous remercie, Monsieur de Wallenroth. J’écrirai moi-même d’ici à Alteck. J’entretiendrai l’espérance – gagner du temps est déjà beaucoup gagner –. Le temps est plus puissant sur l’homme que la force des principes. Joséphine sera sauvée par cet artifice pardonnable, mais j’irai aux Indes.

–  Comment, monsieur Eck, vous voulez me faire passer pour menteur ?

Conrad haussa les épaules.

–  Et vous voudriez, monsieur de Wallenroth, me faire passer pour un monstre aux yeux de mon père qui m’a fait tout ce que je suis.

–  Non, s’écria M. de Wallenroth, je sens tout ce qu’il y a d’affreux dans l’alternative : là-bas, un père ou un bienfaiteur qui a de véritables droits de père sur vous ; ici une femme aimée.

–  Et les droits du père sont plus anciens, plus sacrés que ceux de la femme aimée. Elle-même d’ailleurs cesserait de m’aimer si j’étais capable d’un acte indigne. Joséphine me détesterait.

–  Envisageons l’affaire sous un autre point de vue. Vous voulez voler au secours d’un vieillard à qui l’on viendrait plus puissamment et plus rapidement en aide avec une somme d’argent suffisante, et vous voulez laisser mourir une jeune fille pleine de noblesse, éperdue de chagrin, et pour qui tout l’or du monde ne peut remplacer l’ami qui l’a quittée. Vous voulez aller aux Indes pour sauver l’existence bien courte d’un homme âgé et lui assurer peut-être quelques mois de vie, et vous sacrifiez une vie dans sa fleur naissante et toute riche d’espérances.

– J’ai pour principe, répondit Conrad, que lorsqu’il s’agit de ce que la conscience appelle droiture et devoir, il ne faut prendre en considération rien de ce qui s’appelle hasard ou nécessité. La vie de mon père et celle de Joséphine sont au pouvoir du Ciel ; mais la droiture de ma conduite est en mon pouvoir. Je veux faire ce que mon devoir me commande ; le reste sera réglé par Celui qui sait mieux que nous ordonner les choses. Ce n’est point mon rôle. Suis-je sûr qu’une faiblesse de ma part – non, cela ne se peut point – qu’une action digne de reproche prolongerait l’existence de Joséphine ?

– Vous ne m’avez pas laissé achever, monsieur Eck, reprit M. de Wallenroth, je vous ai dit que j’avais écrit que les circonstances s’étaient modifiées. Et c’est en effet le cas. Je parie que vous n’irez pas aux Indes.

–  Quoi ! M. Marbel serait-il mort ? Où voulez-vous me le faire croire ? s’écria Conrad effrayé. Ou avez-vous reçu l’heureuse nouvelle que mon père entrait en Europe ? Je vous le conjure, ne vous raillez pas de moi, je suis assez malheureux comme cela.

–  N’ayez aucune crainte, répondit M. de Wallenroth en souriant. Mais peut-être vais-je vous surprendre – vous êtes le propriétaire du domaine d’Alteck. Je ne l’ai été que peu de temps. M. Marbel avait fait acheter la propriété par un intermédiaire et vous l’a destinée à vous. Vous ne deviez en être informé qu’un an après votre retour de voyage. M. Schmidt était l’exécuteur de cette volonté de M. Marbel. On voulait d’abord vous mettre à l’essai. C’était une résolution prise. Et si vous vous montriez tel que vous deviez être dans la pensée et l’espoir de M. Marbel, alors vous entreriez en possession de bien. Je vais vous remettre l’acte de donation. Vous avez agi à Alteck en bienfaiteur. Alteck vous appartient.

Conrad était stupéfait. Il ne savait plus quoi dire. À la fin, il s’écria d’une voix tressaillante et levant les yeux au ciel :

–  M. Marbel, vous n’avez songé qu’aux autres et non à vous-même. Maintenant, vous n’êtes plus pauvre. S’il en est ainsi, et j’espère que vous ne me faites point l’objet d’une raillerie en ce moment grave, je ferai à M. Schmidt une proposition avantageuse. Le domaine d’Alteck rapporte actuellement le revenu d’un capital de soixante-dix mille florins. Dans quelques années, la valeur sera de cent vingt mille. Je vous le donne en gage pour un emprunt de trente ou quarante mille. Voulez-vous me donner des traites sur Londres ?

– Avant de vous entendre sur ce point, dit M. de Wallenroth avec une visible inquiétude, il faut que vous ayez l’acte de donation entre vos mains.

Il alla le chercher.

Quand M. de Wallenroth rentra avec le document, M. Schmidt serra Conrad dans ses bras. Il avait les yeux humides et quitta la chambre. M. de Wallenroth n’était pas moins ému. Il donna le parchemin au jeune homme, l’embrassa à son tour, et pour cacher ses larmes, qu’il ne pouvait réprimer, il se hâta d’aller rejoindre M. Schmidt.

 

 

XVIII

 

L’ACTE DE DONATION

 

 

Conrad ne comprenait plus rien à la conduite des deux vieillards. Il les suivit longtemps du regard.

– Qu’ont-ils donc ? pensa-t-il. Ils semblent tout troublés. Ma résolution d’aller aux Indes ne leur déplaît évidemment pas ; pourquoi donc la contrarient-ils ? Qu’ont-ils, que je m’en aille ou que je reste, à y gagner ou à y perdre ; car, pour des hommes qui sont endurcis aux évènements de la vie, tout se résume en définitive à une question de profits ou de pertes, de doit ou d’avoir ?

Il s’assit à la fenêtre et déplia le parchemin. Quand il lut au bas le nom de M. Marbel, écrit de sa main, il baisa la place où cette main si chère s’était posée. Puis il lut.

 C’était en effet la cession du domaine d’Alteck faite à M. Conrad Eck, que le donateur appelait son cher fils adoptif, avec tous les droits et privilèges y afférents.

Arrivé à la signature, Conrad tressaillit. L’acte tout entier semblait faux. Il était daté de Ratisbonne, et la date ne remontait qu’à deux jours. La signature de M. Marbel était si parfaitement imitée qu’on l’eut prise pour authentique.

Il s’élança de sa chaise pour courir à la poursuite des deux faussaires présumés.

À ce moment, M. de Wallenroth rentra le visage rayonnant.

– Eh bien ! avais-je raison, monsieur Eck, dit-il, et ses yeux brillaient de joie, vous ne partez pas pour les Indes et vous restez avec nous.

– Non, s’écria Conrad indigné, cet acte est faux.

– Mais pas du tout, c’est un acte authentique, parfaitement en règle, sur mon honneur.

– Mais il est daté d’avant-hier.

– Parfaitement.

– Qui a contrefait la signature de mon père ?

– Personne. Vous ne la reconnaissez donc pas ?

– C’est parce que je la connais... Quand a-t-il écrit cela ?

– Mon Dieu, vous le voyez. Lisez. Avant-hier.

– Avant-hier. Vous me mettez en fureur avec vos railleries. Qu’est-ce à dire ? Comment peut-il avoir écrit ceci ? A-t-il quitté Calcutta ? Est-il de retour ? Est-il revenu des Indes ?

– Non, monsieur Eck.

– Il n’est pas revenu ! Alors cette contradiction...

– Il n’y a pas de contradiction. Il n’a pas été aux Indes, s’écria une voix joyeuse qui partit de la pièce attenante. La porte s’ouvrit. M. Schmidt entra tenant par la main M. Marbel. Celui-ci ouvrit les bras.

– Mon fils.

Et il enlaça de ses deux mains tremblantes le jeune homme immobile, pétrifié, pareil à une statue de marbre, ne sachant point ce qui lui arrivait.

– Non, mon fils, non, je ne suis point allé aux Indes. Viens, presse-moi sur ton cœur. Tu es la joie de toute ma vie. Oh ! plus fort, plus fort. Tu es ce que tu dois être. Dieu te bénit du haut du ciel !

 

 

 

XIX

 

EXPLICATIONS

 

 

La joie du bon vieux Marbel n’était pas moins grande que la stupéfaction de Conrad qui, pendant longtemps, ne put trouver une parole pour exprimer ce qu’il éprouvait. On avait tant de choses à se dire et on s’en dit tant qu’au bout de plusieurs heures, on en était encore aux malentendus sans savoir tout ce que cela signifiait.

– Eh bien, mon enfant, dit M. Marbel, je vais tout te raconter, point par point, et en procédant par ordre. Assieds-toi. Vois-tu, c’est vrai, je m’ennuyais dans notre capitale. Je ne sais pas comment il me vint à l’idée de m’affubler, comme d’une perruque, d’un titre de noblesse. J’ai le plus grand respect pour la noblesse, il faut qu’il y ait une distinction entre les classes, puisque en définitive le mouton diffère encore plus du bouc par la laine que par le nom. Que ceux qui veulent faire leur soi-disant bonheur en se rapprochant de la personne du prince en qualité de fonctionnaires de l’État ou qui veulent étendre à leurs profits le cercle des libéralités du souverain se laissent anoblir, libre à eux. Ils font bien. C’est un bon et utile héritage pour leurs enfants. Mais celui qui n’a pas d’enfants, qui ne désire ni crédit ni position, qui se contente de ce qu’aucun prince ne peut donner, c’est-à-dire d’un cœur pur aimant à faire le bien et le faisant autant que possible, celui-là, dis-je, ne peut retirer d’un parchemin qu’ennuis et désagréments. Peut-être avais-je pris trop au sérieux la chose insignifiante en elle-même ; toujours est-il que j’avais, par mon refus, froissé le meilleur des princes ou peut-être ses seigneurs de droite et de gauche, et j’en suis fâché encore maintenant. On commença par me faire toutes sortes de petites misères. Cela m’agaça. Je fis mon paquet et quittai la résidence. C’est alors que je t’écrivis que tu devais m’écrire régulièrement, quand bien même tu ne recevrais pas de réponse de moi, car l’écriture commence à me fatiguer. J’ajoutai que tu devais envoyer tes lettres à mon vieil ami Schmidt.

Je me retirai dans ma petite propriété et j’y vécus content et en paix dans le silence. Mais Dieu sut m’y trouver pour m’empêcher de croire que nous avons le ciel ici-bas. Je fus atteint d’une violente fièvre bilieuse. Je crois que c’est le nom que lui donnaient les docteurs. On me parla alors de mon testament parce que je pouvais mourir. On avait raison. Celui qui n’est pas prêt tons les jours à mourir et à comparaître devant son juge céleste a certainement un trou au coude. Tu me comprends, Conrad.

Je n’avais, pauvre homme, pas d’enfants et rien que des parents éloignés qui attendaient avidement ma mort. C’étaient, pour la plupart, des gens qui ne savent pas faire usage de l’argent, je veux dire qu’ils ne connaissent que les comptes d’intérêts, n’épargnent que pour eux-mêmes, recherchent la considération d’autrui, font bonne chère, et trouvent sot de s’inspirer des privations et encore plus de consacrer son superflu au bien-être de ceux qui n’en ont pas. Ces gens-là, me disais-je, en ont beaucoup trop. J’avais, il est vrai, pris à ma charge l’éducation et l’entretien de bien des enfants, mais ce qu’ils étaient, ce qu’ils deviendraient, je ne le savais pas. Tous avaient leur trou au coude. J’eus vite fait mon arrangement, je leur léguai à tous une somme égale sans distinction, puisque je ne pouvais rien emporter.

Pendant ma maladie, n’ayant que des gens à gages, je ressentis profondément le besoin d’être aimé pour moi-même. Je pensai alors souvent à toi. Et j’étais impatient de te voir revenir. Je voulus m’assurer si tu étais bien homme sans trou au coude. J’avais acheté la seigneurie d’Alteck, un vrai nid de guenilles. C’est une belle occasion, pensai-je, pour me prouver s’il a la tête et le cœur au bon endroit. Mon ami, M. de Wallenroth eut la bonté de me servir de prête-nom. M. Schmidt fit annoncer par les journaux que le poste de bailli était vacant, il t’apporta la feuille, il te présenta à M. de Wallenroth, et tu sais le reste. Je ne pouvais paraître, car je ne voulais qu’apprendre à te connaître.

M. de Wallenroth me demanda d’insérer dans le contrat une clause en faveur d’une pauvre veuve d’un prédicateur. J’avais bien connu son mari. C’était un de mes compagnons d’enfance. Sa femme était un ange. Si elle n’avait pas aimé mon ami Walter, je l’aurais épousée ; car je l’aimais en secret sans qu’elle en sût rien et je renonçai à elle en triomphant d’une inclination qui m’avait fait, je ne saurais le nier, un irrémédiable trou au coude. J’avais été informé, par Wallenroth, du sort de ma bien-aimée d’autrefois et, comme le bon Walter mourut sans fortune, je chargeai mon ami de ne point la laisser dans le dénuement. Nous l’envoyâmes à Alteck. « Car elle est toujours un ange », dis-je à Wallenroth.

– Et si elle est un ange, repartit-il, sa fille Joséphine est un séraphin.

– Hem, pensais-je, s’il en est ainsi, et si Conrad est bien mon homme, cela ne ratera pas.

« C’est ainsi que Mme Walter et son Séraphin restèrent à Alteck où tu fus implanté.

« Chaque fois que tu te trouvais chez M. Schmidt, dans la capitale, pour lui remettre des fonds et des comptes, je faisais incognito un voyage à Alteck. Mon cœur se réjouissait de tout ce que j’apprenais sur toi. Tu avais commencé par le trou au coude et en un temps tu as fait beaucoup de besogne. Je résolus alors de t’adopter pour mon fils, de te donner tous mes biens et tout mon avoir. Car, me disais-je, Conrad suit mes pas. C’est un brave garçon. Mais m’aimera-t-il comme un père ? C’était encore une question pour moi, et mon cher Conrad, que ce soit un trou au coude ou non, c’était la question qui me tenait le plus au cœur. C’est pour cela que nous jouâmes la petite comédie où ton propre cœur s’est trouvé un peu pris. Ne t’en repens point. Tu m’as rendu heureux dans ma vieillesse et tu m’as fait rentrer dans le Paradis perdu. Maintenant les comédies sont finies. Je te donne Alteck, j’y resterai avec toi, je t’y viendrai un peu en aide. Nous ferons d’Alteck un séjour céleste sur la terre pour mériter le ciel qui est au-delà des étoiles. Maintenant que j’ai des cheveux gris, j’avouerai mon amour toujours fidèle à Mme Walter et toi tu feras ta confession au séraphin.

 

 

 

XX

 

LE SÉRAPHIN

 

 

Je ne dirai rien de tout ce que la joie, la reconnaissance, l’amour filial inspirèrent à Conrad. Je pense que chacun se rendra aisément compte de sa félicité. Quand le soir lui rendit sa liberté, quand il fut seul dans sa chambre, il tomba à genoux et, pleurant de contentement, les mains levées, il remercia la divine Providence de tous les bienfaits qu’il lui devait. Puis, encore profondément ému, il s’assit à son pupitre. Il écrivit à Mme Walter l’histoire de son bonheur et à Joséphine, l’histoire de son cœur et les vœux qu’il formait.

M. Marbel avait encore bien des affaires à régler à Ratisbonne, en sorte qu’il se passa trois semaines avant qu’il pût être question du retour à Alteck. Entre temps, on échangeait des lettres. Mme Walter répondit comme une inspirée. Elle annonça que Joséphine était complètement rétablie et que, dans sa joie elle était toute transfigurée. Joséphine écrivit aussi. Conrad relisait ses lettres chaque fois qu’il pouvait saisir un moment pour s’isoler ; et lorsqu’il ne pouvait les lire, il contemplait, à la dérobée, fugitivement, son écriture, ou bien, quand il ne pouvait avoir ce plaisir, il posait la main sur les chères pages qu’il emportait partout avec lui, et il lui semblait alors qu’il touchait la main de Joséphine.

La jeune fille restait dans ses lettres aussi étrange qu’elle l’avait été dans ses entretiens.

« Non, écrivait-elle, je ne vous aime pas, je me puis vous aimer. Je vous assure que jamais un semblable sentiment n’est entré dans mon cœur. J’aime ma mère et par dessus tout mon excellente mère. J’aime tout le monde. Mais quelque chose m’éloigne de vous. Je ne puis dire ce que c’est, ni le nommer, ni le décrire. C’est du respect, de l’estime. Vous faites bien de m’aimer, je ne mérite pas davantage. C’est déjà trop de vouloir penser à une insignifiante créature comme moi, de pouvoir dire, comme vous le faites, que sans moi le monde ne serait rien pour vous. Mais, vous aimer.... non, ce serait un sentiment trop humain. Je craindrais de profaner mon attachement en l’appelant d’un nom commun. Il y a en vous quelque chose de divin, que vous m’avez fait comprendre depuis que je vous connais. Grâce à vous, tout a changé pour moi d’aspect. Avant votre arrivée à Alteck, il n’en était pas ainsi. Je voyais les choses comme les autres les voyaient. Maintenant tout est changé. Vous avez répondu sur tout un nouvel esprit.

« Je n’aurais jamais eu l’audace de vous dire cela de vive voix, mais loin de vous ma timidité cesse. Je crois que l’homme ne s’enhardit à prier Dieu que parce qu’il ne le voit pas. Sans vous, je le confesse, sans vous, je ne puis respirer, mais je ne comprends pas pourquoi je suis toujours par la pensée avec vous. Rendez-moi plus indifférente ; mettez fin à cette étrange sensation qui s’empare de moi chaque fois que je songe à vous ; devenez plus semblable aux autres hommes et alors je pourrai être pour vous ce que je suis pour eux et peut-être serai-je plus heureuse. »

M. Marbel lut la lettre de Joséphine et la relut avec plaisir.

– Conrad, dit-il en souriant, le séraphin te prend pour un chemin. Mais patience, enfants élyséens, vous revêtirez des corps humains.

 

 

 

XXI

 

CONCLUSIONS

 

 

M. Marbel ne pouvait faire de surprise plus agréable à son fils adoptif pendant son séjour à Ratisbonne que le matin où il l’emmena dîner chez M. de Wallenroth. Lorsqu’ils entrèrent dans la chambre, Mme Walter et Joséphine, encore en costume de voyage, vinrent à leur rencontre.

Conrad était pâle de cette joie qui fait peur. Il embrassa la mère avec effusion, mais ses yeux cherchaient Joséphine qui se tenait devant lui immobile, rougissante, le regard baissé. On s’assit à table, et la conversation ne tarda point à s’animer. M. de Wallenroth et M Schmidt lui donnèrent un ton léger. M. Marbel déclara à Mme Walter qu’au temps de sa jeunesse il l’avait adorée et que maintenant, dans sa vieillesse, il voulait être son meilleur ami. On eut bientôt fait connaissance.

– Mais, dit M. Marbel tout bas à sa voisine, votre fille et mon fils ne se sont encore rien dit. Nous devons les laisser seuls dans le jardin.

On fit le tour des allées. À dessein on s’éloigna de Conrad et de Joséphine. Entre temps, M. Marbel et Mme Walter décidaient du sort des deux jeunes gens.    

Une heure s’écoula. Conrad et Joséphine ne reparaissaient point.

– Je suis un peu inquiet, dit M. Marbel en riant, je crains qu’ils ne se soient changés en statues en pierre.

M. Marbel offrit son bras à la mère. On se mit à la recherche des disparus.

On les trouva assis sous une tonnelle la main dans la main. Ils n’entendirent pas qu’on s’approchait d’eux. Il fallut que M. Marbel les réveillât de leur extase poétique.

– Allons, allons, dit-il, je veux que ce rôle de chérubin et de séraphin ne dure pas plus longtemps ; nous allons vous chasser de ce paradis terrestre et vous apprendre à gagner comme vos ancêtres votre pain à la sueur de votre front. Vous avez, tous deux, je le vois, un trou au coude, et je vais charger le pasteur d’y porter remède.

Les deux jeunes gens confus suivirent M. Marbel et Mme Walter. Le lendemain, le bon vieillard et l’excellente veuve les conduisirent à l’autel et de là à la diligence.

– Mon fils, dit M. Marbel, je ne veux pas que tu restes ici un quart d’heure de plus. Nous partons tous après-demain pour Alteck, où nous allons aménager la maison. Quant à toi, tu partiras pour Leipzig, où j’ai des fonds à faire encaisser. Voici une instruction à cet égard. On viendra vous rejoindre dans quinze jours à Alteck. Joséphine, maintenant qu’elle est ta femme, peut t’accompagner. Adieu.

 

 

 

Heinrich ZSCHOKKE, Matinées suisses.

 

Recueilli dans Les grands écrivains

de toutes les littératures, 2e série,

tome 4e, Librairie Blériot, 1888.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net